mardi 2 août 2016

Relations internationales : histoire et prospective.

L'histoire, la prospective et la guerre :
continuité et mutations.

Antoine Schülé

L’histoire est utile quand elle sert à la prospective : savoir le mieux qu’il est possible, en s’approchant - autant que faire se peut - des vérités de ce monde,  permet de prévoir les événements possibles de demain. Ce texte a été rédigé durant l’hiver 2002-2003 mais il garde son actualité en 2016 : l’homme ne change pas dans sa nature profonde s’il n’y a pas la conversion du cœur et, comme il y a si peu de convertis, l’histoire se répète avec ses horreurs qui précèdent des temps meilleurs pour les personnes qui cultivent l’espérance et surtout qui survivent et qui luttent selon leurs dons reçus...

 1.     A propos de la prospective

Dans l’esprit de bon nombre de personnes, le mot « prospective » est un nom recouvert de mystère. Pour des esprits se voulant cartésiens, il y flotte aussitôt de la suspicion, de l’incrédulité, voir du doute. Or la prospective n’a aucune relation avec la prophétie ou la lecture des astres. Le mot « prospective » provient du verbe latin « prospicere »[1] ayant plusieurs sens dont chacun peut d’ailleurs nous intéresser pour percevoir ce qu’il signifie : voir en avant, regarder au loin ou de haut, examiner, veiller, prévoir et pressentir. « Prévision », « anticipation », « analyse », « rapport », « probabilité », « plans d’opération » sont des travaux de l’intelligence humaine où se pratiquait déjà la « prospective », sans la mentionner par son nom. Ce mot a tendance à être remplacé dans les pays anglo-saxons par « futurologie ».
Depuis les années 1950, ce mot se propage rapidement dans les milieux voulant esquisser des projets d’avenir, aussi bien pour des sociétés industrielles, des chercheurs scientifiques que des politiciens ou des services sociaux : aux Etats-Unis particulièrement et, en France, avec Gaston Berger et avec Bertrand de Jouvenel. La pratique de la prospective est cependant ancienne et n’a pas attendu le XXe siècle pour s’exercer. Quelques exemples illustreront mon propos sans l’épuiser pour autant.

Des précurseurs
Parmi les stratèges et stratégistes, Folard, Joly de Maizeroy et Guibert[2], par exemples, ont exprimé, au début au XVIIIe siècle, de nombreuses idées qui trouveront leurs mises en application après la Révolution française. Je pense tout particulièrement au renoncement à l’ordre linéaire comme à la séparation des armes au profit de formations plus profondes, placées en échiquier, avec des groupements interarmes reliés par des éléments légers. Eugène de Savoie a emporté des victoires non seulement en raison de ses réelles capacités de commandement mais encore et surtout en raison de son don d’intuition des événements à venir qui peut être dénommé « prospective ». Le travail du stratège consiste à identifier les voies et les moyens de contraindre l’adversaire pour lui imposer sa volonté : pour obtenir un début de succès, il est obligé de raisonner en fonction d’une prospective.

Jomini, dénommé le « devin » de Napoléon, faisait lui aussi de la prospective. Celle-ci avait des bases solides car elle provenait de l’étude de faits passés et présents : Jomini distingue ce qui est permanent de ce qui est aléatoire. Pour l’établir, il s’impose une méthode d’analyse : son œuvre volumineuse en est une démonstration[3]. Son analyse est scientifique et ressemble à un diagnostic médical. Les faits sont clairement identifiés et leurs corrélations soigneusement analysées; les évolutions passées ayant conduit à la situation actuelle sont reconnues. Les motifs réels ou invoqués, les intentions, les conceptions, les mises en œuvre, les impondérables et les résultats sont les étapes de l’analyse. C’est par cette étude des différentes strates de l’action que l’histoire apporte une contribution essentielle à la prospective.
Il m’a été donné de rencontrer des personnes très catégoriques pour affirmer que la prospective ne doit rien à l’histoire. Cependant, en lisant leurs travaux ou leurs publications, je les surprenais à faire de l’histoire pour l’établir : ils ressemblaient à M. Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir. Une prospective ne tenant pas compte de l’histoire est bâtie sur du sable et à la merci de la moindre vague des événements.

Quel visage ?
La prospective c’est la synthèse de plusieurs regards : un regard sur le passé, deux yeux ouverts sur le présent et un regard sur le futur : le tout sous un seul front. Cette pierre sculptée donnée en illustration la symbolise.



Passé, Présent et Avenir : rester sereins et les yeux ouverts
La prospective

De l’utilité de l’histoire
L’étude de l’histoire est complètement stérile si elle n’est pas une volonté de comprendre le présent et les causes des dissensions actuelles qui s’expriment, entre autres, par des guerres, non seulement militaires mais encore économiques, culturelles et idéologiques[4]. L’histoire ne doit pas seulement être un savoir, un livre sur un rayon de bibliothèque mais elle offre un incomparable moyen de compréhension du présent pour se donner les moyens d’agir avec quelque efficacité sur l’avenir. Pour passer de la vie de l’enfance à celle d’adulte, la personne accumule des expériences (son passé) qui lui permettent (son présent) d’orienter sa vie selon ses choix (son avenir); l’histoire est une mémoire des expériences de civilisations (disparues comme existantes). Il est possible de les ignorer mais c’est courir le risque le plus certain de répéter les erreurs du passé !

Le passé a accumulé des expériences où le pire côtoie le meilleur. Si des actes ou des intentions méritent d’être condamnés et condamnent quelques hommes qui abusent de certains systèmes, il convient de ne pas oublier qu’ils ne condamnent ni Dieu, ni les hommes, ni les Etats, ni les peuples, ni les religions. Oublier cela serait ouvrir la porte à la haine et à la vengeance comme de multiples faits d’actualité nous le démontrent que trop souvent. Il est trop facile de condamner une religion ou un système économique en raison du mauvais usage qui en est fait au lieu de discerner ceux (personnes ou Etats ou puissances économique) qui commettent des abus, sous leur couvert. Un esprit de discernement permet une appréciation pondérée des événements et des intentions.

Le passé est le plus grand laboratoire de ce que l’homme a pu et peut faire (l’histoire ne propose pas que de sombres pages) ou n’a jamais réussi à faire (il y a des projets qui restent des intentions, des rêves[5]). L’esprit d’invention de l’homme est capable de nouveautés technologiques pour affronter les défis de la vie. Cependant la nouveauté réside principalement dans les moyens qu’il ne cesse de créer : fondamentalement, les défis de la vie en société ou en communauté restent les mêmes. Entre l’homme de Cro-Magnon qui lutte pour survivre et l’homme d’aujourd’hui vivant dans le dénuement, il y a plus de similitude que l’on croit.
Etudier uniquement les différences et les particularités n’apporte pas tout à la connaissance : il convient aussi de considérer les similitudes, les continuités sous l’écorce de l’actualité. Il n’y a pas de déterminisme historique (véritable fléau des états ou des gouvernements imbus de leur puissance et que les timorés n’osent pas appeler totalitaires). Cependant, il y a des situations qui prédisposent aux crises, aux guerres et aux révolutions comme de situations qui prédisposent à la paix, à la conciliation, à l’harmonie dans le respect des différences. L’histoire en donne de larges inventaires et de les identifier à temps est d’une utilité certaine pour les gouvernants afin de créer un contexte favorable à un avenir meilleur. 

L’histoire des Etats enseigne que la liberté des peuples à se gouverner de façon indépendante est toujours menacée ou compromise en raison de circonstances internes ou externes à eux-mêmes. Au même titre que la santé de l’organisme humain peut être menacée en tout temps par l’accident ou la maladie, les sociétés peuvent développer un cancer qui a pour nom « guerre » : de même qu’il faut étudier la médecine pour proposer une thérapie, de même il faut étudier l’histoire pour comprendre le phénomène « guerre » et tenter d’y apporter une solution durable[6]. Le médecin étudie la pathologie, l’étude des maladies et de leurs effets, de même le militaire s’attache à analyser les guerres, leurs causes et les moyens à engager pour y mettre fin. C’est un travail pour l’avenir. Cette aventure intellectuelle - car cela en est une - est passionnante. Jomini en est un brillant représentant ; par les exemples qu’il a disséqués avec soin, il a pu donner quelques principes fondamentaux découlant de son analyse : les constantes qui prédisposent et ne déterminent pas. Une volonté forte possède un pouvoir capable de renverser des situations défavorables : ce constat est réjouissant.

La prospective a un rapport non exclusif mais privilégié avec l’histoire car elle a besoin de l’expérience et de la méthode de l’histoire auxquelles elle ajoute la connaissance du présent avec l’imagination et l’intuition. L’avenir n’est pas toujours une répétition du passé comme il n’est pas toujours un refus du passé. La prospective a besoin de l’histoire pour savoir comment l’homme et la société ont réagi ou intégré des nouveautés ou des situations de rupture dans le passé. Des ruptures apparentes ne doivent pas cependant cacher la continuité qui rythme la vie humaine. L’avenir s’étudie au même titre que le passé car les problèmes fondamentaux de vie sont les mêmes ; les structures des sociétés, quoique différentes, ont toujours des similitudes ; la vie biologique humaine impose les mêmes contraintes à notre époque qu’autrefois et ceci malgré les progrès de la médecine, de la technologie. Une société humaine recherche une alliance harmonieuse entre vie individuelle et vie communautaire : des systèmes politiques ont tué l’individualisme au profit de la communauté et d’autres systèmes privilégient l’individualisme au détriment de la communauté[7]. En ce temps où chacun veut des certitudes, notre monde prolifère d’experts qui bien souvent se contredisent.
La prospective est modeste, pour sa part, elle ne peut proposer que des conjectures, suivant les choix établis ou selon les lignes directrices optées. La prospective est une matière vivante qui évolue avec le temps, les paramètres du présent comportant aussi bien des invariants que des aléas. Si la prospective peut faciliter la décision, elle n’enlève pas cependant la prise de risque du décideur (il y a de deux sortes de décideur : celui qui se laisse porter par les événements et celui qui veut porter son influence sur ceux-ci). Or, la prise de risque est ce qui est le plus craint dans nos sociétés occidentales ! 

La prospective s’applique à toutes les questions qui se posent à l’intelligence de l’homme. La question de la guerre n’est pas essentielle mais elle n’est pas la moins importante car la guerre traduit un triple échec : celui de la politique, celui de la diplomatie, celui de la justice. Ne considérer que l’aspect politique est une façon d’évacuer les deux autres questions : certaines politiques se sont imposées non pour leurs valeurs intrinsèques mais en raison d’un sentiment d’injustice flagrant suscitant une réaction parfois violente, parfois défiant toute violence imaginable. Avez-vous souvent lu une histoire diplomatique nationale soulignant les erreurs diplomatiques de sa propre nation ? C’est très rare pour les vainqueurs, plus fréquent pour les vaincus. Par contre, des politiques accusant les militaires d’un échec dont ils sont pourtant eux-mêmes la cause, c’est déjà plus courant[8] et même une habitude !

La guerre est un phénomène permanent malgré ce que prétendent les utopistes qui voudraient sacrifier la défense armée, c’est-à-dire la défense d’une population, au nom de leur utopie. En ce moment, je pense tout particulièrement à tous ceux – journalistes, politologues, politiques, idéalistes, experts en tout genre - qui ont cru que la chute du Mur de Berlin annonçait une ère nouvelle où la Paix serait descendue sur terre. Il fallait désarmer, changer pour changer. L’euphorie générale est bien vite retombée et les vieux démons de la guerre ont, à nouveau, montré leurs visages et répandu leurs effets. Des conflits sommeillaient et ils se sont réveillés. Des questions vitales pour certains peuples n’avaient jamais été résolues et attendent encore des solutions concrètes. Une justice[9] a été rendue pour certains Etats, malheureusement plus pour créer des liens de dépendance avec l’Etat ou le groupe d’Etats qui rendait justice que pour rendre véritablement justice[10]. Plusieurs causes n’intéressent pas les intérêts des « puissances »[11] et elles sont négligées, sans volonté politique réelle de les résoudre. Elles n’entrent pas dans le jeu subtil des alliances inter-étatiques où règne une relation de force et non d’états partenaires ainsi qu’il serait souhaitable que cela soit.

En Europe, les politiques de cette aube du XXIe siècle ont décidé des mutations pour les armées, pour répondre essentiellement à des raisons budgétaires, c’est certain, mais ont-ils bénéficié d’une prospective en matière de défense ? Parfois je m’interroge. La Suisse a vécu une situation identique de 1925 à 1935 et il a fallu attendre dix ans[12] pour rattraper le retard technologique que l’armée avait subi. Il n’est pas écrit que le prochain conflit laisse autant de temps pour prendre des mesures adéquates.
Un ouvrage intéressant à réaliser serait de réunir toutes les argumentations sur les réformes passées des armées et de les confronter aux situations qu’elles ont vécues dans les vingt[13] ans qui ont suivi. Il serait possible ensuite de créer des parallèles avec notre temps et cet avenir proche (dix ans) : la diminution des effectifs des armées en Europe et la non-adaptation des budgets militaires aux missions qui les attendent posent déjà actuellement des problèmes. Pourvu que les gouvernants européens n’aient pas à le regretter !
La réduction des effectifs est justifiée principalement par les avancées technologiques : la technologie de pointe nécessite un temps d’apprentissage plus long pour assurer une parfaite maîtrise des nouveaux armements. La technologie de pointe est plus fragile et des leurres d’une grande simplicité peuvent avantager un adversaire doué d’imagination et de savoir[14].
Pour certaines missions, comme l’aide en cas de catastrophe, éviter des pillages, accueillir des réfugiés en grand nombre, assurer des surveillances d’ambassades ou d’institutions internationales, il faudra toujours des effectifs importants et, pour cela, l’homme ne peut pas être remplacé par une machine. Une mission s’inscrivant dans la longue durée aurait vite fait d’épuiser les personnels en sous-effectifs.
Le plus grand danger réside dans un cas de figure dont la probabilité est forte : l’armée d’un pays se disperse dans un tel nombre de missions qu’il n’y a plus de réserve de personnel pour assumer des missions de combat ou de sécurité internes au pays. Un adversaire potentiel[15] aurait ainsi une occasion de démontrer sa force avec des effectifs nombreux et peu de moyens technologiques[16].   
En Europe, il serait juste qu’en cas d’échec de choix politiques pouvant être qualifiés de hasardeux, les militaires ne soient pas désignés comme responsables : ils n’ont pas eu d’autre choix que d’exécuter des décisions politiques et des missions alors qu’ils n’ont pas été toujours associés à la réflexion préalable précédant celles-ci !

Trois futurs
La prospective permet l’approche de trois futurs différents :

1.     Le futur intentionnel résultant de choix effectués soit dans le passé, soit dans le présent. Ce futur peut être une continuité, une rupture[17] ou une adaptation mais le nom déterminant se choisira de toute façon par ce qui l’a précédé ! Nous pouvons être aussi bien face à des évolutions qu’à des régressions : tout dépend des valeurs que l’on adopte ou que l’on rejette. Progrès scientifique ne signifie pas automatiquement progrès de civilisation[18].
2.     Le futur imprévu est celui où intervient le hasard : un fait ou une situation totalement imprévisible bouleverse les données existantes et cela ressemble plus à une boule dans un jeu de quilles. La prospective peut limiter la force de l’imprévu en signalant au jour le jour les risques probables. C’est du travail, au quotidien, d’analyses des informations (parfois de celles qui ne font pas encore les grands titres des médias).
3.     Le futur imaginé qui peut se construire en toute liberté, en échappant aux contraintes du temps et de l’espace. Pour quelques-uns, c’est tout simplement l’idéal qui les anime et qui les pousse à agir. Les philosophes, les idéalistes, les religieux, les romanciers et les musiciens se libèrent de toute contrainte pour oser imaginer : pour créer une motivation, c’est nécessaire. Ils sont efficaces lorsqu’ils sont entourés de pragmatiques et qu’ils ne se coupent pas du monde[19]. Les poètes sont sources d’inspiration[20].

La prospective exige de la prudence. Il convient d’identifier les nombreuses prédispositions qui commandent l’avenir, sans tomber dans le fatalisme[21] ou l’utopisme mais en restant dans le réalisme qui inquiète parfois[22]. Le champ attribué à la liberté n’est pas aussi grand que certains le croient. Et pourtant, certaines « évolutions » ne sont pas aussi inéluctables qu’on le pense. Il faut accepter aussi le rôle du hasard dans les événements. Les actions humaines ont toujours une part de rationnel mais aussi d’irrationnel : cette dernière ne doit pas inquiéter même si un paramètre aussi incontrôlable irrite.
Pour établir une prospective idéale, il faudrait pratiquer une interdisciplinarité qui se développe dans les universités depuis une vingtaine d’années. Regrouper toutes les sciences pour identifier les évolutions des aspects multiples de la société humaine dans le monde de demain et dans leurs interconnections. La prospective ne peut plus être le travail d’un solitaire. Jules Verne a pu le faire car il était encore possible, en son temps, à un seul homme de pouvoir réunir toutes les connaissances scientifiques du moment. Au Moyen Age, en 250 livres manuscrits, le savoir humain était réuni ; jusqu’à la Révolution, 400 ouvrages suffisaient ; au XIXe siècle, dans une abondance généreuse de livres, l’ «honnête homme » pouvait appréhender le savoir humain en 1500 livres ; actuellement, la lecture assimilée[23] d’une Encyclopaedia Universalis avec ses mises à jour régulières nécessiterait une vie entière consacrée uniquement à cette activité !

Pour effectuer de la prospective, le plus difficile est de se libérer du conformisme ambiant pour regarder tout sur le même pied sans se laisser aveugler par ses propres valeurs (il ne faut pas renoncer à celles-ci mais les mettre de côté le temps de l’analyse et pourquoi ne pas les changer si elles méritent de l’être !) ou les modes de pensée[24] qui conditionnent l’opinion publique.

Comme en histoire, il s’agit de procéder à un inventaire des faits, des facteurs pour établir l’état actuel exact de la situation soumise à l’analyse.
La prospective, c’est :
·       discerner les interdépendances et les indépendances,
·       distinguer les faits conjoncturels des faits voulus,
·       définir des tendances probables qui se distinguent des tendances désirables ou désirées,
·       déterminer ce qui dépend soit d’un gouvernement, soit d’une population[25].

Des militaires réfléchissent sur la guerre de demain, sur les moyens pouvant être engagés, sur l’exploitation des innovations technologiques qui sont toujours plus nombreuses et se succèdent avec une rapidité encore jamais vue dans le temps. Cette rapidité est peut-être la seule réelle nouveauté dans l’histoire de l’homme. Imaginer les moyens qui assureront une sécurité efficace aux populations, réduire les horreurs de la guerre dans le temps et opposer une gradation dans la réplique armée si elle s’impose : voilà de la prospective militaire utile et indispensable.  
Il est évident que l’essor technologique permet de nouvelles formes de guerre, mais cela n’élimine pas des formes de guerre déjà connues qui demeurent toujours possibles, avec des armes les plus dangereuses, le nucléaire par exemple, comme avec - ce qu’il est convenu d'appeler - les armes du pauvre, parfois tout aussi dangereuses : cela va de machettes aux armes biologiques.
En établissant des plans d’opération, les militaires ont effectué et effectuent de la prospective : leur travail consiste à imaginer des scénarios probables et les solutions envisageables, avec des variantes pour se laisser une liberté de réponse adaptée à la situation.

Pour accomplir ce travail, l’analyse du présent est aussi importante que celle du passé et Folard[26] disait déjà dans ses maximes et pensées diverses sur la guerre : « Toute bonne délibération à la guerre dépend d’une juste combinaison des circonstances présentes, et de celles qui peuvent succéder aux différents partis qu'on peut prendre. La considération du présent, dénouée de celle de l'avenir, est un guide qui ne peut mener loin, et avec lequel on trébuche bien vite. »
Pouvait-on trouver à son époque déjà plus beau plaidoyer en faveur de la prospective alors que Folard n’utilisait pas ce vocable ?

 

2. Pistes pour une prospective

 En cette deuxième partie de la communication, je me propose d’établir quelques pistes pour une prospective en matière de défense et de sécurité. J’ai choisi cinq thèmes qui me paraissent prioritaires parmi de nombreux autres et que j’aborde de façon synthétique :

·       Pertes de sens
·       Guerre de la communication
·       Les traités de paix
·       Les frontières
·       Mondialisation et régionalisation

En effectuant cette approche, je prends deux risques : celui de choquer le lecteur trop confiant en son cocon occidental[27] et celui d’être contredit par les événements de ces dix prochaines années[28]. 

 

Pertes de sens

 Le mot ‘’liberté’’ est un mot chéri par tous. Cependant, il ne recouvre pas le même sens chez chacun. La liberté pour certains Etats consiste à imposer leurs décisions et leurs pratiques à d’autres Etats, considérés comme des subalternes[29] et à qui il est refusé d’agir de la même façon en leurs propres territoires et selon leurs droits librement consentis. Le cas est fréquent. Des actions internationales[30] moralement et juridiquement injustifiables trouvent des habits commodes, à couleur démocratique de préférence, pour être acceptées par une opinion publique peu soucieuse de vérité. Exemples :
·       exiger des autres Etats ce qui n’est pas exigé en son propre territoire ;
·       ignorer la réglementation internationale quand cela contrarie les objectifs économiques ou hégémoniques d’un état (ou de quelques-uns) ;
·       soutenir des rebelles dans un Etat tiers ;
·       prétendre au gouvernement d’un Etat puissant alors que l’élection démocratique n’est pas assurée au simple regard de la loi ou de la Constitution (sur laquelle on a prêté serment la main sur le cœur !) ;
·       effectuer des guerres de diversion ou des attentats opportuns pour s’assurer une solidarité politique ou justifier un acte relevant de la simple barbarie ;
·       agir en toute impunité en raison de l’impuissance des autres Etats ;
·       réduire les réticences d’une nation au silence au nom de son passé même quand elle a l’obligation de financer ou de coopérer à une action (c’est un droit restrictif en liberté et coercitif en obligations : une invention géniale pour les faiseurs de guerre)…
Il me faut arrêter la liste qui pourrait se prolonger : le cas du Tibet (civilisation ancestrale) et la non intervention internationale alors que le Koweït (dont le gouvernement n’est de loin pas un modèle démocratique) bénéficie d’une solidarité internationale et d’une indignation (avec des trémolos politiques, en quelques discours, empreints d’un « profond humanisme » bien entendu) dont les motivations laissent songeurs ceux qui veulent sortir des balisages imposés…  
Maîtriser une prison en la bombardant[31] n’est pas une action justifiable où que cela soit dans le monde. Pour relativiser cet exemple à notre Europe : chacun trouverait absurde, criminel et scandaleux que pour régler le « problème corse », quelques villages soient bombardés et que les vivres soient coupés aux survivants pendant une dizaine d’années en affirmant lutter contre le terrorisme ! Pour régler la question irlandaise, de même. Ceci est aussi valable ailleurs.
Lorsque le discours est justifié au nom de la démocratie et de valeurs qui lui sont chères, je me pose alors la question fondamentale : où est la démocratie dans ces procédés ? L’adhésion populaire à une lutte contre le terrorisme ne justifie pas n’importe quelle méthode : la réplique au terrorisme peut trouver des formes civilisées et assurant le succès. L’essentiel est de s’attaquer aux causes qui suscitent le terrorisme qui ne doit pas être confondu avec une rébellion[32] parfois légitime.

La lutte contre le terrorisme n’a jamais réussi en se faisant au moyen d’un autre terrorisme, fut-elle d’une grande ou petite puissance[33] s’estimant au-dessus des lois internationales ou de la moralité communément admise. La guerre de Vendée apporte de nombreuses considérations sur ce sujet. Napoléon n’a pas résisté à la guérilla espagnole. La guerre du Sonderbund en Suisse pourrait aussi servir la réflexion en distinguant les causes et la solution apportée.
La guerre du Vietnam a démontré la force de volonté d’un peuple ne disposant pas de grands moyens technologiques mais dont l’idéologie était assez forte pour faire en sorte que la vie ne possède plus aucun prix face à la cause. Et il importe peu que l’on soit d’accord ou pas avec l’idéologie qui a servi de support, cela se constate. Ces cas de figure peuvent alimenter la réflexion sur les solutions à donner aux problèmes de notre temps.

En ce début de XXIe siècle, il n’y a pas affrontement de civilisations mais des civilisations dominantes ou en voie de l’être face à des civilisations déclinantes ou émergentes. Nous ne vivons pas un choc des cultures ; nous assistons à la multiplication simultanée de cultures dont certaines se remarquent plus en raison de la démographie importante de ceux qui les affirment. Pour de vieilles cultures qui ont oublié leurs racines, par perte d’identité (cela est l’atteinte la plus pernicieuse à la substance d’un peuple) et en raison d’une démographie déclinante, il se constate des morts lentes qui ne nécessitent même pas lutte de la part d’une autre culture qui voudrait s’imposer à elles.

Il est de bon ton de dire que l’hyperterrorisme[34] est un phénomène nouveau. Lorsque Cromwell a exécuté le roi, lorsque Louis XVI a eu la tête coupée avec de nombreux civils (femmes, enfants, religieux et vieillards de la noblesse ou des campagnes) aux noms de grands principes, lorsque la famille du Tsar a été éliminée, lorsque Laurence d’Arabie menait la guérilla, lorsque les Arméniens ont été éliminés, lorsque les premières bombes nucléaires ont été engagées sur des civils n’était-ce pas déjà de l’hyperterrorisme ou du terrorisme ? Certains vainqueurs, dans le plus grand mépris de puissances vaincues, n’ont-ils pas pratiqué un terrorisme, plus dangereux sous le couvert d’une loi, adoptée postérieurement aux faits et contrairement à toute déontologie juridique ? Il y aurait de nombreux autres exemples à prendre en considération et je vous laisse le soin de compléter ce triste inventaire.

Le danger de notre temps est le piège idéologique organisé par le politiquement correct : le but essentiel étant d’étouffer toute pensée critique. Nous sommes à l’ère de la communication pour les masses et le grand public ignore cependant les causes réelles de faits essentiels qui agitent le monde. Un vocabulaire convenu habille des pratiques qui discréditent complètement le sens des mots comme les organismes internationaux, pourtant porteurs de sens et de valeurs : démocratie, liberté, droit humanitaire, devoir d’ingérence, les droits de l’homme, etc. Ceci est un grand danger : ce n’est pas un dommage collatéral, c’est un discrédit jeté sur de grands projets humanistes et sur les personnes qui ont accepté de s’y consacrer. Lorsqu’une cause, défendue avec un vocabulaire de valeurs qui nous sont chers, est trahie plusieurs fois dans les faits, les mots perdent leur sens et leur crédibilité : je ne voudrais pas être celui qui expliquera les valeurs occidentales à un enfant, rescapé des villages, détruits en Afghanistan par des bombardiers volant en haute altitude et après que le gouvernant d’une grande puissance[35] ait crié sa victoire aux autres pays du monde.

Les « officiels » bien-pensants politiques ou intellectuels[36] n’hésitent pas à jeter leurs foudres sur ceux qui osent émettre une analyse personnelle. Nous vivons dans un monde où le conformisme paralyse la pensée alors que, jamais auparavant, l’expression « liberté d’expression » n’a autant fleuri sur toutes les bouches ! Elle sert d’incantation à défaut d’application réelle. Nos sociétés embrassent des causes plus par réaction et sur le coup de l’émotion que par conviction et réflexion. La réaction est liée plus à un instinct et demeure passagère alors que la conviction nécessite une démarche dans le temps où la raison n’interdit d’ailleurs pas l’instinct mais où l’instinct est pondéré par la réflexion.

La guerre de la communication


Actuellement, chacun peut disposer d’un large éventail d’informations mais généralement chacun n’a pas le temps matériel de faire la recherche d’informations ou des investigations. Ainsi, il faut s’en remettre à son journal, aux médias ou à des spécialistes. Chacun parle de la nécessité du parler vrai en matière de communication. La réalité est bien souvent autre. Sur la base des analyses des médias à propos des guerres de ces dix dernières années, un inventaire des manipulations de l’information se répète invariablement. En affirmant cela, je n’accuse pas les journalistes car des journalistes eux-mêmes luttent pour ne pas subir ces manipulations de la part des détenteurs de l’information. A titre de curiosité, en voici quelques-unes :

·       Nier totalement ou partiellement une information vraie
·       Omettre ou cacher des informations clefs pour la compréhension d’une situation donnée
·       Contester soit les intentions, soit les faits
·       Invoquer une noblesse d’intention et un dérapage dans l’action
·       Discréditer les actes et les intentions de la partie adverse
·       Retarder la diffusion d’une information ou minimiser une information pouvant bouleverser l’opinion publique
·       Focaliser l’attention du public sur d’autres informations pour détourner l’attention
·       Multiplier les informations contradictoires pour empêcher toute opinion
·       Changer le sens de la communication adverse par des coupures ou des arrangements sur la bande son
·       Privilégier une information pour ne laisser aucune place à une autre
·       Exagérer des informations mêmes fausses : un démenti tardif sera sans effet
·       Justifier à n’importe quel prix même l’injustifiable
·       Utiliser de fausses images et de fausses informations pour «sensibiliser » l’opinion publique
·       Accréditer de fausses informations temporairement pour ne pas discréditer la politique adoptée

Le panel est loin d’être exhaustif mais suffisamment large. Ces méthodes se retrouvent aussi bien dans les guerres économiques, juridiques qu’avant des élections politiques ou durant des conflits ou des crises armées. Une «bonne information » n’est plus celle qui est vraie pour la majorité du public, c’est celle qui émeut au bon moment et qui entraîne une vague d’opinions utiles pour une cause dont seuls quelques-uns connaissent véritablement la finalité : malheureusement que l’information soit vraie ou fausse, cela ne reste plus le critère décisif pour l’émettre ou la démentir.

 

Les traités de paix


Le début du XXIe siècle annonce une extension et une multiplication des conflits. Un processus actuellement commence et, pour annoncer les prochains, il est nécessaire d’analyser tous les traités de paix et leur mise en application depuis le traité de Vienne de 1815 (qui est lui-même conclusion de quelques trois siècles d’histoire européenne). L’analyse du contexte dans lequel ils ont été établis, les négligences de certains articles ou les excès d’exigences des vainqueurs permettent de comprendre les guerres existantes et de prévoir celles à venir. Prenez le conflit palestinien, la guerre dans les Balkans, les guerres en Afrique, en Amérique centrale : il est rare que des causes majeures ne soient pas de la dernière moitié du XIXe siècle ou de la première moitié du XXe siècle. De ces causes majeures sont issus des abcès purulents qui font le quotidien de nos actualités.

De tous les camps, d’anciens terroristes figurent parmi les prix Nobel de la Paix ; des décideurs de guerre ont même reçu les honneurs de ce prix. Pour éviter des polémiques, je ne citerai pas de nom, choisissez celui que vous voulez.

L’histoire rappelle souvent que c’est la force qui a fait le droit. Le droit n’est pour quelques Etats qu’un instrument de la force et non de la justice. Le débat à ce sujet a toujours existé dans de nombreuses civilisations. Ce principe existe et il sera encore plus perceptible demain. A l’âge des cavernes, il existait déjà un manichéisme[37] que nous retrouvons actuellement dans les nations considérées comme civilisées : il n’y a pas d’évolution en la matière et le phénomène n’a rien de nouveau.

Pour faire œuvre de paix durable, les accords internationaux ne doivent pas être uniquement la consécration de la loi du plus fort. Un véritable arbitrage international, c’est-à-dire sans le droit de veto de quelques puissances, pourrait être une solution de paix mais il faut bien constater à ce jour un échec en la matière : des pays ne sont pas pacifiés. Ceux-ci se trouvent en une situation gelée pour quelque temps encore sans qu’une réponse politique véritable mette un terme à la crise armée, prête à recommencer dès qu’elle le pourra. Des accords, des traités sont signés à des fins électorales bien souvent et ils ne sont jamais appliqués : le métier de diplomate est souvent confronté à la réalité des faits et à l’hypocrisie des discours. Et pourtant, il faut qu’un arbitrage international s’applique car c’est le seul moyen pour faire régner une paix relative et profitable à tous.

Malgré les nombreuses activités des organismes internationaux existants, des génocides, au sens véritable donné par la Convention internationale de 1948, se produisent régulièrement, même si elles en ont parfois limité les horreurs.
Ces génocides occultent un phénomène plus grave[38] et sur lequel il vaut la peine de se pencher, c’est celui d’ethnocide : c’est-à-dire la destruction d’une culture. Ceci peut se produire dans un état européen en paix apparente et en voie de déculturation. L’illettrisme en est le principal indice. Les enquêtes sur la capacité de compréhension d’un texte moyen par une personne ayant fini ses études obligatoires révèlent des situations tragiques : une part sans cesse plus importante de la population sait peut-être lire mais ne comprend pas un texte simple. Cependant, cette personne a le droit de vote alors qu’elle ne saisit pas l’enjeu de l’élection. Vous me direz que celle-ci ne vote pas. Ceci est faux, quelqu’un lui dit de voter et plus d’une association se charge de donner des consignes de vote qui peuvent assurer ce petit nombre de voix qui suffisent à faire une majorité démocratique[39] ! La compréhension d’un journal télévisé peut servir aussi à mesurer la faculté de compréhension d’un public : entre les 15 et 25 ans, vous avez des surprises.

La destruction d’une identité prend du temps et les effets sont perceptibles sur un espace temps de vingt ans : cela est d’une efficacité redoutable. Un ethnocide peut se faire par des expulsions ou des émigrations forcées mais ceci est trop visible et manque de finesse… Des intellectuels peuvent sauver l’âme d’un pays en ‘’préservant la substance d’un peuple’’ pour employer l’expression de M. le col Reichel mais ils peuvent aussi détruire cette substance : les intellectuels européens favorables à l’URSS ont réalisé une prise de possession des consciences[40] dont les effets sont encore sensible de nos jours.

Les frontières et les ressources vitales (eau, pétrole, mines, etc.)

L’Europe a pris un temps long pour adopter les frontières qu’elle connaît aujourd’hui. Elles ne répondent pas toujours à une saine logique (enclaves, saillants dans pays voisin) mais il y a la logique de l’histoire (réparée de temps à autre par des conventions). Portons un regard sur la carte du monde. De nombreux continents (l’Afrique tout particulièrement) disposent de frontières aberrantes et niant le droit le plus élémentaire aux populations : le droit d’exister. Des lignes frontières ont été établies avec une méconnaissance la plus complète des peuples habitant d’immenses territoires depuis un temps long. Des frontières ont été dictées pour la possession des richesses du sous-sol et non dans l’intérêt des autochtones. Le sédentarisme a été privilégié alors que le nomadisme s’imposait pour la survie de certaines tribus.
Il y a pire cependant : des Etats disposant de frontières dûment reconnues par le droit international[41] ont été ou sont occupés par des puissances armées au plus grand mépris et du droit et de l’homme : ceci reste et restera la cause majeure des conflits à venir. Les générations portent le deuil longtemps après les faits et un siècle n’est rien par rapport à leur désir profond de retrouver les droits les plus élémentaires qui leur ont été déniés.

Pour celui qui souffre dans sa lutte pour être reconnu en tant que peuple et pays, il n’y a plus rien à perdre : toutes les extrémités peuvent lui sembler préférables à sa mort lente (qui généralement lui compte peu) ou à la mort des siens (qui justifiera le sacrifice de sa vie, s’il le faut). La vie paisible de nos états européens rend très difficile la perception des souffrances de ces peuples, sans toits, sans médicaments, sans avenir, sans être sûrs de pouvoir faire manger leurs enfants demain. Imaginer que des pays n’ont jamais connu la paix pendant plusieurs générations : s’ils ont une paix temporaire, ils vivent dans la misère. La lutte armée peut leur paraître la seule issue et la seule dignité qui leur reste. Pour ce faire, ils doivent employer les armes du pauvre qui ne sont pas les plus propres mais les pays disposant de la haute technologie ne mènent pas forcément une guerre propre[42]. Une injustice, un sentiment d’injustice sont les débuts favorables à une révolte armée, le droit ayant été bafoué ou tout simplement ignoré. Le droit n’a parfois que consacré une injustice en droit : pourquoi ne pas oser le dire. La justice aurait tout à y gagner. 

La question majeure dans le monde reste celle des frontières. En certains continents, il est urgent de peser les intérêts. L’histoire me pousse à être convaincu que, pour l’avenir, la révision de frontières est peut-être un danger moindre que le maintien de frontières artificielles, sans aucun fondement historique et culturel mais répondant à des raisons uniquement économiques ou à des volontés de puissance. Gérer les risques d’un tel processus présentent de nombreux dangers mais il convient de les estimer par rapport à un statu quo insatisfaisant aussi bien humainement que moralement et surabondant de conflits qui ne demandent qu’à s’exprimer.

Mondialisation et régionalisation

Face au mondialisme naissant, il y a de nombreuses craintes de perte d’identité. A côté de ce mouvement, un élément rassure : la régionalisation. Elle se fait par-delà les frontières et il se crée des unités volontairement et librement choisies et consenties. Historiquement, cela nous est présenté comme une nouveauté mais au Moyen Age, ces régions existaient déjà : c’était le temps où les communautés avaient la liberté de conclure les accords dont ils ressentaient le besoin. Sous la nouveauté se retrouvent les mêmes nécessités et des réponses semblables (je n’ai pas dit identiques). Cette solution peut s’étendre bien au-delà des frontières européennes.

Ce mouvement de régionalisation dans la mondialisation est un gage qu’il y aura une pluralité et non une uniformité, une union de forces différentes, complémentaires et non des assimilations ou une fusion en un moule unique : seule une pluralité peut permettre une vie communautaire avec un minimum de paix. Le danger est dans l’uniformisation des sociétés qui ne peut aboutir qu’à de multiples rébellions.

Le monde n’est ni plus, ni moins agité qu’auparavant. Les tourmentes sont mieux connues et plus rapidement médiatisées. Le monde doit apprendre à se regarder non pas comme une vaste colonie dont une puissance serait le maître incontesté. Il faut accepter la multiplicité de la pensée, des religions et des systèmes politiques qui l’animent. Surtout ne pas imposer des logiques de système alors que chaque pays relève de logiques autres. Chaque situation possède sa particularité et il n’y a pas de solution standard pour régler n’importe quel conflit dans le monde. Quitte à choquer l’assemblée ici présente, je vous dirai que je ne crois pas que les démocraties – et je mets ce mot au pluriel pour souligner leur diversité dans les faits - comme nous les voyons en Europe ou aux Etats-Unis soient la panacée universelle pour tous les Etats. La diversité de nos démocraties est dans le vécu de chaque pays : la démocratie suisse ne ressemble en rien à la démocratie américaine ou française ou islandaise même si elles ont un fonds commun. Je préfère un état qui a une forme politique qui lui convienne véritablement plutôt qu’un état pseudo-démocratique où la dictature en est la forme véritable. Souvenons-nous des démocraties dites populaires et les massacres[43] qu’elles ont justifiés et que quelques irréductibles considèrent encore comme un mal nécessaire…

La vie internationale ne doit pas uniformiser mais créer une harmonie où chaque peuple, chaque nation devrait pouvoir s’épanouir et évoluer dans un partenariat qui soit rendu le meilleur possible. Il s’agit de renoncer à une vision totalitaire, mondiale du monde pour favoriser une union des peuples et refuser une uniformisation des peuples.


Conclusion


La prospective a un objet constant d’analyse : l’homme avec toutes ses forces et toutes ses faiblesses. La continuité, c’est l’homme avec ses conflits d’intérêt, les siens, sa communauté, les autres.

L’histoire démontre que la puissance passe d’un peuple à un autre, d’une civilisation à une autre, d’une religion à une autre. Cela provoque des ruptures saisissantes et apparentes dans le temps pouvant être, à première vue, considérées comme des nouveautés; derrière ces apparences, il y a toujours l’homme et l’âme qui l’anime, c’est ce qui constitue véritablement la personne et nous retrouvons au sein d’une communauté, ce que Reichel appelait ’’la substance d’un peuple’’. Celle-ci disparaît rarement complètement : il y a eu pourtant une exception notable, les Incas. La dictature communiste en URSS a duré plusieurs décennies et des personnes, une minorité peut-être mais courageuse, sont restées fidèles à leurs convictions malgré la tyrannie des esprits et des cœurs d’un gouvernement qui revendiquait sa démocratie populaire.
Au nom de la démocratie, que n’avons-nous pas vu dans l’histoire ? Hitler, Mussolini, Robespierre, Napoléon, et bien d’autres sont arrivés au pouvoir ; la Révolution a produit aussi sa part de terreur, de massacres : la démocratie n’est donc pas le remède miracle qui préserve de la dictature ou d’un exercice excessif de la puissance. Non.
La démocratie est celle qui est exercée par un peuple ayant d’abord une culture démocratique, des valeurs à partager, un esprit de justice, un sens de la solidarité, un réel choix de gouvernants selon leurs capacités et non selon leurs appartenances à des coteries ou à des systèmes. Notre démocratie, comme celle de la Confédération suisse, a nécessité plusieurs siècles pour être ce qu’elle est aujourd’hui. Ne croyons pas que, du jour au lendemain, elle puisse être adoptée par des peuples qui ne l’ont encore jamais connue. Un régime politique autre nécessite trois générations pour être vécu avec les adaptations nécessaires à son bon exercice.
Le critère le plus sûr pour jauger le degré de liberté d’un état reste le droit à la liberté d’expression. Il est bafoué lorsque certains ont droit à la parole et d’autres sont condamnés à ne pas pouvoir s’exprimer, lorsque des magistrats interviennent pour interdire l’expression d’une pensée qui n’est pas officielle, lorsque l’accès à l’information est interdit ou lorsque l’information est travestie. 

Fuir le manichéisme stérile et travailler dans le respect de l’autre, surtout quand il souffre, seraient les meilleurs moyens pour envisager un avenir plus serein. En ce début du XXI siècle, les circonstances que nous vivons démontrent que nous sommes bien loin de réunir les conditions nécessaires pour un futur proche qui ne soit pas entièrement voué à des luttes aussi bien civiles[44] que militaires[45] et pouvant avoir des suites incontrôlables par les gouvernements politiques.
Il convient que les gouvernants se persuadent que le plus grand danger pour l’humanité entière existe lorsque la guerre devient nécessaire en étant le seul moyen pour quelques-uns de pouvoir peut-être survivre. Lorsque la guerre devient préférable à une paix injuste, il y a et il y aura toujours des guerres.

Une prospective bien établie éviterait aux Etats d’intervenir dans l’urgence pour agir au moyen de mesures religieuses, culturelles, économiques, politiques et diplomatiques de prévention : il y a la nécessité de réunir cette gerbe de moyens pour obtenir un réel succès. Agir dans l’urgence, c’est accepter d’engager un navire dans la tempête avec tous les risques de turbulence que cela comporte d’être jeté sur des écueils. 

La prospective a pour premier rôle de gérer le temps long qu’est l’avenir pour ne pas se laisser paralyser par le présent avec toutes ses versatilités. La prospective idéale, c’est que chaque peuple puisse redécouvrir une ligne d’horizon dont chaque peuple aurait une part en harmonie avec les autres.


                                                                     Antoine Schülé
                                                                     La Tourette, avril 2003
          Contact : antoine.schule@free.fr






[1] D’un «prospectum » plus précisément.
[2] Guibert a su prévoir la nature de la guerre future qu’imposeront les armées nationales lorsque «les soldats seront citoyens et les citoyens soldats » : «Si vous faites participer les milices nationales, c’est-à-dire le fond de la nation à la guerre, alors la guerre changera de nature, alors elle se fera à plus grands frais encore [...]. En faisant participer les nations directement à la guerre, la guerre les enveloppera directement de toutes ses horreurs. » Devenant querelles de peuples et non plus «celles d’un ministère et du souverain », la guerre a pris un nouveau visage, celui de la guerre totale.
[3] Si abondante en détails qu’elle peut avoir quelque chose de décourageant pour le débutant mais lorsque sa méthode est bien perçue, sa lecture devient gratifiante.
[4] Trop souvent qualifiées de religieuses.
[5] Cette quête de la société idéale (l’ennui est que la société idéale varie d’une civilisation à l’autre, quand ce n’est pas d’une personne à l’autre).
[6] Et non de ces paix provisoires plus riches en germes de conflits nouveaux qu’en semences de paix !
[7] Avec cette phrase se résume peut-être toute la difficulté de la recherche d’une société idéale.
[8] Je laisse le soin au lecteur de choisir dans ses connaissances du passé les exemples qui justifient ce propos.  
[9] Et non « La Justice»
[10] A ce sujet, il pourrait s’écrire un véritable traité du mauvais usage du droit.
[11] « Puissances » car cette notion est assez subjective ; leurs impuissances en quelques cas mettent en évidence leurs puissances en d’autres !
[12] Pour être partiellement prêt durant le conflit et prêt à la fin de celui-ci, au point de vue du matériel de combat, il s’entend bien !
[13] Ce temps est idéal pour l’historien ; pour la prospective, par contre, pouvoir l’établir sur dix ans de façon la plus fiable possible, c’est déjà bien.
[14] Il est d’usage de nier toute intelligence à l’adversaire : quelle erreur !
[15] Il ne faut pas y voir systématiquement un Etat ou une institution établie mais un rassemblement en devenir, peut-être parfaitement inconnu à ce jour, peut créer un ou des mouvements d’opinions si fort(s) que des instituions publiques peuvent s’effondrer : certaines révolutions l’on démontré.
[16] En n’utilisant que ceux à la libre disposition des civils notamment.
[17] Elle n’est généralement pas complète : il faut rechercher le fonds derrière les apparences.
[18] Alors que le découvreur en ait convaincu : l’emploi d’une découverte est positif ou négatif suivant l’intention qui anime son employeur. Au moyen de la dynamite, des axes routiers se créent et des habitats sont détruits. Cependant, la recherche n’est jamais neutre : elle procède de choix éthiques qui la précèdent. Louis XVI a refusé de nouveaux armements (comme la mitrailleuse) car il les considérait comme trop dangereux pour l’humanité. Le ferait-on de nos jours ? Non, il y a recherche effrénée de l’arme absolue…
[19] Se créer un monde à part est confortable mais s’y isoler est improductif et nuisible.
[20] Daniel Reichel aimait rappeler que le mot grec «poiein» à l’origine du nom de «poète» signifie «créer ».
[21] Il n’y a pas de ‘’situation désespérée’’ mais des ‘’solutions désespérantes’’.
[22] Surtout quand il y a refus de tout angélisme.
[23] Il y a ‘’lire pour lire’’ et ‘’lire pour comprendre’’.
[24] Les carcans de notre temps : il ne fait pas bon de penser autrement alors que prévaut officiellement « la liberté de pensée ».
[25] Il est des peuples gouvernés par des hommes ne reflétant pas la volonté populaire.
[26] 1669-1752
[27] Je m’en excuse.
[28] Si seulement je pouvais me tromper, j’en serais le premier heureux. De tout temps, il n’est pas bon d’être Cassandre. 
[29] La Grande-Bretagne avait créé dans cet esprit un Empire qui n’existe plus territorialement mais qui survit économiquement d’une certaine façon…L’économie internationale est une façon très contemporaine de faire la guerre…
[30] Je me réfère à l’actualité de l’hiver 2001-2002.
[31] Je n’invente rien et ce fait d’actualité tombera vite dans l’oubli : certains Etats sont sous le joug du « devoir de mémoire » et d’autres ont droit à l’« oubli salvateur » qui leur offre une conscience sans tache apparente (pour dresser un doigt accusateur contre ceux qui s’opposent à leurs options).
[32] Un résistant, un rebelle est toujours un terroriste pour celui qui est affronté.
[33] L’orgueil des nations peut avoir des fondements divers : exemples, l’une dispose d’une tradition culturelle plusieurs fois millénaire et s’arroge des droits éloignés de ses valeurs fondamentales : c’est une forme de totalitarisme ; une autre allie absence de culture dans le temps et égocentrisme prononcé : les valeurs politiques et religieuses deviennent, en ses mains, des masques criminels.
[34] De créer un néologisme ne suffit pas à créer la nouveauté des faits.
[35] Ce fait était d’ailleurs un aveu de faiblesse (pour celui qui ne veut pas tomber dans le piège de la « propagande».)
[36] Il s’agit d’une caste autoproclamée dont le sectarisme est un privilège.
[37] Cela est tellement commode : la vie internationale ressemblerait à un western où chacun saurait immédiatement qui a le bon rôle.
[38] Car il est bien moins perceptible à ses débuts.
[39] Surtout lorsque une minorité peut créer une majorité suffisante en raison d’une majorité d’abstentions.
[40] En leur enlevant tout esprit critique : un léger doute provoquait l’exclusion.
[41] Tibet, Palestine, Tchétchénie, Arménie et, encore, les Amérindiens, les Indiens d’Amérique du Nord, l’Inde pendant l’occupation anglaise, l’Australie et les aborigènes…
[42] L’indifférence ou l’ignorance volontaire de la souffrance d’autrui est-elle une arme propre ?
[43] La quantification se fait imprécise : plus d’une centaine de millions de victimes. 
[44] La guerre civile est la menace la plus grave pour plusieurs Etats de la planète. La guerre urbaine a malheureusement un avenir riche devant elle.
[45] Il y aura deux cas de figure : 1. Une grande puissance militaire contre une petite puissance. 2. Une puissance bénéficiant d’une forte natalité face à des états à démographie déclinante. L’inconnue reste la faculté de résistance d’un peuple, celle-ci dépendant de sa force morale.

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