vendredi 26 août 2016

Pensée militaire en Suisse de langue française.

La pensée militaire romande

Antoine Schülé, historien

Aux jeunes officiers de Suisse romande
et
à toute personne désireuse de comprendre le phénomène « guerre ».

Il s’agit d’une conférence que j’ai donnée en mars 2003.

Introduction
Lorsque je parle de pensée militaire romande, je rencontre de la part des Suisses des sourires et je constate une certaine gêne. Les sourires proviennent du fait que nos penseurs militaires, à quelques exceptions prêts comme Jomini et Dufour, sont trop méconnus. Une gêne car le Suisse est trop modeste par rapport à ceux qui ont su exprimer une pensée dont on n’a pas suffisamment saisi toute l’originalité et toute la portée.
Une idée fausse règne dans les esprits : la Suisse n’a pas connu la guerre et il s’oublie qu’une des raisons a été qu’elle disposait d’une défense crédible aux yeux de ses voisins ! De plus, c’est oublier les actions des Suisses à l’étranger que nous retrouvons sur la plupart des champs de bataille : ils sont revenus forts de leurs expériences pratiques, de leurs analyses concrètes qui ont permis de forger une armée suisse ayant une capacité opérationnelle efficace.  
En quelques minutes, je ne prétends lever le voile, voire la chape de plomb, qui recouvre nos penseurs militaires romands. Toutefois, je souhaite que cet exposé vous fasse découvrir ou redécouvrir quelques penseurs qui méritent autre chose que l’oubli dans lequel ils sont tenus.

Filiations de pensée militaire.
Ce sujet me tient à cœur surtout depuis les colloques CHPM  (Centre d’histoire et de prospective militaires) de 1989 et de 1990 où nous avons eu un tableau extraordinaire des filiations de pensée militaire. Pour ceux qui ne connaissent pas les actes publiés à la suite de ce colloque, je vous invite à en faire l’acquisition et la lecture au plus vite. Les tableaux établis par le colonel Daniel Reichel sont des outils de travail indispensables pour notre sujet.

Je profite d’ouvrir une parenthèse pour recommander aux lectrices et lecteurs qui veulent s’initier à la pensée militaire :
·       les cahiers du CHPM : « Le choc », « Le feu » (cahier 1 et 2), « La manœuvre et l’incertitude » ; leur lecture se complète utilement avec l’étude de M. le colonel Fuhrer sur le « Hasard » qui a paru dans le Cahier 2002 du CHPM. Ces cinq cahiers alimentent la première démarche en vue de comprendre les enjeux de la pensée militaire sur les événements.

Cette lecture étant faite, il convient de se ressourcer avec :
·       les Actes du symposium 1989 et 1990, ayant pour titres, le premier : « Quelques influences ayant marqué la pensée militaire… de la Renaissance à 1789 » et sa suite, avec le second «…de 1789 à nos jours ».

Traiter le même sujet «…de la Chute du Mur de Berlin à nos jours » nous confirmerait de voir resurgir des doctrines qui nous renvoient non pas à un XXIe siècle nouveau mais qui constituent un véritable retour au XIXe siècle, comme s’il ne s’était rien produit au XXe siècle où pourtant massacres et conflits n’ont pas manqué pour nourrir la réflexion. En matière d’emploi de la force guerrière, nous ne vivons même pas une évolution ou une progression mais une véritable régression : un exemple, le livre « Le grand échiquier » de Zbigniew Brzezinski, au sous-titre évocateur « L’Amérique et le reste du monde », alors que l’Amérique se réduit, pour lui, aux Etat-Unis, est un ouvrage qui préfigure et justifie très exactement l’actualité que nous sommes en train de vivre.
Il vrai que pour avoir un peu de culture il faut avoir un peu de mémoire. Et la mémoire et la culture sont parfois, au pire, des denrées rares chez quelques puissants de ce monde ou, au mieux, des prétextes pour justifier n’importe quoi, même l’injustifiable.

Les ouvrages qui précèdent sont les manuels de base, le début d’une démarche intellectuelle qui peut s’enrichir avec profit ensuite selon les pistes que le lecteur voudra bien suivre, en toute liberté et selon ses intérêts. Fermons la parenthèse et revenons à la pensée militaire romande.

Il revient à l’association « Semper Fidelis » d’avoir publié une série « Les écrivains militaires… », de 1975 à 1990 : vaudois (1975), genevois (1978), valaisans (1983), fribourgeois (1986), neuchâtelois (1988), jurassiens. Cette collection est à la Suisse romande ce qu’est l’ « Anthologie mondiale de la stratégie (des origines au nucléaire) » de Gérard Chaliand à la pensée militaire occidentale, avec tout ce qu’elle doit à l’Orient.

Pour ma part, j’avais établi une sélection de citations courtes qui permettent de caractériser un auteur ou un témoin militaire. Je l’ai fait en alternant des penseurs suisses romands avec des auteurs étrangers. Cela a fait l’objet de quelques publications que vous avez peut-être eu l’occasion de lire. Il y avait de l’intérêt pour cette étude car des jeunes m’ont demandé de pouvoir disposer de ce recueil de citations afin de développer des idées soit à la troupe, soit dans leurs travaux.

Ecrivain militaire ?
Il me faut faire une remarque sur le mot « écrivain » qui gêne parfois. Ecrivain doit s’entendre pour désigner toute personne qui écrit ; un ouvrage militaire n’a pas pour objectif premier d’être une œuvre littéraire devant concurrencer Proust ou Balzac. Certains écrivent avec talent, d’autres avec difficultés. Chacun possède son style. J’avoue parfois préférer des styles moins académiques avec une pensée originale plutôt qu’une pensée d’un conformisme désolant, emballée dans un style chatoyant.  Mais cela est une affaire de choix initial comme de goût.

Où les découvrir ?
Pour lire les textes intégraux les auteurs romands, il y a des difficultés qu’il convient de signaler. Elles ne sont pas insurmontables mais elles exigent une persévérance et un désir de connaître bien accrochés !

Nos auteurs militaires romands sont peu édités. Les ouvrages ont été faits à des tirages confidentiels. Les bibliothèques universitaires romandes ne disposent pas de tous les titres, à l’exception de l’université de Neuchâtel qui est véritablement votre dernier recours pour trouver un volume que vous n’auriez plus trouvé ailleurs. Une excellente source bien entendu reste la Bibliothèque militaire fédérale[1] qui possède une sélection d’auteurs, idéale pour établir les notions de base d’une réflexion sur la guerre et la sécurité et la défense. Le plus difficile est d’éviter de perdre du temps dans un domaine étouffé, depuis les années 2000, par l’ensemble de ces « écrits de reprise » où seule la signature change sur des textes ayant de grandes similitudes avec des publications anciennes mais oubliées : le psittacisme existe aussi chez certains publicistes pour placer leurs noms sur un rayon de bibliothèque, au lieu d’offrir une réflexion nouvelle ou une recherche originale.

Pour les chercheurs avancés ou passionnés, je signale que de nombreux manuscrits, parfaitement inconnus, dorment dans les Archives cantonales et là vous avez une mine, riche en découvertes et trop souvent négligée. Des familles possèdent des archives privées auxquelles l’accès n’est pas toujours facile mais, avec de la persévérance, il est possible d’espérer accéder à des témoignages pouvant renverser bien des idées reçues en histoire et pas seulement militaire. Oui, il y a des idées reçues contestables et « officialisées », il faut bien le reconnaître et surtout se donner les moyens de rétablir les faits, hors du champ des passions politiques. C’est d’ailleurs une part du plaisir de la recherche d’aller à leur encontre mais avec des documents sûrs et avec la prudence indispensable.

A ce sujet, il convient de ne pas négliger les rapports de témoignages oraux des témoins d’une époque comme trop souvent cela est le cas. L’histoire ne s’écrit pas uniquement dans les cabinets officiels mais aussi par des hommes de terrain ou d’aventure qui répugnent à consigner par écrit leurs expériences, aussi décisives ont-elles pu être ! Sans prendre leurs témoignages oraux comme pur argent comptant, il convient cependant de rechercher quelle crédibilité leur accorder, tout en sachant, l’historien reste modeste, qu’un faisceau d’éléments peut leur donner raison mais que, parfois, la ou les preuves éclatantes risque(nt) de manquer.

Certains documents écrits ont été détruits ou disparus plus ou moins volontairement : le général Guisan avait prévu, dans ses dispositions testamentaires, la destruction de ses archives dans le but de ne pas éveiller des querelles dont il avait lui-même souffert ou qui avaient failli être mal comprises du grand public ou de ces « procureurs-accusateurs de l’histoire » qui surgissent si facilement lorsque l’histoire est achevée pour une part ; d’autres archives ont disparu, au profit de qui ? (comme je voudrais avoir les réponses !) : archives von Sprecher ou Pilet-Golaz ; celles encore d’Etats ne connaissent un meilleur sort : les archives de Mussolini, prises par les Anglais, devraient avoir un contenu intéressant à consulter.

Ayons la patience de rechercher ces témoignages qui ont l’avantage de faire réfléchir et de pousser le vrai chercheur à explorer des pistes qui ont été négligées. Cette démarche est la marque même d’un esprit libre en quête de vérités (le pluriel est d’importance : les découvrir, à travers les faux, les mensonges, les manipulations, les secrets, les propagandes, les omissions etc., n’est pas une tâche facile). Rappelons que la Vérité n’appartient qu’à Dieu seul. Mais nous ne sommes pas là pour parler théologie.

Revue militaire suisse
Une source, facile d’accès et à consulter, est la « Revue Militaire Suisse ». C’est un outil de travail merveilleux que la France nous envie. Oui, elle nous l’envie car les auteurs s’expriment librement sur des sujets qui seraient étouffés par le Secret Défense ou pour des raisons politiques et des choix du gouvernement au pouvoir. Plusieurs lecteurs de la RMS - il y en a à Montpellier - m’ont fait part de leur admiration pour la qualité de la revue, pour la diversité de ses approches.
Nous avons une véritable revue de débats d’idée et cela ne date pas d’aujourd’hui mais de 1855. Informations et enseignements abondent pour celui qui les étudie en les relativisant aux faits survenus après leurs écritures. Souvent, j’en suis venu à regretter que les auteurs n’aient pas développé leurs idées dans un livre ou une suite d’articles car elles auraient mérité une meilleure diffusion et une meilleure reconnaissance en raison de leur originalité et de leur qualité.

Qui sont les auteurs de la pensée militaire romande ?
Les décrire tous en quelques mots est impossible car la palette est très large : elle s’étend à des officiers ayant exercé le commandement militaire à des postes élevés ou en tant que subalternes. Nous découvrons des personnalités ayant des fonctions militaires peut-être accessoires mais ayant exercé des charges publiques proches de l’armée. Vous trouverez aussi des médecins, des juristes, des soldats ayant vécu le combat comme encore des dessinateurs ayant établis des croquis de leurs visions du champ de bataille soit en tant que témoins directs des événements, soit sur la base de récits qui leur étaient connus.
Toutes ces personnes ont un commun dénominateur : elles ont eu, d’une façon ou d’une autre, des tâches au profit du service général aussi bien en Suisse qu’à l’étranger. Les Suisses de l’étranger ont contribué à façonner une image extérieure au pays et à donner une crédibilité, non mise en doute, des capacités de défenses de notre pays.
Pour être parfais, il faudrait inclure aussi nos muséographes qui, avec talent, reconstituent au travers de vitrines des pages du passé. Un muséographe écrit l’histoire à sa façon et mériterait plus de considération des historiens car nous avons des musées militaires remarquables et supportant avantageusement la comparaison avec d’autres pays.

Buts de la recherche :
Parcourir les chemins de la pensée militaire, c’est prendre connaissance d’une somme sans égale d’informations. C’est comprendre les motifs de certaines décisions dont les prémices sont parfois restées opaques, même très opaques, au grand public. C’est aussi se remettre en question de façon saine. C’est se libérer de préjugés pour soit découvrir de voies nouvelles, soit pour confirmer des réflexions dont on percevait confusément la pertinence mais dont les motivations nous échappaient. De toute façon, vous connaîtrez à leur lecture un enrichissement car vous ne verrez plus les événements et vous n’écouterez plus des réflexions à leurs sujets sans disposer d’un autre regard. L’essentiel de la démarche réside dans cet acquis. En pratiquant cela, vous revenez à ce qui fait la raison d’être d’un historien militaire, vous exercez ce que le colonel Reichel appelait fort justement : la recherche fondamentale.

La palette de perspectives qu’offre la pensée militaire romande est donc très large. Elle est due à la diversité d’origine et d’expériences des auteurs. Il en résulte un net avantage : chacun pourra trouver ce qui lui convient, l’approche qui le sensibilise le plus. Pour l’un, la chronique détaillée d’une bataille ; pour un autre, c’est l’explication d’une décision à portée historique ; pour d’autres encore, c’est une réflexion plus abstraite sur de grands principes ou encore les raisons justifiant une modification d’uniforme ou un développement de matériel. Il n’y a pas de petit ou grand sujet en histoire, et en histoire militaire aussi. Tout est digne d’intérêt. Il faut avoir une grande motivation pour aborder des sujets que délaissent trop volontiers nos universitaires.

Parmi ces écrivains, vous avez des « Réguliers » à la Clausewitz ainsi que Jomini comme des « Irréguliers » à la Lawrence d’Arabie ainsi qu’un de Gingins - La Sarraz. Cela mérite quelques explications. Les « Réguliers » sont ceux qui envisagent une lutte dans le cadre de la troupe et sous une autorité politique. Les « Irréguliers » sont ceux qui forts d’expériences d’une résistance crédible en cas de crise, décident qu’il est irresponsable de ne rien faire et qu’il convient d’être toujours prêts, même et surtout si le gouvernement politique est décapité. Aymon de Gingins La Sarraz a écrit un livre, modeste en nombres de pages, en 1861, « Les partisans et la défense de la Suisse ». Il est un des promoteurs en Suisse romande de la guerre insurrectionnelle en cas de nécessité. Ceci mérite d’être connu. Je signale que cette idée n’a jamais été abandonnée et que le livre du capitaine suisse Von Dach « Résistance totale » qui en 1958, a mis à jour cette démarche dans un livre qui reste un manuel de base pour les actions commandos de langue anglaise (troupes britanniques et américaines le considèrent comme une référence obligatoire encore de nos jours ; plusieurs manuels spécialisés ne font que développer les idées de von Dach) !

Il ne faut cependant pas se leurrer. Cette résistance irrégulière est encore plus ancienne que ces deux auteurs puisqu’il faut remonter aux origines de la Confédération, avant 1291, pour comprendre ce qu’est la guerre de partisans ou de résistance en Suisse. Et l’on pourrait remonter plus haut encore dans le temps, jusqu’à un ennemi des Helvètes pour lequel nous n’avons pas gardé rancune : César et ses troupes à Genève ou en Valais ! Durant le Haut Moyen Age, nous disposons de récits qui pourraient alimenter le débat très utilement car le combat « régulier » de ce temps était simplement le combat « irrégulier » face à des Légions romaines qui menaient un combat « régulier » selon leurs normes, bien sûr ! Sous cet aspect « les Irréguliers », une étude pourrait être faite sur la longue durée et nous aurions de nombreux auteurs à redécouvrir ou à sortir de l’oubli, en respectant des nuances que je n’ai pas le temps de développer maintenant dans le cadre de cet exposé !

La pensée militaire, comment la définir ?
Evidement, avant de développer plus le sujet, il convient de définir ce qu’est la pensée militaire. Au risque peut-être de perdre quelques illusions !

A première vue, la question peut paraître simple mais formuler la réponse m’a pris du temps. Chacune des réponses qui se proposaient spontanément à ma réflexion était soit trop longue, soit trop compliquée, soit intellectuellement plaisante mais sans cette simplicité et cette clarté que j’attendais. Cependant, l’écriture de cet exposé m’a permis de tenter une définition qui me paraît être la plus exacte à mes yeux :
La pensée militaire réunit toutes les connaissances de l’homme qui allient la réflexion (avec la part d’imagination que cela comporte) et l’action (aussi bien lors de la préparation que la conduite de celle-ci) en vue de résoudre un conflit de société au moyen de la force. La pensée précède l’action.  Elle s’exprime à travers les mythes, la poésie, les œuvres d’art, les précis militaires (sans négliger la cartographie, l’architecture et les techniques militaires), les témoignages, les armes, les traditions d’armes, les objets et les lieux de mémoire.

Cette définition me paraît valable pour tous les pays ou toutes les civilisations. Cette pensée se crée chez son concepteur, un groupe de recherche à la décision par exemple, et s’exprime par des ordres qui susciteront des actes en faveur de l’objectif à atteindre.
Notre littérature militaire romande possède deux aspects qui la caractérisent, l’un n’excluant pas l’autre :
·       l’un est normatif (à la façon du « Précis de l’art de la guerre » de Jomini)
·       l’autre est descriptif (à la façon d’un Warnery).

Nos penseurs militaires romands n’ont rien négligé dans leurs réflexions au sujet de la guerre. Il est regrettable que notre mémoire militaire actuelle, au nom du temps présent, néglige les acquis du passé. C’est ainsi oublier le prix des expériences passées : des vies sacrifiées pour assurer volontairement d’autres vies, des territoires perdus ou conquis, tout simplement du sang versé.

Dans notre société de confort, dans cette vie paisible pour la majorité des peuples occidentaux, la guerre semble lointaine, ne pas nous concerner, si ce n’est que par le coût plus élevé d’un plein d’essence. La guerre se voit à l’écran de télévision et la souffrance des peuples qui la subissent n’est pas imaginée dans la chair du téléspectateur. Le commentaire qui accompagne l’image noie la réalité parfois. Les images sont souvent sélectionnées et les plus dures passent au mieux très rapidement au pire sont censurées, quand il s’agit de ne pas « choquer » les foules. La censure existe lorsqu’un gouvernement ne souhaite pas le revirement d’une opinion publique qui pourrait nuire à sa politique intérieure ou extérieure. Par contre, la douleur que l’on subit passe en boucle à longueur de journée, avec des commentaires où la surenchère est de mise.  

Pourquoi aujourd’hui s’intéresser à la pensée militaire ?
Nous vivons un temps nouveau où la notion de passé, de présent et avenir est fondamentalement différente d’il y a vingt ans. Nos sociétés sont de plus en plus attachées au temps présent. Il y a quasiment un refus du passé qu’au mieux on ignore et qu’au pire on démolit avec une phrase que la Révolution d’octobre a popularisée : « Du passé faisons table rase ! ». En ce début du XXIe siècle, nous avons assez de distance temporelle pour considérer les « succès » du communisme. Evidemment, il y a les irréductibles, toujours actifs, qui prétendent que le communisme était en fait du fascisme, au mieux un totalitarisme et que le vrai communisme, lui, n’est pas encore arrivé et qu’il suffirait de les laisser au pouvoir pour goûter aux utopies de leurs prédécesseurs…. Et « bis repetitam ». Le communisme est traité avec beaucoup de ménagements en Europe et bien des précautions oratoires : des hommes, s’affichant de droite ont dû se compromettre avec pour se faire élire... Des historiens avisés, bien entendu, traitent de la pureté des intentions des communistes engagés pour les justifier : des rouges retrouvant ainsi un éclat virginal… Par contre, fasciste et nazi ne pouvaient que des être vendus au Diable, « noirs » moralement d’avoir cru en d’autres théories qui ont pourtant fait des morts comme la Révolution Française, les conquêtes coloniales des Etats-Unis ou des pays européens ! Notre monde a vécu bien des massacres : certains sont gravés volontairement dans les mémoires et d’autres sont passé aux oubliettes de l’histoire (oubliettes bien réelles et plus réelles que celles que l’on prétendait au Moyen Age, qui en fait étaient des garde-manger !).

Mais revenons à la notion du temps telle qu’elle est perçue de nos jours. Parmi les politiques, les officiels chargés de la culture (je n’ose pas dire qu’ils sont des intellectuels) et même les militaires, vous rencontrez de plus en plus des personnes désireuses de détacher complètement le présent du passé. Pour elles, le présent doit être non contraint par l’avenir qu’elles ne veulent ni penser et encore moins imaginer. Cette tendance se remarque dans la musique, dans les chansons ou dans la littérature et même jusque dans la danse. Il y a désir de vivre dans un présent intemporel. Le monde virtuel favorise cette attitude face à la vie. J’y vois quelque chose d’inquiétant. Ce comportement conduit les gens, les peuples à une sorte d’autosuffisance, de nombrilisme. Lorsque ces personnes sont confrontées au passé ou au futur, elles les rejettent avec énergie, par peur, par incompréhension. Nous vivons l’ère de l’homme - présent, se croyant libre car redevable d’aucune historicité : quelle illusion ! Vouloir abolir le temps est peut-être l’aberration de notre temps. L’individu reste encore plus replié sur lui-même et les autres ne deviennent que des utilitaires. Le mot « solidarité » ne s’emploie plus pour se donner aux autres mais pour recevoir. Le mot « droit » devient « exigence » qui dispense de tout devoir.

Vous vous demandez peut-être pourquoi je développe cette notion du temps. C’est que nous sommes véritablement au cœur de notre sujet. S’engager militairement, et cela pour un professionnel aussi bien qu’un milicien, c’est accepter de servir les autres dans une structure. L’expérience humaine a mis en évidence la nécessité de sa défense pour assurer un futur : combien de civilisations n’ayant plus eu la capacité de se défendre ont complètement disparu ? Pensez aux Incas, à de grandes civilisations de la Mésopotamie ! Servir s’inscrit dans le temps. C’est accomplir un devoir pour assumer des droits. Cela ne peut se faire qu’en vue d’un avenir. Un avenir imaginé dans une paix relative le plus propice à des activités qui ne soient uniquement guerrières. Celui qui a accompli une aide en cas de catastrophe, une surveillance d’ambassade en cas de crise, une surveillance pour éviter des pillages, celui qui a étudié comment agir dans des cas d’engagement possible au combat, il a véritablement mérité le titre de citoyen. Par ce vécu volontaire, il accepté de « donner » et, à mes yeux, il est donc en droit de « recevoir » dans un Etat digne de ce nom. Un Etat qui ne s’occupe pas de ses Vétérans de la guerre ou de celles et ceux qui ont tout simplement servi le pays n’a pas d’honneur : à chacun d’établir sa liste et ne cherchez pas trop loin !

Cette notion du temps est capitale pour celui qui veut établir une prospective. Il faut connaître les expériences du passé - qu’il soit lointain ou proche, cela ne joue aucun rôle - pour comprendre le présent qui n’est pas issu du néant. Pour prévoir quel type de défense est préférable demain, il doit quitter, par l’esprit, la quiétude du temps présent pour imaginer le futur. Actuellement, l’avenir ne peut pas être vu en rose pour celui qui fait preuve d’un minimum de pragmatisme. Un de nos penseurs militaires dit avec raison : « Soyons pessimistes dans la planification et optimistes dans l’action ! », je le cite d’autant plus volontiers que le sentiment dominant régnant dans bien des milieux du pouvoir actuel et exprimé dans la presse européenne serait : « Soyons optimistes dans la planification et pessimistes dans l’action ! ». La notion de vérité reçoit même un sacré coup : seule la vérité d’aujourd’hui possède de la valeur. Demain elle sera fausse parce qu’elle était tout simplement d’hier : raisonnement tragique car ceux qui, inconsciemment peut-être, sont victimes de ce piège courent les risques d’être confrontés à de cruelles désillusions !

J’ai eu la surprise d’entendre des officiers qui rejettent l’étude des écrivains militaires arguant du fait que les nouveautés de notre temps n’auraient rien à apprendre du passé. Quel orgueil que de croire que nos prédécesseurs ont connu le ronronnement des habitudes d’une tradition en ignorant que la tradition et les habitudes ont évolués en permanence en fonction du temps. J’y vois là le signe flagrant d’une limitation d’esprit. Il est vrai que l’étude de l’histoire se concentre trop souvent sur les particularités d’une situation et les différences existant d’un temps à un autre. Cela est incontestable mais l’essentiel ne doit pas être perdu de vue. Par delà les différences accessoires, l’historien se doit d’observer les similitudes de fonds car c’est dans ce contexte que le chercheur peut voyager dans le temps, véritablement au-dessus des contingences du temps. Ainsi, le passé devient une réserve d’expériences pour que l’avenir soit forgé avec le plus de succès possible par les hommes du présent : c’est tout simplement de la prospective.

Face à la multitude des textes proposés, chacun peut choisir ce qui le touche le plus. Toute lecture tente de donner des réponses à une démarche intérieure. Il est un adage qui dit : « Dis-moi ce que tu lis, je te dirai qui tu es !". Pour ma part, pour le sujet qui nous intéresse, je dis : « Dis-moi ce que tu cites et je te dirai ce que tu penses ! » : une citation étant faite aussi bien pour illustrer ses propos que pour être réfutée bien entendu. Il me faut préciser et, là, je profite d’apporter une réponse à une remarque qui m’a été faite. Mentionner la citation d’un auteur pour illustrer l’idée que je développe signifie une adhésion à cette citation, si je ne la réfute pas, mais cela ne signifie en aucun cas une adhésion à la totalité des écrits d’un auteur. Il m’arrive de citer Malraux mais je n’adhère pas à son idéologie. Je lis volontiers Camus mais je ne partage pas sa désespérance. Il y a dans le vécu de chacun des traits de lumière qu’il convient de saisir et je ne tombe dans le manichéisme primaire d’un président d’une puissance dite grande mais qui démontre en fait son impuissance. Mais cela est une autre histoire.

Créer un document de lectures
A nos jeunes membres désireux de se lancer dans la lecture des écrivains militaires, je leur recommande de débuter un recueil de lectures. En trouvant chaque fois un mot clef, ils y écriront les citations, les idées exprimées simplement et surtout qui leur parlent. Chaque fois, ils mentionneront la source. Avec le temps, ils meubleront utilement leurs propos et ils apercevront qu’au contact d’autres auteurs, ils relativiseront les affirmations des uns ou des autres. Ainsi, ils acquerront un esprit de finesse. Cette connaissance progressive adaptée à son bon vouloir sera source d’enrichissement personnel et aussi pour ceux qui vous écouteront.

Pour ma part, je tiens deux sortes de carnets : l’un où il y a les citations auxquelles j’adhère et l’autre où il y a des citations que je réfute car j’en ressens l’impérieuse nécessité. Cette démarche vous forgera une opinion capable de résister à des paroles infondées et à discuter avec des personnes ayant des opinions contraires aux vôtres. Dans ce dernier cas, il est intéressant de comprendre pourquoi l’autre arrive à une conclusion si différente de la sienne. C’est peut-être cela la plus belle démonstration de la tolérance. Quelqu’un peut être d’une opinion différente de la mienne mais je ne le dénigre pas, je dis ce que j’ai à dire si c’est nécessaire et, là, s’arrête la mission de chacun. C’est le privilège de la liberté de pensée qui ne dépend des lois, ni de ces procureurs de l’histoire qui se permettent de décréter ce que l’histoire retiendra ou ne retiendra pas, quitte à créer des faux à la façon d’un Ziegler qui aurait pu s’engager chez Mao pour faire les fausses archives de la Chine (spécialité qui n’est pas que chinoise).  

Pour choisir de citations, il est cependant utile de se fixer quelques règles :
·       adopter des textes aux contenus didactiques
·       privilégier les accents de sincérité
·       éviter les « habillages » de vérité
·       rester sensible à la poésie de l’action
·       garder à l’esprit le respect de l’homme, aussi bien de celui qui combat que de celui qui est combattu
·       retenir la formule exprimant le mieux une idée, un principe, un comportement

Lorsque vous aurez ainsi convenablement herborisé à la façon de Rousseau dans le vaste jardin de la pensée militaire, vous pourrez, dans une étape ultérieure, les classer sous un schéma simple :
·       théorie (ne vous y attardez pas trop car en la matière il y a abondance)
·       pratique (cela est le plus important car le plus utile)
·       histoire (privilégier l’histoire comparée en lisant par exemple les écrits de deux militaires qui se sont affrontés : vous n’en sortirez pas sans vous débarrasser fort utilement de multiples préjugés : c’est bien tout le « mal » que je vous souhaite)
·       analyse (ce mot peut paraître étrange. En fait ce sont les observations et les conclusions d’un chef en situation de crise et qui exerce son coup d’œil sans prendre trois mois avant de prendre une décision ; c’est l’étude de ce qu’est l’erreur de commandement. Souvenons-nous que Charles Le Téméraire a plus été la victime d’une erreur de commandement que de la faiblesse de ses troupes, fortes d’une puissante artillerie. Un Warnery a établi de belles analyses d’erreurs de commandement par exemple).

De façon plus classique encore, vous pouvez choisir la fragmentation de la guerre que propose Jomini :
·       Politique de la guerre (en y incluant la philosophie de la guerre et la notion de morale de la guerre)
·       Stratégie
·       Tactique des batailles
·       Logistique
·       Génie
·       Tactique du combattant

Au départ, l’essentiel est de fixer une grille de lecture la plus simple qui soit et de vous y tenir ensuite afin que les notes accumulées puissent être facilement exploitées.

Chacun choisit les auteurs qui l’interpellent : pour les uns, des hommes de cabinet, pour les autres des hommes de terrain. Ces derniers n’écrivent pas toujours avec la perfection littéraire que l’on souhaiterait mais cela est largement compensé par la valeur des expériences qu’ils nous communiquent. Pour ma part, j’ai l’habitude de privilégier les hommes de terrain mais cela ne veut pas dire que je n’aime pas me frotter aux abstractions nécessaires à établir une réflexion, une distance par rapport aux auteurs étudiés.

Après cinq ou six ans de cet exercice gratifiant, après lectures de sujets variés, il est possible d’établir, mais en gardant la plus grande prudence, une généalogie de la pensée militaire. N’oublions pas qu’il y a de nombreux pères inconnus et cela comme dans certains arbres généalogiques laborieusement établis ! La difficulté de la tâche ne doit pas nous arrêter. Les auteurs qui nous intéressent sont généralement très discrets sur leurs sources d’inspiration, sur leurs lectures sauf quand il s’agit de détruire une approche ou défendre une théorie qui leur convient. Il vous suffira de lire les débats sur les projets de développement de l’armée dans la Revue Militaire suisse pour vous persuader de la véracité de mon affirmation.

Général Guisan et ses lectures.
Au sujet de la filiation de pensée, je profite de vous faire part d’une expérience que j’ai vécue dans le cadre d’une activité militaire. Lors d’un colloque, j’ai voulu présenter « La pensée militaire de Guisan». Dans ce but, j’ai lu ses ouvrages, ses discours, les préfaces de quelques livres, les écrits particuliers qu’il a adressés à des proches sur des sujets de défense, ses notes de service, ses annotations au crayon de projets en vue de décisions importantes. Cette lecture m’a façonné une image du Général qui m’est particulière et j’ai lu avec un autre regard les écrits sur le général Guisan. Il y a encore de belles recherches à établir à son sujet mais je n’ouvre pas de nouvelle parenthèse car cela prendrait trop de temps.
Ma surprise a été grande de repérer une piste qui a été complètement ignorée des historiens, et pourtant de grande compétence : sa bibliothèque. Partant d’un préjugé que la bibliothèque est un objet plus de décoration que de travail, cette piste fut inexplorée. Ma curiosité m’a conduit à vouloir connaître les auteurs que Guisan avait lus car je n’en trouvais guère mention dans ses livres ou dans les études qui lui étaient consacrées. La simple logique me disait de prendre la liste d’inventaire de sa bibliothèque et de la lire pour finalement consulter ces ouvrages qui m’attendaient sur des rayons dans son bureau de Pully. Une variété d’auteurs, se complétant fort utilement, m’est alors apparue. Ces livres avaient été choisis par Guisan pour la plus grande part. Certains étant introuvables dans nos bibliothèques, il m’a fallu les consulter dans la bibliothèque de la villa. Là, quelle ne fut pas ma surprise ? Non seulement les ouvrages étaient coupés mais ils avaient été de toute évidence lus, plus d’une fois (tout amateur de livre qui touche un livre ancien perçoit ses choses).

Et encore mieux : plusieurs livres étaient annotés de la main même du Guisan, au crayon noir ou bien souvent rouge. Ils y exprimaient son approbation, son rejet, il marquait ce qui méritait de garder à l’esprit. Ainsi, je découvris un nouvel aspect du Général. A ce moment-là, j’ai recherché les ouvrages qui étaient ainsi travaillés et j’ai pu enfin établir une ascendance à la pensée de Guisan. Il avait des références personnelles et cela met à bas toute sorte de discours et d’affirmations, se faisant volontiers en Suisse allemande, en vue d’attribuer les écrits de Guisan à ses proches. En fait Guisan nourrissait ses réflexions par des lectures studieuses. Et des idées que l’on si facilement attribué à Barbey provenait en fait de lectures de Guisan. Ce qui n’enlève rien au mérite de Barbey qui souvent recevait des notes, toujours au crayon, de Guisan, pour établir une mise en forme d’un discours qu’il voulait tenir et pour développer des sujets dans une forme plus académique, plus fouillée. Au départ, il y avait un choix, une ligne directrice que Guisan s’était fixée et qui soutenait sa réflexion de commandant. Cette approche n’est pas dépourvue d’intérêt et doit inciter le chercheur à ne rien négliger dans l’exploration du vécu d’un personnage.

Se forger des réflexions utiles
La lecture des écrivains de la pensée militaire romande est un enrichissement car elle permet de structurer ses connaissances en réunissant des observations, en dégageant des principes et en se créant une doctrine propre à confronter avec celle enseignée dans les écoles militaires. Vous remarquerez qu’il peut y avoir autant de doctrine que de lecteurs assidus. C’est d’ailleurs peut-être la raison pour laquelle la Suisse n’a jamais disposé d’une doctrine militaire adoptée pour toute l’armée : chacun veut y donner sa note, sa lecture ! L’absence volontaire de doctrine par Guisan a été un bon principe : en effet, en situation de crise, il vaut mieux adopter une doctrine adaptée aux exigences de la crise que d’appliquer une doctrine ne répondant pas à la situation du moment.
Ainsi, chacun s’en crée une pour exprimer son originalité et chaque chef exploite celle qui lui paraît la plus judicieuse à son niveau, selon son intuition et les moyens armés qui lui sont mis à disposition. Il y a des lignes directrices pour l’agir ensemble et, dans l’exécution, il y a cette originalité dans l’action qui permet d’atteindre les objectifs.   
En France et en Allemagne, pour parler de pays que je connais un peu, les auteurs militaires ont trop souvent saisi la plume pour justifier des doctrines en cours ou à la mode. Parfois, j’en viens à me demander si une des raisons de la défaite de la France en 1940 n’a pas été due à une application de doctrine inadaptée au moment, ajoutée à une incompétence des politiques en situation de crise. Il n’y a pas pire prison que celui qui est prisonnier volontaire de sa doctrine. La recherche aide à butiner d’une doctrine à une autre et à faire comme l’abeille qui ne prend que le meilleur de chaque fleur pour faire son miel.

Machiavel dans « L’art de la guerre »[2] nous encourage à l’étude de la pensée militaire pour la raison suivante :
« …[T]out homme qui médite quelque dessein doit s’y préparer d’avance pour être en état de l’exécuter s’il en trouve l’occasion. »
Chaque guerre est une énigme pour les militaires qui sont chargés de la résoudre avec un gouvernement, un pays, des citoyens, une armée contre un autre gouvernement, un autre pays, d’autres citoyens, une autre armée : parfois avec, parfois sans allié(s). Du jour au lendemain, il n’est as possible de s’improviser dans cette fonction. Une préparation mentale est nécessaire avant toute action. La pensée militaire compense cette non-expérience de la guerre directe de la Suisse. Cela est d’autant plus nécessaire que des peuples n’ont pour mémoire que le vécu de la guerre qui fait partie de leur quotidien. Nous sommes là avec des confrontations de logiques différentes : une perception et un sens donnés à la mort totalement différents.

Diverses perceptions de nos écrivains militaires :

Etre patriote et ouvert sur le monde
Edmond Privat est une lecture particulièrement adaptée à notre temps. Il devrait être traduit en anglais :
« La grande erreur des moralistes et des clergés officiels est d’avoir confondu pluriel et singulier. Il n’y a pas la patrie, une patrie, ma patrie, il y a les patries, des patries, nos patries, de même qu’à l’intérieur des frontières, il n’y pas moi, mais nous. »[3]

Du rôle de la presse aux ordres de la puissance
« Dans les rivalités de groupes, la grande victime, c’est la vérité. Chacun raconte à sa manière le moindre événement. Mieux que cela, chacun choisit parmi les faits et retient que ceux qu’il aime à croire. Ensuite, il les exagère et traite en mensonges ceux qu’il néglige. »[4]
Et « La vérité par amour ou par haine est intransigeante […] Sur tout le territoire d’une grand langue, elle exerce une autorité sans appel. Atrocités, persécutions, pays opprimés, défaites sont exclus des choses possibles dans le camp favorisé. Un journal qui en parle a ses bureaux criblés de pierre ? Les choses négatives ne peuvent se passer que dans le camp opposé.
…La presse répand les erreurs, les préjugés, les citations tronquées, les suppressions, les suspicions, les racontars qui sont conformes à l’humeur collective. » (p. 23)


Importance de l’homme
Guisan ne s’illusionne pas sur les nouvelles technologies et il rappelle une vérité que notre époque doit entendre :
« Les inventions les plus perfectionnées de la technique moderne ne suffisent pas à donner la victoire, quand le combattant ne possède pas les qualités morales et physiques qui, seules, assurent la supériorité. Ce n’est pas le fusil, le canon, la mitrailleuse, l’avion ou le char d’assaut qui se battent, machines sans âme, mais l’home qui manie l’arme et lutte de toute son énergie, avec son cœur, son, intelligence, ses réflexes et sa foi pour le salut de son pays. »[5]

Histoire militaire
« L’histoire purement militaire est u genre ingrat et difficile, car pour être utile aux hommes de l’art, elle exige des détails non moins arides que minutieux, mais nécessaires pour bien faire juger des positions et des mouvements. »[6]
« De bonnes théories fondées sur les principes, justifiés par les événements, et jointes à l’histoire militaire raisonnée, seront à mon avis la véritable école des généraux. »

Doctrinaire
Au risque de vous décevoir, au début de ce petit voyage à l’aide de citations parmi nos écrivains, je vous rapporte ce que dit de Techtermann : « Nous avons un grand défaut en Suisse, défaut qui provient de l’absence d’épreuves, de la parfaite tranquillité où nous vivons depuis un demi-siècle ; c’est de nous payer trop facilement de mots, d’être des doctrinaires. ». L’étude de la pensée militaire ne doit pas nous faire oublier ce travers qui peut atteindre le chercheur au bout de sa quête. Et il justifie de la sorte une certaine absence de doctrine prédominante qui est nécessaire à la liberté de réflexion.

Imagination
L’art militaire ne se réduit pas à quelques principes et Glasson attire notre attention en affirmant avec raison : « On fait trop exclusivement œuvre d’analyste et de synthèse et pas assez œuvre d’imagination. ».

Tactique
Le Fribourgeois Castella désire que la tactique soit enseignée en vue d’acquérir « la solidité de l’action et une économie de sang. » Et en 1920, Glasson identifie une évolution de la tactique de la façon suivante : « La tactique était jadis l’art d’employer des hommes armés dans un but déterminé : destruction, occupation ou combinaison de l’une et de l’autre. Actuellement, la tactique est l’art d’employer des armes. » Il met en évidence ce qu’a révélé cruellement la première guerre mondiale : « L’arme tend à se substituer à l’homme. ». Et il précise avec finesse : « Toutefois, si l’importance de l’homme diminue comme agent mécanique d’exécution, elle augmente, par contre, comme agent intellectuel. Ce que le soldat perd en valeur numérique, il le gagne en valeur individuelle absolue. »

Pragmatisme
Le Genevois Gabriel Pictet, en 1761, donne une ligne directrice idéale pour établir un ouvrage profitable à l’officier d’infanterie : il n’écrit pas pour donner des leçons aux généraux mais il écrit pour offrir un message qui soit utile à la formation de l’officier. Sa méthode mérite l’attention car il présente systématiquement des applications de la théorie à la pratique. Ce pragmatisme est peut-être la marque première de nos écrivains militaires romands. Il souligne la nécessité de la maîtrise des mathématiques par l’officier pour ce qui a trait à la fortification ou à l’artillerie ainsi que la tactique. Au XVIIIe siècle, un chef se formait sur le tas, au contact de l’ennemi avec ses partenaires de guerre. Cette formation ne suffit pas et il disait à ceux-ci :
« [Il faut] détromper quelques militaires du préjugé où ils sont, que le métier d’un officier d’infanterie ne demande ni principes, ni étude préliminaire et que la capacité nécessaire pour y exceller peut s’acquérir par l’expérience seule. » Frédéric le Grand employait une formule plus imagée et très explicite : « Un mulet qui aurait fait vingt campagnes sous le prince Eugène n’en serait pas meilleur tacticien pour cela. »[7] 

Drame qu’est la guerre :
« La guerre est un grand drame, dans lequel mille causes morales ou physiques agissent plus ou moins fortement, et qu’on ne saurait réduire à des calculs mathématiques. »[8]
 
Principes de la guerre :
Vingt ans d’expérience et d’observation des conflits ont permis au Vaudois Jomini d’affirmer avec raison la nécessité de mettre en évidence des principes élémentaires :
« Il existe un petit nombre de principes fondamentaux de la guerre, dont on ne saurait s’écarter sans danger, et dont l’application au contraire a été presque en tout temps couronnée par le succès. »[9]
Cependant, la théorisation ne suffit pas car Jomini rappelle une vérité première :
« Dans tous les arts comme dans toutes les situations de la vie, le savoir et le savoir-faire sont deux choses tout à fait différentes. » 
Et le théoricien remarquable qu’est Jomini précise avec justesse :
« De toutes les théories sur l’art de la guerre, la seule raisonnable est celle qui, fondée sur l’étude de l’histoire militaire, admet un certain nombre de principes régulateurs, mais laisse au génie naturel la plus grande part dans la conduite générale d’une guerre, sans l’enchaîner par des règles exclusives. »

De l’utilité des historiens
Dans son Rapport[10], Guisan regrette vivement de ne pas avoir eu des historiens pouvant apporter leurs expériences et leurs regards sur les événements. Je ne résiste pas à vous citer ce qui pourrait être un plaidoyer pour les activités d’un véritable historien militaire :
« …[A]ux postes chargés d’établir les appréciations, les études et les plans, c’est-à-dire en particulier au service de renseignements et aux opérations, nous aurions eu besoin d’officiers en plus grand nombre bénéficiant d’une culture militaire plus vaste, fondée elle-même sur la culture générale et sur les connaissances historiques. »

Incertitude et prise de décision
 Un décideur, et cela vaut aussi bien pour la vie de l’entreprise que celle de l’armée, se doit de prendre des décisions sans disposer de toutes les informations. Vous avez certainement rencontré dans votre vie, ces gens talentueux pour vous expliquer ce que vous auriez dû faire et fort empruntés quand ils doivent agir sans avoir des certitudes sur l’avenir : ils sont légion... Il faut apprendre à assumer le risque de se tromper.
Samuel Gonard s’exprime ainsi : « La guerre à laquelle le commandant doit se préparer –s’il ne l’a fait déjà- est le domaine de l’incertitude qu’accentue encore le hasard, de sorte que le chef se trouve en face de réalités différentes de celles qu’il attendait, car la guerre est un jeu – cruel - dans lequel il faut se décider, alors que certaines données sont encore inconnues. »[11]   

Quelle troisième révolution vivons-nous aujourd’hui ?
« La révolution attire l’attention par son expérience technique, la révolution de l’Inde par son expérience morale. En fait, il y a nouveauté technique dans l’une et dans l’autre. Ce qui est neuf en URSS, c’est le but. En Inde, c’est le moyen. » (p. 85)
Et je ne vous donnerai pas de réponse : la réponse vous appartient face à l’actualité que nous vivons.

Conclusion
Ma double conclusion repose sur deux citations dont la pertinence et l’actualité ne vous échapperont pas.

La première citation est de Privat et a pour titre : Du danger du messianisme des peuples. Je signale qu’il a écrit cela en 1931.
« Un grand peuple a toujours une mission sacrée à une époque ou une autre. Elle consiste en général à forcer les plus faibles à subir son autorité, dans leur propre intérêt, bien entendu.
Ils ne savent pas faire. Ils ne savent pas s’en tirer. Ils n’ont pas la paix intérieure. Ils se fourvoient. Il n’y a que le plus fort qui sache tout. Lui seul a le droit de vous l’apprendre et il fronce un sourcil énorme si vous avez l’audace de lui répondre à la Gandhi : « C’est notre plein droit de nous mal gouverner à notre guise. »
Paix britannique en Indes, paix russe en Asie, pangermanisme en Europe centrale, civilisation française en Afrique, grandeur espagnole dans les Amériques, protection américaine aux Républiques centrales, Croisades, révolution mondiale, expansion fasciste, voilà les religions magnifiques pour les nations qui les prêchèrent, mais aux autres peuples elles sont apparues souvent comme des fléaux terribles à cause de la flotte ou de l’armée qu’ils voyaient derrière elle. » (p. 114-5)
Cette affirmation n’a pas pris une ride, malheureusement. A-t-on appris quelque chose du XXe siècle ? Et n’est-il pas désespérant d’avoir une réponse négative !

La deuxième citation me ramènera plus à mon thème de prédilection. Comme certains le savent, je m’intéresse beaucoup à l’histoire des idées et il m’est évident que les événements ne se comprennent que dans les intentions qui leur ont donné naissance, avec toutes les difficultés d’un accouchement que sont les réalités du moment où celui-ci survient. C’est pourquoi j’apprécie tout spécialement cette réflexion de Jomini qui rend le chercheur modeste face au phénomène guerre :
«…[L]a guerre dans son ensemble n’est point une science mais un art.
Si la stratégie surtout peut être soumise à des maximes dogmatiques qui approchent des axiomes des sciences positives, il n’en est pas de même de l’ensemble des opérations d’une guerre,
et les combats entre autres échapperont souvent à toutes les combinaisons scientifiques, pour nous offrir des actes essentiellement dramatiques, dans lesquels les qualités personnelles, les inspirations morales et mille autres causes, joueront parfois le premier rôle.
Les passions qui agiteront les masses appelées à se heurter, les qualités guerrières de ces masses, le caractère, l’énergie et les talents de leurs chefs, l’esprit plus ou moins martial, non seulement des nations, mais encore des époques :
en un mot tout ce que l’on peut nommer la poésie et la métaphysique de la guerre, influera éternellement sur ses résultats. »[12].

Antoine Schülé
La Tourette, le 8 mars 2003

En compléments de lectures, consulter mes articles sur la prospective, l’historiographie militaire en Suisse et la guerre en quelques citations.





[1] Devenue Bibliothèque de l’administration fédérale au même lieu, Am Guisan Plats, Berne.
[2] P. 217
[3] p. 165
[4] Privat, Le choc des patriotismes. P. 19
[5] L’éducation militaire, collectif sous direction d’Henri Guisan, Cahiers CHPM, p. 11
[6] Jomini, Précis de l'art de la guerre, p.15
[7] Idem, p.342
[8] Idem, p.13
[9] Idem, p.14
[10] p. 154-5
[11] Réflexions sur la nature et l’exercice du commandement militaire. Décembre 1959 et RMS 1960.
[12] Jomini, Précis, p.339

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