samedi 14 mai 2022

Frédéric Mistral : le chantre de la Provence, dans l'esprit des Troubadours.

 

Frédéric Mistral

par Antoine Schülé



Introduction

Avec cet exposé, je souhaite vous retracer dans ses grandes lignes l’œuvre de Mistral. En quelques minutes, il est impossible de développer, complètement et comme je le voudrais, tous les points soulevés : mon expérience de lecteur; des analyses approfondies de chaque volume; une histoire littéraire plus complète et des indications de littérature comparée (je donne des pistes originales à explorer). Si, à la suite de cette conférence, je vous redonne l’envie de le lire ou de le relire, ce serait déjà un bon résultat.

Mon intérêt pour Mistral est le fruit de la rencontre de mon expérience vécue dans mes jeunes années et de la découverte de son œuvre. Depuis les vacances scolaires de ma plus petite enfance, la terre de Provence exerce un attrait merveilleux sur le franco-suisse que je suis. En vallée de Cèze, à la Roque-sur-Cèze plus spécialement1, le monde rural m’était une réalité : travaux de la vigne, récolte du blé, fauchage des foins, vendanges, cueillette des cerises, récolte d’asperges, mulet à la charrue ou tirant le char à foin sur lequel j’étais perché, troupeaux de moutons et de chèvres, apiculteur soignant ses ruches… Que de belles images dans mes souvenirs d’enfant ! Les plus belles restent celles de mes promenades dans la garrigue à découvrir de fins fossiles, à respirer la résine des pins, à lire à l’ombre d’un chêne, à nager dans la Cèze aux eaux profondes en divers endroits, à me réfugier dans une cuvette rocheuse2 sur les bords des cascades du Sautadet3 pour lire des poèmes ou imaginer des aventures…

Sous le soleil, même en plein été, j’ai sillonné la plaine et les collines environnantes avec une soif de connaître et d’engranger ces instants toujours trop courts, toujours trop fuyants, car avant de pouvoir être goûtés totalement, ils appartenaient déjà au passé.

Ma découverte de Mistral

Les écrivains de Provence furent vite un enchantement lorsque j’étais trop éloigné de ce terroir, sur les bords du Léman, au fond duquel le Rhône roule, portant ainsi mes pensées sur ce coin de pays.

Le premier auteur qui alimenta mes lectures provençales fut Alphonse Daudet. Les « Récits de mon moulin » lus par Fernandel m’ont conquis. Mes parents m’ont conduit au Mas de la Vignasse pour des spectacles organisés par "Les Amis d'Alphonse Daudet"4 : j'y découvris la langue provençale, les costumes, le spectacle en plein air dans un champ fraîchement coupé, avec les cigales qui accompagnaient les tambourins et les galoubets. Dans ce mas, pour la première fois, j’ai senti un lieu propice à la création littéraire : un souffle animait ces vieux murs. Lors d’une des manifestations en ce lieu, j’entendis Mistral dans sa langue. J’avais 10 ans. Je ne comprenais rien à ce qui se disait, mais il se dégageait des acteurs une force irrésistible qui vous emportait vers une forme de beauté qui surpassait les mots : la poésie des sons était déjà un art en soi. Avec Daudet, la compréhension m'avait été plus facile, car les pièces m’étaient connues et j’étais heureux de suivre les paroles dans cette langue qui ne mérite pas l’oubli qu’elle connaît chez les jeunes générations d'ici.

Toutefois avant de lire l’œuvre complète de Mistral, j’ai eu le plaisir de me délecter des écrits de Marcel Pagnol, de Jean Giono (qui préconise la joie par le retour à la nature et à la simplicité, trait commun avec Mistral ; par contre, lui, il ne croit pas en Dieu, il cultive une espérance5 d’un monde meilleur) et de Marie Mauron (la première a m’initier à l’histoire de la Provence6: un véritable chemin vers les étoiles de Provence. Un ami de mon père et connu à La Roque, Maurice Poussot7, mêlait volontiers provençal et français et savait communiquer de joyeux propos autour d’une bonne table. Ainsi j’étais motivé pour me délecter avec un plaisir chaque fois renouvelé d’un monument littéraire conçu à Maillane.

Par les livres, Calendal fut ma première découverte mistralienne. Je lisais dans ces mêmes années une bonne vingtaine de livres de Walter Scott : je fus frappé par des similitudes, leur emploi des légendes du passé, leur façon de donner une âme à un lieu et leur art à révéler une poésie du quotidien. Cette découverte de la légende des Baux fut suivie de Mireille. Les Îles d’or m’enchantèrent plus tard et je considère cet ouvrage comme étant le plus beau : celui que je relis le plus volontiers. Le poème du Rhône fut une suite qui s’imposa et mon regard sur le Rhône, que je connais de sa source jusqu’à son embouchure, changea. Mes vies universitaire, militaire et professionnelle m’ont éloigné pendant une dizaine d’années de cet écrivain qui est resté toutefois vivant dans ma mémoire. Plus tard, Les olivades, la Reine Jeanne, Mémoires et récits, Proses de l’Almanach provençal m’ont redonné l’envie d’en parler, mais je n’ai pas trouvé de public intéressé en Suisse.

Cet auteur était déconsidéré. Divers préjugés pesaient sur lui : il était traité de passéiste ; il avait eu le soutien de Maurras ; il était anti-parisien ; il n’est qu’un provincial ; il plaît pour son exotisme sans plus… Que de clichés stupides ! Aimer le passé n’est pas être un ennemi du progrès : le progrès peut enrichir la tradition.

Mistral m’a fait découvrir Maurras dont les qualités littéraires sont incontestables, pour toute personne de bonne foi (le peintre Albert André a même illustré plusieurs de ses livres). La lutte politique de ce derneir, et on a le droit d’en penser ce que l’on veut, ne peut pas occulter sa valeur d’écrivain. Je pense à des Sartre et des Aragon qui ont loué les massacres communistes ou le communisme, sans que cela gêne les « grandes âmes » ou les « humanistes patentés » de notre temps.

Avec Calendal, Mistral m’a ouvert le monde des troubadours : je lui dois mon goût pour la littérature médiévale, alors que Walter Scott8 m’a orienté vers l’histoire médiévale. Tous deux m’ont amené à comprendre qu’il existe une civilisation et une culture européennes qui se sont enrichies par divers vases communicants : les mythes, les légendes, la religion chrétienne, les idées, l’intégration de peuples divers dans un système politique, donnant des cadres législatifs particuliers à des expressions de libertés locales : le droit coutumier. Il est curieux que les monarchies aient mieux réussi l’exercice de ce dernier aspect (pensez aux droits coutumiers défendus par les Provinces) que les Républiques. Très tôt, j’ai constaté les points communs entre les bardes, les Minessänger et les troubadours (et les trouvères, bien entendu). Avec les Carmina burana, je compris que l’Europe de la culture était une réalité incontestable. Il est regrettable que l’américanisation des esprits, depuis plus d’un siècle maintenant, nous fasse oublier cette construction bimillénaire qui a ses origines dans l’Antiquité.

Je tiens à rendre hommage à tous les traducteurs qui m’ont permis de comprendre des œuvres où, à mes débuts, la langue d’origine aurait pu être un obstacle à mes premières lectures. Mistral a su offrir à son public ses propres traductions de cette belle langue provençale.

Mistral : la quintessence d’une tradition littéraire de langue d’oc

Chacun sait mon goût quant à l’étude des filiations littéraires9 et tout auteur ne surgit pas de rien : il y a une ou des source(s), une évolution qui demande le regard de l’historien. Mistral est le fruit d’un long passé littéraire propre au sud de la France et qui s’est diffusé dans toute l’Europe culturelle. Aussi, j’ouvre une brève parenthèse méritant une autre conférence entière, mais qui suffira à vous donner quelques jalons, pouvant susciter votre curiosité sur ce terreau dans lequel son œuvre a trouvé ses racines.

Amour courtois

Vers l’an 1100, cette thématique propre à l’amour courtois se développe avec succès en Provence. En 1160, il est attesté dans le nord de la France. En 1170, les régions de langue allemande l’adoptent aussi. Les historiens retiennent trois médiateurs ou vecteurs de cet amour courtois vers les pays du Nord : Heinrich von Veldeke (qui adapte en allemand le roman d’Eneas10 ); dans la région du Rhin, Friedrich von Hausen et, pour les pays germaniques, Rodolphe de Neuchâtel.

Rodolphe de Neuchâtel

Il me faut11 parler d’un auteur neuchâtelois quasiment inconnu ici et si peu en dehors du monde des médiévistes suisses : Rodolphe de Neuchâtel qui a diffusé en son temps des troubadours, ayant inspiré bien plus tard Mistral.

Pionnier de la traduction, Rodolphe de Fenis et de Neuchâtel a transposé en 1180 la lyrique provençale en allemand. La poésie germanique a une part importante de ses origines dans les modèles romans. Cette veine a subsisté jusqu’aux grands romantiques : je pense tout particulièrement à Novalis12 romancier poète13 (1772 - 1801). Vivant dans une zone frontière de langues, Rodolphe comprenait le parler neuchâtelois de type franco-provençal et provençal. Il nous reste de lui que neuf poèmes.

Il est mentionné dans le Codex Manese qui se trouve à Heidelberg. Magnifique bibliothèque possédant ce recueil, une véritable anthologie de la poésie allemande : 6000 strophes et 140 auteurs, dont 137 avec une image sur page entière.


Vous avez ici Rodolphe, surmonté des armoiries de Neuchâtel, qui compte les syllabes et les accents toniques des vers en cours de rédaction. Nos poètes n’y sont pas présentés par ordre alphabétique ou chronologique, mais selon l’ordre hiérarchique : Henri VI14, fils de l’empereur Frédéric Barberousse, rois, ducs, comtes, barons et poètes sans titre. Rodolphe occupe le 10rang, en tant que premier comte cité. Composer des chants d’amour est une activité aristocratique, non réservée aux seuls aristocrates15. Ces textes donnent une vision des activités de la cour du haut Moyen Âge : scènes d’amour, tournois, combats, chasse, danse, jeux…

Rodolphe a connu Folquet de Marseille et a pris pour modèles Peire Vidal, deux auteurs que Mistral mentionne, et le trouvère Gace Brulé. Il en a revisité les thématiques, les formes littéraires, comme le schéma des rimes et des strophes. Il y apporte en plus son originalité : il joue volontiers sur les images, les comparaisons ; ses chansons sont plus courtes ; ses descriptions de la nature sont sa marque.

La complainte d’amour est le thème dominant comme chez Mistral : résignation, espoir et réflexions sur l’amour courtois, la force aussi impitoyable qu’irrationnelle de l’amour. Le chant console le cœur amoureux. Le service poétique en l’honneur de la dame aimée exprime l’attente de l’accomplissement de ses rêves (être aussi aimé, ce qui n’est pas toujours le cas), de réponses à ses désirs (pas obligatoirement érotiques). J’ouvre une parenthèse : le Moyen Âge ne se limite pas à l’amour courtois. Il existe une littérature érotique très crue, peu connue du grand public et dont les auteurs ont cette double capacité de chanter les joies de l’esprit aussi bien que les plaisirs charnels. Plus tard, Rabelais ne les a pas ignorés.

Intéressons-nous un peu plus à ces auteurs qui ont aussi inspiré Mistral.

Peire Vidal (1183-1204) offre une personnalité particulière : extravagant parfois, il fait preuve d’humour, d’esprit, d’amour et de passion. Il a commencé sa carrière à la cour de Toulouse pour se rendre ensuite à celle d’Aragon et d’Alfons II, le comte de Barcelone et de Provence. Aussi agréable à lire que Bernard de Ventadour16, Peire Vidal plaît par sa fraîcheur et sa clarté qui éclatent en 45 poésies dont 13 disposent de notations mélodiques.

Folquet de Marseille est le fils d’un marchand de Gênes. En 1180, il est reconnu comme un troubadour. Parmi les 19 poésies parvenues à notre temps, il a chanté trois dames de Nîmes. Curieusement en 1195, il abandonne le monde pour se cloîtrer au monastère cistercien du Thoronet, avec sa femme et ses deux fils. En 1205, nommé évêque inquisiteur de Toulouse, il mène la lutte contre les hérétiques cathares. Il meurt en 1231, le jour de la Noël.

Dans le nord de la France, nous avons les trouvères. Le trouvère Gace Brûlé (fin XIIe et début XIIIs.) peut être considéré comme le premier chantre de la tristesse sentimentale, que nous retrouvons chez Vincent dans Mireille : il souffre d’une nostalgie douloureuse. Mistral est véritablement inspiré par les troubadours dont il reprend les thèmes. Le désir est sublimé : le discours semble plus platonique. Richard Cœur de Lion17 rimait en langue d’oïl et d’oc. En Allemagne, les Carmina burana ont précédé et facilité l’arrivée littéraire de l’amour courtois qui s’est répandu rapidement en Autriche, Bavière, Hainaut, Brabant et Flandres. La culture a ainsi dépassé les limites imposées au XIXs. entre la race latine et germanique. Cette tradition explique l’intérêt des universités allemandes pour les écrits du Mistral poète. Vouloir réduire cette étude scientifique à une volonté allemande de dominer la France est ridicule. Les politiques revendiquent volontiers les savants, sans même demander leurs avis, mais les savants ne justifient pas automatiquement les gouvernants au pouvoir. Le conflit franco-allemand de 1870 a faussé les regards.

Un bel exemple de cette tradition littéraire européenne, issue de Provence : Walter von der Vogelweide (env. 1170 -env. 1230). Ayant reçu une éducation dans un monastère, il a étudié le chant et la diction avec Reimar von Hagenau (1150-1210), originaire d’Alsace. Il a donné 270 poésies où les valeurs courtoises sont mises à l’honneur. Il célèbre volontiers les jeunes filles du peuple et ne réserve pas sa plume uniquement à quelques dames de la cour. Il a rédigé aussi des écrits politiques, moraux et religieux. Avec vigueur, il a dénoncé la corruption dans l’Église, au nom de la foi et, non, par anti-christianisme. Il prêchait pour une harmonie que nous retrouvons chez Mistral. À Vienne, il s’est fait connaître avant de s’illustrer dans plusieurs duchés (Souabe, deux empereurs).

Il me faut arrêter de prolonger cet aspect médiéval que j’affectionne. Toutefois, si vous souhaitez l’approfondir, je vous recommande deux études. La première est d’Yvan Gaussen : Poètes et prosateurs du Gard en langue d’oc depuis les troubadours jusqu’à nos jours18. Le deuxième est de Jacques de Caluwé, un Belge : Le Moyen Âge occitan dans l’œuvre de Frédéric Mistral. Utilisation éthique et esthétique19.

La langue

Rassurez-vous je ne traiterai pas de ces disputes de spécialistes sur les graphies anciennes et normalisées, que celle-ci soit mistralienne ou occitane. Gaussen distingue trois dialectes dans le Gard : le rhodanien qui se rapproche du provençal et qui s’étend de Pont-Saint-Esprit et une partie de l’Uzège, Beaucaire, Bellegarde, Saint-Gilles jusqu’à Aigues-Mortes ; le nîmois pour le Vaunage et les Costières ; le cévenol dans la région alésienne, le Viganais, la Vidourlenque jusqu’à Sommières qui est au double contact du nîmois et du montpelliérain.

Si j’admire l’écoute du provençal, quasiment chanté par les personnes qui maîtrisent la langue, je dois avouer que je n’ai pas la mémoire auditive pour rendre les prononciations correctes. Ma préférence pour les langues est la version : selon mon approche, comprendre et savourer l’esprit d’un texte sont essentiels. Mistral a connu des traductions en de nombreuses langues : en français, par lui-même, en allemand, anglais, japonais, québécois, roumain… Son message parle au cœur de tout homme sensible à ces invariants littéraires que nous retrouvons dans le monde entier, d’une façon ou d’une autre : la beauté, la terre et l’univers; les passions positives, car élevant l’esprit, s’opposant à celles négatives, car destructrices ou avilissantes; la nature et cette force mystérieuse créatrice qui est le signe de l’existence de Dieu qui porte des noms différents selon les pays.

Frédéric Mistral

Il n’y aurait qu’une seule caractéristique à retenir pour le décrire, je dirais que Mistral s’impose comme le peintre de l’âme de la Provence. Dominant les scènes du quotidien, les hommes et les femmes conservent un lien privilégié avec la nature, cultivent un esprit de sagesse en harmonie avec la nature justifient leurs luttes contre les forces du mal. Il ne s’agit pas d’une sagesse issue des livres, mais de la vraie vie rurale, avec ses joies, ses peines, ses labeurs, ses succès et ses échecs. Pour notre auteur, la foi chrétienne donne sens à l'existence et la rend de ce fait plus belle.

Le réalisme mistralien20 n’empêche pas le romantisme. Il illustre un art de vivre fait de souriante bonhomie, de gentillesse sans calcul, d’acceptation sage de la destinée, non dépourvue de courage, de ténacité et d’énergie, parfois volcanique chez certains personnages.

Derrière la description fidèle, il y a le mystère : là, le romantisme commence. Un paysage de Mistral parle, encore faut-il savoir l’écouter et l’entendement variera d’un lecteur à l’autre… Lafont parle fort justement d’une « géopoétique ». Prodige de la littérature…

Ayant lu deux à trois fois les écrits de Mistral en 45 ans, à chaque fois, j’ai eu l’impression de ne pas avoir lu les mêmes livres21 !

Brève biographie

Originaire du Dauphiné, la famille Mistral était bien connue à Valence. Elle y a acheté une baronnie. François Mistral22 a 21 ans en 1793 et, en tant que soldat, il a effectué les campagnes de la Révolution et de l’Empire. Il reste un homme de la terre23 qui n’a cependant point perdu sa ferveur religieuse lors des troubles révolutionnaires. Il acquiert le Mas des Juges à Maillane. Veuf à 55 ans, il épouse une jeune fille de 24 ans Délaide Poulinet.

Le 8 septembre 1830, jour de la nativité de Marie, Joseph - Étienne-Frédéric Mistral est né. Sa mère voulait comme un de ses prénoms, Nostradamus, en l’honneur de Notre-Dame, la Vierge Marie, mais le curé de Maillane l’a refusé, craignant la confusion avec le prophète homonyme.

Dans quel contexte culturel grandit cet enfant ? Le soir, son père aime donner lectures de la Bible, de L’imitation de Jésus-Christ et de Don Quichotte. Sa mère lui apprend les Cantiques, les prières de l’Église, les légendes édifiantes et la connaissance des saints vénérés localement24 : st Gent de Montaux (qui attelle un loup à la charrue), st Véran de Vaucluse, st Bénézet (le bâtisseur du pont d’Avignon), st Sër de Pei-Loubié (qui guérit de la surdité), en plus des Saintes Maries, de st Trophime et de st Jean le Moissonneur. Son premier spectacle lui est offert lors d’une pastorale où se joue la naissance du Christ. L’amour de la langue provençale est né ainsi chez Frédéric Mistral, par sa mère et par l’Église. Plus âgé, Mistral est impressionné par ste Bernadette à qui Marie parle en langue d’oc. La vie familiale lui avait appris la vie de la terre, de l’eau, des bêtes, des plantes et des travaux des champs : une vraie vie et non, comme de nos jours, une vie virtuelle, fruit de la « culture » états-unienne.

À l’âge de 8 ans, il est envoyé à l’école pour apprendre le français, mais il savait déjà lire et compter25. Au pensionnat Saint-Michel, dans la montagnette de Frigolet, il préfère courir la campagne (il a fugué une fois). L’école buissonnière, le plantié, a ses faveurs. Son plaisir est de rechercher des fossiles pétrifiés, appelés pierres de st Étienne, à poser de petits pièges et à se promener.

L’établissement ayant dû fermer ses portes, il est placé au pensionnat Millet, à Avignon. Là, il lui est interdit d’employer la langue de Provence. Or, dans la ville et les villages environnants, poésies, pastorales et comédies se jouent en provençal. Pour compenser l’interdiction qui lui est faite, il commence à écrire des vers provençaux, avec une traduction des Psaumes de la pénitence. Ainsi, une de ses premières caractéristiques apparaît : Mistral ne sépare jamais la poésie de la morale et de la religion. Remarqué par ses professeurs, il est encouragé à cultiver la langue de son pays. Il nous offre une autobiographie dans Mémoires et récits : son enfance, les personnes rencontrées, ses études, sa vocation, un monde rural harmonieux.

Audio : A notre peuple, https://youtu.be/YRBQjRjmX3U

Mireille (1859)

Fin de l’été 1856, il achève sa première œuvre Mireille. À la lecture si fluide de ces vers, son écriture pourrait paraître avoir été facile, comme coulant de source. Il en n’est rien. Il lui a fallu 9 à 10 ans, après de nombreuse réécritures26, pour arriver à la finaliser. En janvier 1859, le livre est à la vente. Mgr Plantier, évêque de Nîmes et défenseur des Belles-lettres en fait un bel éloge. Reboul l’admire. Un abbé de Cabrières, qui deviendra le futur évêque de Montpellier et cardinal, s’enthousiasme aussi pour cette poésie dure et sauvage, alliant simplicité et grandeur.

Adolphe Dumas27 ouvre la porte de Lamartine à Frédéric Mistral qui obtient ainsi ce parrainage parisien, sans lequel vous restez un inconnu en France ! Il y a des parallèles à établir entre Lamartine et Mistral : dans Mireille, il y a des accents que l’on retrouve dans les Méditations poétiques28 et les quatre livres des Harmonies29. Dans son 40e entretien, intitulé Apparition d’un poème épique en Provence, le poète parisien offre une vision idyllique et quelque peu fantasmée de sa première rencontre avec le poète de Maillane. Sa mise en scène soignée ne correspond pas à la réalité, selon d’autres témoignages me paraissant plus crédibles. Une âme trop romantique travestit parfois la réalité ! Pardonnons-lui ce mensonge inconscient !

Mireille est une épopée provençale et pastorale de 12 chants et de strophes de 7 vers. Le riche fermier de la Crau, Ramon, a une fille nommée Mireille. Le vannier Maître Ambroise a un fils Vincent. Mireille, qui n’a pour ainsi dire jamais quitté le domaine paternel, écoute Vincent lui décrire les lieux qu’il a sillonnés en raison de son travail : elle découvre un autre monde que le sien. Aux récits de Vincent s’ajoutent les chants d’Ambroise : Mireille est émerveillée et son cœur s’ouvre à Vincent qui sent naître, lui aussi, la flamme d’amour. Elle a l’âge de se marier et trois prétendants la désirent : Alari, propriétaire de troupeaux ; Vèran, éleveur de chevaux ; Ourias, dompteur de taureaux30. Dans une lutte, Ourias blesse de son trident Vincent qui tombe à l’eau31. Des proches le sauvent de la noyade. Mireille conduit Vincent chez la Taven, la sorcière des Baux qui le guérit32. Remis de ses douleurs, Vincent sollicite son père Ambroise à demander pour lui la main de Mireille. Le père Ramon refuse33 : il ne veut pas d’un gendre pauvre, sachant pourtant travailler de ses mains. Sa fille se désespère et se réfugie dans la prière : elle décide de se rendre aux Saintes-Maries-de-la-Mer34 : en cas de nécessité, Vincent lui avait recommandé de recourir à leur intercession. Traversant la Crau, elle arrive en Camargue avec une forte insolation35. Partis à sa recherche36, ses parents la retrouvent expirante dans les bras de Vincent37, alors que les pèlerins chantent les Cantiques38.

Une thématique simple : l’opposition parentale à un amour juvénile cause une mort qui, en fait, vient sublimer l’union de deux âmes. Le charme de ce récit dépend des nombreux emprunts à l’histoire, à la culture paysanne vécue avec les réalités des travaux de la terre. Il évoque le souvenir des Cours d’Amour du Moyen Âge et les paysages révèlent une âme. Il oppose une force mythique à une force mystique : la sorcière a guéri Vincent qui devra souffrir des douleurs de la séparation avec l'être cher; les Saintes laissent mourir Mireille qui n'est plus appelée à souffrir mais à vivre autrement sa passion.

Comment interpréter cette œuvre ? Pour certains, ce malheur sentimental illustre le malheur culturel de la Provence sous le soleil parisien. Ainsi, Mistral serait Vincent et Mireille, la Provence ? Cette interprétation moderne, qu’il est possible d’avoir, ne me plaît guère. Dans le pur esprit des troubadours, je vois plutôt les joies qu’offrent les désirs d’amour et les douleurs d’une union non consommée charnellement, mais vécue sentimentalement de façon intense. Pour ma part, je lis l’histoire d’une passion amoureuse.

De nombreux messages sont donnés par Mistral sur les conditions de la vie rurale, sur la foi des campagnes du Midi. Prenons un exemple. Les Saintes parlent à Mireille et je vous invite à écouter ce qu’elles nous disent sur la mort :

« Et le grand mot que l’homme oublie

le voici : La mort c’est la vie !

Et les simples, et les bons, et les doux bienheureux,

À la faveur d’un vent subtil,

au ciel, s’envoleront tranquilles

et quitteront blancs comme des lis

un monde où les saints sont continuellement lapidés ! »39

Et les Saintes narrent leur histoire au Chant XI : pages magnifiques à lire40.

Mireille et Gounod

Les troubadours chantaient leurs œuvres et Mireille fut aussi mise en musique. Charles Gounod transformera ce récit de la Provence rurale en un opéra de 5 actes, le 19 mars 1864.

Tout a commencé en 1863. La Reine de Saba avait été pour lui un échec, l’année précédente : l’atmosphère parisienne lui pesait ; il avait besoin de soleil et de joie.

Le 12 mars, Mistral le reçoit à la gare de Graveson. ll lui découvre tout un pays. Gounod en parle avec ravissement dans la correspondance qu’il adresse à son épouse. Il est frappé par la beauté austère des Baux. La nature en fleurs le subjugue et il lui en donne une description originale  :

« L’aubépine est maintenant dans une telle exubérance de floraison que la campagne a l’air de faire sa première communion. On dirait que tout ce qu’il y a d’anges au ciel et de jeunes âmes sur la terre s’est changé en buissons fleuris pour souhaiter Dieu aux passants. »

Tous deux travaillent sur le livret de l’opéra : l’illustration musicale plaît à notre poète qui se souvient que les ménestrels accompagnaient les troubadours de la vielle, de la flûte et du psaltérion pour soutenir de grands chants courtois, des pastourelles, des estampies, des reverdies, des rondeaux, des virelais ou des ballades. En mars et à Saint-Rémy, Gounod s’installe à l’Hôtel Ville-Verte pour composer ; il s’y inscrit en utilisant un pseudonyme : M. Pépin.

Calendal (1867)

Calendal est le récit de la Provence maritime nous livrant de nombreux échos de ce passé provençal. Des accents de Jaufré Rudel41, de Peire Vidal et de Guilhelm de la Tor42 s’entendent dans ce récit somptueux au lyrisme fantastique. Il est à noter qu’Estérelle est une héroïne qui, elle, échappe à la mort. Mistral avait caressé le projet de mettre en musique Calendal, mais ceci ne se concrétisa pas.



Troubadours cités dans Calendal (de Caluwé)

De nombreux troubadours sont cités par Mistral. Son choix veut démontrer l’étendue du monde occitan médiéval : de Châtillon-sur-Seine, Limoges et Clermont-Ferrand jusqu’à Capestany, et de Blaye à Castellane. La cour des Baux a réuni dix troubadours très éloignés de la Provence.

L’intention de Mistral est évidente : illustrer la splendeur de la culture de la France méridionale ; chanter un amour propre à l’érotique courtoise ; identifier un socle littéraire justifiant une sorte de pan-occitanisme au XIXs.. Oui, Mistral a cultivé une érudition médiéviste incontestable, selon les connaissances de son temps. Depuis les années 1980, de nombreux travaux ont corrigé certains points d’histoire qu’il énonce, mais qui ne remettent point en cause les motivations qui l’animent.

Écoutons cette invocation à l’âme de la Provence qui se trouve dans ce livre :

« Âme éternellement renaissante,

âme joyeuse et fière et vive

qui hennis dans le bruit du Rhône et de son vent !

âme des bois pleins d’harmonie

et des calanques pleines de soleil,

de la Patrie âme pieuse,

je t’appelle, incarne-toi dans mes vers provençaux ! »

Nerto43 (1884)

Ce poème narratif de l’amour de Nerte et de Rodrigue nous conduit au début du XVs.. Pierre de Lune, pape d’Avignon sous le nom de Benoît XIII, est assiégé par Boucicaut et parvient à fuir grâce à Nerte qui est la fille du baron Pons de Château-Renard. Ayant été vendue au Diable par son joueur de père, Nerte se sauvera grâce à sa piété, entraînant dans sa rédemption l’homme qu’elle aime, propre neveu du pape et qui, lui aussi, a signé un pacte avec le Malin.

Il y a du Faust et du Don Juan dans ce récit qui affirme clairement que le diable existe. Il y a des allusions au Bréviaire d’Amour, du moine franciscain Matfre Ermengau de Béziers, diffusé à la fin du XIIs. et au début du XIVs.. Il s’agit d’un monument littéraire du Languedoc. Ce traité parle de l’amour de Dieu, mais pas seulement ! Nerte développe une mystique amoureuse.

Les Îles d’or (poèmes écrits de 1848 à 1888)

La première édition date de 1876 et l’édition refondue de 1889. Vous y trouvez l’hymne de la Provence qu’est La Coupo Santo et le fameux Salut aux Catalans. Avec cette publication, nous pouvons porter une analyse plus approfondie de son message de nature politique, politique au sens noble du terme. À lire ses commentateurs, notre sage de Provence serait un révolutionnaire-réactionnaire. Voilà qui nous interroge !

Cansoun de la Coupo

Mistral donne de façon précise la date de sa rédaction finale, le 30 juillet 1867. Le catalan Victor Balaguer avait demandé l'hospitalité à la France lorsqu'il fut interdit de séjour en son pays. Les poètes provençaux, dont notre auteur de ce jour, composent de multiples poèmes, clamant leur solidarité avec la cause fédéraliste, défendue par le fédéraliste Balaguer (sous la bannière des Républicains espagnols, à ne pas confondre avec ceux du XXe.s.).

Les félibres reçurent des Catalans une coupe en argent ciselé, à titre de remerciement pour l'accueil qui lui fut donné. Le mardi 30 juillet 1867, ils la reçoivent dans la salle des Templiers, à Avignon ("Hôtel du Louvre" d'Anselme Mathieu, rue Saint-Agricol).

Elle est sculptée par le Provençal Fulconis et produite à Paris par le joaillier Jarry. Son dessin est une vasque supportée par un palmier où des figurines se donnent le bras : elles figurent l'union de la Provence et de la Catalogne. Deux vers de Mistral y sont inscrits :

"Ah! si l'on savait m'entendre !

Ah ! si l'on voulait me suivre !"

accompagné de deux vers de Balaguer :

" On dit qu'elle est morte

mais je la crois vivante."

Elle fut emplie de vin de Château-neuf du Pape. Sur un air de Noël de Saboly, Mistral composa les strophes de la Cansoun de la Coupo. La coupe passa de main en main et il est de tradition de la faire circuler ainsi lors du banquet annuel de la Sainte Estelle.

Quant à la révolution voulue par le Catalan en faveur d'une indépendance de la Catalogne, elle éclata le 5 août 1867, mais fut très vite réprimée. Le gouvernement de Madrid lui accorda cependant une amnistie en novembre 1867 et il put retourner dans terre d'élection.

En retour, les félibres offrent une coupe aux Catalans, le 3 mai 1880, à l'occasion des fêtes du Millénaire de Notre-Dame de Montserrat. Elle fut volée le 2 décembre 1943.

Cet hymne à la Provence fut harmonisée par plusieurs musiciens : E. Lefèvre, G. Aubanel, et Gabriel Saint-René Taillandier.

Combat pour le fédéralisme

Il est pour la suppression des départements afin de restaurer les Provinces, avec leur autonomie. Le système parlementaire français ne le convainc pas et je ne doute pas que son opinion ne changerait pas de nos jours. Il veut redonner vie aux langues locales. La surenchère démagogique d’usage chez la plupart des politiques le désespère. Il est marqué par les troubles révolutionnaires, causes de guerres civiles incessantes. L’anarchie et la guerre civile, en Espagne comme en France, le confortent dans sa prise de position. Mistral reste convaincu que la France saura se régénérer malgré les désastres.

Son combat est le fédéralisme. 1870 et tout ce contexte politique français et espagnol le renforce dans sa détermination, non sans avoir eu des hésitations auparavant. Dans une lettre écrite Victor Balaguer, le 8 février 1873, voici ce qu’il dit : « Il fallait choisir. J’ai fait mon choix. Et je n’éprouve plus de ces hésitations, de ces contrariétés, de ces remords intimes qui nous rendent flottants et anxieux lorsque nous voulons un juste milieu quelconque. »

Il impute à la centralisation de l’Empire la défaite de 1870. Il a prévu même la guerre civile : la Commune de Paris en 1871. Il lui importe peu qu’il y ait une monarchie ou une république. L’essentiel est de créer un régime qui instaure la fédération des provinces. Sa patrie provençale a subi divers écrasements pendant cinq cents ans de centralisation parisienne, aussi bien avec des rois, des empereurs que des républicains. Pourtant des républicains aiment à prendre en exemples les Constitutions suisse et américaine. Mistral souhaite une fédération des républiques françaises, en fait des provinces structurées par un passé commun et pouvant évoluer en tous les temps, sans tomber dans un passéisme stérile.

Le rocher de Sisyphe est très explicite pour connaître la pensée politique de Mistral : la défaite de 1870, les excès de la Commune du 18 mars au 18 mai 1871 ont inspiré ce texte. Écrit en août 1871, Mistral considère que ce mythe illustre son monde et que ce rocher est le Progrès. Dans la première partie de son chant, il donne le récit la mythologie grecque. Sisyphe, homme rusé même avec le dieu de la mort envoyé par Zeus, est condamné, lors de sa deuxième mort, à pousser éternellement en haut d’une colline un énorme rocher qui dévalait à nouveau la pente dès qu’il avait réussi à le hisser au sommet. Écoutons-le dans la deuxième partie de ce poème et si vous n’êtes pas aveugles sur notre temps présent, appréciez la contemporanéité de son propos : Mistral serait-il un prophète ?

« Nous étions autrefois un peuple. Notre roi était à Aix.

Nous écrivions nos lois nous-mêmes.

Nous conservions la langue qu’elle-même, la Nature,

nous mettait sur les lèvres. Et sous l’œil des femmes,

le dimanche après les Vêpres, avec les souliers minces,

nous faisions la farandole au son du tambourin.

Puis un jour, ennuyés de ce bonheur,

l’envie nous prit de nous fondre dans la France.

Allons-y ! Tout de suite, glorieux petits Français,

de nos anciens usages nous empilons un tas

et nous brûlons tout. Adieu la mémoire des ancêtres !

L’amour du Gai-Savoir, la splendeur des Trouvères

le chaperon des Consuls avec sa liberté,

Adieu ! Adieu l’argent prêté derrière la porte !

Vertus, bonheur d’antan, vous n’étiez que des fables :

dans Aix, un sous-préfet remplace nos Comtes,

nous avions les braies courtes et nous sautions, joyeux ;

maintenant nous les aurons longues, mais en nous surmenant.

Nous avions à la Noël la bûche bénie

dans la maison paternelle ; maintenant nous irons par loyer.

C’est bien ; nous voilà un grand peuple, et vive la nation !

La France unie et forte, et de noble ambition altérée,

conquiert, brille, éblouit,

dans la guerre et la paix également illustre.

çà ! encore un effort ! à ton apogée

reine tu vas parvenir… non ce serait dommage !

Au carrefour, droits sur les bornes,

entendez crier au vent les prophètes à la mode :

" Plus de patrie ! À bas les frontières ! Nations

les gloires nationales sont des abominations !

Table rase ! écrasons le passé quel qu’il soit !

L’homme est dieu : aujourd’hui il n’est personne qui n’ait les yeux ouverts ! »



C’est cela ! Français, vive l’humanité !

Et notre patrimoine, notre héritage légitime,

nous le répudions, nous le gaspillons.

L’antique loi du Christ qui nous servait de tour,

et qui, morts, nous ouvrait son radieux Paradis,

ingrats, nous l’abjurons comme une chose embarrassante…

Qu’est-ce que Jeanne d’Arc, saint Louis et Turenne !

Cela est vieux, rouillé, fruste comme les liards44

Quelle nécessité de toujours ressasser

Bouvines, Denain, Lodi, Austerlitz, Iéna !

Le dieu des armées, gorgé de cervelles

et de sang a vécu : place à l’ère nouvelle !



Pendant que nous sablons la bière de Strasbourg,

terribles, tout d’un coup les tambours rappellent,

et se ruant sur nous, les peuples (nos frères)

nous brisent le verre entre les dents…

Empereur45, sois maudit, maudit, maudit ! tu nous as vendus…

Et éveillés en sursaut, éperdus, nous courons,

de rage nous fracassons la colonne Vendôme46 ;

nous effondrons les dômes de nos monuments,

nous brûlons Paris, nous tuons les prêtres ; et ensuite

nous reprenons, efflanqués, le rocher du Progrès.



Ce texte est daté du 1er septembre 1871. Cette année-là Mistral n’a pas peur pour la République, mais pour la France.

L’ennemi de Mistral est la centralisation qui a tué les vieilles provinces, l’énergie des communes et l’initiative des particuliers. Que dirait-il de nos jours avec la centralisation européenne qui entend légiférer sur tout ce qui constitue notre quotidien, les communes dont les maires ont des pouvoirs de plus en plus restreints d’année en année, les créateurs culturels ou économiques qui subissent une administration toujours plus lourde et une législation tout à la fois complexe et fluctuante rendant la concrétisation d’un projet à long terme, incertaine et donc périlleuse ?

Le système fédéral mistralien est une fédération des peuples, une confédération latine et une renaissance des provinces, vivant une libre et naturelle fraternité. La défense de la culture latine est primordiale : elle unit les Français, les Provençaux, les Italiens et les Catalans. Elle est aussi entendue, mais moins mentionnée, au Portugal, au Brésil, en Belgique et en Roumanie. En France, il est d’usage de considérer comme ennemi mortel ce qui est appelé communément le germanisme. En fait, c’est de prussianisme qu’il faudrait nommer et Napoléon a contribué à sa naissance. En effet, l’Allemagne était à l’origine un ensemble de länder, de pays ayant des identités fortes, à l’image de la Provence. Au départ, nous avons une union libre, et avec parfois des conflits, de petits royaumes ou de duchés très respectueux des droits coutumiers, établis dans la longue durée et auxquels les divers peuples tenaient beaucoup.

Lors de la Fête montpelliéraine de 1875, notre auteur prononce un discours qui résume sa vision de la France :

"... Ne l’oublions pas, l’amour de la patrie n’est pas le résultat d’une opinion, ni d’un décret, ni d’une mode. Le grand patriotisme naît de l’attachement que l’on a pour son pays, pour ses coutumes, pour sa famille, et les meilleurs soldats, croyez-le bien, ne sont pas ceux qui chantent et qui crient après avoir bu ; ce sont ceux qui pleurent en quittant leur maison.

Par conséquent, Messieurs, si nous voulons relever notre pauvre patrie, relevons ce qui fait germer les patriotes : la religion, les traditions, les souvenirs nationaux, la vieille langue du pays ; et, cité par cité, province par province, rivalisons d’étude, de travail et d’honneur, pour exalter diversement le nom de la France… »

Gaston Paris dans le Journal des Débats, du 13 avril 1875, commente bien la pensée de Mistral en ces termes :

« Il n’y a pas antagonisme entre le patriotisme provincial et le patriotisme général : il ne s’agit pas d’être Provençal, Breton, Normand ou Champenois, quoique Français, mais d’être Français et bon Français, parce qu’on est Champenois, Normand, Breton ou Provençal. »

Concrètement, notre politico-littéraire veut la liberté des communes, que le rôle des sous-préfets soit limité, que la vie communale soit vraiment solidaire, que des assemblées souveraines provinciales régissent l’administration, les tribunaux, les écoles, les universités et les travaux publics. Les instituions d’autrefois n’ont pas être recopiées, mais complétées, perfectionnées. Il voit ainsi se réaliser la meilleure défense des intérêts nationaux.

La Reine Jeanne (1890)

Dans cette tragédie en vers, notre auteur entend réhabiliter un personnage célèbre du passé. Sauf que son héroïne n’est pas crédible historiquement : il s’agit d’une femme rêvée et non réelle. Mistral nous la présente comme une grande dame intelligente, sensible et cultivée alors que Jeanne Iere, reine de Naples et comtesse de Provence, était de mœurs légères et cruelle jusqu’au meurtre !

Le poème du Rhône (1897)

Ce poème en douze chants47 que j’apprécie beaucoup est une évocation géographique et historique des sites remarquables de la vallée du Rhône de Lyon à la mer. Mistral ne prône aucun racisme, car il éprouve une grande sympathie pour ces étrangers de la Provence ou qui s’en sont éloignés, mais qui expriment leur attachement à elle. J’aime à dire qu’un natif ne choisit pas le lieu de sa naissance, mais qu’un étranger qui s’attache à un autre terroir que celui de sa naissance le fait par véritable amour : en effet, il aime son pays d’adoption avec ses qualités comme ses défauts, car il ne s’agit pas d’un amour aveugle.

Il imagine un prince Guillaume d’Orange, venu de Hollande pour découvrir la patrie de ses ancêtres. Les chansons de geste médiévales ont souvent narré la vie de Guillaume d’Orange (dit Guillaume au Court-nez), homonyme du héros de Mistral. Il évoque de sites épiques : les Aliscamps d’Arles, Sarrians, Pernes-les-Fontaines, Orange, Pont-Saint-Esprit.

Mémoires et récits (1906)

Ses souvenirs de jeunesse offrent un regard intéressant sur la naissance et le développement d’une passion pour son terroir.

Les olivades (1912)

Cette dernière publication de Mistral réunit 37 poèmes, parfois déjà parus dans des journaux ou des revues. Il démontre une fois de plus ses talents de versificateur. Il loue le labeur agreste dont il célèbre les traditions et les rites. À la fin de ce volume, nous trouvons l’épitaphe voulue par Mistral sous le titre Mon tombeau.

Le trésor du félibrige (de 1878 à 1885 ; 1886)

Il s’agit d’un dictionnaire provençal français qui embrasse les divers dialectes de la langue d’oc moderne. Son but est de nous concrétiser cette continuité de la langue et de la culture occitanes et provençales, du Moyen Âge au XIXsiècle. Nous sommes là face à un monument lexicographique, reconnu même par les linguistes les plus éminents du siècle suivant. Il reprend des citations des lexicographes qui l’ont précédé et propose de façon originale des vers peu connus.

Dès 1878, il publia chaque année un fascicule. Avec les 10000 FR du Prix Raynaud qui lui faut décerné, il finança cette édition, au volume imposant.

Aïoli (1891-1899)

Mistral a fondé ce journal qui doit paraître trois fois par mois : les 7, 17 et 27. Le premier numéro sort de l’Imprimerie Seguin, à Avignon. Il est remis le 6 janvier 1891, à Mistral, Félix Gras, Folco de Baroncelli-Javon et Marius André48. Ils sont réunis au Café de Paris, sur la place de l’Horloge, ils boivent une absinthe et fument le cigare.

La parution fut assurée du 7 janvier 1891 au 27 décembre 1899. Il s’agit d’une collection de 324 fascicules de 4 pages chacun. Dans son manifeste, il justifie le titre du journal et je vous livre un des arguments invoqués :

« L’aïoli, dans son essence, concentre la chaleur, la force, l’allégresse du soleil de Provence. Mais il a aussi une vertu : celle de chasser les mouches. Ceux qui ne l’aiment pas, ceux au gosier de qui notre huile donne une cuisson ne viendront pas, de cette manière, nous tarabuster autour de lui. Nous resterons en famille. »

Cette publication nous révèle ses convictions fédéralistes.

L’almanach provençal

Au cours de la fondation du Félibrige à Font-Ségugne le 21 mai 1854, la publication d’un almanach provençal fut décidée. Le premier parut en 1855.

Notre écrivain y prend une grande part. Il fournit et corrige les textes de ses confrères. Il écrit de façon anonyme, tantôt il signe de son nom, tantôt il use de divers pseudonymes.

Le Félibrige

Lors de la Sainte-Estelle de 1876, Mistral réorganisa le Félibrige en le dotant d’un statut nouveau dans le but d’élargir son rayonnement sur toutes les terres d’Oc. En souvenir des Sept de Font-Ségugne, le Félibrige se mit sous l’invocation de l’étoile à sept branches. Son but est de réunir et d’encourager les savants, les artistes qui étudient et travaillent dans l’intérêt des pays d’oc. Cinquante majoraux (maintenance) sont choisis, à chaque vacance, par le Consistoire félibréen. Ils forment le conseil de la société dont le bureau est présidé par le Capoulié. Le Capoulié est élu pour sept ans par les mainteneurs et il choisit le chancelier et le vice-chancelier ainsi que ses assesseurs. Les grand Jeux Floraux ont lieu tous les sept ans. Le lauréat tantôt de prose, tantôt de poésie, a le privilège de désigner la reine du félibrige pour sept ans.

Parmi les membres, nous y trouvons toutes les tendances politiques : anarchiste, républicain, monarchiste et nous y voyons des catholiques, plus ou moins pratiquants, des protestants et des athées. Belle démonstration qu’il est préférable d’unir les compétences de chacun sur un projet culturel clairement défini plutôt que sur des idéologies : là, nous sommes bien loin de cet esprit de clans qui règne dans certaines communes...

Museon arlatan

Mistral avait longtemps caressé le projet de créer un musée régional. En 1899, avec l’aide d’Adrien de Montillet, il inaugura les premières collections valorisant les témoignages de la vieille Provence. Son intention était de faire revivre le pays sous toutes ses faces :

La vie de tous les jours : outils, armes, vêtements, coiffure, parure, habitation, alimentation, chasse, pêche, élevage des animaux, agriculture, céramique.

La vie culturelle et spirituelle : arts, sculpture, gravure, peinture, danse, musique, jeux, fêtes, folklore, costumes, superstitions, traditions, religion, sciences primitives, manière de compter, médecine, pharmacopée populaire.

La vie sociale : famille, naissance, éducation des enfants, organisation communautaire, castes, privilèges, commerce, monnaies, moyens de transport, la lutte pour l’existence, les méthodes d’attaque et de défense…

Recevant la moitié du Prix Nobel en 1905 (il en partageait l’autre moitié avec Etchegaray, écrivain espagnol), il en fit don à son musée. Avec l’appui du ministre des Beaux-Arts, Aristide Briand, il put acquérir de la ville d’Arles le palais Laval pour y placer ses collections.

Proses d’almanach et autres écrits

À l’initiative de Pierre Dévoluy50 (1862 - 1932), à titre posthume, trois volumes sont édités : de Mistral, le premier réunit ses contes, ses légendes, ses fabliaux parus dans l'Almanach provençal (Pittoresque et sobriété caractérisent ces textes); le second collecte ses vers inédits; le troisième rassemble ses grands discours les articles de doctrine. Mistral ne fut pas seulement un remarquable versificateur, il fut aussi un excellent prosateur.

Fin de vie

Il était le 8 septembre 1830, fête de la nativité de Marie, et il mourut un mercredi, le 25 mars 1917, jour de la Visitation ou de l’Annonciation. Suite à un coup de froid sur la tête, il attrapa un rhume. Trois jours plus tard, la fièvre le saisit et l’emporta.

Conclusion

Mistral a vécu 84 ans. A-t-il été le chant du cygne de la Provence ou l’hymne de sa renaissance ? Il est indéniable qu’il a su diffuser une forme de culture qui a rayonné dans le monde entier. À sa suite, de nombreux écrivains ont loué ce pays et j’en citais quelques-uns en début de cet exposé. Il y en a d’autres. Je pense aux romans, ayant fait l'objet de films que je vous recommande, celui d'Elisabeth Barbier : "Les gens de Mogador"51; celui de Thyde Monnier « Les Desmichels »52 et celui de Frédérique Hébrard53 « Le Grand Bâtre ».

Son amour de la Provence se vit à travers sa fidélité à la langue provençale. Son attachement aux traditions nous transmet l’âme d’une région. Sa lutte contre la centralisation est menée sans s’asservir à un parti : preuve de son refus d’être instrumentalisé. Son talent d’écrivain est d’avoir innové, dans le respect de la sagesse et de l’ordre de cette beauté classique (et oui, ceci n’est pas incompatible) qui a marqué plusieurs siècles de littérature provençale. Il cultive un style homérique pour célébrer cette beauté recherchée par les hommes de la terre qui vivent en harmonie avec la majesté d’un terroir. Il ne craint pas d’affirmer sa foi, d’admirer la Vierge Marie.

Mistral se retrouve pleinement dans cette épitaphe qu’il a voulue pour lui-même :

Non nobis, Domine, non nobis

sed nomini tuo et Provinciae nostrae

da gloriam.

" Non pas à nous, non pas à nous,

Seigneur,

mais à Ton Nom et à notre Provence

donne la gloire."

Je vous invite maintenant à vous lever pour écouter l'hymne de la Provence que vous connaissez tous. N'ayant pas de don pour le chant, je me contenterai d'écouter, mais ceux qui le veulent peuvent l'entonner, bien entendu.

Audio : Coup santo.          https://youtu.be/uDQYgrJNRYY

ou                                           https://www.youtube.com/watch?v=Zk2nUMVxb58

Je vous remercie pour votre attention et reste disponible pour répondre à vos questions éventuelles, si je le peux, car je ne prétends pas tout savoir sur Mistral. Je n'en suis qu'un admirateur dont j'ai voulu en ce jour vous donner un témoignage.

Auteur de conférences sur l'histoire locale, militaire ou littéraire, sur la géopolitique, la spiritualité et les religions, je vous invite à consulter un blog où vous trouverez de brèves études qui m'ont été demandées :

http://antoineschulehistoire.blogspot.com/

Vous pouvez me joindre par courriel : antoine.schule@free.fr


1Village avec lequel j’ai des attaches familiales depuis plus d’un siècle.

2Une marmite comme il se dit ici.

3Consulter : https://www.youtube.com/watch?v=tKC_Rg73SCk , montage de mes photographies, sur une musique de Gounod (Ouverture de Mireille).

4« Les Amis d’Alphonse Daudet » : association qui publiait une revue intitulée « Le Petit Chose ».

5Jean Giono : Que ma joie demeure. Grasset. 1936.

6Marie Mauron : Hommes et cités de Provence. Éd. du Sud. 1965. 344 p.

7Caminavo soulet (Il cheminait seul), 1976, et « Complaintes, suivies de “En l’an trentième” (1953). De lui, j'ai su comment transformer le journal Midi Libre en un chapeau de papier.

8La parenté littéraire entre Scott et Mistral est évidente, mais j’ignore si cet aspect a été étudié. Elle se remarque surtout dans : Walter Scott (trad. Defauconpret) : Romans poétiques, t. XXIX et XXX . 1862.

9Lire ma communication sur Rabelais et Montaigne quant à l'éducation : http://antoineschulehistoire.blogspot.com/

10Œuvre anonyme de 1160 et roman adaptant librement l’Enéide de Virgile. Insiste sur les problèmes de cœur. A connu de multiples adaptations n’ayant plus rien à voir avec les chants virgiliens.

11Pas uniquement parce que je suis Neuchâtelois !

12Novalis est un écrivain découvrir. Il y aurait des comparaisons utiles à établir avec les œuvres de Mistral : chaque terroir possède une identité, une personnalité qui influe ses habitants. Ainsi, il est possible de communier avec l’âme d’un pays quand celui-ci n’a pas été totalement américanisé.

13La souffrance de la séparation avec l’être aimé que nous retrouvons dans Mireille.

141165-1197, empereur germanique de 1190 à 1197.

15Comme de nos jours, « être un intellectuel » ne signifie pas « être forcément de gauche ». L’esprit n’appartient pas à un parti politique, mais à une personne. Il y a des crétins de gauche comme de droite.

16J’ai étudié tout spécialement cet auteur : en cas d’intérêt, je suis prêt à en parler.

171157 - 1199 et roi d’Angleterre de 1189 à 1199.

18Les Belles-Lettres. Paris. 1962. 116 p.

19Nizet. Paris. 1974. 340 p.

20À comparer avec celui de Giono ou de Ramuz en Suisse.

21Suivant l'âge, notre lecture diffère : un auteur se redécouvre...

22Frédéric nous le dépeint sous les traits de Maître Ramon dans Mireille.

23De cette vieille aristocratie de la terre : sens du réalisme, adaptation aux forces de la nature, respect de la Création, honneur par le travail, charité vécue, respect de la parole donnée, humilité devant Dieu.

24Il est curieux que les jeunes catholiques de nos jours les méconnaissent ! Il vaut mieux parler d’écologie au catéchisme, c’est plus original !

25L’actuel enseignement public et républicain n’arrive pas à ce résultat en notre temps dit de « progrès ».

26Le frère de Mistral avait récupéré les feuilles jetées !

27 A ne pas confondre avec Alexandre.

28Lire aussi : Les nouvelles méditations poétiques.

29Le souffle chrétien y est fort.

30Chant 4

31Chant 5

32Chant 6

33Chant 7

34Chant 8

35Chants 10 et 11

36Chant 11

37Gounod reprendra de cet épisode le fameux chant de Magali : spectacle pour Parisiens et air qui se fredonnait souvent encore dans les années 60 en Provence.

38Chant 12

39Chant X

40À comparer avec : Chanoine A. Chapelle, Les Saintes-Maries de la Mer. L’église et le pèlerinage. Notice historique. Moullot. Marseille. 1926. 128 p.

41Le chantre de l’amour mélancolique, de la belle inconnue aimée, même si lointaine… Il y a une part de mystère.

42Guillaume de La Tour. Compositeur du XIIe s., originaire du Périgord, ce troubadour a été aussi jongleur. En Lombardie, il partage son cœur avec la femme d’un barbier qu’il enlève. Sa particularité est d’ouvrir sa chanson avec un long propos versifié introductif. La mort de son épouse le plongea dans un grand désespoir dont il ne sortit pas.

43Pour certains, ce nom signifie myrte; pour d'autres, il s'agit du nom provençal d'Esther.

44Ancienne monnaie française valant le quart d’un sou.

45Napoléon III.

46Liste des rappels d’exactions commises par la Commune. La colonne Vendôme sera rétablie en 1875.

474028 vers décasyllabiques, sans rimes, à terminaisons féminines, en 114 laisses.

48Marius André : La vie harmonieuse de Mistral. Plon. Paris. 1928. 300 p. Biographie agréable à lire et riche en informations.

50Ami de Paul Valéry. École Polytechnique. En garnison à Montpellier et Nîmes (Génie).

51Film 1972.

52Qui a donné un film « Nans le berger » en 1974 et 1976. Trois générations sur la terre de la Guirande.

53Film d’Antenne 2, en 1997.