dimanche 10 mars 2024

Christine de Pizan : illustrations médiévales de la féminité.

 Christine de Pizan (1365 - 1430)

par Antoine Schülé

En hommage à Marie-Laure Mallet (née Rifont)

Introduction

Mis à part quelques passionnés et érudits, peu nombreuses sont les personnes à connaître Christine de Pizan. Or, c’est une femme, au parcours de vie bien réel et donc non fantasmé, qui nous permet de découvrir le rôle des femmes, à la fin de ce qui est appelé le “Moyen Age”. Elle est poète, philosophe, éditrice et délivre son regard historique et politique, en fonction de la morale de son temps où celle-ci n’avait rien à voir avec la “moraline de circonstance” de notre actualité. L’abondance de ses écrits est une source précieuse pour comprendre l’esprit de son siècle.

Il convient de la situer dans son contexte historique, avant d’observer le contenu de son message. Celui-ci élimine bien des idées fausses qui dominent encore au sein du grand public. Le cinéma et quelques romanciers nous peignent de couleurs sombres ce passé médiéval qui n’est ni plus ni moins cruel que notre présent et où le statut des femmes dans la société est très éloigné des caricatures qui nous instillées. 

Naissance de la vocation de Christine Pizan

Née à Venise, le 5 octobre 1365, Christine a pour père Thomas, médecin et astrologue qui avait étudié à Bologne. Elle lui voue une grande admiration.  Le roi de Hongrie et le roi de France lui demandent de venir en leur cours : ils désirent disposer d’un savant médecin, dit “physicien” et créer un lien politique privilégié avec Venise, riche cité commerçante. En 1365, il opte pour la France et sa famille le rejoint, quatre ans après sa venue, alors que  Charles V règne sur la France, aux frontières plus petites que celles qui vous sont connues  de nos jours. 

Elle est âgée de 15 ans lorsque son père lui fait épouser Etienne Castel en 1380 : son époux est le notaire et secrétaire de Charles V. Veuve en 1390 et mère de trois enfants, elle doit affronter les gens de finance qui, profitant de ses méconnaissances juridiques et de son manque d’argent, ont les moyens d’apparence légale de diminuer encore plus sa fortune. 

De son père, elle a reçu une instruction de base qui l’ont conduite non seulement à étudier, mais encore encore à cultiver sa passion indéfectible pour l’étude. Une citation du dialogue fictif entre Christine et Dame Droiture, dans la Cité des Dames, nous fournit des éléments biographiques qui nous éclairent sur sa démarche intellectuelle :

C’est un fait que tous les hommes, et en particulier ceux qui sont les plus instruits ne partagent pas l’opinion [...] qui voudrait que l’éducation des femmes soit un mal. Il est bien vrai que parmi les moins instruits bon nombre y souscrivent, car il leur déplairait que des femmes soient plus savantes qu’eux. Ton père, grand astronome et philosophe, ne pensait pas que les sciences puissent corrompre les femmes; il se réjouissait au contraire - tu le sais bien - de voir tes dispositions pour les lettres. Ce sont les préjugés féminins de ta mère qui t’ont empêchée, dans ta jeunesse, d’approfondir et d’étendre tes connaissances car elle voulait te confiner dans les travaux de l’aiguille qui sont l’occupation coutumière des femmes. Mais comme le dit proverbe [...] : “Chassez le naturel, il revient au galop.” Quelque opposition que fit ta mère à ton penchant pour l’étude, elle ne put empêcher que tes dispositions naturelles n’en récoltent quelques gouttelettes. Je ne pense que tu crois avoir été corrompue par ton savoir, mais que tu l’estimes, au contraire, comme un grand trésor. Et en cela, tu as bien raison.”

Alors, moi, Christine, je lui répondis : “Ma Dame, ce que vous dîtes là est aussi vrai que l’Evangile.” 

Très heureuse de son mariage, elle choisit de rester veuve et de se consacrer à sa passion, l’écriture avec laquelle elle compte bien aussi gagner sa vie. Pour commencer, elle a composé de nombreuse ballades qui lui ont donné une belle réputation dans le monde des lettres. Son parcours de vie la conduit à traiter de multiples sujets qui nous apportent un vrai regard sociologique, même si ce qualificatif n’existe pas en cette fin du XIVe s. Elle croit en la force du discours et de la culture. 

Elle a la volonté d’écrire un “miroir” des vertus féminines.  Comment faut-il entendre ces mots “miroir” et “vertu” ?  

Le mot vertu n’a pas le sens que nous lui connaissons de nos jours : ce sens en lien avec la chasteté ou la volonté de fuir le mal date du XVIIe s. Au Moyen Age, le mot vertu est synonyme de courage, force ou qualité : trois sens qui ne sont point “genrés” pour employer ce qualificatif à la mode.

De nos jours, au mot “miroir”, vous pensez tout de suite à une femme s’admirant avec complaisance, pour jouir de son image. Le sens médiéval en est tout autre : il est curieux de constater qu’un symbole est lu de façons différentes aux cours des siècles. Au Moyen Age, le miroir est généralement le symbole du savoir et il renvoie le Chrétien à une pratique encore plus personnelle qu’il convient de préciser. Premièrement, l’homme a été créé à l’image de Dieu. Deuxièmement, s’observer dans un miroir consiste à s’analyser, en son âme et conscience, pour savoir si l’on correspond à l’image de Dieu. Troisièmement, les défauts peuvent être ainsi corrigés, dans le but d’atteindre cette beauté qui incarnera le mieux possible un des reflets de Dieu. Il n’y a donc rien de narcissique dans cette pratique, mais un examen de conscience, pour exercer sa force intérieure (une vertu) afin de se corriger et de pratiquer ainsi une conversion qui passe par une purification intérieure. Examiner sa conscience selon l’Evangile invite à  se modeler sur Jésus ou sur les personnes cultivant la sainteté : ceci est tout simplement cette conversion permanente qui est l’œuvre de toute une vie pour tout croyant sincère et vraiment pratiquant.  

Toutefois, avant d’entrer dans le vif du sujet, faisons brièvement  le point sur les femmes au Moyen Age.

Les femmes au Moyen Age

Un cliché domine : la femme aurait été méprisée au Moyen Age. Les anticléricaux, depuis Voltaire jusqu’à des hommes politiques récents, comme Laurent Fabius, ont diffusé comme une vérité historique que : “Les docteurs de l’Eglise avaient discuté pendant des siècles pour savoir si les femmes avaient une âme.” Ce vulgaire mensonge irrite tout médiéviste quelque peu sérieux et, même, toute personne ayant un minimum de culture historique de base. En fait, lors du synode de Mâcon en 486, un seul prélat a soutenu que, sous le terme latin “homo” dans la Sainte Bible, il ne fallait pas y inclure les femmes. Or, le latin, pour désigner l’homme masculin, emploie le mot “vir”. Les évêques, en citant les Ecritures, ont aussitôt démontré son erreur et réfuté totalement son affirmation, pourtant très goûtée et propagée par les idéologues, désireux de nuire au message ou aux fidèles chrétiens. 

La mère du Christ, les saintes et martyres, déjà au commencement du christianisme, ont suffisamment démontré que l’Eglise a toujours vénéré les femmes, ayant assumé leur sainteté par des actes. D’Héloïse (ayant eu une vie affranchie d’une certaine façon de certaines règles de l’Eglise) à Hildegarde de Bingen, il y a eu des femmes réputées, soit à la tête de grands couvents, soit se prononçant sur des questions brûlantes d’actualité. Pour mémoire, Pétronille de Chemillé, âgée de 22 ans (serait-ce possible de nos jours à cet âge ?), est la première abbesse de Fontevraud, une abbaye double, regroupant une communauté d’hommes et une autre de femmes : nous sommes au XIIe siècle. 

Notre auteur n’est pas le fruit d’une création spontanée, elle a des racines, des prédécesseurs et pas seulement parmi les femmes écrivains. Elle s’inscrit en revendiquant une ascendance culturelle, aussi bien féminine que masculine. Quelques noms de femmes écrivains, qui l’ont précédée, pour vous donner l’envie de les découvrir ! Les habitués de mes conférences ont déjà entendu mes communications sur Dhuoda avec son traité sur l’éducation et Hildegarde de Bingen, femme mystique, musicienne et transmettant le savoir médical de son temps. D’autres mériteraient d’être mieux connues.

Dès la fin du XIIe s., il y a déjà eu une vingtaine de femmes troubadours identifiées : la noblesse occitane cultivait cet art de la poésie que nous retrouvons dans les Ballades de Christine de Pizan. Plus spécialement, je pense aux quatre Chants de la Comtesse de Die par exemple ou encore  aux chansons de Dame Castelhoza. D’autres nous ont laissé des écrits anonymes où leurs auteurs ou autrices, comme certains se plaisent à nommer ainsi, sont bien reconnues comme étant des femmes. Dans le Nord de la France, la plus connue est sans aucun doute Marie de France. Les lais de Marie de France ont été rédigés en Angleterre, à la fin du XIIe s. et en vieux français. Elle a versifié sur des traditions légendaires des jongleurs bretons (la légende arthurienne), avec sa part d’imagination pour les transformer en contes où se mêlent le rationnel et l’irrationnel. Son public aimait le merveilleux.

Une synthèse des connaissances de son temps

Ce tableau vous mentionne ses principales sources de réflexion. D’autres seront fournies ci-dessous sur des thèmes plus précis.

Christine ne nous cache pas ses sources : elle mentionne les auteurs qui ont nourri son esprit. Elle a lu les Anciens, elle les a étudiés et elle a alimenté ainsi une pensée qui lui est propre. En art de poésie, elle s’inscrit comme d’autres hommes ou femmes dans l’esprit de son siècle. 

Ballades et rondeaux

La production lyrique de Christine de Pizan est abondante : environ 300 ballades et 80 rondeaux. Deux recueils rédigés entre 1380 et 1410 existent en plusieurs manuscrits : Cent ballades et Cent ballades d’Amant et de Dames

En comparaison, Eustache Deschamps (1346-1407) est, quant à lui, l’auteur de 1032 ballades. Il manie l’ironie avec un art consommé : il avait imaginé un Club des Fumeux qui réunirait tous le sots de la société  ! Ce serait de nos jours un club florissant !

La ballade, mot d’origine provençale, désignait initialement une chanson à danser. Il s’agit d’une poésie lyrique à forme fixe, comportant généralement trois strophes et un envoi. Victor Hugo et les romantiques du XIXe s. la remettront à l’honneur pour versifier soit une légende guerrière, soit un amour tragique, soit un drame sanglant, soit encore un récit fantastique. Actuellement une ballade évoque plutôt un chant populaire. Le rondeau est un petit poème à forme fixe de treize vers sur deux rimes ou à vingt vers en cinq quatrains. 

Pour rappel, le lyrisme courtois entend peindre un amour idéal. Ses thèmes traditionnels sont : la description de la nature au printemps; la langueur lancinante que vit l’amoureux; une discussion sans fin sur les rôles du cœur et des yeux dans l’amour; la réfutation des médisants et, au final, l’envoi soit à la destinatrice du poème, soit à un prince dont la faveur est demandée.

Notre auteur reprend les grands thèmes courtois et de “moralité”, c’est-à-dire l’art de se comporter non seulement avec les femmes, mais encore avec les autres. La peinture de l’amour constitue le fond principal : les douleurs de sentiments non exprimés ou non partagés; les vicissitudes de la vie amoureuse, de son premier instant à sa conclusion, pas obligatoirement charnelle; les actions des médisants sur le lien sentimental; les souffrances de la séparation; les refus d’aimer; la beauté de ce mois de mai, le mois de l’amour. Souvent, elle souligne que les femmes sont victimes de l’inconstance et de la désinvolture de l’amant. Cinquante-trois de ses ballades sont aussi des éloges de diverses personnalités. 

Sa sensibilité, due à son vécu, nous émeut encore. Elle parle vrai. Le plus simple est de lui donner la parole pour vous en donner un aperçu :

Cent ballades

Douleur du veuvage (V),  extraits : strophe 1 et envoi

Car il est mort celui qui me tenait en vie

Par Dieu ! quel deuil, quel méfait, quelle rage !

Quel inconfort, douloureuse aventure

Pour moi, hélas ! dont le tourment si grave

Tel que jamais plus grand n’endure créature.

Heure maudite que ma vie tant endure,

Car d’autres biens je n’en ai nulle envie,

Sauf de mourir, car survivre n’ai cure

Car il est mort celui qui me tenait en vie.

*

Princes, voyez comment très grande injure

La Mort me fit, dont faut que je dénie,

Car j’ai chuté en grande mésaventure,

Car il est mort celui qui me tenait en vie.

Sagesse : prendre patience  (XVI)

C’est souverain bien que de prendre patience

Qui vivement veut bien considérer

Ce monde-ci où il n’est joie entière,

Et les malheurs qu’il y faut endurer,

Comment vient qui nous met en bière,

Qui bien penser veut sur cette matière,

Il trouvera s’il a quelque nuisance,

Que comme tout réconfort d’une mère,

c’est souverain bien que de prendre patience.

*

Puisque c’est qu’on y peut demeurer

Pourquoi a-t-on cette vie si chère ?

Tout autre vie convient favoriser

Qui aux pécheurs ne sera pas légère.

S’il vaut mieux faire confession entière,

Faire en ce monde une vraie pénitence,

A qui aura pénitence trop fière,

c’est souverain bien de prendre patience.

*

Chaque vrai cœur doit s’énamourer

De la vraie céleste lumière,

Et du seul vrai Dieu que l’on doive adorer:

c’est notre fin et notre joie dernière.

Qui sage est, autre réconfort n’acquiert

Car tout autre bien n’est alors que nuisance,

Et si le monde empêche et trouble en arrière,

C’est souverain bien que de prendre patience. 

Fonction du noble chevalier : établir l’ordre. 

Si l’on veut maintenir l’ordre à juste guise

Sages, bons, gracieux et courtois

Doivent être de droit tous chevaliers;

Agiles, francs, doux, paisibles selon lois

Pour acquérir honneurs; et grands voyageurs,

En faits d’armes entreprenants et fiers,

Droit soutenir et défendre l’Eglise,

Porter les armes doit être leur métier,

Si on veut maintenir l’ordre à juste guise.

*

Hanter les cours des princes et des rois,

Et les faits de bonté souvenir volontiers.

Se doivent d’être pour orphelins et les lois,

Et des femmes, défendeurs coutumiers,

Et accompagner les nobles étrangers,

Etre preux et hardis, et sans couardise,

La voix parlant ferme, vrais et entiers,

Si on veut maintenir l’ordre à juste guise.

*

La noblesse qui a si grande voix,

Les doit tenir loyaux et droituriers

Pour le renom qui est dû aux bons François.

Les faits pesants leur doivent être légers.

Etre orgueilleux, vantards, ni louangiers

Ils ne soient, car chacun trop méprise

Les faits méchants, hâbleurs ou cancaniers,

Si l’on veut maintenir l’ordre à juste guise.

*

Tels chevaliers doivent être bien chers,

Dieu et les saints, et le monde les prisent

Et qu’ils suivent de ces faits les sentiers,

Si l’on veut maintenir l’ordre à juste guise.

Cent ballades d’amant et de dame

Pour illustrer en vérité les aléas de l’amour, Christine compose un livre soigneusement structuré, en un dialogue versifié entre la Dame et l’Amant. En voici le canevas :

1. Résistance de la Dame aux prières de l’Amant

2. La Dame se laisse séduire (X)

3. Le bonheur d’aimer (XXVII-XL)

4. Leur joie troublée par les médisants et par l’éloignement de l’amant (XLI-XLIV)

5. Les joies des retrouvailles (LX-LXIV)

6. Les fêtes et les cadeaux échangés rythment les saisons (LXV-LXXIII)

7. Le temps des crises : l’Amant devient ombrageux; la Dame perçoit des changements de sentiments qui ne ressemblent en rien à ceux de leurs premiers échanges. (LXXXIV-LXXXVI) 

8. La Dame blessée en son cœur attend la mort (C).

Dans Le livre du duc des vrais amants, dame Sibylle dissuadait une dame d’aimer. Ce roman aux dialogues très vivants est un traité d’éducation sentimentale.


Sa vie intellectuelle

Son goût du savoir se développe avec des lectures, des études et surtout des observations. L’expérience vécue apporte plus que le savoir livresque. Elle pourrait avoir pour devise cette citation d’Aristote, lue dans Métaphysique : “Tout homme par nature désire savoir.”  La Nature est la servante de Dieu. Le principe de la vie ou, tout simplement, le biologique est l’expression de la volonté divine. La Parole de Dieu est un pain de vie dont quelques miettes suffisent à la nourrir. 

Pour écrire, elle a besoin de solitude : ce n’est pas une solitude stérile, mais féconde. En enluminure, nous la voyons dans sa chambre, la “celle” qui symbolise le monde intérieur, ayant des portes et des fenêtres sur l’extérieur. Elle se voue au travail littéraire et philosophique comme d’autres à la vie monastique. A mon avis, elle surmonte les souffrances de la vie, qui ne lui ont pas été épargnées, en mettant sa confiance en Dieu. 

Seulete suy et seulete veuil estre,

Seulete m’a mon doulz ami laissiée,

Seulete suy, sanz compaignon ne maistre,

Seulete suy, dolente et courroucée.

Elle utilise une image parlante pour nous décrire son travail d’écrivain : concevoir un livre est pour elle une forme d’enfantement; elle en ressent les mêmes souffrances. Elle cultive un lien à la fois filial et maternel avec la Grammaire et la Philosophie. 

Elle écrit, non pour elle, mais pour ses lecteurs. Un auteur ne nourrit pas son œuvre mais les lecteurs, invités à privilégier la vie contemplative. Elle ressent le besoin de réhabiliter le corps féminin.

Une défense de la féminité

Le Roman de la Rose

L’œuvre la plus connue au Moyen Age est ce livre écrit par deux auteurs différents : Guillaume de Lorris d’abord avec son poème de 4 056 vers, écrit probablement en 1230, et Jean de Meun qui rédige la deuxième partie, la plus longue, entre 1270 et 1280, et qui s’achève au vers 21 677. 

Guillaume de Lorris a voulu offrir à ses lecteurs un traité d’éducation sentimentale. Jean de Meun livre une somme des connaissances de son temps en traitant de sujets très divers : astronomie, cosmogonie, religion, actualités, sujets moraux et philosophiques. Raison pour laquelle, ce livre sera une source infinie de citations, largement exploitée par les personnes cultivées et ceci jusqu’à la Renaissance.  

Guillaume de Lorris est un poète orléanais qui décrit le Paradis d’amour, ce jardin clos où il s’agit de cueillir la Rose bien-aimée. Les chevaliers de la Table Ronde se devaient d’accomplir des prouesses dans le monde extérieur : livrer maintes batailles; accomplir de nombreuses chevauchées; honorer son lien avec son suzerain... L’Amant de la Rose surmonte d’autres difficultés : des obstacles moraux, ses propres sentiments ou ceux de l’être aimé qui sont incarnés en des personnages imaginaires. Ils ont pour noms : Bel-Accueil qui l’introduit dans le jardin; Dangier qui en est le farouche gardien et le repousse; Dame Raison qui descend en vain de sa tour pour lui faire remontrance. Nous sommes devant une œuvre délicate et subtile, entièrement symbolique. 

Jean de Meun crée une suite à ce récit : ce procédé est fréquent au Moyen Age. Bel-Accueil, prisonnier de Jalousie, est délivré pour guider l’Amant à la conquête de la Rose. Les personnages tiennent de longs discours pour développer la thèse et l’antithèse sur des thèmes divers. Il adopte parfois un ton agressif qui a choqué Christine de Pizan. Pratiquant la satire, il attaque volontiers les institutions comme la justice, la propriété, la royauté, la religion ou le mariage... Il y a des scènes grivoises que des lecteurs considèrent même comme grossières. Ceci étant dit, je l’apprécie surtout pour son portrait de Faux-Semblant qui personnifie l’hypocrisie, ce personnage qui prédomine encore actuellement dans bien des milieux ! 

Il exprime son ironie et son scepticisme quant à l’amour courtois de Guillaume de Lorris. Il ne conçoit l’amour que pour la procréation. Selon sa conception de la nature, l’amour ne serait qu’un instinct que favorise le plaisir. Dans la bouche des ses personnages, il établit une énumération des faiblesses, selon lui, innées de la femme. 

Christine décide de réfuter ces propos misogynes : soulignons que Jean de Meun place ceux-ci dans les bouches des médisants et des hypocrites. Ce n’est donc pas une adhésion de celui qui se contente de les rapporter. Que ce soit fait, avec ou sans complaisance, ceci dépend plus du lecteur que de l’auteur. Dans les Carmina burana, il y avait déjà eu des défenses de la féminité et des critiques acerbes sur ce sexe dit faible, alors qu’il est si fort dans l’histoire de l’humanité. Bien plus tard, Rabelais, tout spécialement dans le Tiers Livre reprendra les arguments de ce débat qui peut s’intituler : faut-il ou ne faut-il pas se marier ?

Le dit de la Rose (1403)

En février1402, son récit débute avec un banquet auquel prend part Christine. Au cours du repas, dame Loyauté annonce la création d’un nouvel ordre consacré à l’honneur et à la protection des dames. De retour dans sa chambre, elle s’endort alors que dame Loyauté, au nom du dieu Amour, lui apparaît à nouveau en songe et lui fournit les statuts de ce nouvel ordre : l’Ordre de la Rose. A son réveil, elle trouve ces statuts en un parchemin  sur sa table de chevet. Le jeu entre ce parchemin à l’intérieur et l’extérieur du rêve a du sens : la fiction devient réalité; l’imaginaire devient une expérience à vivre. Amour a rédigé les statuts; dame Loyauté les a transmis. Christine témoigne ainsi non de sa seule autorité morale ou politique, fruit de ses idées, mais d’un message du dieu Amour. 

Le débat sur le Roman de la Rose sera vif et mériterait à lui seul une communication. Le résultat fut que Jean Molinet a réécrit le Roman de la Rose pour en moraliser le texte dans l’esprit de Christine de Pisan. 

Le livre du Chemin de lonc estude. (1403) 

Son écrit, dédié à Charles VII, a été rédigé entre le 5 octobre 1402 et le 20 mars 1403. Dante, l’auteur de la Divine Comédie et l’Enéide de Virgile lui ont servi de modèles.

Dans son prologue,  Christine, âgée de 38 ans, s’interroge pour savoir si en tant que femme, elle a l’autorité d’écrire alors que depuis son veuvage, elle a consacré sa vie à la lecture et à l’étude. Il s’agit d’un voyage dans les différents pays du monde en quête de savoir, pour, avec dame Sibylle, monter dans les cieux afin d’admirer les planètes : elle croit en l’influence des astres, régis par Dieu, sur le destin des hommes (théorie de la prédestination que l’Eglise réfute); elle voit la terre comme étant une sphère (la terre n’est pas plate !). Elle aime les études, mais elle privilégie l’expérience qui enseigne mieux que tout, mieux que la plus grande science doctement proclamée.  

L’effort intellectuel exige de suivre un chemin personnel où les livres deviennent des compagnons de route. Son objectif est de s’’élever à une perfection, dans la mesure de ses forces et avec l’aide de Dieu, au cours d’une vie terrestre qui se poursuivra dans un au-delà dont elle entrevoit les signes.

Elle se questionne aussi sur le pouvoir que les hommes - aussi bien femmes que hommes - ont ou n’ont pas sur leur sort. Y a-t-il un pouvoir arbitraire de Fortune ? Pourquoi des conflits déchirent humanité ? Pourquoi les hommes sont-ils incapables de vivre en paix ? Pourquoi cette férocité, cette ténacité, cette convoitise qui poussent les hommes à se quereller plutôt qu’à se comprendre pour adopter des chemins vers la paix ? Ces questions sont toujours d’actualité et c’est la raison pour laquelle la lecture de Christine de Pizan  nous aide à réfléchir sur ces scandales que sont les guerres qui ne cessent de secouer l’humanité. 

Christine ne parle pas d’un “progrès”, ce mot tant à la mode au XXe s.. Elle souhaite le rétablissement d’une harmonie que suggère le passé. Selon elle, ce passé,  dans ses phases de paix, possède la force du pragmatisme. Elle le préfère à un moyen, dit nouveau, avec toutes ses incertitudes ou ses risques d’échec. Tout commence par reconnaître la corruption de la nature humaine et les défauts incorrigibles de l’homme, depuis qu’Adam a quitté le Paradis. Retrouver la voie de la vertu, le courage d’être et d’agir, est l’affaire de tous et pas seulement des autres : elle commence bel et bien par sa propre personne (”Se connaître soi-même”, sans complaisance et sans mépris) et se diffuse ensuite,  comme par osmose, dans la société.  

Il y aurait beaucoup à dire sur chacune de ses œuvres et celle-ci tout particulièrement. Ce qui me frappe le plus est son pragmatisme : elle refuse de se griser d’illusions. Elle ne veut pas d’un peuple qui trouble, par des émeutes, la vie sociale; elle cultive les valeurs chrétiennes qui, une fois respectées, harmonisent la vie communautaire (qualificatif  à prendre au sens large).

Si vous deviez ne retenir qu’une seule caractéristique de son livre, c’est très certainement ceci : l’acquisition du savoir ne suffit pas, il s’agit encore de le mettre en application, donc d’agir et de le transmettre. Agir : le savoir ouvre à une meilleure intelligence des faits réels, en vue de l’action concrète; transmettre : le savoir est un don qu’il convient de partager.

La Cité des Dames (1405)

Je me demandais quelles pouvaient être les causes et les raisons 

qui poussaient tant d’hommes, clercs et autres, 

à médire des femmes et à vitupérer leur conduite 

soit en paroles, soit dans leurs traités et leurs écrits.” p. 28

Tout est dit dans cette citation. Ecrit en 1405, après le “Débat sur la Rose”, elle rédige son ouvrage didactique et moral dans le même esprit : défendre les femmes méritantes contre d’injustes attaques et combattre cette ignorance qui promeut une extrême misogynie. Elle a modelé ce livre sur la Cité de Dieu de saint Augustin qui avait été traduit à cette époque par Raoul de Presle. L’influence de Boccace est perceptible. Choquée par “Les lamentations de Matheolus”, ce pamphlet virulent contre les femmes, Christine construit une place forte qui se lit comme une allégorie. Il s’agit d’une fiction dans le cadre d’une vision qui lui permet de formuler des vérités essentielles. 

Le Moyen Age aimait les épopées psychologiques, les idées générales sont érigées à la dignité de personnes réelles. Pour ma part, j’avoue volontiers préférer les analyses psychologiques médiévales sous cette forme aux élucubrations psychanalytiques d’un Freud. 

En bref, la structure de son livre est la suivante  : Christine de Pizan souffre du mépris des femmes  que propagent des hommes de lettres. Elle en vient même à regretter sa nature féminine. C’est alors que, soudain, dans une grande clarté, trois dames personnifiant l’une la Raison, une autre la Droiture et la dernière la Justice lui apparaissent. Toutes trois lui déclarent que ses regrets sont sans fondement. C’est pourquoi elles invitent Christine  à construire une citadelle plus résistante que toute cité terrestre. Chaque élément de la discussion qui s’engage devient une pierre s’ajoutant à d’autres : argument par argument, un nouveau portrait positif de la femme s’élabore. 

La métaphore de la construction  est solide : dans le champ des lettres, elle creuse avec la pioche de son intelligence et elle maçonne avec la truelle de sa plume. Selon ses vœux, cet édifice verbal se construit pour l’éternité.

Dame Raison énumère les femmes remarquables en politique : des reines, des guerrières et des chefs d’Etat. Elle mentionne des femmes savantes qui seraient à l’origine de nombreuses inventions comme l’écriture syllabique, le tissage et l’éloquence. Raison conclut en affirmant l’égalité des sexes devant Dieu.

Dame Droiture mentionne les femmes prophètes, les épouses fidèles et vertueuses qui ont marqué leur temps et celles qui ont sauvé leurs pays en des moments décisifs. Droiture réfute les accusations de lâcheté, de pusillanimité, d’infidélité et de coquetterie traditionnellement imputées aux femmes.  

Dame Justice termine le tableau avec la Vierge Marie, les saintes femmes et les femmes martyres qui ont marqué la vie de la chrétienté. Son conseil final est de se méfier du discours perfide et séducteur des hommes.

L’originalité de Christine est d’invoquer des personnalités aussi bien païennes que chrétiennes. Plus tard, Rabelais reprendra ses idées sur l’éducation des filles. Elle affirme que celles-ci sont aussi intelligentes que les garçons et qu’elles ont aussi droit à l’instruction. Elle dénonce les viols et se scandalise des mariages mal assortis. Les femmes ont démontré en certains circonstances des qualités viriles : les reines guerrières et les Amazones. Dans sa perspective religieuse, elle déclare que sans deux femmes, sous leur double visage d’Eve et de de Marie, l’homme - impliquant les deux sexes - n’aurait pas pu accéder au Royaume des cieux. Elle loue aussi la sibylle de l’Antiquité qui connaît la pensée de Dieu. En conclusion, l’excellence des femmes sert la gloire de Dieu. Dame Droiture parle à toutes les femmes blessées par les misogynes : “Sache qu’une diffamation catégorique des femmes ne saurait les atteindre, mais se retourne toujours contre son auteur.” 

Un nouvel extrait du dialogue entre Christine et Droiture explicite son analyse :

[Christine]... je m’étonne fort de l’opinion avancée par quelques hommes qui affirment qu’ils ne voudraient pas que leurs femmes, filles ou parentes fassent des études, de peur que leurs mœurs s’en trouvent corrompues.

[Droiture] me répondit : Cela te montre bien que les opinions des hommes ne sont pas toutes fondées sur la raison, car ceux-ci ont bien tort. On ne saurait admettre que la connaissance des sciences morales, lesquelles enseignent précisément la vertu, corrompe le mœurs. Il est hors de doute au contraire, qu’elle les améliore et les ennoblit.” 

Ce plaidoyer connaît une suite avec son “Livre des trois vertus”. La force des femmes est de vivre selon les principes d’une vie personnelle et sociale que proposent les Evangiles. Elle s’adresse aux princesses comme aux femmes les plus humbles, et même les prostituées.

Brièvement, vous avez eu maintenant eu connaissance des écrits les plus réputés. Or l’œuvre de Christine ne se réduit pas à cette littérature courtoise ou à son plaidoyer pour la féminité. Nous arrivons maintenant à une thématique bien différente. 

Une réflexion politique en un contexte historique précis

Le contexte politique qu’elle a vécu est difficile : querelles entre souverains, entre grands seigneurs, avec la papauté, folie d’un roi, guerres civiles, famines ... Elle relate des faits qu’elle analyse pour tenter de les comprendre. Rappel important pour la lire : comprendre ne signifie pas justifier, c’est acquérir une faculté de discernement pour adopter un choix éclairé en vue de l’action. 

A son époque, elle n’est pas la seule à se livrer à des commentaires et considérations sur le vécu des pays de France. Il y a deux grands noms : Phillipe de Mézières et Alain Chartier. A ses débuts, Froissart a parlé de l’actualité, dans des pastourelles où les bergers oublient leurs amours, pour délivrer un violent pamphlet bourguignon sur les évènements du règne de Charles VI. Nous pouvons y ajouter Machaut qui peint les malheurs du temps ou encore Deschamps qui pleure la mort de Duguesclin.

Christine de Pizan a observé la cour royale de France, sous Charles V (1364-1380) et Charles VI (1380 - 1422). Charles V, fils de Jean le Bon, lui apparaît comme le modèle de sagesse et de prudence. Il fait traduire en français des ouvrages en langue latine. Il améliore l’administration de l’État. Son objectif est de reprendre les terres cédées aux Anglais. La conduite de la guerre est confiée à Bertrand Duguesclin. Une armée nationale succède à l’armée féodale (avec son service d’ost). Un impôt nouveau finance celle-ci : le fouage. Ses frères reçoivent en apanages des portions du domaine royal. Louis dirige l’Anjou. Philippe le Hardi la Bourgogne qui cherchera très vite son indépendance, et Jean, le Berry, l’Auvergne et le Poitou.

Son fils Charles VI, né en 1368, préfère la culture physique à la culture livresque. Il aime les fastes et les fêtes. Il veut se dégager de la tutelle de ses oncles (formant le conseil de régence) pour être indépendant.  Il n’exerce le pouvoir qu’entre 1388 et 1392. Toutefois, il angoisse vite : de plus en plus, il perd la raison et tombe dans une démence profonde, d’abord contre son frère Louis d’Orléans et ensuite contre ses proches. Par moments, il ne reconnaît même plus son épouse. Dément, il a des accès de furie mortifère : croyant tuer son frère, il met à mort quatre hommes... Il lui arrive de tenir des propos incohérents. Parfois lucide, parfois perdant tout sens de la raison, son règne n’a pu être que chaotique et que susciter des luttes pour l’exercice du pouvoir. 

Des guerres civiles éclatent. Jean sans Peur, fils de Philipe le Hardi, donne l’ordre d’assassiner Louis d’Orléans, le frère de Charles VI, en 1407. Finalement, il sera lui aussi occis en 1419 par les Armagnac : son fils, Philippe le Bon prend parti pour l’Angleterre. 

Les émeutiers du boucher Caboche troublent Paris. 

Henri V d’Angleterre débarque en France. En 1415, la victoire anglaise d’Azincourt est totale. Le traité de Troyes en 1420 met un terme provisoire à ce conflit franco-anglais. 

En 1422, meurent deux rois : Charles VI pour la France et Henri V pour l’Angleterre qui règne sur la Normandie, le Nord et Paris, avec l’appui de la France bourguignonne. 

L’héritier de la couronne de France, qui sera Charles VII, s’est réfugié à Bourges : le Midi et l’Anjou lui sont restés fidèles. L’inattendu se produit avec Jeanne d’Arc, en 1429, lors de l’entrevue de Chinon où elle redonne confiance à la France et au roi Charles VII (1422 - 1461). Christine de Pizan sera morte la même année et avant que Jeanne d’Arc soit prisonnière des Anglais à Compiègne (1430) et brûlée vive à Rouen (en 1431).

Christine a grandi pendant le règne de Charles V et a écrit durant celui de Charles VI et s’est réjouie des premiers succès de Jeanne d’Arc. Connaître ce contexte nous permet de bien situer les œuvres politiques de Christine de Pizan : Le livre des faits et bonnes mœurs du roi Charles V en 1404, une Lettre à Isabeau de Bavière en octobre 1405, le Livre du corps de policie rédigé entre 1404 et 1407, une Lamentation sur les maux de la guerre civile en 1410, un Livre de la Paix, écrit de de 1412 à 1414, et son dernier ouvrage le Ditié de Jehanne d’Arc, en 1429.  Elle meurt l’année suivante, sans que l’on sache la date exacte, probablement en l’abbaye de Poissy où sa fille était religieuse. Son activité littéraire a été d’une grande richesse. 

Titres principaux

Ecrits sur la guerre

Vivant ce contexte historique très perturbé, Christine est conduite inévitablement à traiter ce sujet, généralement domaine réservé aux hommes.  

Assurer la paix et un bon gouvernement sont les deux devoirs des princes et de la noblesse : sur ce principe de base, elle délivre un message riche d’enseignements pour tout gouvernement qu’il soit monarchique, démocratique ou autre. Tout a commencé avec ses deux publications  “L’épistre Othéa” (1400-1401),  et le “Livre du corps de policie” (1406-1407).

Epistre Othéa (1401)

Cet ouvrage d’instruction chevaleresque  est dédié à Louis d’Orléans. Sous forme de quatrains le plus souvent, elle énonce cent préceptes moraux qu’elle illustre par des fables ou des références à l’histoire. Il y a un mélange de profane et de sacré, de vers et de prose. Nous y trouvons des leçons de morale, des sentences de philosophes, des allégories pieuses, des maximes de l’Eglise et des extraits de la Bible en latin.

L’épistre Othéa est un miroir pour les princes : Othéa est en fait Christine. La déesse s’adresse au jeune prince troyen Hector dans le but de l’instruire. La structure est la suivante : un récit de l’histoire de chacun ou de chacune, pour faire adopter des règles de conduite; au moyen d’une allégorie, elle y ajoute un sens spirituel.

Les thèmes traités sont : l’amour et la crainte de Dieu; préférer une vie non oisive et régulée; étudier les sciences; choisir un état de vie; être conscient des devoirs de la fonction exercée envers ses supérieurs, ses égaux et ses subordonnés comme envers soi-même; ses devoirs envers ses amis, ses parents, sa femme et ses enfants. 

Elle déconseille la lecture du Roman de la Rose et l’Art d’aimer d’Ovide, dans son quatrain 19 :

Si tu veux chastement vivre

De la Rose ne lis le livre

Ni Ovide l’art d’aimer

Dont l’exemple faict à blasmer.

Le livre du corps de policie” est destiné à un public plus large que celui des seuls princes : elle écrit pour la noblesse et l’ensemble du peuple. Tout Etat doit entretenir l’harmonie qui n’existe que dans la paix. Ce titre vous sera plus explicite ainsi : elle use de la métaphore du corps politique que décrivait déjà Jean de Salisbury, au XIIe siècle, dans son “Policraticus”.

La société est décrite comme un corps dont la tête est le roi, les mains les chevaliers, les soldats et les administrateurs et les pieds le peuple, notamment les paysans. L’ensemble de la communauté vit en interdépendance. Des responsabilités et des devoirs mutuels  s’imposent à chacun des éléments de la société. Elle n’hésite pas à insister sur les qualités psychologiques et morales nécessaires à tous : de nos jours, il serait bon de l’écouter ! Elle dénonce les dépenses déraisonnables qui augmentent les impôts, et finissent par les rendre excessifs et donc insupportables. Elle critique les abus de pouvoir qui sont sources de révoltes légitimes. Elle prône l’équité dans les échanges commerciaux. Elle souhaite que tout jeune prince soit instruit par un bon mentor. Elle veut des principes éducatifs valables pour tous les enfants, filles ou garçons. Les bons princes cultivent la capacité de s’entourer de bons conseillers, disposant d’une faculté de discernement, ce bon usage de l’intelligence. Des personnes d’expériences, aimant la vérité - et non des flatteurs ou des hypocrites - sont précieuses pour une prise de décision judicieuse et adaptée aux particularités d’une situation.  

Le livre des fais d’armes et de chevalerie (1410) 

En 1410, nous sommes trois ans après l’assassinat, par Jean sans Peur, de Louis d’Orléans qui était allié avec Isabeau de Bavière, la mère du roi. Le reste de la France connait les exactions des grandes Compagnies. L’état de la chevalerie est sur le déclin, car la notion de guerre juste lui échappe et nous sommes cinq ans avant la bataille Azincourt, cette défaite française qui marquera les esprits. Ma conférence sur Gaston Febus donnait un éclairage autre sur cette période troublée de l’histoire de France.

Quelle est l’attitude du clergé sur ce conflit familial, ayant eu une lecture du “Aimez vous les uns les autres comme des frères ”, non selon le Christ, mais selon Caïn ? La question se pose de façon légitime : la recherche de la paix passe par la vérité pour les membres du clergé et aussi pour le simple fidèle de l’Eglise, du moins selon une évidente lecture de l’Evangile. Or, deux théologiens, maître Jean Petit justifie le duc de Bourgogne, alors que Thomas du Bourg, abbé de Cérisy, condamne celui-ci. Il n’était pas le première fois, et sans nul doute, ni la dernière fois, aujourd'hui comme demain, que des membres éminents de l’Eglise aient pris, prennent ou prendront des avis contraires sur des sujets politiques ! Observant les motivations de chacune des parties, Christine préfère ne pas se positionner pour l’une ou l’autre. Par contre, elle insiste lourdement sur la légitimité du trône héréditaire de Charles VI à Charles VII. Elle veut rallier ses lecteurs à esprit fédérateur en faveur d’une cohésion nationale qui s’impose, en raison de son analyse des faits (la réalité et non une illusion). 

Elle n’a pas la prétention d’être originale sur le traitement de ce grave sujet qu’est la guerre. Elle ouvre son propos avec Minerve, pratique classique en son temps : pour rappel, Minerve,  à l’origine dans la mythologie étrusque, est la femme qui représente la pensée élevée, les lettres, les arts, la musique, la sagesse et l’intelligence; elle correspond à l’Athena des Grecs, ayant un caractère nettement plus guerrier. Pour étayer son discours, elle a recours à des auteurs de référence et très classiques pour les militaires comme Végèce, Frontin et Valère Maxime. Elle instaure au final un dialogue fictif avec Honorat Bovet, l’auteur de l’Arbre des batailles. Elle s’exprime à la fin de son livre aussi sur le sens de l’héraldique. 

La diffusion de son livre n’est pas négligeable. De son vivant, il s’est même trouvé un anonyme pour masculiniser son manuscrit qui a connu, sous cette forme, une large audience ! Cette étude mérite l’intérêt de tout passionné histoire de la pensée militaire, dans la mesure où elle fut imprimée plusieurs fois en version française et a bénéficié de traductions en anglais et en allemand. Depuis le XVIe s., ce texte a été longtemps inaccessible au grand public.

Depuis 2021, nous pouvons le lire, dans sa version intégrale, en vieux français. La guerre consiste aussi à se battre avec les mots et, s’il est une championne dans cet art, c’est bel et bien Christine de Pisan. Ne pouvant tenir l’épée pour défendre le droit et la justice, elle privilégie son arme favorite, la plume. Sa façon de lutter est d’écrire.

Cet ouvrage aura une suite avec son Livre sur la paix. Retenons qu’elle développe une grande réflexion sur le rôle de la monarchie : esquisse du portrait d’un roi idéal et rédaction d’un manuel de gouvernement. Même un chef d’état républicain de nos jours pourrait y trouver des enseignements utiles  : ce qui n’est pas peu dire ! 

La paix d’un royaume comme d’un Etat ne peut se créer qu’en dépassant les rivalités des différentes factions. Nous pourrions actualiser son constat au vu des rivalités politiques que nous vivons. Si les méthodes changent, le principe reste le même : l’assassinat juridique et/ou économique a remplacé l’assassinant physique. La mort sociale de celui qui est considéré comme un ennemi existe dans tous les milieux. Je dis bien tous ! Que les aveugles voient ! Que les sourds entendent ! Que la vérité soit proclamée ! Oui, même cette vérité que chacun souhaite et qui est rejetée dès qu’elle est connue, car elle fait mal, à ces dites “bonnes consciences” (les guillemets s’imposent), construites sur des mensonges que certains cultivent avec une telle dévotion, par peur du réel ou, plus simplement par lâche soumission !

Le livre sur la paix (1412 - 1413)

Ce manuel de science politique a été rédigé lorsque la France vivait trois guerres : celle contre les Anglais, les luttes des princes et les guerres civiles. 

La guerre vient du mauvais seigneur qu’elle décrit comme un tyran. Le tyran a un cœur pervers  dont les effets sur ses sujets sont : cruautés, extorsions, viols, meurtres. Pour elle, le tyrannicide est admis. Pour information, Thomas d’Aquin, le théologien de référence, l’autorise aussi. Elle invoque les exemples de l’Ancien testament : Judith a coupé la tête de Holopherne. Elle dénonce les lettres et les libelles qui soutiennent de faux principes, c’est-à-dire la propagande de son temps, cultivés par des flatteurs qui reçoivent différents bénéfices pour leurs mensonges. Il n’y a pas de paix sans justice et la justice impose le châtiment du malfaiteur.

Elle a des mots durs à l’encontre de la  rébellion cabochienne. Elle souligne que tous les hommes sont égaux devant Dieu. Dans la vie en société, il y a divers états déjà invoqués précédemment dans ce qui forme le corps politique. Par contre, elle redoute les folles émeutes conduites sans raisonnement, sans discussion et ne répondant qu’à des émotions. Pour devenir le maître, il ne suffit pas de jurer ou de menacer.

La paix civile n’est pas une victoire ou une vengeance. La paix dépend de l’équilibre du corps social, sans exclusion de la tête au pied, c’est-à-dire des princes au peuple, formé par les artisans, les paysans et qui mérite le respect. 

Un véritable Etat de droit se construit avec la Justice : le premier devoir du prince est de la rendre. Punir les malfaiteurs évite de créer d’inévitables réactions violentes, nuisibles à tout le corps social.

Le ditié de Jehanne d’Arc (31juillet 1430)

Le dernier livre que rédige Christine de Pizan respire la joie d’une France, sur la voie d’être sauvée des Anglais et des Bourguignons. De plus, c’est une femme qui a joué un rôle prépondérant en raison de son charisme, de son humilité, de sa détermination et de son exemple. Elle loue le roi et ses troupes et formule des menaces contre les Anglais, ainsi que contre les Français félons qui les ont ralliés et contre les villes rebelles comme Paris. Notre auteur meurt avant qu’elle ait appris la nouvelle de l’arrestation et de la mort juridiquement organisée de Jehanne la Pucelle. 

Actuellement où il y a une totale perte du sens des valeurs, je ne serais pas surpris que deux plaques soient apposées, à proximité d’une statue de Jeanne d’Arc : l’une au-dessus, en l’honneur de Charles VII, brûlée vive sous son règne (alors que le roi de France a bénéficié de son soutien et n’a l’a pas sauvée) et l’autre au-dessous, pour Mgr Pierre Cauchon, en témoignage de reconnaissance de tous les pharisiens (cet évêque étant le Caïphe du XVe s.) !

Avec son poème, nous avons un témoignage du vivant de celle qui deviendra, bien plus tard, une des saintes la plus connue de France. Jehanne n’est ni une déesse, ni une fée. Elle est une fille humble, sans savoir livresque, cultivant une foi intérieure, vécue avec intensité. Elle recherche la volonté de Dieu qui s’exprime, à travers elle, par des signes de victoires, non seulement annoncés préalablement, mais confirmés dans les faits. Toute son action est subordonnée à la volonté divine : Jehanne n’est que son instrument entraînant des faits prodigieux. Pour Christine, elle surpasses les grandes héroïnes de l’Ancien Testament : Judith, Esther et Débora qui sauvèrent le peuple de l’esclavage ou encore les grands hommes comme Moïse, Gédéon et David. Sa valeur féminine tient à son âme plus qu’à son sexe : c’est ainsi qu’avec le courage, Dieu met sur pied d’égalité et les hommes et les femmes. 

A la fin de son éloge des vertus féminines de Jehanne, Christine prévoit même que celle-ci se mettra à la tête d’une croisade pour reconquérir les lieux saints. Le message le plus important délivré par ce poème enthousiaste est son appel à tous de vouloir s’engager en faveur d’une cohésion nationale qui seule assurera la paix.

Conclusion

Notre auteur cultive une érudition au service d’un art de vivre les uns avec les autres en harmonie. Les principes chrétiens lui suffisent et elle ne cherche pas à se livrer à des spéculations théologiques : d’autres s’en chargent.

Elle est d’abord une lectrice pour être ensuite un écrivain : elle ne le cache pas et revendique cette démarche intellectuelle. Reconnaissons cette forme d’humilité qui ne l’a point empêchée de nous offrir une  création personnelle et originale, car le fruit de son discernement et de sa réflexion.

A la suite de Dante, elle allie le christianisme et l’Antiquité païenne. Précision importante : l’Antiquité est lue à la lumière des Evangiles. De même, il conviendrait de lire l’Ancien Testament à la lumière du Nouveau Testament, et non l’inverse comme ceci arrive trop souvent !

Dans l’esprit de Boèce qu’elle a lu, elle se console avec la philosophie qui enseigne la sagesse et la raison, deux dons de Dieu qu’elle met en accord avec la foi. 

Les bonnes raisons sont celles de l’expérience et les bonnes théories sont celles qui ont subi l’épreuve de leur application.

Son originalité : être une femme ayant le goût recherché de transformer une expérience de vie terrestre, en une autre expérience qui soit spirituelle. Tout principe de vie est l’expression de la volonté divine : il convient de s’émerveiller et de louer la Nature. Christine est une vraie écophile : l’écophilie n’est pas une invention de notre temps. 

La femme et l’homme sont complémentaires et sont égaux devant Dieu pour bénéficier de ses dons ou grâces qui varient d’une personne à l’autre.

Nourrissant aucune illusion, Christine s’apercevait que qu’elle ne serait pas toujours entendue par les gens, noyés dans les grandes confusions de son temps, mais elle plaçait sa confiance dans le jugement de  la postérité : elle n’a pas eu tort, nous parlons d’elle, aujourd'hui et en ce lieu !

Terminons en lui donnant une nouvelle fois la parole, car elle profère une vérité qui est à entendre, hier, aujourd’hui comme demain, pour toutes les questions que l’humanité se pose :

[...] chaque chose vient en temps et en heure au regard de l’éternité. Comment Dieu a-t-il pu tolérer aussi longtemps les hérésies contre sa sainte parole, qui ont été extirpées avec tant de difficulté et qui seraient encore là  si on ne s’était élevé contre elles pour les confondre ? Il en va ainsi de bien des choses que l’on accepte pendant longtemps mais que l’on finit, un jour, par discuter et réfuter.

La Tourette, le 8 mars 2024.

Antoine Schülé

Courriel : antoine.schule@free.fr

Diverses conférences disponibles sur le Blog : antoineschulehistoire.blogspot.com 

Bibliographie sélective

Sur Gallica, vous pouvez admirer des manuscrits originaux, avec leurs enluminures, et vous entraîner à la lecture de l’ancien français (lire à haute voix et une graphie, paraissant étrange à la vue, se révèlera facilement à l’ouïe).  

Christine de Pizan  (en édition bilingue)

Trad. Jacqueline Cerquiglini-Toulet : Cent ballades d’amant et de dame. Gallimard. 2019. 340 p.

Trad. Andrea Tarnowski : Le Chemin de longue étude. LGR. 2000. 480 p.

Trad. Dominique Demartini et Didier Lechat : Le Livre du Duc des vrais amants. Champion. 2013. 472 p.

Christine de Pizan (version française) :

Ed. Eric Hicks et Thérèse Moreau : La Cité des Dames. LGF. 2000. 404 p.

Christine de Pizan (vieux français) :

Ed. Andrea Valentini : Le Livre des epistres du debat sus le Rommant de la Rose. Garnier. Paris. 2016. 384 p.

Ed. Lucien Dugaz : Le Livre des fais d’armes et de chevalerie. Garnier. Paris. 2021. 636 p.

Ouvrages de référence :

Françoise Autrand : Christine de Pizan. Une femme en politique 1365 - 1430. Ed. Tallandier. 2023. Paris. 556 p.

Excellente biographie pour découvrir sa pensée politique et munie d'une abondante bibliographie.

Collectif sous la direction de Dominique Demartini et Claire Le Ninan : Genèse et filiations dans l’œuvre de Christine de Pizan. Garnier. Paris. 2021. 444 p.

De multiples réflexions sur sa vocation d’écrivain et des pistes de lecture