Dhuoda
« Manuel
pour mon fils »,
traité sur l'éducation du IXe siècle.
traité sur l'éducation du IXe siècle.
Antoine Schülé
Historien
La Tourette, 29 septembre 2019
« Aie
souvent recours à ce petit livre.
Sois
toujours, noble enfant, fort et vaillant dans le Christ. + »
Dhuoda,
Manuel, p. 369
Une
femme laïque, vivant à Uzès au IXe s., a écrit un
livre qui nous découvre sa vie d’une façon à la fois intime et
spirituelle. Témoignage précieux d’une mère qui transmet à son
fils, éloigné d’elle, les valeurs qu’elle privilégie pour une
conduite de tous les jours, à la lumière de sa foi. Sa lecture est
profitable pour le croyant ou le non-croyant en Dieu : elle nous
révèle une âme.
I
. Contexte historique
Ayant
lu de nombreux écrits sur Dhuoda, rédigés
de la fin du XXes.
et
du début du XXIe
s., il m’est apparu comme vraiment nécessaire tout
d’abord de
situer le contexte historique et
d’écriture dans
lequel a vécu cette femme cultivée,
aristocratique et
maternelle. A
Uzès, elle
ne vit pas cloîtrée car elle
défend les acquis de son époux,
Bernard de
Septimanie. Sa
foi lui
dicte de rédiger un livre pour
son premier
fils,
Guillaume, âgé
de 16 ans, et
indirectement pour
son
deuxième fils dont le nom lui est resté inconnu.
La
rédaction du « Manuel
pour mon fils » a
commencé le 30
novembre 841
et s’est achevée le 2
février 843.
En
des études récentes de
graves accusations sont
portées contre
Bernard, son époux, et plus tard Guillaume, son fils : or,
nous nous trouvons en
ce
IXe
s., où le
lien familial prime le lien vassalique. Il
y avait une gradation du respect différente de celui
qui sera rendu au
XIIe
s.. Ignorer cet aspect, ce n’est rien comprendre à l’écrit de
Dhuoda ; c’est la lire en lui faisant dire n’importe quoi :
d’accuser
de trahison à tort Bernard et
jusqu’à
appliquer
à Dhuoda
des idées féministes de nos jours qui ne correspondent en rien à
la mentalité de
ce
IXe
s.
Pour
bien comprendre ce
contexte,
quelques cartes de l’Europe accompagneront
mes propos.
Contexte
sociopolitique
Avec Charlemagne, le concept de souveraineté théocratique a pris naissance et possède trois bases qui s’entremêlent, ce qu’il est très important de comprendre : en effet, nous identifions le droit germanique (partition équitable d’un territoire souverain entre tous les héritiers, homme ou femme ; une alliance libre et choisie1 avec un chef élu par des hommes libres; les coutumes), le droit romain (droit d’aînesse ; le pater familias a le droit de vie et de mort sur ses enfants ; droit écrit) et la lecture de l’Ancien Testament (en cas de conflit, Dieu a donné la victoire au vainqueur; importance du patriarche ; les livres historiques dont les interprétations pouvaient justifier bien des causes les plus contradictoires2).
Mais
le roi de ce temps n’est
pas un autocrate ou un dictateur : il y a des coutumes
qu’il doit respecter pour ne pas être destitué et
pour être
maintenu dans sa fonction (un roi élu à l’origine gère son
royaume autrement qu’un roi héréditaire).
La loi évolue selon des jurisprudences
qui varient d’une
région
à l’autre de l’empire carolingien qui
est pluriculturel. Les
Papes
ont
nommé
des empereurs aux
VIIIe
et IXe
s.mais il ne faut pas
confondre ces derniers
avec les empereurs
romains. Le rôle principal
de ceux-ci
est de protéger le Pape
contre les invasions extérieures et
d’assurer la meilleure paix possible au sein de l’Empire.
De plus, les ennemis du Pape pouvaient devenir des ennemis de
l’empereur désigné ! Il
y avait donc
une conjonction véritable d’intérêts.
Avec
Dhuoda, au IXe s. nous ne sommes pas dans la même
situation que dans les monarchies du XIIe s. Certes le
vassal a parfois un rôle militaire bien défini en nombre soit
d’hommes à fournir, soit de jours à accomplir en temps de guerre
pour son suzerain mais son rôle principal, en temps de paix, est
d’aider et de conseiller son roi : les royaumes étaient de
moindre étendue que de nos jours et très fractionnés. Il y avait
des duchés et des comtés qui, au début, n’étaient pas
héréditaires : ils étaient concédés par le suzerain. Les
familles seigneuriales ont voulu transmettre par héritage leurs
fonctions : ce fut parfois une bonne chose mais aussi parfois
une très mauvaise chose !
Pour
bien comprendre l’esprit dominant chez les personnes, exerçant
le pouvoir ou proches de celui-ci : avant le lien qui attache à un
suzerain, il y a obligation d'abord envers sa famille au sens large. Le
seigneur ne ressemble en rien aux courtisans de Louis XIV : il
vit avec son peuple dans une communauté rurale. Il assure la
sécurité ordinaire et il gère des biens fonciers, sans hésiter souvent à
partager les travaux des champs. Il y a eu de bons et mauvais
seigneurs comme dans toutes les classes de la société que ce soit
les membres du clergé, les suzerains, les artisans ou les
serviteurs. La communauté rurale se satisfait en général du cadre
seigneurial : la France post-révolutionnaire a caricaturé, à
la façon d’un Michelet, le Moyen Age. L’histoire est manipulée
par certains à des fins idéologiques : il s’agit de ne pas
l’oublier.
Querelle
successorale : 12 ans de guerre fratricide
Du
temps de Dhuoda, une succession, ouverte avant même la mort du
suzerain, crée de grands troubles qui nuisent à la monarchie :
l’empire doit être morcelé en faveur des héritiers de Louis
le Pieux. Il l’est en trois parts pour commencer mais la
naissance de Charles le Chauve, avec sa deuxième épouse
Judith, crée un nouveau problème : la guerre est ouverte. Pour
les seigneurs locaux, la question est de savoir qui servir : le
père contre ses trois fils refusant les droits du quatrième;
l’un des quatre fils ; la difficulté se corse quand il y a
des possessions de seigneuries dans deux, ou plus, des nouveaux
territoires constitués ; rester dans l’expectative mais ceci
n’est guère possible et c’est même prendre le risque de subir
l’hostilité de tous… L’époux de Dhuoda comme son fils seront
confrontés à ce problème du choix, un choix à faire qui n’est
pas évident : chacun d’entre eux invoquant des droits sur des
bases juridiques qui leur conviennent individuellement.
Pour
mémoire, il est bon de retracer brièvement quelques traits
marquants de Charlemagne à Louis le Pieux, appelé aussi Louis le
Débonnaire.
II.
Charlemagne
Son
principal mérite européen est d’avoir réussi l’amalgame entre
la culture romaine et franque. Pour gérer l’ensemble des provinces
de l’Europe, il a favorisé une administration centralisée. A ses
frontières, il doit lutter, au Nord, contre les Vikings et, au Sud
(le nord de l’Espagne), contre les Vascons et les Maures.
A
sa mort, en 814, son fils Louis le Pieux,
à 36 ans, hérite
d’un empire réunissant une multitude de peuples, pas tous
chrétiens d’ailleurs : des basques, des peuplades nordiques
païennes, des nomades des steppes d’Europe centrale et orientale3,
avec d’autres religions.
D’un
point de vue linguistique, c’est une véritable tour de Babel :
dialectes celtiques, germaniques (vieil anglais, francique rhénan,
moyen francique, saxon, alémanique,thuringien, lombard), romans
français (picard, normand, champenois, etc.), occitans (limousin,
gascon, languedocien, provençal, catalan) et des dialectes italiens
ou encore grecs ou arabes...
Sa
descendance
En
816,
Louis le Pieux4
est sacré, par le Pape Étienne IV à Reims, en tant qu’Empereur
d’Occident (il réunit ainsi les trois titres de son père
Charlemagne : roi des Lombards, roi des Francs et empereur).
Il
cultive des liens étroits avec les ecclésiastiques qui le poussent
à initier une réforme de l’Église et à consolider ce qu’il
conviendra d’appeler la culture carolingienne avec ses trois
composantes, qui s'harmonisent, germanique, romaine et chrétienne. Il accorde au
Pape Pascal la souveraineté de l’Église sur ses possessions
italiennes5.
Son demi-frère, un
des fils bâtards
de Charlemagne, aussi un
Bernard, est le roi
d’Italie.
En
816,
Louis est le père de trois fils : Lothaire, Pépin et Louis.
Croyant
éviter des querelles successorales, il désigne Lothaire
comme successeur pour porter le titre d’Empereur, avec des
territoires s’étendant de la Frise à la Méditerranée. Pépin
reçoit l’Aquitaine
et Louis
la Bavière : les deux doivent allégeance à Lothaire mais ils
ont des réticences envers
leur frère. Bernard, roi
d’Italie, se rebelle contre ce choix : il meurt exécuté.
En
823,
la seconde épouse de
Louis le Pieux
devenu
veuf,
Judith, donne
naissance à un fils :
Charles
qui sera fait duc d’Alémanie en
829 par son père. Une
guerre civile prend naissance en
raison des refus de
cette
décision
paternelle, de la
part de Pépin et de
Louis pour commencer et
de Lothaire ensuite : les
différents partis en présence nouent des alliances pour faire
valoir ce qu’ils estiment être leurs droits.
Ainsi
au début des années
830, l’empire
connaît une grande confusion. Et c’est à ce moment-ci que nous
pouvons introduire Bernard
de Septimanie et son
épouse Dhuoda.
Bernard
et Dhuoda de Septimanie
Bernard
de Septimanie a le titre
de duc. Il est le fils de Guillaume de Gellone qui était cousin
germain de Charlemagne. Bernard
a le commandement
de la « Marche
d’Espagne ».
Son territoire s’étend du
Sud de la France
à au-delà de la
frontière espagnole actuelle, jusqu’à
l’Ebre, avec Barcelone6
et Tortose7
comme villes principales à l’Est et jusqu’à Roncevaux8
à l’ouest. De 781 à
814, Louis le Pieux avait
été le roi d’Aquitaine et donc le suzerain de Bernard.
Dhuoda
est un prénom d’origine germanique9
orthographié aussi Dhuodane : « dodh »
signifiant « jugement » ; « an »
signifiant « sage » (sage jugement comme
son écrit le démontre !). Il y a des formes similaires à
ce prénom : Doda. Vous avez des villages portant en France
les noms de : Dode, Dodon, Douzon et
Douzou.
Dhuoda
a peut-être des origines alémanes10.
Elle a suivi son mari avec son fils lors de ses multiples
déplacements. En raison des temps troublés de 840, elle séjourne à
Uzès, chef-lieu d’un comté faisant partie de la « Marche
de Gothie ». Elle finit sa vie probablement à Uzès peu de
temps après la rédaction de son livre et âgée d’environ 40 ans
et donc avant la mort tragique de Bernard qui surviendra en 844.
Bernard
et Dhuoda se marient le 24
juin 824. Le premier fils, Guillaume en français ou Wilhelm11
en allemand, naît le 29 novembre 826. Son
deuxième fils, au prénom inconnu d’elle,
est né le 22 mars 841 à
Uzès : il se
prénommera
comme son père :
Bernard II. Retenez
que Dhuoda commence la
rédaction de son livre le 30
novembre 841 pour le
finir le 2 février
843. Revenons
à Bernard père.
Il
a emporté des victoires contre les Maures, spécialement en 827. Il
a été
nommé camérier ou
chambrier à la cour
d’Aix-la-Chapelle en
829 : le
camérier est un proche du roi qui veille sur sa personne et sur son
trésor. C’est en
quelque sorte le second personnage de l’État, ce que Lothaire
refusa
d’admettre. Comme il se
devait, Bernard
a soutenu
Louis contre ses fils :
Lothaire, Pépin et Louis.
En
830, Lothaire se fait couronner régent en Italie par le Pape Pascal
I. En 833, la deuxième
révolte éclate lorsque Louis retire l’Aquitaine à son fils
Pépin. Là, la confusion
est totale et l’empereur
paraît faible aux yeux de ses sujets.
Il est difficile de savoir qui est le traître de qui : en
effet dans ce cas de figure à
qui accorder sa fidélité12 ?
Le clergé se mêle au conflit. Les pratiques des uns et des autres
sont bien étranges. Bien
entendu, Dhuoda a
connaissance de ces faits qu’il nous
faut connaître pour bien
comprendre son écrit qui
en fait des références
précises ou des allusions.
Regardons les évènements
de plus près.
Colmar
et le « Champ du mensonge »
Est-ce
vrai ? Est-ce faux ? Bernard de Septimanie est soupçonné
d’être le père de Charles le
Chauve, donc accusé par
certains d’adultère avec Judith.
Sommes-nous face à un
mensonge politique ? Je dois dire qu’il est difficile de
trancher13.
Trop
d’historiens se sont montrés catégoriques en
défaveur de Bernard, sans
analyser toutes les
sources de façon objective.
En 832,
il est dépouillé de son duché de Septimanie.
Louis,
Lothaire et Pépin provoquent la désertion d’une partie
de l’armée en achetant
les partisans de leur père en
833. Louis le Pieux est
condamné à la captivité dans un monastère. Judith et Charles sont
placés dans un couvent.
Lothaire
a le soutien de l’évêque des Gaules qui
porte l’accusation,
Agobard14
à Lyon, et Ebbon,
évêque de Reims15
qui prononce la sentence.
Louis le Pieux est soumis à une
pénitence publique dans l’abbaye de Saint-Médard de Soissons,
devant
des clercs et des laïcs. L’empereur est déchu de son titre au
profit de Lothaire qui veut faire valoir ses prérogatives
impériales. Ce qui
suscite l’opposition immédiate
de ses deux frères qui
replacent sur le trône16,
en 834,
Louis le Pieux à la
condition qu’il accepte
de mettre sur pied d’égalité ses trois fils : le titre
impérial de Lothaire ne comporte aucune prééminence sur ses deux
frères.
La
question de la légalité de
la suspension d’un
souverain par des évêques sera remise en cause. L’évêque
de Reims a perdu, en cette
circonstance, non
seulement sa fonction mais a dû faire pénitence en
raison de son comportement
judiciaire.
Pour les aristocrates, et
pour longtemps, la conclusion est simple17 :
les prélats
avaient outrepassé leur droit en 833 mais n’oublions que ceci fut
à la demande des fils de l’empereur que la plupart d’entre
eux ont suivi !
Ces
rébellions ont eu lieu pour la défense d’intérêts particuliers
et non dans l’intérêt général : des haines solides en sont
nées et nous comprenons mieux pourquoi Dhuoda traite
ce sujet avec force. Les
accusations contre son époux la bafouaient.
Chaque
héritier de Louis le
Pieux reçoit le même
nombre de palais et la même superficie de territoires :
phénomène grave de
fragmentation car nous
sommes
alors à la naissance
d’une multiplication de
domaines se mêlant entre
eux et ne répondant à
aucune logique géographique. Des barons deviendront, au final et
dans la longue
durée,
les maîtres de ces domaines. C’est
le début d’une contestation de la monarchie carolingienne par la
noblesse18.
La
guerre fratricide : Fontenoy-en-Puisaye
En
juin 840
en Rhénanie, à Ingelheim, Louis
le Pieux meurt alors
qu’il s’apprête à livrer la guerre contre son fils Louis de
Bavière. Dhuoda et
Bernard sont ensemble à cette date. La
lutte de Charles le Chauve contre Lothaire et son allié Pépin II
d’Aquitaine que soutient Bernard, entraîne la séparation physique
des époux Bernard et
Dhuoda.
En
janvier 841,
Charles rencontre Bernard qui
décide dès lors
d’attendre la suite des
évènements. Le
22 juin 841, la bataille de Fontenoy-en-Puisaye
a lieu : à son issue, Bernard se réconcilie avec Charles le
Chauve et lui confie19
à Aix-la-Chapelle, son fils Guillaume pour qui Dhuoda écrira le
livre qui nous intéresse ce jour.
Cette
recommende
a une raison précise :
Thierry, comte
d’Autun, l’oncle et
parrain de Guillaume, possède des droits familiaux en Bourgogne20
qu’il s’agit de défendre car
Thierry a fait de
Guillaume son héritier.
Dhuoda
ne connaîtra pas les évènements qui
suivent mais que je vous
relate maintenant afin que vous ayez une vision de cette saga
familiale.
Ainsi
Charles le Chauve ordonnera
la décapitation
de Bernard en 844,
à
Toulouse :
a-t-il commis ainsi un parricide ou
tué un acteur présumé de son déshonneur, ayant
suscité la suspicion
de sa bâtardise
?
Guillaume
se ralliera
à Pépin II
d’Aquitaine :
sa
famille a souffert de Lothaire et de Charles le Chauve et
n’avait pas un lien particulier avec Louis dit le Germanique (de
Bavière).
En
845,
il sera
à la tête du comté
de Bordeaux. En 848,
il reprendra
la « Marche
d’Espagne » et
s’emparera
de Barcelone. Cependant en 849,
il sera
capturé lors d’une embuscade et il mourra
lui aussi décapité.
En
877,
Charles le Chauve, sacré empereur depuis le 25 décembre 875 par le
Pape Jean VIII, trouvera
la mort près de Modane.
Quant
au deuxième fils de Dhuoda, Bernard,
il est difficile d’avoir des certitudes historiques : il
pourrait être le célèbre Bernard Plantevelue, père de Guillaume
le Pieux, duc d’Aquitaine
et fondateur de Cluny.
III.
Manuel pour mon fils
Le
texte nous est parvenu grâce à trois
manuscrits se
trouvant à : Paris (BNS, n° 12.293), à
Nîmes (n° 393, 32
feuilles incomplets) et à
Barcelone (n°569, 129 feuillets ; version la plus complète).
Elle
adopte un genre littéraire nommé le « miroir »,
procédé qui se retrouve déjà dans la plus haute antiquité juive
et égyptienne et qui est très fréquent en littérature latine
médiévale. Rassurez-vous le miroir
n’a pas pour but de cultiver le narcissisme. Sa fonction
pédagogique est de corriger ce qui ne va pas, ce qui n’est pas en
ordre aussi bien dans l’état de la société dans laquelle on vit
que dans son âme. De nos jours, nous parlerions plutôt d’un guide
de conduite.
Pour
l’historien,
c’est une source précieuse pour discerner les objectifs moraux,
sportifs et littéraires que doit atteindre un jeune aristocrate de
ce temps. C’est pourquoi il est aussi dénommé traité de
l’éducation. Éducation
signifiant faire sortir de l’enfance, nourrir non seulement son
corps mais encore son esprit.
Ne pas confondre avec
l’instruction qui est liée
à la possession d’un savoir.
Son
apport essentiel est de nous dévoiler la spiritualité laïque
médiévale de la Gaule franque en
latin qu’elle considère comme sa langue, alors que son origine
germanique ne fait pas de doute.
Ce qui touche le plus le lecteur de nos jours est le ton intime de
Dhuoda21
pour nous parler avec
délicatesse de ses
souffrances, de sa maladie et de sa mort qu’elle sent venir
prochaine :
« Mais
puisque le moment de
la séparation approche pour moi et que les affres de la maladie
accablent tout mon corps, c’est pour ton utilité et celle de ton
frère que j’ai composé en hâte ce recueil. »22.
A
mon avis, ce recueil est plus pour le fils dont elle ne sait pas le
nom, c’est-à-dire Bernard II que pour Guillaume : en effet,
ce dernier, âgé de 16 ans, n’est plus un enfant mais un jeune
homme qui, certes, a encore besoin de conseils. Elle déclare à
plusieurs reprises qu’elle a rédigé son texte pour une personne
jeune afin que celle-ci puisse le lire facilement.
Il
faut rappeler qu’à partir de 14 ans, un garçon était un homme
pouvant devenir chevalier. Jusqu’à 7 ans, l’enfant était
avec la mère23
et les femmes qui l’entouraient ; de 7 à 14 ans, il
apprenait ce qui devait faire de lui un homme accompli, avec des
maîtres et des hommes d’armes et, bien souvent, avec son père ou
dans l’entourage d’un roi, en tant que page.
Pourquoi
un manuel ?
L’emploi
de ce nom Manuel est voulu par Dhuoda qui invoque plusieurs raisons :
- la main de Dieu est celle du Créateur qui a créé une œuvre parfaite. Nous sommes tous dans la main de Dieu dans les victoires comme dans les tribulations de la vie, dans nos joies comme dans nos peines.
- une citation complète l’expression de son intention : « Cet ouvrage, je veux, lorsqu’il t’aura été adressé de ma main, que tu veilles à le serrer volontiers en ta main. Le tenant, le feuilletant et le lisant, applique à le mettre en œuvre le mieux possible. »24
Plan
de l’ouvrage
Il
est structuré en onze chapitres après un prologue :
- Dieu
- Trinité
- Famille, les grands et les prêtres
- Tribulations
- Perfections à atteindre
- Double naissance et seconde mort possible
- Manières de prier
- Comput digital et symbolique des chiffres et des lettres
- Bénédictions
- Époques de la vie et son épitaphe
- Lectures des psaumes
Prière
d’ouverture à l’intention de son fils Guillaume
Son
écrit en latin commence par un poème où elle demande à Dieu
d’achever en son fils Guillaume les conseils qu’elle lui
prodigue :
« Achève,
Toi dans Ta clémence, ce que moi j’ai entrepris. Toute ignorante
que je suis, c’est de Toi que je requiers l’intelligence. »25
Pour
agir, elle souhaite qu’il respecte la quadruple voie des vertus :
justice, courage, prudence et tempérance. Il vaut mieux faire
confiance à Dieu qu’aux hommes et elle fait une claire référence
aux troubles politiques qui agitent le royaume en adressant sa
prière à Dieu :
«Malgré
la discorde dans le royaume et la patrie, Toi seul, Tu demeures
immuable.
Que
les gens de bien recherchent les décisions
opportunes : c’est de Ta volonté que tout dépend. »26.
Le
bon choix est à faire au regard de Dieu et non au regard des
gouvernants qui s’empêtrent dans leurs querelles familiales.
Remplacez « querelles familiales » par « combats
idéologiques » de nos jours et considérez l’actualité
de sa réflexion.
Prologue
Dhuoda
définit très clairement ce qu’est le « miroir »
et cet extrait est explicite quand elle s’adresse à Guillaume
:
« Même
si tu possèdes de plus en plus de livres, qu’il te plaise de lire
souvent mon petit ouvrage : puisses-tu, avec l’aide de Dieu
tout-puissant, le comprendre pour ton profit. Tu y trouveras tout ce
que tu as envie de connaître, en abrégé ; tu y trouveras
aussi un miroir dans lequel tu pourras contempler sans
hésitation le salut de ton âme, en sorte que tu puisses
en tout plaire non seulement au monde, mais à Celui qui t’a formé
du limon de la terre. Cela t’est nécessaire à tout point de vue,
mon fils Guillaume, pour que tu mènes, sur les deux plans,
une vie telle que tu puisses être utile au monde
et que tu sois capable de
toujours plaire à Dieu en toutes
choses. »27
Et
elle redit encore plus loin :
« Dhuoda
est toujours là qui t’exhorte, mon fils, et pour le jour où je
viendrai à te manquer, ce qui arrivera, tu possèdes là un
aide-mémoire, ce petit livre de morale : tu pourras
ainsi comme dans le reflet d’un miroir me regarder en lisant avec
les yeux du corps et de l’esprit
et en priant Dieu quant aux devoirs qu’il t’appartient de me
rendre, tu peux les y trouver au long |de ce texte]. Mon fils, tu auras des
maîtres28
qui te donneront des leçons plus nombreuses et d’une plus grande
utilité, mais non dans les mêmes conditions, ni le cœur aussi
brûlant que je le fais, moi, ta mère, ô mon fils premier-né.
Ces
mots que je t’adresse, lis-les, comprends-les et mets-les en
pratique.»29
Dhuoda
témoigne dans son écrit de la façon dont elle a rédigé son
Manuel, ce qui est rare :
« Sans
doute, une partie des connaissances contenues dans ce petit livre est
opportunément compilée de divers ouvrages. »30
Nous
avons ainsi un témoignage précieux de la culture d’une femme
d’origine germanique, parlant le latin et voulant donner un
condensé de sa réflexion dans ce qui est, pour l’instant et selon
nos connaissances, le premier livre écrit par une femme en Occident.
Elle dicte dans un latin qui n’est pas classique sa pensée à un
moine qui est son scribe.
1.
Dieu
Dieu
doit être aimé et il est le sommet à atteindre. Le triangle, dont
Dieu est la pointe la plus haute qui
symbolise la nécessaire
élévation de l’homme
vers Lui. Les
deux angles de la
base sont : la vie contemplative et la vie active.
Dieu
est à être recherché dans le quotidien de la vie par la
contemplation :
« Il
nous faut mon fils, rechercher Dieu, toi et moi : c’est dans
son vouloir que nous tenons l’existence, la vie, le mouvement et
l’être. »31
Dieu
existe depuis tous les temps et à jamais :
« Demeurant
le même jadis dans le passé, le même maintenant dans le présent,
le même dans l’avenir, Il est toujours ici et partout ; II
dispose en puissance de tous les biens possibles. A Lui appartient
d’exister toujours. »32
Dieu
est ce qu’il y a de plus grand dans l’univers et Dhuoda se
réfère à saint Paul et aux Psaumes, selon sa pratique usuelle :
« La
sublimité et la grandeur de Dieu, mon fils, nul parmi les mortels,
comme le dit l’apôtre Paul, n’a jamais pu ni ne peut les
connaître pleinement. Il dit en effet : « Ô
sublimité des richesses de la sagesse et de la science de Dieu :
combien Ses jugements sont incompréhensibles et Ses voies
impénétrables ! »33
Et encore : « Qui donc a connu la pensée du
Seigneur, ou qui a été son conseiller34 ?
Et qui, dans les nues, peut s’égaler à Lui, ou qui peut Lui être
semblable35 ? »
Sous-entendu : personne. Pourquoi ? C’est
qu’Il est le seul à connaître le cœur des enfants
des hommes, et qu’Il est le Très-Haut, par-dessus
toute la terre36. »37
Ce
qui est mis à notre disposition sur la terre, que certains, par
erreur, croient posséder, n’a qu’un temps. La mort corporelle
est égale pour tous : personne n’y échappe. Seule sa venue
diffère d’une personne à l’autre et c’est l’occasion de
rappeler les ancêtres de la famille :
« Nous
disons et ils disent ; « C’est à moi. »,
et ainsi de tout. Ils disent vrai, puisque
cela est leur et ne l’est pas ; ils l’ont et ne l’ont
pas. ; c’est pour un peu de temps, mais non pour toujours ;
ils l’ont pour un temps, mais non pour tout le
temps38.
Je
pense à ceux dont j’ai entendu lire l’histoire,
et aussi à certains de mes parents et des tiens, mon fils, que j’ai
connus : ils ont fait figure de puissants dans le siècle, et
ils ne sont plus. Peut-être sont-ils auprès de Dieu en
raison de leurs mérites, mais ils ne sont plus présents
corporellement dans ce monde. Pour eux comme pour les autres, je
demande à genoux le repos éternel. Quant à moi aussi, toute petite
que je suis, quand je pense à cela et que survient la mort, je vois
ce qui m’attend. »39
Et
ce premier chapitre nous révèle la prière de cœur de Dhuoda pour
son époux et son enfant. Elle est d’un belle simplicité :
« Que
le Tout-Puissant, de qui, malgré mon indignité, je fais si souvent
mention, vous rende, ainsi que votre père Bernard, mon maître et
seigneur, heureux et gais dans le siècle présent ! Qu’Il
vous donne de réussir en tout ! Et que, le cours de cette vie
une fois accompli, il vous fasse entrer joyeux au ciel avec les
saints ! Amen ! »40
2.
La Trinité
Pour
ce chapitre, Dhuoda reprend la pensée de saint Augustin, de Grégoire
le Grand, d’Hilaire et saint Ambroise. La Trinité se révèle entièrement dans
la Charité. Ses citations bibliques sont puisées essentiellement
dans les lettres de saint Paul41.
Et son conseil est le suivant :
« Demande
dans la foi, cherche dans l’espérance, sollicite par la charité
Celui qui est appelé Dieu.
Auprès
de Lui dont tu espères recevoir tout bien, cherche par la pensée,
demande par la parole, frappe par les œuvres42.
Grâce à cette triple démarche, tu parviendras à la
vertu suprême et parfaite qui est appelée charité. »43
Et
sans le nommer, elle cite l’évangéliste Jean (I Jean 4,16) :
« Dieu
est charité, et qui demeure dans la charité demeure en Dieu, et
Dieu en lui. ».
Or
la charité commence par un dialogue avec Dieu, donc une oraison qui
ouvre non seulement la bouche mais encore le cœur.
Sur
la manière de prier, elle exprime son expérience qui nous instruit
sur sa vie spirituelle animée principalement par les Psaumes :
« Si
nous voulons demander un service, grand ou petit, à un puissant de
la terre, nous ne le demandons pas avec morgue, ni avec de grands
éclats de voix, ni en récriminant, mais nous sollicitions avec
humilité qu’il fasse donner ce que nous demandons.
A
combien plus forte raison faut-il prier avec un souverain respect le
Créateur et dispensateur de tous les biens, c’est-à-dire
demander, chercher et trouver44.Il
ne faut pas pousser des cris ni s’étendre en de longs discours,
mais c’est dans un élan intense et bref, en silence, qu’il faut
Lui demander de nous donner, accorder, dispenser ses biens, de
daigner exaucer notre requête ! »45
Il
existait au IXes. des recueils de prières et Dhuoda en
compose elle-même à l’intention de Guillaume et à de
nombreuses autres intentions aussi. En voici quelques-unes parmi
d’autres :
« Dieu
de pardon et de miséricorde, de justice et de pitié, de clémence
et de vérité, fais miséricorde à Ta créature, que Tu as formée
et que Tu as rachetée de Ton sang.
Fais-moi
miséricorde et accorde-moi de marcher dans les voies de Ta justice.
Donne-moi
mémoire et intelligence, pour que je sache croire en Toi, T’aimer,
Te craindre, Te louer, Te rendre grâces, et atteindre à la
perfection en agissant toujours bien, grâce à une foi droite et une
volonté bonne, Seigneur mon Dieu.
Amen »
Du
matin jusqu’au soir, elle propose diverses prières. Avant de
s’endormir, elle lui recommande de répéter trois fois avant
de prononcer le Gloria46
et le Pater47
:
« O
Dieu, viens à mon aide ! Hâte-Toi Seigneur de me secourir. ».
Et
la prière finale est :
« Tu
m’as gardé, Seigneur, pendant le jour, garde-moi aussi en cette
nuit, si c’est Ta volonté. Que je mérite d’être protégé à
l’ombre de Tes ailes, rempli du Saint-Esprit, défendu par Ta
protection, entouré de la garde des anges, afin que cette nuit, si
peu que je me repose, je trouve la paix du
sommeil. Et si parfois je me réveille, puissé-je sentir que tu me
gardes sous Ta protection pendant mon sommeil Toi qui, sur l’échelle,
apparus au bienheureux Jacob comme son Sauveur. »
A
la fin de cette série de prières, il doit faire un signe de croix,
sur son front et sur son lit, en disant :
«J’adore
Ta croix, Seigneur, et je crois en Ta sainte résurrection. Ta
sainte Croix est avec moi. La Croix, dès que je L’ai connue, je
L’ai toujours aimée et je L’adore toujours.
La
Croix est mon salut, la Croix est ma défense, la Croix est ma
protection, Elle est à jamais mon refuge.
La
Croix est ma vie ; elle est ta mort, à toi Diable, ennemi de la
vérité, amateur de la vanité ; la Croix est ma vie, elle est
ta mort à jamais. »48
Et
encore :
« Ta
Croix +, Seigneur, je l’adore, et Ta glorieuse passion je la
commémore, Toi qui as daigné naître, souffrir, mourir et
ressusciter d’entre les morts, Toi qui est avec le Père et
l’Esprit-Saint.
+
Que la bénédiction de Dieu, Père, Fils et Esprit-Saint, descende
sur moi, ton très petit serviteur !
Amen. »49
Au
réveil du matin, la prière débute la journée par trois
invocations :
« O
Dieu, viens à mon aide ! Hâte-Toi Seigneur de me secourir. ».
Un
Pater et
« Mon
Roi et mon Dieu, dresse-Toi, secours-moi50,
entends mon cri, car c’est à Toi que j’adresse ma prière.
Exauce mon appel ce matin, dresse-Toi et sois attentif à mon
jugement, afin de m’assister aujourd’hui dans ma cause, ô mon
Dieu. »
Elle
l’invite à respecter les heures canoniales51
qui se célèbrent sept fois dans la journée. Le plus important à
constater est son attachement aux Psaumes. De nos jours, mis à part
quelques psaumes, peu de chrétiens ont lu véritablement le psautier
en entier. Et pourtant la lecture en est passionnante52.
Une
autre prière est donnée lorsque Guillaume doit quitter son domicile
et il y a une allusion claire à la calomnie probable prononcée
contre son père Bernard :
« Aie
pitié de moi, Père miséricordieux, et conduis aujourd’hui mes
pas dans tes sentiers.
Mène-moi
sur Ton chemin et dirige-moi dans Ta vérité.
Aide-moi,
mon Dieu, aujourd’hui et toujours, afin que les calomnies ne
s’abattent point sur moi et qu’aucune injustice n’ait sur moi
de prise. Réjouis plutôt mon cœur sur le chemin du bien, jusqu’à
ce que je mérite, en accomplissant tout ce qui Te plaît, de
parvenir, avec Ton aide, jusqu’au soir. Et je dirai :
Tu
es béni Seigneur Dieu, Toi qui m’as aidé et consolé.
Tu
es béni, Toi de qui viennent tous les biens, Toi qui vis et règnes
pour les siècles des siècles. Amen. »53
3.
La famille
Père
avant le suzerain
Le
rôle du père est prédominant : « En toute affaire
importante, sois obéissant à ton père, écoute son avis. »54.
Le fils lui doit crainte55,
amour et fidélité même lorsqu’il lui voit perdre sa vigueur :
ici Dhuoda prend des exemples de l’Ancien Testament en faisant
clairement allusion aux révoltes des enfants de Louis le Pieux à
qui elle oppose des modèles à suivre : Sem (le fils de Noé),
Isaac, Jacob, Joseph illustrent la volonté de Dieu à bénir les
fils respectueux de leur père.
Le
fils doit rendre hommage à son père, Bernard, avant celui dû à
son suzerain, Charles, ce seigneur que Bernard a retenu pour
Guillaume, est ce que révèle de façon inattendue le Manuel.
Sagesse
à cultiver
Une
règle d’attitude personnelle est donnée :
« Ce
que tu fais, fais-le de façon digne des gens dignes. »56.
*
Il
est recommandé de choisir des modèles dans son entourage
(reconnaître ces personnes et établir des liens avec elles quand
elles sont dignes par leur façon d’être et non uniquement
par le port d’un titre ou d’une fonction).
La
relation qu’il doit cultiver avec son suzerain est la suivante :
« Ne le sers pas seulement pour plaire à ses yeux, mais
aussi de toute ton intelligence, à la fois pour ce qui est du corps
et pour ce qui est de l’âme ; garde-lui en tout une fidélité
active, loyale et sûre. »57
La
raison invoquée est que tout honneur et toute autorité sont un don
de Dieu : le verset qui justifie cette affirmation est de la
lettre de saint Paul aux Romains (13, 1 et 2). Vu le contexte
historique de cette époque, ce verset fera couler bien de l’encre :
d’où la nécessité de choisir les personnes dignes d’être
suivies.
Sous
bien des aspects, il est à noter la ressemblance des conseils du
Manuel avec le Livre du Siracide de l’Ancien
Testament, rédigé en 180 avant Jésus-Christ : la volonté de
transmettre une sagesse à suivre dans la vie quotidienne. Tout
lecteur des textes antiques de l’Orient, je pense aux différents
livres attribués à Confucius notamment, y trouve encore des
similitudes étonnantes, mais ceci serait une autre communication
possible sur cette sagesse commune à toutes les civilisations….
Ainsi,
elle nous dit : « …le jugement des hommes prudents
doit comporter toujours réflexion et raison. Oui, la parole de
l’homme sensé est plus brillante que la neige, plus douce que le
miel, plus pure que l’or et l’argent. »58
Obtenir
la sagesse est la demande essentielle qui s’adresse à Dieu :
« Toi, mon fils, crois-en Dieu, crains-Le, aime-Le ; ne
délaisse pas de t’attacher à Lui dans la fleur de
ta jeunesse. Demande-Lui la sagesse : Il te la donnera. »59
La
quintessence de ce chapitre est dans cet extrait60 :
« Toi
donc, mon fils Guillaume, issu de leur lignée61,
sois avec ton seigneur comme je te l’ai dit : franc, vigilant,
efficace, éminent.
En
toute affaire qui intéresse le pouvoir royal, tâche, pour autant
que Dieu te donnera des forces, de te conduire en toute prudence,
au-dedans comme au-dehors.
Lis
les maximes et les vies des saints Pères qui nous ont précédés ;
tu y découvriras comment et de quelle façon tu dois servir ton
seigneur et l’assister fidèlement en tout. Et quand tu l’auras
découvert, applique-toi à exécuter fidèlement les ordres de ce
seigneur.
Regarde
aussi et observe ceux qui le servent très fidèlement et assidûment,
et reçois d’eux des leçons de service ; ainsi formé à leur
école, avec l’aide et le secours de Dieu, tu seras capable
d’accomplir plus facilement ce que je t’ai rappelé plus haut.
Que
ton Dieu et Seigneur te soit en tout propice et bienveillant !
Qu’Il soit ton défenseur, ton chef bienfaisant et
ton protecteur ! Qu’en toutes tes
actions, Il daigne t’assister continuellement
comme ton soutien et ton défenseur !
Comme Il le voudra dans le ciel, ainsi soit-il !
Amen. »62
Fonction
de conseiller
Les
nobles63
et les aristocrates ont un devoir de conseil : les images
de ce temps nous renvoient toujours à des scènes de guerre mais le
travail principal de ces hommes était de s’informer sur des
situations ou des cas précis et de proposer au roi ou à l’empereur
des solutions ou des variantes.
C’est
pourquoi Dhuoda délivre des informations fort utiles sur le rôle du
conseiller. Le mauvais conseil est celui soit qui est sans profit
pour son seigneur, soit irréalisable, soit sans une réponse aux
intérêts de tous.
Une
mise en garde contre les mauvais conseillers, ceux qui cultivent
l’orgueil, est rédigée de la façon suivante : « Il
en est qui se prennent pour des conseillers et ne le sont pas, car
ils se croient sages alors qu’ils ne le sont pas. ‘’ Moi
plus qu’eux et c’est trop peu dire... ‘’»64.
Guillaume
doit, lui aussi, s’entourer de conseillers et les choisir d’une
façon sage est primordial :
« Garde-toi
des gens malhonnêtes, choisis des gens de bien ; fuis les
méchants, attache-toi aux bons ; ne prends pas conseil auprès
d’un homme malveillant, lâche ou coléreux. Un tel homme te
rongera comme la teigne, et jamais il ne sera sûr et
tranquille en ses commandements.
La colère en effet et l’envie, sa compagne
habituelle, entraînent facilement
à la chute et précipitent à l’abîme. »65
Deux
exemples types de mauvais conseillers sont extraits de l’Ancien
Testament : Architopel conseiller de David ; Amon,
celui de Saül. Leur goût immodéré à agir mal et leur orgueil
démesuré les caractérisent. D’où ce conseil réitéré :
« Prends garde des malhonnêtes, pervers et méchants et
choisis les personnes dignes de confiance. »66
Elle
donne encore un autre conseil de sagesse quant à la conduite à
tenir à l’égard des plus petits qu’il faut discerner en raison
des qualités qu’ils démontrent : « … n’en doute
pas, de plus petits s’élèvent jusqu’à servir de modèles à
leurs supérieurs. Aussi je t’engage à ne pas
manquer de te lier à eux, comme eux à toi, par de grands et petits
services. »67
Respect
dû aux prêtres
La
fonction du bon prêtre est de donner l’exemple : il doit
« repaître le
troupeau du Seigneur de leurs paroles et de leurs exemples. »68
Et oui, les actes en contradiction avec les paroles chez un prêtre demeure ce qu’il y a de plus choquant et c’est une vérité qui vaut pour tous les temps. Dhuoda, qui a connu les accusations de deux évêques contre Bernard, précise qu’il faut rendre les honneurs « à ceux qui en sont dignes. ».
Et oui, les actes en contradiction avec les paroles chez un prêtre demeure ce qu’il y a de plus choquant et c’est une vérité qui vaut pour tous les temps. Dhuoda, qui a connu les accusations de deux évêques contre Bernard, précise qu’il faut rendre les honneurs « à ceux qui en sont dignes. ».
Comment
les reconnaître ? Car
Dieu laisse l’homme libre de discerner à la la lumière de la foi,
une foi qui n’étouffe pas l’intelligence mais qui fait appel à
elle :
«C’est
d’après leurs paroles, leur pensée, leur regard, leur vie que se
reconnaît à coup sûr les dignités de leur fruit et de
leur œuvre.
Attache-toi
à ceux que tu reconnaîtras à leurs paroles et à leurs actes pour
les meilleurs et les plus capables de discernement. »69.
Il
s’agit de vénérer uniquement les prêtres qui servent Dieu
dignement.
Au
prêtre digne, il convient de se confesser dans le secret car « une
bonne confession libère l’âme de la mort. »70
Un bon prêtre permet de progresser dans la voie du Seigneur.
Conduite
à tenir en société
Lutter
contre les esprits du mal est un chemin de perfection. A nouveau,
Dhuoda invite à se méfier des apparences de certaines personnes
qu’elle décrit ainsi :
« Il
est des gens qui apparemment réussissent dans le monde et sont
riches de biens, et qui pourtant, par une obscure malice, ne cessent
d’envier et de déchirer autrui autant qu’ils le peuvent, et cela
en feignant l’honnêteté. »71
L’envie
et la colère les animent. Avec insistance, notre auteur invite à
fuir et à éviter les gens atteints de ce fléau. « Tâche,
je t’en prie, de te tenir loin d’eux et de n’avoir pas commerce
avec eux en leur tournant le dos et sans hésiter à leur
résister. »72
Pour
plaire d’abord à Dieu et bien servir son suzerain, son conseil,
répété plusieurs fois est :
«Tu
as et tu auras à lire, à feuilleter, à méditer, à approfondir, à
comprendre, et tu pourras même trouver très facilement des docteurs
qui t’instruiront ; ils te fourniront des modèles de ce que
tu peux faire de bon pour remplir ton double devoir. » 73
Et ainsi : « Tu seras capable, avec l’aide du
Christ, de t’élever jusqu’aux vertus de l’esprit aussi bien
que du corps, et de parvenir au terme de ta course. »74.
Comment
ne pas entendre les peines subies par elle et par Bernard
quand elle dit avec une véhémence qui se sent sous ces mots qui
n’ont rien de tiède :
« Par
ailleurs, je t’adresse cette recommandation : détester, fuir
et éviter, de tout cœur et toujours, comme abominables, les
méchants, les malhonnêtes, les lâches et les orgueilleux.
Pourquoi ? Parce qu’ils tendent des lacets, comme des
sourcières, pour tromper, et qu’ils ne cessent pas de disposer sur
le chemin des obstacles et des pièges, pour y tomber eux-mêmes tête
première et y précipiter leurs semblables. Voilà ce que
fut dans le passé, voilà ce que je t’exhorte à fuir
dans le présent et à l’avenir, si cela arrive ou doit arriver ;
Dieu permette que ton sort ne rejoigne en aucune façon le leur ! »75
4.
Prospérité ou adversité
En
toute circonstance, faire confiance à Dieu :
« Quant
à toi, mon fils, tandis que tu combats dans ce siècle au milieu du
tourbillon des activités mondaines, qu’il t’arrive prospérité
ou adversité, ne cesse pas de rendre grâces à Dieu en toutes
choses, je t’en prie ; à cette condition pourtant que jamais
ton âme ne s’enorgueillisse dans la prospérité à l’exemple
des méchants, et que jamais vaincu par l’adversité, tu ne
t’égares et ne te laisses abattre. »76
Et
Dhuoda se montre avisée sur son temps car elle sent les conséquences
de ces querelles successorales :
« Beaucoup
aujourd’hui sont entraînés dans des querelles, et je crains que
cela n’arrive aussi pour toi, mon fils, et pour tes compagnons
d’armes. »77
A croire qu’elle a eu une vision prophétique en plus d’un
réalisme politique aiguisé.
Contre
ceux qui font du mal, Dhuoda a rédigé une prière construite sur
les Psaumes 34 (1,2 et 3), 139 (8) et 31 (7) :
« Juge,
Seigneur, ceux qui me font du mal.
Triomphe
de ceux qui m’attaquent.
Saisis
Tes armes et Ton bouclier, Seigneur, ma force et mon salut.
Dresse-Toi
pour me défendre.
Arrache-moi
à ceux qui m’assiègent.
Dis
à mon âme : Ne crains pas, Je suis ton salut. »78
5.
Perfections à conquérir
Sept
dons de l’Esprit
Pour
obtenir les huit79
béatitudes80,
les sept
dons de l’Esprit Saint doivent être cultivés : sagesse,
intelligence, conseil, force, science, piété, crainte du Seigneur81.
Comment
les perfectionner jour après jour dans sa vie ?
Aimer
Dieu ; scruter la parole du Seigneur ; ne pas se décourager
dans l’adversité ; ne pas oublier Dieu dans la prospérité ;
être vaillant contre les vices, avoir de la compassion envers le
prochain.
L’Evangéliste
Jean (4,24), cité par notre auteur, dit : « Dieu
est Esprit ; il faut que ceux qui l’adorent l’adorent en
esprit et en vérité. »
D’où
sa prière, inspirée du Psaume 51
(12-13) :
« Crée
en moi un cœur pur, ô Dieu ; renouvelle dans mes entrailles82
l’Esprit droit. »
et « Ne me retire
pas Ton Esprit Saint. ».
Lutte
contre les vices
L’orgueil
est le vice qui guette le plus les âmes : surtout celle d’un
jeune aristocrate, proche du pouvoir. Un jeune n’a pas encore connu
les luttes de la vie et croit que tout est possible. Il vit dans une
sorte d’ivresse de puissance dont il peut faire aussi bien un bon
qu’un mauvais usage. Pour
lutter contre l’orgueil, qui
devient vite
arrogance, il est bon de
lui opposer la mansuétude : avoir de l’indulgence à
l’égard de celui qui
blesse soit pour faire mal, soit par erreur ou soit encore par
ignorance.
Les
vices sont à être combattus : « Tout
en corrigeant les mauvais penchants, opposons de partout une digue
solide à leurs flots. »83
car elle cite la lettre de Pierre (1, 5, 8-9) : « Veillez
, parce que votre adversaire le diable, comme un lion rugissant,
cherche à la ronde qui dévorer : résistez-lui, forts dans la
foi. ».
Donc :
« Oppose les
vertus aux vices, afin que tu mérites protection
contre l’assemblée des méchants et des artisans d’iniquité.84 ».
La
luxure
Pour
s’opposer à la pratique et au goût immodérés du plaisir
sexuel, la fornication, elle recommande la chasteté, qui est pour
elle de façon précise de
ne pas fréquenter les prostituées, et la continence qui consiste à
s’abstenir de plaisir charnel : pour
elle, des pratiques
sexuelles hors des liens du mariage. Elle n’ignore pas qu’un
jeune peut connaître selon son expression imagée,
« quelque autre
aiguillon de la chair qui chatouille le cœur ».
A ce sujet elle
cite de mémoire un extrait d’Ambroise Autpert :
« Oh !,
dit quelqu’un85,
combien court, vraiment
court, est l’instant de l’étreinte par laquelle on perd la vie
future ! Et combien grandes la force et la splendeur d’une
chasteté continuelle qui fait d’un homme mortel le concitoyen et
l’égal des anges ! »86.
Et
sa parole la plus opportune sur ce sujet : « Et
si c’est dans la tête que les yeux de chair se tournent vers
l’objet du désir, cependant c’est dans l’âme que se déroule
tout le combat. »87.
Seule
l’union conjugale vit la sainteté de l’union charnelle et elle
se réfère à saint
Augustin (De bono
conjugali). Dans
ce seul cas, la communion de la chair est chaste.
De
la patience de l’âme et du corps
Ne
pas se laisser emporter par la colère est un thème récurrent chez
Dhuoda : « Si, sous l’effet de cette peste qu’est
la rancune, la colère trouble ton cœur, apaise-la, autant que tu le
peux. Il est écrit : ‘’ La colère se
trouvera à l’aise dans le cœur de l’insensé88.’’ » 89
La
patience en tout aide à creuser le sillon de Dieu sur terre avec des
œuvres bonnes : aide aux pauvres, aux malheureux, aux exilés.
Autant que faire se peut, il s’agit de vivre en harmonie avec tout
homme.
Cependant
il peut y avoir une légitime colère qu’il s’agit de maîtriser :
lutter contre une personne malhonnête ou un ennemi est une action
nécessaire90
mais sans se laisser emporter par la colère. Il existe un devoir
impératif :
« Ne
laisse pas les mauvaises gens mal agir »
Et
je me plais à entendre les paroles de Dhuoda qui refuse la lâcheté
comme l’absence de justice, sous le prétexte de « pardon »
ou de « miséricorde ». Écoutez ses paroles
qui nous indiquent combien les évènements qu’elle a vécus avec
Bernard l’ont marquée profondément :
« Toute
faute commise par les inférieurs, il en est demandé compte aux
supérieurs. Toute iniquité, toute injustice retombe infailliblement
sur son auteur. Il en est de même pour les rois et les princes ;
de même pour les évêques et les autres prélats qui mènent une
vie mauvaise et indigne : non seulement ils se perdent eux-mêmes
indignement par leurs injustices, mais encore, en tolérant celles
des autres, ils les précipitent dans l’abîme. Pour ceux-là se
réalise l’adage : ‘’Qui fait et qui tolère subit
même peine.’’ : tombés ensemble dans la faute, ils
sont, à moins qu’ils ne se corrigent l’un et l’autre,
tourmentés pareillement, et ils roulent ensemble en enfer. »
Et
son expérience lui fait dire :
« Toi,
mon fils, si tu aimes la justice et ne laisses pas les mauvaises gens
mal agir, tu pourras dire avec confiance avec le Psalmiste :
‘’J’ai haï les injustes et j’ai aimé ta loi.’’ Ne
partage pas le sort de ceux dont le Prophète a prédit, il y a bien
longtemps : ‘’Malheur à ceux qui édictent des lois
iniques et qui, pour tromper le pauvre et l’indigent et pour tuer
les hommes au cœur droit, ne laissent pas de machiner leurs ruses et
songer à faire le mal. ‘’ Ils convoitent contre la Loi,
et selon la Loi ils sont punis. »
car
la vie après la mort, qu’elle nomme la seconde naissance, leur
sera refusée :
« Ils
ont vécu peu de temps, ensuite ils sont voués à la funeste
durée du Tartare, et comme le dit un excellent prophète :
‘’Ils passent leur vie dans le bonheur, et en un instant ils
descendent aux enfers. ‘’ Terrible et
insupportable changement ! Mieux eût valu pour
ces gens-là ne pas être, plutôt que d’être
malheureux. A quoi bon, mon fils, un sang si noble, si le corps vient
à se corrompre pour ses injustices et descend dans
la corruption pour y pleurer à jamais ? Aucun
profit pour lui s’il gagne le monde
entier et se perd. »91
Il
convient donc d’avoir faim de justice qui exige un jugement juste
d’abord et, ensuite seulement, un esprit de miséricorde. Deux
conditions pour obtenir la miséricorde : premièrement, le coupable
doit demander le pardon et deuxièmement, elle est accordée avec
mansuétude quand justice est faite. Seul Dieu peut pardonner
véritablement car Lui seul connaît le secret des cœurs, des
motivations, des aveuglements et du vrai discernement de chacun.
Aumône
« Et
si Dieu te donne beaucoup ou même peu, distribue suivant tes
ressources à qui demande. »92
Qu’entend-elle par aumône ? Elle l’estime sous trois
formes : la première, la plus évidente, est celle qui consiste
à donner à l’indigent ; la deuxième est de pardonner à
ceux qui nous causent du tort ; la troisième est de
« fréquemment corriger les fautifs, si c’est nécessaire,
aussi bien par les paroles que les châtiments. »93.
D’où
cette invitation pressante :
« Ceux
que tu verras s’égarer, ramène-les, si possible, sur le chemin de
la vérité. »94
Face
aux épreuves de la vie
« Les
épreuves, les tristesses, les difficultés et les tentations se
succèdent dans la vie de différentes façons. C’est le cas pour
les hommes charnels, le cas aussi pour les hommes spirituels. Les
charnels s’attristent pour des biens périssables ; les
spirituels s’attristent dans la crainte de perdre les biens
célestes. ‘’ La
tristesse du monde, comme dit l’Apôtre, produit la mort’’95
tandis que la
tristesse spirituelle attire la vie et la joie éternelles. »96
Elle
insiste sur la fragilité du bonheur terrestre face à
l’éternité :
« Le
bonheur de la condition humaine est tellement fragile, et si vite
passé pour ceux qui en ont la plus longue expérience, que même
pour qui vivrait mille ans, son dernier jour ne serait pas compté
pour plus qu’une toile d’araignée. »97
La
symbolique de l’arbre
Toute
chapelle, toute église médiévale et même aux XIXe
s. cultive la symbolique de l’arbre qui se trouve dans le Nouveau
Testament. Dhuoda a des paroles très simples pour lire ce symbole :
« Par
‘’l’arbre’’
il faut comprendre
tout homme. Est-il bon ou mauvais, on le saura d’après ses fruits.
Un arbre beau et noble produit des feuilles
nobles et porte de bons
fruits : c’est ce qui se passe pour l’homme capable de
grandeur et de fidélité ; l’homme
bien formé mérite d’être rempli de l’Esprit-Saint et d’abonder
en feuilles et en fruits. On le reconnaît à un suave parfum ;
il a pour feuilles ses paroles, pour fruits
son jugement ; ou encore pour feuilles son intelligence, pour
fruits ses œuvres. L’arbre bon prospère, le mauvais est livré au
feu. Il est écrit
‘’Tout arbre qui ne produit pas de bons fruits sera coupé et
jeté au feu.’’
L’arbre
véritable, la vraie
et authentique
vigne, à savoir
notre Seigneur Jésus-Christ, en qui s’enracinent
tous les arbres élus et de
qui partent
d’innombrables
rameaux, a voulu choisir
des branches vraiment capables de porter de beaux fruits. Il dit
en effet :’’Je
suis la vraie
vigne et vous les rameaux’’ […]
C’est sur un tel
arbre que je t’invite à te greffer, mon fils, pour pouvoir lui
rester attaché toujours et indéfectiblement, en fructifiant par de
bonne œuvres, et pour pouvoir porter le plus de fruits
possibles. »98.
En
cas de faute commise, elle lui demande se réconcilier avec Dieu.
Dans les contrariétés et
même dans les persécutions, or
vous savez combien elle en a connu, il s’agit de conserver le
courage, en se confiant à Dieu et en Lui rendant gloire. Elle lui
recommande de garder à l’esprit ce que dit l’Evangéliste
Mathieu : (5, 10-11) :
« Heureux
serez-vous lorsque les hommes vous maudiront, vous persécuteront et
diront mensongèrement toute sorte de mal contre vous à cause de
moi. ».
Perfections
à atteindre par les œuvres
Quinze
comportements ou chemins de perfection pour être digne de Dieu. Le
nombre quinze a été choisi pour sa symbolique : vous
additionnez le sept dons du Saint Esprit et les huit béatitudes et
le total donne au final quinze :
- marcher sans tache
- accomplir la justice
- dire la vérité
- ne pas ruser en paroles
- ne pas faire du mal à son prochain
- ne pas jurer pour tromper
- ne pas prêter de l’argent avec intérêts99
- ne pas adresser des paroles outrageantes à son prochain
- ne pas recevoir des présents aux dépens de l’innocent100
- supporter avec patience les injustices subies
- garder ses mains innocentes
- rester pur de cœur et chaste de corps
- ne pas transgresser alors que ce serait possible
- ne pas faire le mal alors que ce serait en son pouvoir de l’accomplir
- tendre la main au pauvre quand cela est en son pouvoir.101
Ce
mode de vie pour réduire les forces du Malin est justifié par la
lecture des Psaumes 15 et 24 et du livre du Siracide (31,10 et 7,36).
Une
fois de plus, nous voyons toute l’importance accordée aux Psaumes
pour mener une vie quotidienne en accord avec les
commandements de Dieu.
6.
Accord de l’âme et du corps
Il
n’y a pas dissociation entre le corps et l’âme comme le feront
bien plus tard les Cathares. Les deux doivent vivre en harmonie et
l’âme est le souffle de l’esprit qui anime le corps :
« Selon
les dires des docteurs, on reconnaît deux naissances
en un seul homme, l’une charnelle, l’autre spirituelle ;
mais la naissance spirituelle est plus noble que la naissance
charnelle. L’une ne peut pas, sans l’autre, être utile au genre
humain ; et pour que toutes deux s’accordent au mieux,
l’Apôtre dit : ‘’Avec lesquelles nous vivons et sans
lesquelles nous ne pouvons vivre’’. »102
S’inspirant
de l’évangile de Jean (Jean 3,3 et 3,6), Dhuoda traite de la
paternité spirituelle qu’assurent aussi bien une mère qu’un
père ou qu’un autre personne semant cette Parole de Dieu qui,
Elle seule, donne la vie spirituelle éternelle.
Il
y a deux morts : la première naturelle, commune à tous, est la
migration hors du corps et la deuxième qui, pour certains n’ayant
pas suivi les voies de Dieu, est la mort définitive de l’âme. La
tâche de l’homme est de tout accomplir dans sa vie afin d’échapper
à la seconde mort.
7.
Appel pressant à lire la Bible
Les
élites de ce temps lisent la Bible et le
Manuel en
témoigne abondamment.
Et mieux encore, ils y
cherchent des leçons de vie.
« Dans
la sainte lecture, tu découvriras ce qu’il faut dire dans la
prière et ce qu’il faut écarter, ce qu’il faut éviter et ce
qu’il faut rechercher, et aussi ce que tu dois faire en toutes
occasions. Là tout te sera clair. »103
D’où
son exhortation finale :
« Que
ton esprit se maintienne vigilant et prompt, toujours pur et
innocent, dans une lecture et une prière très sérieuses. Lis et
prie afin que Celui qui exauce tout, daigne te prêter l’oreille. »104
La
prière
Dhuoda
ne cesse d’inviter à la prière, à formuler des louanges, des
actions de grâce, des demandes pour soi, pour les défunts, les
rois, son seigneur, les prélats et son prochain.
« Il
faut prier pour ceux qui trébuchent et tombent afin qu’ils se
relèvent ; pour ceux qui sont debout, afin qu’ils ne tombent
pas. »105
Il
y a ainsi chez l’orant solitaire une véritable communion avec les
vivants et les morts : la
prière devient ainsi un acte. Je
ne suis pas certain que tous les catholiques de nos jours en aient
conscience dans des pratiques religieuses, non vécues avec le cœur
et dont le sens profond
est trop souvent perdu...
8.
Comput digital
En
latin, il est nommé
le « de
articulis » :
il a
trait
à une
pratique ancestrale antérieur au boulier ou à l’échiquier. Les
hommes comptaient
avec les doigts en utilisant
les articulations de la main. De nombreux tableaux du Moyen Age
représentent des personnages ayant des mains dans des positions qui
peuvent nous surprendre :
en fait, l’artiste leur fait dire un nombre ou un chiffre.
Il
n’est pas possible ici de traiter ce thème passionnant mais
retenons que que tout nombre a un sens comme les mots ou une lettre.
Elle se base sur les écrits de saint Augustin, de Raban Maur et
d’Alcuin.
9.
Bénédictions
Bénir
le Créateur et louer son nom, bénir sa famille, en tout temps dans
le succès comme dans les revers de la vie. A nouveau, nous avons là
un véritable formulaire de prières.
10.
Pages intimes
En
quelques
pages, Dhuoda pratique presque une confession et ose parler un peu
d’elle.
Elle
regrette de ne pas avoir assez prié. A
propos de ses vains
bavardages, elle dit : « paroles
inutiles valent mauvaise action. »106
Contrairement
à l’image de ce que trop de commentateurs
tentent de laisser
croire : la femme « exilée » par son « méchant
et traître de mari »,
nous apprenons de sa plume
qu’elle gérait les finances et les intérêts de son mari absent,
bel et bien
pour défendre sa cause. Dhuoda s’est endettée auprès de
différentes personnes107,
dont des juifs, pour assurer les obligations. Elle demande à
Guillaume de ne pas oublier à rembourser
les créanciers.
Elle
demande à ce que ses deux enfants prient pour elle et fassent
célébrer des messes pour
son âme.
Le
plus intéressant est encore des références indirectes aux
souffrances subies par la famille de Bernard de la part de Lothaire108.
Parmi les défunts pour
qui elle demande que l’on prie, il y a des destins tragiques.
Une
Gerberge fut noyée dans la Saône sur ordre de Lothaire ;
Gaucelme (marquis de Gothie en 812) décapité en 834 sur l’ordre
de Lothaire ; l’oncle de Guillaume, Aribert, a eu les yeux
crevés en 830 sur ordre de Lothaire. Avant d’accuser Bernard de
traîtrise, il convient de se souvenir que la famille passe après
Dieu et avant le roi. Lothaire a eu la volonté de détruire l’homme
fort de Septimanie
et ceci ne fait aucun doute : pour ma part, je suis d’avis que
si Lothaire a commis de tels actes contre la
famille de Bernard,
il a pu aussi le calomnier
pour le perdre ou
dans l’intention de disposer du territoire qu’il gérait !
Ainsi,
nous arrivons à la fin de ce survol de l’ouvrage de Dhuoda et je
ne peux pas conclure sans mentionner son épitaphe.
« Lis,
ici, lecteur les vers de l’épitaphe »109
Cet
épitaphe versifié est un nouvel acrostiche dont les lettres forment
le nom de Dhuodane. Il est supposé que son corps repose dans
le château du duc d’Uzès mais on ignore où se trouve son
tombeau (mis à part la chapelle, je ne vois pas où ailleurs).
Pourquoi ne serait-ce pas dans la cathédrale ?
« En
ce tombeau gît enterré le corps de Dhuoda, créé de la terre.
Roi
infini accueille-la !
Cette
terre a reçu dans ses profondeurs la boue toute fragile qui lui
appartenait.
Roi
indulgent pardonne-lui !
Plus
ne lui restent que les profondeurs opaques du sépulcre, baignées de
ses plaies.
O
Roi, absous-la de ses fautes !
Vous,
de tout âge et de tout sexe, qui ici allez et venez, dites, je vous
en prie :
Dieu
saint, Dieu grand, délie ses chaînes !
Retenue
par la cruelle mort dans les profondeurs du tombeau, elle a terminé
sa vie fangeuse.
O
Roi pardonne-lui ses péchés !
Afin
que le noir Serpent ne s’empare pas de son âme, dites cette
prière : Dieu de clémence, viens à son secours !
Que
personne ne s’en aille d’ici sans avoir lu ! Je les conjure
tous de faire cette prière :
Dieu
de bonté, donne-lui le repos !
Ordonne
Dieu indulgent, que dans la compagnie des saints lui
soit enfin dispensée la lumière éternelle.
11.
Les psaumes
A
de nombreuses reprises, les psaumes ont été évoqués dans son
texte. Elle rédige cependant encore un supplément qui pourrait
d’ailleurs servir encore de nos jours d’introduction à la
lecture des psaumes.
« Dans
les psaumes,
tu découvriras
donc, si tu les approfondis attentivement et que tu parviennes à
leur intelligence spirituelle,
l’Incarnation
du Verbe du Seigneur, sa Passion, sa Résurrection
et son Ascension.
Dans
le psaumes tu découvriras,
si tu les approfondis
attentivement, une
prière si intime que, de toi-même, tu ne peux aucunement
l’imaginer.
Dans
les psaumes tu découvriras
une intime confession de tes péchés et une parfaite supplication de
la miséricorde de Dieu et du Seigneur. Dans les paumes tu
découvriras encore une intime action de grâces pour tout ce qui
t’arrive.
Dans
les psaumes tu confesseras aussi ta faiblesse et ta misère, et par
là tu te concilies la miséricorde de Dieu. Tu découvriras en effet
dans les psaumes toutes les vertus si tu mérites que Dieu te révèle
le secret des psaumes. »112
Selon
l’ancienne numérotation, psaumes
:
- de pénitence : Ps. 6,2 ; 37,1; 129,2; 142,1; 31,1; 50,3; 129,1.
- pour la joie spirituelle : Ps. 16,1 ; 24,1 ; 53,3 ; 66,2 ; 69,2 ; 30,2 ; 85,1.
- pour louer Dieu : Ps. 104,1 ; 146,1 ; 148,1 ; 102,1 ; 103,1.
- en sentiment d’abandon ou dans les tribulations de la vie : Ps. 21,2 ; 60,2 ; 63,2 ; 11,2.
- pour demander la consolation de Dieu : Ps. À vérifier
- cœur contrit avec sentiment d’abandon : Ps. 12,1 ; 43,2 ; 55,2 ; 56,2 ; 54,2 ; 30,2..
- en temps de prospérité et louange à Dieu : Ps. 33,2 ; 102,1 ; 144,1.
L’Hymne
aux trois enfants
est recommandée car elle
est une véritable
louange au Créateur.
Elle
redit pour la deuxièmes fois les raisons de recourir au psautier
aussi souvent que possible :
« Dans
le seul Psautier tu as jusqu’à ta mort, de quoi lire, méditer,
t’instruire. Tu y trouveras les prophéties, les évangiles, et
tous les livres apostoliques et
divins en partie exposés et décrits de façon spirituelle et
intelligible. Tu y trouveras aussi prophétisé le premier et le
second avènement du Seigneur. L’Incarnation aussi et la Passion et
l’Ascension du Seigneur, et toute la vertu des divines paroles, tu
les trouveras dans les psaumes, si tu les médites intimement et à
fond, et si tu parviens, par la grâce de Dieu, jusqu’à la moelle
de l’intelligence intérieure. »113
Et
sa dernière phrase s’adresse au lecteur :
« Lecteur,
prie pour ladite Dhuoda, si tu veux mériter de voir le Christ dans
l’éternelle félicité. »114
Conclusion
A
travers cet exposé, j’espère vous avoir démontré la richesse de
la vie spirituelle de cette femme du milieu du IXe
siècle. Ayant lu et relu plusieurs fois son ouvrage, elle me donne
l’impression d’être visible dans un miroir. Aussi, j’espère
que les reflets que j’ai tentés de vous communiquer vous donnent
l’envie de la lire.
Vous souhaitez me contacter :
antoine.schule@free.fr
1Le
baron, avec la racine étymologique germanique « ber »
pour l’ours, est, à l’origine, un homme libre, guerrier
et qui lutte pour la cause ou le chef de son choix.
2Le
XVIe siècle en donnera des illustrations.
3Zones
hellènes, arabes.
4778
- 840
5Dont
il ne reste plus que le Vatican en 2019.
6Attaché
en 801.
7En
811.
8En
778, Roland a lutté contre les Vascons et non les Maures !
9Comme
Bernard : ber, ours, hard, courageux ;
Wilhelm est devenu Guillaume en français : wille,
volonté, helm, protection.
10Nîmes
a été un territoire wisigothique : la toponymie locale en a
conservé la mémoire.
11En
souvenir de son grand-père saint Guilhelm.
12Selon
la tradition germanique le fils doit obéissance totale au père
mais le fils peut exiger, comme ses frères, l’égalité de
traitement successoral !
13Pour
employer une expression locale : « Personne n’a tenu
la chandelle pour le savoir. » !
14C’est
lui qui porte l’acte d’accusation à l’empereur : son lit
impérial souillé, sa cour pervertie, l’empire menacé.
15Le
principal artisan de la condamnation devra ensuite abandonner sa
fonction et faire pénitence.
16A
Saint-Denis, le 28 février 834, il lui est remis l’habit royal et
le baudrier. En 835, les évêques signent un document où ils
déclarent avoir eu tort. D’où la prudence à conserver face à
toutes ces accusations !
17En
droit germanique, seuls les conseillers pouvaient avoir ce droit de
suspension, après avoir écouté chacune des parties en présence
et après une délibération entre eux.
18Richelieu
et Mazarin, soit bien plus tard, arriveront à la contrôler. Louis
XIV achèvera leur maîtrise en faisant d’elle sa Cour ! Mais
c’est le commencement de la fin ….
19« recommende »
est le terme médiéval : plus comme gage de fidélité
qu’otage.
20Faisant
partie du territoire attribué à Charles le Chauve.
21Manuel
pp. 349-353 tout spécialement.
22Dhuoda
(trad. Bernard Vregille et Claude Mondésert,s.j. ;
introduction, notes de Pierre Riché) : Manuel
pour mon fils. Ed. du Cerf. Sources chrétiennes n° 225
bis. Paris. 2eme éd. 1997. 400 p. Texte latin-français.
Avec un excellent apparat critique. Toutes les citations sont de
cette édition : mention Manuel p. x.
Manuel p. 339
23Qui
donnait déjà une instruction, soit elle-même, soit un clerc,soit
une femme de son entourage.
24Manuel
p. 69.
25Manuel
p. 73
26Manuel
p. 77, v. 70-73
27Manuel
pp. 81-83
28Les
maîtres, par leur savoir, donnent de l’instruction mais les
parents , par leur cœur, donnent l’éducation.
29Manuel
pp. 115-117
30Manuel
p. 327
31Manuel
p. 99
32Manuel
p. 101
33Lettre
de Paul aux Romains, 11, 33.
34Idem,
11, 34.
35Psaume
88, 7.
36Psaume
96, 9.
37Manuel
p.103
38Notez
l’insistance, que certains appelleront à tort redondance,
de son affirmation.
39Manuel
p. 111
40Manuel
p. 117
41Manuel
p. 121
42Mathieu,
7,7
43Manuel
p.125
44Mathieu
7,7
45Manuel
p.127
46Gloire
à Dieu….
47Notre
Père qui ...
48Manuel
p. 129
49Manuel
p. 131
50Psaume
43,26
51Comme
dans les ordres monastiques.
52Après
la lecture de Dhuoda, j’ai relu le psautier et saint Augustin m’a
fait redécouvrir la beauté des Psaumes à la lumière des
Évangiles.
53Manuel
p. 133 ; Prière construite sur les psaumes 16,5 et 85, 11 et
85,17.
54Manuel
p. 135
55Le
sens est à définir : la crainte d’une perte de son père
qui n’est pas la peur de son père. Dans les textes médiévaux,
non strictement inspirés de l’Ancien Testament, la crainte de
Dieu est la crainte de perdre l’amour de Dieu.
56Manuel
p. 141
57Manuel
p. 149
58Manuel
p. 153
59Manuel
p. 155
60Je
le retranscris en plusieurs paragraphes pour que la gradation soit
mieux perçue.
61Référence
à ses aïeux.
62Manuel
pp. 151-153
63Nobles
: seigneurs éloignés du roi ou de l’empereur ; les
aristocrates sont les proches de l’un ou de l’autre.
64Manuel
p. 159
65Manuel
p. 163. J’y vois une allusion précise au contexte connu par
Dhuoda : les troubles de la succession et les calomnies
subies.
66Manuel
p. 165
67Manuel
p. 173
68Manuel
p. 185
69Manuel
p. 193
70Manuel
p. 197
71Manuel
p. 199
72Manuel
p. 201
73Manuel
p. 203
74Idem
75Manuel
p. 205
76Manuel
p. 207
77Idem
78Manuel
p. 209
79Chiffre
symbolique pour désigner l’harmonie possible entre le microcosme
et le macrocosme.
80Heureux.. .les
pauvres, les doux, les affligés, les affamés et assoiffés de
justice, les miséricordieux, les cœurs purs, les partisans de la
paix et les persécutés pour la justice.
81Isaïe
11,2-3
82Traduction
actuelle : enracine en moi.
83Manuel
p. 223
84Psaume,
63,3
86Manuel
p. 227
87Idem
88Ecclésiaste
7,10
89Manuel
p. 229
90Ne
pas agir est une lâcheté, souvent habillée de ces deux mots et
assez commune à notre époque…
91Manuel
p. 249
92Manuel
p. 253
93Manuel
p. 255
94Manuel
p. 257
95Paul,
II Corinthiens 7,10
96Manuel
p. 261
97Manuel
p. 265
98Manuel
p. 269-271
99Bien
plus tard, Calvin tolérera un taux de d’intérêt de 5 % et,
au-delà, il le considérait comme de l’usure.
100Elle
parle de la simonie.
101Manuel
p. 291
102Manuel
p. 299
103Manuel
p.307
104Idem.
105Manuel
p. 319
106Manuel
p. 347
107Manuel
p. 353
108Manuel
p. 355
109Manuel
p. 351
110C’est-à-dire
le Christ selon Apocalypse 3,14.
111Manuel
pp. 357-359.
112Manuel
pp. 361-363
113Manuel
pp.367-369
114Manuel
p. 371