Le bestiaire médiéval
Le
loup habitera avec l’agneau,
la
panthère se couchera avec le chevreau.
Le
veau, le lionceau et la bête grasse iront ensemble,
conduits
par un petit garçon.
La
vache et l’ours paîtront,
ensemble
se coucheront leurs petits.
Le
lion comme le bœuf mangera de la paille.
Le
nourrisson jouera sur le repaire de l’aspic,
sur
le trou de la vipère le jeune enfant mettra la main.
Ésaïe,
11, 6 – 9
Je
ressemble au choucas du désert,
je
suis comme le hibou des ruines.
Je
reste éveillé, et me voici
comme
l’oiseau solitaire sur un toit.
Psaume
102, 7 – 8
(prière
du malheureux)
Comme
une biche se penche sur des cours d’eau,
aussi
mon âme penche vers toi, mon Dieu.
J’ai
soif de Dieu, du Dieu vivant :
Quand
pourrai-je entrer et paraître face à Dieu ?
Psaume
42, 2 – 3
(dans
la détresse du temps, le seul secours est Dieu)
Introduction
La
symbolique est un outillage mental de premier ordre pour construire
la vie intérieure de l’homme et elle atteint son apogée au Moyen
Age. Ce qui intrigue, voire contrarie, les esprits de nos jours, est
que le symbole possède différents niveaux de sens, selon le
contexte dans lequel il apparaît : c’est pourtant ceci qui
rend ce sujet passionnant et, en quelques minutes, je tenterai de
vous en donner un aperçu. Depuis que l’homme existe, l’image
possède une grande importance. Il n’a pas fallu attendre le XXe
s., la télévision ou la photographie pour s’en apercevoir.
La
préhistoire
En
effet, les premiers témoignages artistiques de l’homme
représentent ni le végétal, ni l’humain (mis à part une main ou
une flèche ou très rarement une femme enceinte) et ni des figures
géométriques mais l’animal1
: pensons aux sculptures pariétales ou aux peintures des grottes de
l’âge préhistorique, comme la grotte Chauvet en est un beau
témoignage. Or il est curieux de constater que ces lieux si
richement décorés ne servaient ni à l’habitation, ni à une
cérémonie funéraire, ni à une inhumation ou ni à une crémation.
Alors, dans quel but une expression artistique si soignée ?
Il
y a tout lieu de croire, en l’état des connaissances actuelles,
que la source de cette inspiration est tout simplement la chasse qui
était une activité essentielle à la survie de l’homme. Nous ne
pouvons qu’être admiratifs de la beauté du réalisme et de
l’exactitude des traits et des attitudes de ces animaux
généralement en mouvement ou de femelles pleines. Il est
vraisemblable que la chasse a justifié le nomadisme des premiers
hommes et que l’animal nourricier ait été ainsi vénéré :
il est vu d’une façon positive et reste l’objet d’un désir
vital. Nous sommes donc face à une expression religieuse afin de
trouver la force nécessaire à maîtriser la nourriture en vue de la
survie, de la vie du groupe liée à une zone de chasse.
Antiquité
Rappelons-nous
que, bien plus tard, l’Égypte ancienne a divinisé aussi
l’animal et son art pictural exprime un lien fréquemment
harmonieux entre l’homme et la nature : nous voyons un corps
d’homme avec une tête de chien par exemple (le cynocéphale) ;
et nous remarquons l’âne, la grue, le canard, le crocodile, le
bélier ainsi que le bœuf Apis ou encore les chats.
Dans
le bouddhisme, il existe la croyance en la migration des âmes
possible en l’animal, ce qui est considéré d’ailleurs comme un
châtiment car, dans cette religiosité, la perception de la
souffrance animale est réelle.
Avec
l’art gréco-romain, nous retrouvons des animaux ou des parties
d’animaux (spécialement dans le mobilier avec des pieds de lion,
des décorations avec des nageoires ou des queues de poissons... par
exemples et ceci encore de nos jours). Pensons encore aux course de
taureaux de l’art crétois ou aux courses de chevaux attelés (les
quadriges).
Toutefois,
la figure humaine prendra une place dominante, dès l’art grec,
plus spécialement au Ve s. av. J.-C.. Aristophane (~env.
445 – env. 380 av. J.-C.), auteur grec comique, dans sa pièce Les
Oiseaux , décrit une cité utopique en recourant à un grand
nombre d’espèces d’oiseaux et d’animaux ayant des traits typés
(le renard rusé, le paraître du paon, etc.).
Avec
le temps, nous arrivons aux écrits de Platon (env. 427 – env. 348
av. J.-C.), qui marqueront fortement nos écrits médiévaux.
L’animal quitte son aspect nourricier, ou protecteur et peut
prendre parfois un aspect purement négatif : sa bestialité
devient un objet de rejet., Le mythe platonicien réserve pour
l’homme souffrant d’un vice, un destin animal dans l’autre
monde : ainsi le gourmand devient un âne ; le tyran , un
loup ; l’homicide, une bête féroce et carnassière; le
débauché, un porc2 ;
un étourdi, un oiseau…
Des
ressemblances bien typée entre les caractères de l’homme et de
l’animal se déterminent de façon tantôt positive tantôt
négative comme nous le retrouverons dans la suite de cet exposé. Il
en va de même dans les fables ou les satires rédigées, encore bien
après ce Moyen Age, pour tromper les censures politiques : ceci
est encore d’actualité... Aristote (env. 385 – 322 av. J.-C.)
dans son Traité sur la physionomie sera une des bases de ce
genre littéraire qu’est la bestiaire médiéval.
Les
origines du bestiaire médiéval
L’iconographie
paléochrétienne s’inspire initialement d’une tradition
biblique comme le démontrent les citations faites en
introduction : chacun connaît la colombe qui symbolise la paix,
l’arche de Noé et les textes d’Isaïe. Et il s’y ajoute
d’autres symboles, liés aux lettres. Le plus connu est ICHTUS,
poisson en grec ; les lettres initiales de Jesu
Kristus Theou Uios
Sôter, soit IKTUS signifient :
Jésus-Christ, fils de Dieu, Sauveur. Ces lettres ou le
poisson se retrouvent sur de nombreuses tombes chrétiennes.
A
plusieurs reprises en d'autres communications, je vous ai souligné qu’il faut regarder bien
des sujets historiques dans la longue durée pour en avoir une vision
globale : oui, il y a des filiations en tout et la symbolique
n’échappe pas à cette règle.
Un
symbolisme animal s’instaure petit à petit et ne reste pas figé :
il évolue dans le temps et subit une sorte de synthèse de
traditions qui sont à la fois littéraires (légendes connues de
tous), théologiques (parfois ayant des origines païennes) et
cosmologiques (ce qui est plus propre au Moyen Age). Nous sommes face
à un amalgame de diverses lectures de signes et c’est ce qui rend
le sujet passionnant. Michel Pastoureau, l’auteur à lire pour
approfondir le sujet, dit clairement : « Le symbole est
toujours ambigu, polyvalent et protéiforme ; il ne peut
s’enfermer dans quelques formules. »3
De
plus, il n’est pas possible de comprendre l’art roman sans
s’intéresser à la symbolique animale. En effet, vous en voyez
partout : tympans, chapiteaux, clés de voûtes d’édifices
religieux ; vitraux ; tableaux ; sculptures ;
objets et mobiliers liturgiques ; miniatures et lettres ou
franges ornementales de manuscrits médiévaux. Tout ceci fourmille
d’animaux réels, merveilleux ou imaginés.
Le
Tétramorphe
Le
plus bel exemple et le plus connu est le Tétramorphe, le fameux groupe des quatre Vivants :
le lion, le taureau, l’aigle et l’homme-ange. Pour le comprendre,
les
deux lectures,
l’un du
chapitre 1 d’Ézéchiel
et l’autre du
chapitre 4
de l’Apocalypse, sont
nécessaires car les artistes
ont respecté les écritures (notamment les 4 ailes pour chacune des
figures).
Le
lion peut représenter
diverses figures :
Jacob (Genèse , XLIX, 9) ; la
tribu de Judas ; le
Christ ; Dieu (Osée) ; la science de Jésus (le lion
efface ses traces au moyen de
sa queue pour
échapper aux chasseurs) ; la vigilance de Dieu ou de Jésus (le
lion dort les yeux ouverts) ; l’Évangéliste
Marc.
Toutefois,
le lion peut avoir un autre sens et c’est ce qu’il faut pas
oublier en lisant les symboles, n’oublions
pas que leur caractère est
ambivalent. Certes
beaucoup plus rarement,
le
lion est la représentation de Satan, des vices et de l’hérésie.
Pensons à la parole de Saint
Pierre : « Veillez car le diable, votre
adversaire, comme un lion rugissant cherche à vous dévorer. ».
Une
lecture du lion est
méconnue de
nos jours : le récit des
lionceaux, mort-nés mais vivifiés le troisième jour par leur père,
est une analogie
au Christ, ressuscité par son Père et ressuscitant ainsi tous ses
enfants dans la Foi.
Le
taureau est lié à la tribu de Joseph (Deutéronome, XXXIII, 17). Il
est le symbole de la fécondité, de la force créatrice de la vie.
Il représente aussi la victime rédemptrice qu’est le Christ, une
source de lumière et de vie. Il symbolise l’Évangéliste Luc
L’aigle a
aussi plusieurs lectures possibles : l’animal céleste qui véhicule
les âmes des élus de Dieu vers le Père ; l’ image du
Christ porteur de lumière ; le combat de l’aigle et du
serpent qui symbolise la lutte du Christ contre les forces du mal. Il
est aussi symbole de la résurrection. L’aigle représente aussi
parfois le fidèle.
Toutefois
en certains passages, il est l’emblème de Satan : le rapace,
le destructeur, le ravisseur, l’animal impur.
Jean
l’Évangéliste est symbolisé par l’aigle car il s’est envolé
de la terre pour pénétrer les mystères de Dieu par la
contemplation du Verbe. C’est pourquoi le manuscrit Ashmole 1511,
il est écrit :
« […]
ceux qui abandonnent leurs pensées terrestres, gagnent – tout
comme l’aigle – le Ciel avec Jean, par la contemplation. ».
L’homme-ange :
il symbolise la vocation de l’homme à être le messager de Dieu,
pas uniquement par la parole mais aussi et surtout par les actes ;
le porte-parole de la Parole de Dieu qu’est l’Évangéliste
Mathieu. Une église a souvent comme motif de chapiteau ou en culot
de voûte, une tête d’ange surmontée de deux ailes ouvertes,
au-dessus de deux ailes fermés : se fermer aux choses de la
terre pour s’ouvrir à la Parole de Dieu, la contemplation devenant
source de l’action...
Symbolisme
animalier de l’Europe médiévale
L’Europe
effectue, dans la longue durée (1 000 ans), une synthèse de
diverses traditions qui sont d’origine
germanique, biblique et
orientale. Tout symbole peut avoir au
minimum une double lecture :
soit surhumaine et/ou
divine, soit inhumaine et/ou
démoniaque. Cette lecture animale
peut varier dans le temps ou
suivant la culture dominante (p.e. : au commencement, la lecture
germanique n’est pas identique à la lecture biblique ; il
faudra quelques siècles
pour unifier ou muter les
valeurs attribuées). Un animal est très souvent lié à une qualité
morale toujours plus précise, surtout en
relisant la Bible.
Un
problème surgit : l’Ancien Testament mentionne près
de 130
animaux, certains
connus en
Europe4
(biche, cerf, paon, aigle,
etc.) et d’autres
parfaitement inconnus hors
des pays d’Orient (lion, panthère, ibis, crocodile,
ichneumon, singe, onagre, antilope); de plus, les peuples nordiques
ont des êtres merveilleux qui peuplent leurs légendes. Il y aura
donc un croisement qui produira toute une série d’animaux
fantastiques, recomposés selon l’imagination du poète ou de
l’écrivain. D’autre part, les traductions de l’araméen en
grec et du grec en latin ont modifié les noms de
certaines espèces : l’unicorne
est devenu la licorne
ou le pluvier du
Deutéronome est devenu en français le calandre.
Très
tôt dans l’ère littéraire chrétienne, les animaux de la Bible,
et des Psaumes tout spécialement5,
croisent les animaux décrits par les Grecs : l’ouvrage le
plus important est le Physiologus d’un naturaliste anonyme
ayant écrit en grec au IIe s. Sa symbolique n’est pas
identique à celle de Bible : il faudra là encore du temps pour
qu’un mélange se produise car les deux traditions comportent de
nombreuses incohérences. Sur cette base, de nombreux manuscrits sont
rédigés et copiés en syriaque et en arménien6
pour être finalement traduits en latin au IVe s.
Ambroise
(340-397) cite ces livres antérieurs, dans son Hexaméron. La
diffusion de ces textes est véritablement européenne : nous
les trouvons de Byzance à l’Angleterre et l’Irlande. Oui, la
culture européenne n’a pas attendu le XXe s. ou le
siècle des Lumières pour exister : il y avait et il y a, je
l’espère, une véritable culture chrétienne sur laquelle s’est
construite, plus ou moins mal, notre civilisation occidentale
actuelle.
Les
écrits de Saint Augustin, notamment ses Discours sur les Psaumes7
offrent des comparaison avec la vie agricole pour ouvrir ses
auditeurs à la compréhension de Dieu qui se donne à tous. Mais il
a aussi développé tout un bestiaire, qui parle à chacun de ses
auditeurs et où, comme dans les fables, les exemples sont inspirés
des comportements animaliers. La lecture de la Bible rabbinique
diffère de la lecture chrétienne car, avec le Christ - Dieu fait
homme -, Augustin lit la Bible dans la lumière du matin de Pâques
et avec l’esprit de la Pentecôte8.
Il
faut attendre le début du VIIe s. et Isidore de Séville
avec son 12e livre des Etymologiae (De
animalibus) pour qu’un autre regard soit porté sur le monde
animal. Ses références sont Varron, surtout Pline, Virgile et, bien
sûr, Ovide.
Sa
classification est simple et repose sur 8 distinctions : les
animaux domestiques, les animaux sauvages, les petites animaux, les
serpents, les vers, les poissons, les oiseaux, les insectes.
L’étymologie des noms qu’il propose veut, à n’importe quel
prix, établir un lien entre l’animal et son nom. Évidemment, il
effectue parfois des rapprochements aventureux et je vous cite le
plus connu : le castor se nommerait ainsi par ce
qu’il se châtre à l’approche du chasseur
qui veut prendre ses glandes génitales, utilisées en médecine9. Par
contre, il a bien souvent le mérite de traiter certains récits
antérieurs en pures légendes.
Il
marque le début de cette lente transformation qui, d’un ouvrage
didactique d’allégories religieuses et morales, évolue vers
un traité de sciences naturelles, tel que celui établi bien plus
tard par un Carl von Linné10
(1707 – 1788) ou un Georges Louis Buffon (1707 - 1788)11.
Au
XIIe s., l’approche des animaux est de nature plutôt
littéraire. L’esthétique prédomine sur la symbolique. Deux noms
à retenir : Hugues de Saint-Victor (de l’abbaye des
chanoines de Paris dont l’école était réputée ; de
nombreux écrits lui ont été attribués parfois à tort ; il
s’est intéressé aux sciences humaines, aux arts libéraux et à
la philosophie ; foi et raison vivent en harmonie et l’esprit
de géométrie ne nuit pas à la vie mystique : bien au
contraire, elle l’aide ; son originalité est d’inviter son
lecteur à considérer sa propre expérience de vie avec la
spiritualité des Écritures – cette démarche serait riche en
fruits pour l’homme de tous les temps !) et Hugues de
Fouilloy (+ 1172 ou 1174) avec son De avibus, un
volucraire12
symbolique qui est une invitation à l’âme à s’élever comme un
oiseau vers Dieu.
Le
XIIIe s. a la particularité de cultiver un esprit plus
encyclopédique. Se basant sur une compilation des écrits
antérieurs, plusieurs manuscrits offrent des descriptions d’animaux,
environ une cinquantaine, avec les légendes qui les accompagnent.
Les auteurs connus du XIIIe s. sont Barthélémy
l’Anglais, Vincent de Beauvais et Brunetto Latini. A l’image
zoologique se superpose une image christologique13
: le plus connu est, sans aucun doute, le pélican qui ressuscite ses
enfants en versant son sang et qui symbolise ainsi le Christ.
Bestiaire
coté : Ashmole 1511
Plus
d’une bibliothèque européenne dispose de différents bestiaires
enluminés. Toutefois, le plus réputé est celui se trouvant
actuellement à la Bibliothèque bodléienne14
d’Oxford. Je me fais un plaisir de vous le présenter car sa valeur
artistique est grande et nous révèle en plus les connaissances
médiévales sur la nature.
Ce
manuscrit15
se compose de 104 feuillets. Chaque page comporte 29 à 30 lignes. Il
s’agit d’une écriture gothique qui permet sa datation :
entre la fin du XIIe s. et le début du XIIIe
s. Il est orné de 131 enluminures, peintes à la gouache sur un fond
d’or. Se remarquent, plus spécialement, 6 enluminures en pleine
page.
Où
a-t-il été composé ? Quand ? Par qui et pour qui ?
Nous n’avons aucune réponse explicite dans le manuscrit lui-même.
L’historien doit le comparer à d’autres ouvrages pour le situer
de la façon la moins approximative qui soit. Il est lié à une zone
géographique et un lieu réputé pour ses bestiaires.
Les
Augustiniens de la ville de Lincoln (Angleterre) portaient
traditionnellement un intérêt tout particulier aux bestiaires pour
la raison je vous ai donnée précédemment (Discours sur les
Psaumes). Les motifs enluminés se retrouvent à l’identique dans
les décors sculptés des églises du Yorkshire (avec ces
formes rondes et ondulantes des draperies).
La
carnation des visages, dans ce manuscrit, est traitée de deux façons
différentes : c’est l’indice qu’il y a eu probablement
deux artistes pour enluminer l’essentiel du manuscrit16.
Une troisième main pour le cygne, la grue et le charadre est même
possible. Les spécialistes reconnaissent une influence du style
pictural du Psautier de Leyde. Voici ce qui peut être dit du
contexte de cette création.
Si
l’auteur de cette compilation et de nos artistes sont anonymes,
nous connaissons par contre les possesseurs de ce volume depuis le
XVIe siècle.
Les
possesseurs identifiés
Au
XVIe s., notre ouvrage était en possession de William
Whright, professeur de théologie. En 1609, il en a fait cadeau à
Peter Manwood17
qui le cède en 1621 à un collectionneur John Tradescat. Après une
succession difficile, un astrologue, alchimiste et franc-maçon
anglais Elias Ashmole (1617 – 1692) l’acquiert. En 1677, Ashmole
cède sa collection à l’université d’Oxford. Au milieu du XIXe
s. , tous les livres et manuscrits sont déposés au Musée à la
bibliothèque bodléienne.
Intentions
des auteurs
Au
début du Moyen Age, un ouvrage didactique ou scientifique est une
forme de louange à Dieu. Au XIIe s., la connaissance de
la nature est un des moyens d’approcher le Créateur. S’inspirant
des textes de la Genèse, les auteurs s’attachent à mettre en
évidence l’harmonie qu’offre le Créateur à l’Univers.
Le
bestiaire a plusieurs fonctions : offrir une encyclopédie du
monde animal ; réunir des exemples moralisants pour illustrer
les prêches ; composer un répertoire d’interprétations
allégoriques pour découvrir le symbolisme caché de la nature.
Avec
les images que sont les enluminures ou les pleines pages, il était
possible d’instruire une personne ne sachant ni lire, ni écrire :
l’image a donc une fonction pédagogique et pas uniquement
ornementale.
Au
cœur de ce bestiaire anonyme, l’intention de l’auteur
compilateur anonyme est clairement exprimée et je vous le cite
:
« Puisque
je dois écrire pour un ignorant18,
que le lecteur scrupuleux ne s’étonne pas si, pour l’édification
de cet ignorant, je parle avec simplicité de subtilités et qu’il
n’impute pas à la légèreté le fait que je peigne un autour ou
une colombe : le bienheureux Job et le prophète David ne nous
ont-ils pas laissé pour notre enseignement de tels oiseaux ?
L’écriture, en effet, parle aux docteurs, tandis que la
peinture19
parle aux simples. Car si le sage se plaît à la subtilité de
l’écriture, l’âme des simples est captivée par la simplicité
de la peinture. Et moi, je travaille davantage pour plaire aux
simples que pour parler aux docteurs – comme si je remplissais un
vase de liquide -, car c’est verser un liquide dans un vase plein
que d’instruire le sage. »
Articulation
de l’ouvrage
Notre
ouvrage commence avec le récit de la Création, selon la Genèse,
avec des commentaires et de riches illustrations en rapport direct
avec le texte. La parole de Dieu crée l’univers et Dieu
nomme ce qu’Il crée. L’eau vivifie la terre et Il
donne vie d’abord à la végétation. Survient ensuite le
rythme du jour et de la nuit.
Il
crée ensuite les poissons et les oiseaux. De la terre,
et cet aspect est important, est engendré des êtres vivants,
bestiaux, reptiles et bêtes sauvages.
La
première parole de Dieu sur Sa création de l’homme :
« Faisons l’homme à notre image et à notre
ressemblance. » pour qu’il puise maîtriser la terre
et régner sur les oiseaux de ciel et les animaux de la terre.
Et
Dieu créa l’homme à son image
A
l’image de Dieu il le créa
Mâle
et femelle il les créa.
Adam
nomme les animaux, dans la première langue (qui est universelle),
selon leur destinée : il a donc une pré-science qui lui a été
donnée par Dieu. Le bestiaire a pour fonction de redécouvrir cette
pré-science d’Adam, du premier homme, mais, cette fois-ci, par les
observations de l’homme sur l’animal20.
Dans quel but ? Mettre en évidence ce qui distingue
l’homme de l’animal, le déterminisme est animal :
l’animal est esclave de son destin ; l’homme, par son âme,
peut choisir son destin. Ce message est essentiel et il est
troublant que les commentateurs ou historiens de la pensée ne le
mentionnent généralement pas mieux et de façon plus explicite.
En
latin, animalis signifie être vivant parce qu’il y a
en eux le souffle et en eux respire l’esprit de vie. Est
appelé animal tout ce qui est dépourvu de figure et de
langage humains.
Des
distinctions simples sont établies : soit troupeaux, les
animaux destinés à nourrir les hommes, soit petit bétail
(brebis, porc), soit gros bétail (cheval, bœuf)ceux pour
leur venir en aide et bêtes sauvages c’est-à-dire
animaux non domestiqués,
donc considérés
comme n’étant pas sous la tutelle directe
des hommes.
Il
n’est pas possible dans cet exposé de traiter des 128 animaux
présentés avec en plus, au final, un ajout sur les arbres et le
figuier ainsi que le texte d’Isidore de Séville sur la nature de
l’homme. Certains animaux sont seulement décrits. D’autres sont
des inventions dues à des mélanges d’espèces. Et certains, mais
pas tous, constituent des symboles riches de sens. Pour un même
animal, il y a plusieurs analogies possibles.
Aussi
je vous ai sélectionné quelques exemples pour que vous puissiez
vous forger une opinion.
Exemples
d’analogies
Le
cerf
« Il
est une bête appelée cerf, « cervus »,
en raison de ses cornes. […]. Le cerf est l’ennemi du serpent.
Pourtant lorsque la maladie le frappe, il se rend à la tanière du
serpent et, par son haleine, l’attire hors de son trou ; et
après avoir triomphé du péril que représente son venin, il le
tue, le mange et recouvre la santé. Ce sont les cerfs qui nous ont
révélé les vertus du dictame21 ;
ils mangent cette herbe et sa vertu ôte de leur corps le fer des
flèches qu’ils ont reçues. […]
Les cerfs possèdent la caractéristique suivante : pour l’amour
d’un autre pâturage, ils partent en transhumance vers d’autres
pâtures et se sustentent en broutant çà et là. Si, par hasard,
ils doivent franchir de larges fleuves ou de vastes mers, celui qui
marche derrière place sa tête sur la croupe de celui qui va devant,
et, ainsi de suite, du dernier au premier du troupeau ; aussi ne
se fatiguent -ils que très peu. Et lorsqu’ils se trouvent
confrontés aux eaux du fleuve et de la mer ils les traversent aussi
vite que possible de peur de s’enliser. Les cerfs possèdent encore
cet autre caractéristique : après avoir mangé le serpent, ils
se précipitent vers une source à laquelle ils s’abreuvent ;
c’est ainsi qu’ils se débarrassent de toute leur vieillesse et
qu’ils changent de poil.
Une
pensée analogique, semble-t-il, ne peut que reconnaître dans ces
particularités, ceux qui appartiennent à la Sainte Église. Lorsque
les Chrétiens quittent leur patrie22,
c’est-à-dire le monde, pour l’amour d’une patrie céleste, ils
se supportent les uns les autres, les plus parfaits aident les moins
parfaits à avancer par la force de leur exemple et de leurs bonnes
actions23.
Et, s’ils sont confrontés aux eaux du péché, ils les traversent
sans s’attarder ; et après l’incarnation du Diable24,
c’est-à-dire la perpétuation du péché, ils se précipitent vers
Notre Seigneur Jésus-Christ25
qui est notre vraie fontaine et s’abreuvent à ses préceptes. Et
ainsi Notre Seigneur les dépouille de toute leur vieillesse26,
c’est-à-dire de leurs péchés. »
Vous
avez là un exemple typique du prêche que pouvait donner un prêtre
à un public qui avait son
intérêt éveillé par un animal qui lui était familier et dont la
lecture comportementale, certes, ne correspond pas à des études
d’éthologues contemporains,
comme un Konrad Lorenz par exemple.
Tout
de même, les scientifiques de
ce XXe
siècle reconnaissent,
après de longues et savantes observations animales,
que la vie en groupe peut aider les animaux à se protéger contre
leurs
prédateurs et à trouver de la nourriture. Il y a dans le monde
animal des conflits qui sont cependant tempérés par le respect
d’une hiérarchie (due soit à l’âge, soit à la force, soit à
une autorité naturelle), par des actes de réconciliation (refus
de montrer des signes d’agressivité face à l’autre)
et de signaux spécifiques (respect
du territoire de l’autre ou partage de celui-ci en des proies
distinctes
ou acceptation
de trêves pour des accès à
l’eau).
Les combats, lorsqu'ils ont lieu, sont généralement ritualisés
afin d'éviter les blessures graves. Les animaux peuvent aussi
coopérer ou se comporter de façon altruiste envers certains de
leurs congénères ou des membres d'autres espèces. La
simplicité du texte médiéval ne doit pas nous faire oublier cet
aspect bien réel.
La
colombe
Prenons
un autre exemple avec un oiseau, la colombe et pour laquelle il
existe de nombreux récits. Je vous ai retenu un
extrait de celui qui me
paraît le plus représentatif pour
illustrer le verset 14 du Psaume 68 (67) que je vous cite dans la
version de la TOB actuelle et qui diffère légèrement du texte du
XIIe
s., mentionné plus bas :
Les
ailes de la colombe sont lamées d’argent et son plumage d’or
pâle.
La
lecture rabbinique est la suivante : la colombe figure Israël ;
l’argent et l’or ornant la colombe représentent le butin
recueilli par Israël dans ses conquêtes.
Évidemment,
l’homme médiéval ne réduit pas cette image à cette conclusion
purement guerrière comme c’est trop souvent le cas dans l’Ancien
Testament : il porte un regard sur ce psaume à la lumière du
Nouveau Testament. Ce qui donne ce qui suit et je vous laisse
choisir la lecture qui vous sera la plus profitable :
L’interprétation
mystique de la colombe
« Quand
vous reposiez au bercail, les plumes de la colombe avaient l’éclat
de l’argent et de sa queue la pâleur de l’or. »27
La
colombe a l’éclat de l’argent : elle représente l’Église,
c’est-à-dire l’enseignement nourri de la parole divine. Il est
dit que, par analogie, celle-ci considère comme tribune de
prédication l’endroit judicieusement délimité où l’on
recueille les grains d’orge et de froment, à savoir les pensées
de l’Ancien et du Nouveau testament.
La
colombe a un œil droit et un œil gauche qui symbolisent le sens
moral et le sens mystique ; elle se regarde avec le gauche mais
contemple Dieu avec le droit ; elle a deux ailes qui
représentent la vie active et la vie contemplative ; de ses
deux ailes, elle se couvre au repos et s’élève vers les cieux en
prenant son envol. Nous volons, lorsque nous nous élevons en
esprit ; nous sommes posés quand nous sommes tempérants parmi
nos frères. Sur ces ailes sont plantées les plumes qui représentent
les docteurs, fermement attachés aux actions justes et à la
contemplation de Dieu. »
Il
y a des commentaires encore plus développés au sujet de la colombe
et je ne peux pas m’empêcher de citer encore l’extrait de l’un
d’entre eux :
« Toute
colombe symbolise l’âme sincère et simple par l’éclat argenté
de ses plumes ; ses vertus jouissent d’une très grande
renommée, puisqu’elle recueille par sa nourriture autant de grains
de blé qu’elle s’approprie d’exemples de justes pour faire le
bien.
Elle
a deux yeux, le droit et le gauche, à savoir le souvenir et
l’intelligence. De l’un, elle prévoit l’avenir, de l’autre,
elle pleure le passé. [...]
Elle
a aussi deux ailes : l’amour du prochain et l’amour de Dieu.
Elle déploie l’une pour la compassion à l’égard du prochain,
elle dresse l’autre pour la contemplation de Dieu. Ces ailes
s’ornent de plumes, qui représentent les vertus spirituelles ;
elles resplendissent de l’éclat de l’argent, puisque le bruit de
sa renommée retentit avec la douceur de l’argent pour ceux qui
entendent.
Nous
traduisons le mot grec « clercs » par l’expression
latine « héritiers du Seigneur »28.
Il y a quatre héritiers : la crainte et l’espérance,
l’amour et le désir. On les appelle « héritiers
du Seigneur » parce qu’ils nous distribuent l’héritage
de notre Père. La crainte et le désir sont à
l’extrême, l’espérance et l’amour au milieu. La
crainte serre le cœur, le désir torture l’esprit ; et sans
la présence d’un intermédiaire, c’en serait fait de la paix de
l’âme. Il faut donc interposer entre le désir et la crainte,
l’espérance et l’amour. L’espérance pallie la crainte,
l’amour tempère le désir. Ainsi celui qui est entre l’espérance
et l’amour - les héritiers du juste milieu - dort en paix, alors
que celui qui est entre les deux extrêmes, la crainte et le désir,
passe ses nuits dans l’effroi. [...] »
Ainsi,
il était possible d’instruire le fidèle non pas d’une façon
superficielle mais avec des images pour l’élever à une
spiritualité plus haute et une analyse que des psychologues de nos
jours ne pourraient pas renier. Saint Augustin livre un long
développement sur cette colombe que je ne peux pas donner ici
complètement mais que je vous invite à découvrir dans son Discours
sur le psaume 6729.
Le
bestiaire offre aussi des indications géographiques. En l’honneur
des Chrétiens du Liban qui ont le courage de rester dans leur pays
dans des conditions difficiles, voici quelques aperçus sur le
Liban :
Le
cèdre et les moineaux
« Le
Liban est une montagne de Phénicie, à l’extrême nord de la
Judée ; ses arbres sont réputés entre tous les autres par la
taille de leurs fûts et la dureté de leur bois. Cette montagne nous
fait admirablement comprendre l’excellence des vertus. Elle est
située à l’extrême nord de la Judée : le Diable ne peut
induire en tentation ceux qui se confessent sincèrement. Ses arbres
surpassent les autres par leur taille et leur robustesse : l’âme
des fidèles dépasse celle des autres par l’élévation de sa
prière, l’éclat de sa pureté, la fermeté de sa constance. Par
le cèdre, nous entendons le Christ. C’est le grand cèdre du Liban
[…]. Les moineaux sont les prédicateurs, et leurs petits, ceux qui
sont nés de la parole prêchée ; leur nid : l’esprit en
paix. Dans ce cèdre, nichent ceux qui vivent en paix et ne
désespèrent pas de la béatitude éternelle... »
Mais
vous pouvez trouver suite à ce développement, dont je ne vous ai lu
qu’un court extrait, une autre vision du cèdre du Liban :
« Les
cèdres du Liban sont les riches orgueilleux : en eux nichent
les hérons et les autours, c’est-à-dire les rapaces ; ils y
disposent leur nid, parce que les rapaces édifient des
fortifications pour les possessions des riches. Leurs petits sont
leurs complices ou leurs agents. Ces oiseaux se cachent dans les
cèdres pour piller, parce que les rapaces tiennent leur funeste
pouvoir de maîtres corrompus. Mais Dieu abattra les cèdres du
Liban, c’est-à-dire les riches de ce monde, les uns par le
repentir30,
les autres par la vengeance31.
[...] »
Vous
avez, avec l’exemple du cèdre du Liban, deux lectures bien
différentes offertes dans le même recueil et c’est la raison pour
laquelle je tenais à vous en faire part.
L’aigle
« Il
est une bête appelée Aigle, « aquila » en raison de son
regard perçant ; il s’élève dans les airs, plane au-dessus
des mers si haut qu’il est invisible à l’œil humain ; mais
il possède une vue telle qu’il voit nager les petits poissons,
fond sur eux, en fait sa proie et les emporte jusqu’au rivage.
Quand
il vieillit, ses ailes deviennent lourdes, ses yeux s’emplissent de
ténèbres ; il cherche alors une source et s’envole dans le
ciel à la verticale, en direction du soleil. Là il embrase ses
ailes et brûle ses yeux aux rayons du soleil ; puis, il
redescend vers la source et s’y plonge par trois fois ; et
aussitôt, ses ailes de retrouver leur vigueur et ses yeux leur
éclat.
Toi
aussi, Homme, dont la vêture est usagée et les yeux du cœur emplis
de ténèbres, recherche la fontaine céleste du Seigneur et élève
les yeux de ton esprit vers Dieu, qui est la source de justice, pour
recouvrer, tout comme l’aigle, ta jeunesse32.
...»
Dans
un autre extrait, notre auteur anonyme décrit bien l’image
protéiforme de l’aigle :
« Dans
l’Écriture Sainte, l’aigle peut symboliser tantôt les esprits
malins ravisseurs d’âmes, tantôt les puissances de notre siècle,
tantôt aussi la pénétration de l’esprit des Saints – et même
l’Incarnation de Notre seigneur traversant les profondeurs pour
remonter au ciel. »
De
la nature de l’homme
C’est
avec ce titre que l’ouvrage se conclut. En réponse au livre de la
Genèse et à la description des animaux, l’intention est de bien
définir l’homme et ce en quoi il se distingue des animaux. Il
s’agit du texte composé par Isidore de Séville.
Il
serait trop long de l’étudier ici complètement. Je me contenterai
de vous lire quelques citations ayant trait à l’âme et au
corps qui ne sont pas dissociés, contrairement à ce que de
pseudo-spécialistes ou des philosophes médiatisés tentent de faire
accréditer en ce XXIe s. :
« Celui
qui est debout regarde le ciel pour chercher Dieu, et non pour se
tourner vers la terre comme les bêtes que la nature et la soumission
à leur ventre courbent vers le sol.
L’homme
est double, intérieur et extérieur. L’homme intérieur est une
âme, l’homme extérieur est corps.
Ce
sont les Gentils qui ont nommé l’âme « anima »,
parce qu’elle est « vent », du grec « animos »,
vent, parce que nous paraissons vivre en inspirant l’air par
la bouche.
Mais
c’est manifestement faux, puisque l’âme est engendrée bien
avant de pouvoir absorber l’air par la bouche, puisqu’elle vit
dans le sein maternel. L’âme n’est donc pas de l’air, comme
certains l’ont imaginé parce qu’ils n’ont su concevoir sa
nature immatérielle.
Que
l’âme soit esprit, l’Évangéliste l’affirme en disant :
« J’ai le pouvoir de déposer mon âme et le pouvoir de la
reprendre. ». Et l’Évangéliste qui rappelle la Passion
de Notre Seigneur de poursuivre ainsi : « Et inclinant
la tête, Il rendit l’esprit. ». Qu’est-ce que rendre
l’esprit, sinon déposer son âme ? L’âme est appelée
« âme » parce qu’elle vit, et « esprit »
en raison de sa nature spirituelle ; c’est elle qui inspire le
corps. […]
On
appelle l’intelligence « mens », la tête ou
l’œil de l’âme, parce qu’elle y joue leur rôle. Aussi est-ce
par son intelligence que l’homme lui-même est dit « image
de Dieu ». Et toutes ces dénominations ne sont adjointes à
l’âme qu’en raison de la diversité même de ses capacités ;
ainsi quand l’âme donne vie au corps, elle est « anima »,
quand elle veut, elle est « animus », quand elle
connaît, elle est « mens », quand elle se
souvient elle est « memoria » (mémoire) ;
quand elle juge de ce qui est bien , elle est « ratio »
(raison) ; quand elle inspire, elle est esprit ; quand elle
perçoit, elle est « sensus » (sens). L’âme est
dite « sensus » quand elle perçoit par les sens.
Et c’est de là que « sententia » (opinion) tire
son nom. Le corps – corpus – s’appelle ainsi parce qu’il
périt corrompu - corruptum ». […]
Les
cinq sens du corps sont : la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat,
le toucher. Deux d’entre eux s’ouvrent et se ferment, deux sont
toujours ouverts. On les appelle sens parce que c’est par eux que
l’âme sent ; et l’âme, grâce à cette faculté de sentir,
émeut subtilement tout le corps. »
Ce
seul et court extrait vous démontre que le Moyen Age n’ignore pas
la raison, le corps et les sens : il est regrettable que les
contempteurs de notre religion n’aient pas une connaissance de la
pensée médiévale et que trop de Chrétiens ignorent ce que
disaient nos prédécesseurs dans la Foi. Ainsi, contrairement à ce
que de trop nombreux media répètent faussement et à l’envi, la
tradition chrétienne ne méprise pas le corps et la sexualité33.
Tout au plus, elle dissuade l’homme d’être l’unique esclave de
son corps et de sa sexualité qui sont devenus des dieux, dans notre
monde actuelle, avec toutes les tragiques conséquences que ceci
implique : individualisme forcené, narcissisme, nombrilisme,
mépris des autres ou réduction de l’autre à une fonction
utilitaire... Ceci serait le Progrès selon certains !
Conclusion
Le
bestiaire religieux médiéval est construit selon une lecture de la
Bible qui reste prioritaire sur toutes les autres, soit grecque, soit
celtique ou soit germanique. Il ne s’agit pas de sacraliser ce qui
doit rester
des créatures. Les êtres créés sont établis dans une dépendance
de leur Créateur, envers qui ils sont des obligés. Ils servent les
desseins de Dieu et seul l’homme dispose de
ce libre arbitre, donc
de cette liberté, de rendre gloire à Dieu plutôt qu’au diable.
Dans
l’esprit de la Genèse, l’univers visible a été créé par
l’Amour de Dieu et Sa Création doit retourner à Lui dans un grand
mouvement d’amour. Il appartient à l’homme de discerner cette
louange à Dieu qui est dans Sa Création et de faire monter cette
louange universelle vers l’unique Seigneur : c’est ce que
nous disent de nombreux psaumes. Créé avec l’homme, l’animal
participe à un degré moindre à cette louange et il est promis lui
aussi à la régénération finale : pensez à l’arche de Noé
qui en était déjà une promesse.
Il
doit donc régner une harmonie entre l’homme et l’animal et, dans
ce but, le rôle donné à l’homme par Dieu est primordial.
C’est
ainsi que je peux donner la parole finale
à Isaac le Syrien (auteur
du VIIe
s.) car il est possible de
prier même pour ses ennemis ou pour les démons, non afin
qu’ils restent des ennemis ou des démons mais en
sorte qu’ils soient
conservés dans l’amour de Dieu parce
qu’ils seront
purifiés du Mal qu’ils ont accompli en
confessant leurs fautes34
:
« Qu’est-ce
qu’un cœur charitable ?
C’est
un cœur qui s’enflamme de charité
pour
la création entière,
pour
les hommes, pour les oiseaux,
pour
les bêtes, pour les démons,
pour
les créatures.
Celui
qui a ce cœur
ne
pourra se rappeler ou voir une créature
sans
que ses yeux ne se remplissent de larmes
à
cause de la compassion immense qui saisit son cœur.
Et
le cœur s’adoucit et ne peut plus supporter
s’il
voit ou s’il entend par d’autres
une
souffrance quelconque,
ne
fut-ce qu’une peine minime infligée à une créature.
C’est
pourquoi un tel homme ne cesse de prier
pour
les animaux, pour les ennemis de la Vérité,
pour
ceux qui lui font du mal,
afin
qu’ils soient conservés et purifiés.
Il
prie même pour les reptiles,
mû
par une pitié qui s’éveille
dans
le cœur de ceux qui s’assimilent à Dieu. »
Saint
Isaac le Syrien.
Antoine
Schülé,
La
Tourette, le 4 septembre 2018
Pour
tout contact : antoine.schule@free.fr
D’une
façon médiévale, j’ajoute ce post-scriptum pour celles et ceux
qui estiment plus facile de s’attribuer les écrits des autres sans
mentionner l’auteur d’origine en notes :
En
cas d’emploi de mon travail, merci de mentionner cette source,
tout
plagiaire est un vautour, un charognard…
pour
lequel on peut prier bien sûr
afin
qu’il ne le soit plus !
1 Une
excellente synthèse avec une bibliographie est offerte in :
Encyclopedia universalis 2018. Article Bestiaire de Daniel
Poirion. 15 p.
2 Mathieu,
8, 32 : les démons sont envoyés dans des pourceaux.
3 Michel
Pastoureau : Une histoire symbolique
du Moyen Age occidental. Seuil. 2004. 452 p.
4 René
Cintré : Bestiaire médiéval des animaux familiers.
Ouest-France. 2015. 192 p.
5 Cerf
altéré, aigle, choucas, etc. ou moins connu « Gardez-vous
de ressembler au cheval et au mulet , qui n’ont point
d’intelligence. » Ps 31,9.
6 Le
rôle de l’Arménie, carrefour culturel, mériterait d’être
mieux reconnue.
7 Avec
les Confessions et la Cité de Dieu, il s’agit de la
troisième œuvre majeure de saint Augustin, peut-être la moins
connue mais pourtant si belle et si riche. Chez lui, il y a trois
confessions : celle de foi, celle de louange et celle du péché.
Ne retenir que la dernière, c’est ignorer complètement la pensée
augustinienne.
8 Ce
qu’il convient de garder à l’esprit car le Nouveau Testament
éclaire l’Ancien Testament.
9 Le
castor montrant au chasseur qu’il n’a plus les objets convoités
ne sera ainsi pas tué.
10 Il
affirme qu’il veut chanter l’ordre divin en découvrant la
richesse de la création.
11 Son
Histoire naturelle : série de publications de 1748 à
1789. Il est considéré comme un philosophe matérialiste.
12 Inventaire
des oiseaux.
13 Abbé
Louis Charbonneau-Lassay : Le bestiaire du Christ. Albin
Michel. 2011. 1004 p. Le livre de référence sur cet aspect précis.
14 Car
fondée par sir Thomas Bodley.
15 Fac-similé
du manuscrit Bestiarium Ashmole
1511. Bodleian Library. Ed. Club du Livre. 1984. Avec un livre de
commentaires de Xenia Muratova et Daniel Poirion. Trad. Française
de Marie-France Dupuis et de Sylvain Louis.
16 La
réalisation d’une enluminure prenait beaucoup de temps. Pour
livre une copie dans un délai fixé, il fallait recourir à
plusieurs mains.
17 Ex
libris visible sur le fac-similé.
18 Ne
pas donner ici un sens péjoratif : il s’agit d’une
personne soit qui ne connaît pas la Parole de Dieu, soit qui ne
maîtrise pas la lecture. Il y a un aspect catéchétique dans le
bestiaire. Le plus savant des hommes est encore ignorant de bien des
sujets… et c’est bien ainsi !
19 Vitraux,
sculptures, œuvres peintes : nos édifices religieux abondent
en moyens pédagogiques pour instruire le non croyant .
D’ailleurs de nos jours, il est ridicule de ne plus en faire usage
avec les jeunes enfants...
20 Ce
qui inspirera Linné par exemple.
21 Une
herbe ayant de nombreuses vertus.
22 Pâturage.
23 Franchissement
des eaux.
24 Le
serpent.
25 La
source.
26 Le
renoncement au vieil homme, limité par son seul ego, pour être et
vivre en homme nouveau.
27 Lire
la traduction de la TOB citée plus haut.
28 Ce
complément à portée psychologique mérite une attention
particulière.
29 Augustin :
Discours sur les Psaumes. Coll. Sagesses chrétiennes. Cerf.
2 vol. 2007. 1592 p. et 1488 p. T. I, Ps 67, n°17-22, p. 1243-1250.
30 La
clef du salut.
31 Le
juste ne sera pas traité dans une autre vie comme celui qui ne
s’est pas repenti de ses fautes.
32 Devenir
un homme nouveau par le baptême, par le repentir.
33 Qui
caractérise plutôt le XVIIe siècle et le puritanisme
excessif de quelques-uns.
34 Et
non en s’en glorifiant !