La pensée
militaire romande
Antoine Schülé, historien
Aux jeunes officiers de Suisse romande
et
à toute personne désireuse de comprendre le phénomène
« guerre ».
Il s’agit d’une
conférence que j’ai donnée en mars 2003.
Introduction
Lorsque je parle de pensée
militaire romande, je rencontre de la part des Suisses des sourires et je
constate une certaine gêne. Les sourires proviennent du fait que nos penseurs
militaires, à quelques exceptions prêts comme Jomini et Dufour, sont trop
méconnus. Une gêne car le Suisse est trop modeste par rapport à ceux qui ont su
exprimer une pensée dont on n’a pas suffisamment saisi toute l’originalité et
toute la portée.
Une idée fausse règne dans les
esprits : la Suisse n’a pas connu la guerre et il s’oublie qu’une des raisons
a été qu’elle disposait d’une défense crédible aux yeux de ses voisins !
De plus, c’est oublier les actions des Suisses à l’étranger que nous retrouvons
sur la plupart des champs de bataille : ils sont revenus forts de leurs
expériences pratiques, de leurs analyses concrètes qui ont permis de forger une
armée suisse ayant une capacité opérationnelle efficace.
En quelques minutes, je ne
prétends lever le voile, voire la chape de plomb, qui recouvre nos penseurs
militaires romands. Toutefois, je souhaite que cet exposé vous fasse découvrir
ou redécouvrir quelques penseurs qui méritent autre chose que l’oubli dans
lequel ils sont tenus.
Filiations de pensée militaire.
Ce sujet me tient à cœur surtout
depuis les colloques CHPM (Centre
d’histoire et de prospective militaires) de 1989 et de 1990 où nous avons eu un
tableau extraordinaire des filiations de pensée militaire. Pour ceux qui ne
connaissent pas les actes publiés à la suite de ce colloque, je vous invite à
en faire l’acquisition et la lecture au plus vite. Les tableaux établis par le
colonel Daniel Reichel sont des outils de travail indispensables pour notre
sujet.
Je profite d’ouvrir une
parenthèse pour recommander aux lectrices et lecteurs qui veulent s’initier à
la pensée militaire :
·
les cahiers du CHPM : « Le choc », « Le feu » (cahier 1 et 2), « La manœuvre et l’incertitude » ;
leur lecture se complète utilement avec l’étude de M. le colonel Fuhrer sur le
« Hasard » qui a paru dans
le Cahier 2002 du CHPM. Ces cinq cahiers alimentent la première démarche en vue
de comprendre les enjeux de la pensée militaire sur les événements.
Cette lecture
étant faite, il convient de se ressourcer avec :
·
les Actes du symposium 1989 et 1990,
ayant pour titres, le premier : « Quelques
influences ayant marqué la pensée militaire… de la Renaissance à 1789 »
et sa suite, avec le second «…de 1789 à
nos jours ».
Traiter le
même sujet «…de la Chute du Mur de Berlin
à nos jours » nous confirmerait de voir resurgir des doctrines qui
nous renvoient non pas à un XXIe siècle nouveau mais qui constituent
un véritable retour au XIXe siècle, comme s’il ne s’était rien produit
au XXe siècle où pourtant massacres et conflits n’ont pas manqué
pour nourrir la réflexion. En matière d’emploi de la force guerrière, nous ne
vivons même pas une évolution ou une progression mais une véritable régression :
un exemple, le livre « Le grand
échiquier » de Zbigniew Brzezinski, au sous-titre évocateur « L’Amérique et le reste du monde »,
alors que l’Amérique se réduit, pour lui, aux Etat-Unis, est un ouvrage
qui préfigure et justifie très exactement l’actualité que nous sommes en train
de vivre.
Il vrai que
pour avoir un peu de culture il faut avoir un peu de mémoire. Et la mémoire et
la culture sont parfois, au pire, des denrées rares chez quelques puissants de
ce monde ou, au mieux, des prétextes pour justifier n’importe quoi, même
l’injustifiable.
Les ouvrages qui précèdent sont
les manuels de base, le début d’une démarche intellectuelle qui peut s’enrichir
avec profit ensuite selon les pistes que le lecteur voudra bien suivre, en
toute liberté et selon ses intérêts. Fermons la parenthèse et revenons à la
pensée militaire romande.
Il revient à l’association
« Semper Fidelis » d’avoir publié une série « Les écrivains militaires… », de
1975 à 1990 : vaudois (1975), genevois (1978), valaisans (1983),
fribourgeois (1986), neuchâtelois (1988), jurassiens. Cette collection est à la
Suisse romande ce qu’est l’ « Anthologie
mondiale de la stratégie (des origines au nucléaire) » de Gérard Chaliand
à la pensée militaire occidentale, avec tout ce qu’elle doit à l’Orient.
Pour ma part, j’avais établi une
sélection de citations courtes qui permettent de caractériser un auteur ou un
témoin militaire. Je l’ai fait en alternant des penseurs suisses romands avec
des auteurs étrangers. Cela a fait l’objet de quelques publications que vous
avez peut-être eu l’occasion de lire. Il y avait de l’intérêt pour cette étude
car des jeunes m’ont demandé de pouvoir disposer de ce recueil de citations afin
de développer des idées soit à la troupe, soit dans leurs travaux.
Ecrivain militaire ?
Il me faut faire une remarque sur
le mot « écrivain » qui
gêne parfois. Ecrivain doit s’entendre pour désigner toute personne qui écrit ;
un ouvrage militaire n’a pas pour objectif premier d’être une œuvre littéraire
devant concurrencer Proust ou Balzac. Certains écrivent avec talent, d’autres
avec difficultés. Chacun possède son style. J’avoue parfois préférer des styles
moins académiques avec une pensée originale plutôt qu’une pensée d’un
conformisme désolant, emballée dans un style chatoyant. Mais cela est une affaire de choix initial comme
de goût.
Où les découvrir ?
Pour lire les textes intégraux
les auteurs romands, il y a des difficultés qu’il convient de signaler. Elles
ne sont pas insurmontables mais elles exigent une persévérance et un désir de
connaître bien accrochés !
Nos auteurs militaires romands
sont peu édités. Les ouvrages ont été faits à des tirages confidentiels. Les
bibliothèques universitaires romandes ne disposent pas de tous les titres, à
l’exception de l’université de Neuchâtel qui est véritablement votre dernier
recours pour trouver un volume que vous n’auriez plus trouvé ailleurs. Une
excellente source bien entendu reste la Bibliothèque militaire fédérale[1]
qui possède une sélection d’auteurs, idéale pour établir les notions de base
d’une réflexion sur la guerre et la sécurité et la défense. Le plus difficile
est d’éviter de perdre du temps dans un domaine étouffé, depuis les années
2000, par l’ensemble de ces « écrits
de reprise » où seule la signature change sur des textes ayant de
grandes similitudes avec des publications anciennes mais oubliées : le
psittacisme existe aussi chez certains publicistes pour placer leurs noms sur
un rayon de bibliothèque, au lieu d’offrir une réflexion nouvelle ou une
recherche originale.
Pour les chercheurs avancés ou
passionnés, je signale que de nombreux manuscrits, parfaitement inconnus,
dorment dans les Archives cantonales
et là vous avez une mine, riche en découvertes et trop souvent négligée. Des
familles possèdent des archives privées auxquelles l’accès n’est pas toujours
facile mais, avec de la persévérance, il est possible d’espérer accéder à des
témoignages pouvant renverser bien des idées reçues en histoire et pas
seulement militaire. Oui, il y a des idées reçues contestables et
« officialisées », il faut bien le reconnaître et surtout se donner
les moyens de rétablir les faits, hors du champ des passions politiques. C’est
d’ailleurs une part du plaisir de la recherche d’aller à leur encontre mais
avec des documents sûrs et avec la prudence indispensable.
A ce sujet, il convient de ne pas
négliger les rapports de témoignages oraux des témoins d’une époque comme trop
souvent cela est le cas. L’histoire ne s’écrit pas uniquement dans les cabinets
officiels mais aussi par des hommes de terrain ou d’aventure qui répugnent à
consigner par écrit leurs expériences, aussi décisives ont-elles pu être !
Sans prendre leurs témoignages oraux comme pur argent comptant, il convient
cependant de rechercher quelle crédibilité leur accorder, tout en sachant, l’historien
reste modeste, qu’un faisceau d’éléments peut leur donner raison mais que,
parfois, la ou les preuves éclatantes risque(nt) de manquer.
Certains documents écrits ont été
détruits ou disparus plus ou moins volontairement : le général Guisan
avait prévu, dans ses dispositions testamentaires, la destruction de ses
archives dans le but de ne pas éveiller des querelles dont il avait lui-même
souffert ou qui avaient failli être mal comprises du grand public ou de ces
« procureurs-accusateurs de
l’histoire » qui surgissent si facilement lorsque l’histoire est
achevée pour une part ; d’autres archives ont disparu, au profit de qui ?
(comme je voudrais avoir les réponses !) : archives von Sprecher ou
Pilet-Golaz ; celles encore d’Etats ne connaissent un meilleur sort :
les archives de Mussolini, prises par les Anglais, devraient avoir un contenu
intéressant à consulter.
Ayons la patience de rechercher
ces témoignages qui ont l’avantage de faire réfléchir et de pousser le vrai
chercheur à explorer des pistes qui ont été négligées. Cette démarche est la
marque même d’un esprit libre en quête de vérités (le pluriel est d’importance : les découvrir, à
travers les faux, les mensonges, les manipulations, les secrets, les
propagandes, les omissions etc., n’est pas une tâche facile). Rappelons que la Vérité
n’appartient qu’à Dieu seul. Mais nous ne sommes pas là pour parler théologie.
Revue militaire suisse
Une source, facile d’accès et à
consulter, est la « Revue Militaire
Suisse ». C’est un outil de travail merveilleux que la France nous
envie. Oui, elle nous l’envie car les auteurs s’expriment librement sur des
sujets qui seraient étouffés par le Secret
Défense ou pour des raisons politiques et des choix du gouvernement au
pouvoir. Plusieurs lecteurs de la RMS - il y en a à Montpellier - m’ont fait
part de leur admiration pour la qualité de la revue, pour la diversité de ses
approches.
Nous avons une véritable revue de
débats d’idée et cela ne date pas d’aujourd’hui mais de 1855. Informations et
enseignements abondent pour celui qui les étudie en les relativisant aux faits
survenus après leurs écritures. Souvent, j’en suis venu à regretter que les
auteurs n’aient pas développé leurs idées dans un livre ou une suite d’articles
car elles auraient mérité une meilleure diffusion et une meilleure
reconnaissance en raison de leur originalité et de leur qualité.
Qui sont les auteurs de la
pensée militaire romande ?
Les décrire tous en quelques mots
est impossible car la palette est très large : elle s’étend à des
officiers ayant exercé le commandement militaire à des postes élevés ou en tant
que subalternes. Nous découvrons des personnalités ayant des fonctions
militaires peut-être accessoires mais ayant exercé des charges publiques
proches de l’armée. Vous trouverez aussi des médecins, des juristes, des
soldats ayant vécu le combat comme encore des dessinateurs ayant établis des
croquis de leurs visions du champ de bataille soit en tant que témoins directs
des événements, soit sur la base de récits qui leur étaient connus.
Toutes ces personnes ont un
commun dénominateur : elles ont eu, d’une façon ou d’une autre, des tâches
au profit du service général aussi bien en Suisse qu’à l’étranger. Les Suisses
de l’étranger ont contribué à façonner une image extérieure au pays et à donner
une crédibilité, non mise en doute, des capacités de défenses de notre pays.
Pour être parfais, il faudrait
inclure aussi nos muséographes qui, avec talent, reconstituent au travers de
vitrines des pages du passé. Un muséographe écrit l’histoire à sa façon et
mériterait plus de considération des historiens car nous avons des musées
militaires remarquables et supportant avantageusement la comparaison avec d’autres
pays.
Buts de la recherche :
Parcourir les chemins de la pensée
militaire, c’est prendre connaissance d’une somme sans égale d’informations.
C’est comprendre les motifs de certaines décisions dont les prémices sont
parfois restées opaques, même très opaques, au grand public. C’est aussi se remettre
en question de façon saine. C’est se libérer de préjugés pour soit découvrir de
voies nouvelles, soit pour confirmer des réflexions dont on percevait
confusément la pertinence mais dont les motivations nous échappaient. De toute
façon, vous connaîtrez à leur lecture un enrichissement car vous ne verrez plus
les événements et vous n’écouterez plus des réflexions à leurs sujets sans
disposer d’un autre regard. L’essentiel de la démarche réside dans cet acquis.
En pratiquant cela, vous revenez à ce qui fait la raison d’être d’un historien
militaire, vous exercez ce que le colonel Reichel appelait fort justement :
la recherche fondamentale.
La palette de perspectives
qu’offre la pensée militaire romande est donc très large. Elle est due à la
diversité d’origine et d’expériences des auteurs. Il en résulte un net
avantage : chacun pourra trouver ce qui lui convient, l’approche qui le
sensibilise le plus. Pour l’un, la chronique détaillée d’une bataille ; pour
un autre, c’est l’explication d’une décision à portée historique ; pour
d’autres encore, c’est une réflexion plus abstraite sur de grands principes ou
encore les raisons justifiant une modification d’uniforme ou un développement
de matériel. Il n’y a pas de petit ou grand sujet en histoire, et en histoire
militaire aussi. Tout est digne d’intérêt. Il faut avoir une grande motivation
pour aborder des sujets que délaissent trop volontiers nos universitaires.
Parmi ces écrivains, vous avez
des « Réguliers » à la Clausewitz ainsi que Jomini comme des
« Irréguliers » à la Lawrence d’Arabie ainsi qu’un de Gingins - La Sarraz.
Cela mérite quelques explications. Les « Réguliers » sont ceux qui
envisagent une lutte dans le cadre de la troupe et sous une autorité politique.
Les « Irréguliers » sont ceux qui forts d’expériences d’une
résistance crédible en cas de crise, décident qu’il est irresponsable de ne
rien faire et qu’il convient d’être toujours prêts, même et surtout si le
gouvernement politique est décapité. Aymon de Gingins La Sarraz a écrit un
livre, modeste en nombres de pages, en 1861, « Les partisans et la défense de la Suisse ». Il est un des
promoteurs en Suisse romande de la guerre insurrectionnelle en cas de nécessité.
Ceci mérite d’être connu. Je signale que cette idée n’a jamais été abandonnée
et que le livre du capitaine suisse Von Dach « Résistance totale » qui en 1958, a mis à jour cette démarche
dans un livre qui reste un manuel de base pour les actions commandos de langue
anglaise (troupes britanniques et américaines le considèrent comme une
référence obligatoire encore de nos jours ; plusieurs manuels
spécialisés ne font que développer les idées de von Dach) !
Il ne faut cependant pas se
leurrer. Cette résistance irrégulière est encore plus ancienne que ces deux
auteurs puisqu’il faut remonter aux origines de la Confédération, avant 1291,
pour comprendre ce qu’est la guerre de partisans ou de résistance en Suisse. Et
l’on pourrait remonter plus haut encore dans le temps, jusqu’à un ennemi des
Helvètes pour lequel nous n’avons pas gardé rancune : César et ses troupes
à Genève ou en Valais ! Durant le Haut Moyen Age, nous disposons de récits
qui pourraient alimenter le débat très utilement car le combat
« régulier » de ce temps était simplement le combat
« irrégulier » face à des Légions romaines qui menaient un combat
« régulier » selon leurs normes, bien sûr ! Sous cet aspect « les
Irréguliers », une étude pourrait être faite sur la longue durée et nous
aurions de nombreux auteurs à redécouvrir ou à sortir de l’oubli, en respectant
des nuances que je n’ai pas le temps de développer maintenant dans le cadre de
cet exposé !
La pensée militaire, comment
la définir ?
Evidement, avant de développer
plus le sujet, il convient de définir ce qu’est la pensée militaire. Au risque
peut-être de perdre quelques illusions !
A première vue, la question peut
paraître simple mais formuler la réponse m’a pris du temps. Chacune des
réponses qui se proposaient spontanément à ma réflexion était soit trop longue,
soit trop compliquée, soit intellectuellement plaisante mais sans cette
simplicité et cette clarté que j’attendais. Cependant, l’écriture de cet exposé
m’a permis de tenter une définition qui me paraît être la plus exacte à mes
yeux :
La pensée militaire réunit
toutes les connaissances de l’homme qui allient la réflexion (avec la
part d’imagination que cela comporte) et l’action (aussi bien lors de la
préparation que la conduite de celle-ci) en vue de résoudre un conflit de
société au moyen de la force. La pensée précède l’action. Elle s’exprime à travers les mythes, la
poésie, les œuvres d’art, les précis militaires (sans négliger la cartographie,
l’architecture et les techniques militaires), les témoignages, les armes, les
traditions d’armes, les objets et les lieux de mémoire.
Cette définition me paraît
valable pour tous les pays ou toutes les civilisations. Cette pensée se crée
chez son concepteur, un groupe de recherche à la décision par exemple, et
s’exprime par des ordres qui susciteront des actes en faveur de l’objectif à
atteindre.
Notre littérature militaire
romande possède deux aspects qui la caractérisent, l’un n’excluant pas
l’autre :
·
l’un est normatif (à la façon du « Précis de l’art de la guerre » de
Jomini)
·
l’autre est descriptif (à la façon d’un Warnery).
Nos penseurs militaires romands
n’ont rien négligé dans leurs réflexions au sujet de la guerre. Il est
regrettable que notre mémoire militaire actuelle, au nom du temps présent,
néglige les acquis du passé. C’est ainsi oublier le prix des expériences
passées : des vies sacrifiées pour assurer volontairement d’autres vies,
des territoires perdus ou conquis, tout simplement du sang versé.
Dans notre société de confort,
dans cette vie paisible pour la majorité des peuples occidentaux, la guerre
semble lointaine, ne pas nous concerner, si ce n’est que par le coût plus élevé
d’un plein d’essence. La guerre se voit à l’écran de télévision et la
souffrance des peuples qui la subissent n’est pas imaginée dans la chair du
téléspectateur. Le commentaire qui accompagne l’image noie la réalité parfois.
Les images sont souvent sélectionnées et les plus dures passent au mieux très
rapidement au pire sont censurées, quand il s’agit de ne pas
« choquer » les foules. La censure existe lorsqu’un gouvernement ne
souhaite pas le revirement d’une opinion publique qui pourrait nuire à sa
politique intérieure ou extérieure. Par contre, la douleur que l’on subit passe
en boucle à longueur de journée, avec des commentaires où la surenchère est de
mise.
Pourquoi aujourd’hui
s’intéresser à la pensée militaire ?
Nous vivons un temps nouveau où
la notion de passé, de présent et avenir est fondamentalement différente d’il y
a vingt ans. Nos sociétés sont de plus en plus attachées au temps présent. Il y
a quasiment un refus du passé qu’au mieux on ignore et qu’au pire on démolit
avec une phrase que la Révolution d’octobre a popularisée : « Du passé faisons table rase ! ».
En ce début du XXIe siècle, nous avons assez de distance temporelle
pour considérer les « succès »
du communisme. Evidemment, il y a les irréductibles, toujours actifs, qui
prétendent que le communisme était en fait du fascisme, au mieux un totalitarisme
et que le vrai communisme, lui, n’est pas encore arrivé et qu’il suffirait de
les laisser au pouvoir pour goûter aux utopies de leurs prédécesseurs…. Et
« bis repetitam ». Le
communisme est traité avec beaucoup de ménagements en Europe et bien des
précautions oratoires : des hommes, s’affichant de droite ont dû se compromettre avec pour se faire élire... Des
historiens avisés, bien entendu, traitent
de la pureté des intentions des communistes engagés pour les justifier :
des rouges retrouvant ainsi un éclat virginal… Par contre, fasciste et nazi ne
pouvaient que des être vendus au Diable, « noirs » moralement d’avoir cru en d’autres théories qui ont
pourtant fait des morts comme la Révolution
Française, les conquêtes coloniales
des Etats-Unis ou des pays européens ! Notre monde a vécu bien des
massacres : certains sont gravés volontairement dans les mémoires et
d’autres sont passé aux oubliettes de l’histoire (oubliettes bien réelles et
plus réelles que celles que l’on prétendait au Moyen Age, qui en fait étaient
des garde-manger !).
Mais revenons à la notion du
temps telle qu’elle est perçue de nos jours. Parmi les politiques, les officiels chargés de la culture (je
n’ose pas dire qu’ils sont des intellectuels)
et même les militaires, vous rencontrez de plus en plus des personnes
désireuses de détacher complètement le présent
du passé. Pour elles, le présent doit être non contraint par l’avenir qu’elles ne veulent ni penser et
encore moins imaginer. Cette tendance se remarque dans la musique, dans les
chansons ou dans la littérature et même jusque dans la danse. Il y a désir de
vivre dans un présent intemporel. Le
monde virtuel favorise cette attitude face à la vie. J’y vois quelque chose
d’inquiétant. Ce comportement conduit les gens, les peuples à une sorte d’autosuffisance,
de nombrilisme. Lorsque ces personnes sont confrontées au passé ou au futur,
elles les rejettent avec énergie, par peur, par incompréhension. Nous vivons
l’ère de l’homme - présent, se croyant libre car redevable d’aucune
historicité : quelle illusion ! Vouloir abolir le temps est peut-être
l’aberration de notre temps. L’individu reste encore plus replié sur lui-même
et les autres ne deviennent que des utilitaires. Le mot « solidarité » ne s’emploie plus pour
se donner aux autres mais pour recevoir. Le mot « droit » devient « exigence »
qui dispense de tout devoir.
Vous vous demandez peut-être
pourquoi je développe cette notion du temps. C’est que nous sommes
véritablement au cœur de notre sujet. S’engager militairement, et cela pour un
professionnel aussi bien qu’un milicien, c’est accepter de servir les autres
dans une structure. L’expérience humaine a mis en évidence la nécessité de sa
défense pour assurer un futur : combien de civilisations n’ayant plus eu
la capacité de se défendre ont complètement disparu ? Pensez aux Incas, à
de grandes civilisations de la Mésopotamie ! Servir s’inscrit dans le
temps. C’est accomplir un devoir pour assumer des droits. Cela ne peut se faire
qu’en vue d’un avenir. Un avenir imaginé dans une paix relative le plus propice
à des activités qui ne soient uniquement guerrières. Celui qui a accompli une
aide en cas de catastrophe, une surveillance d’ambassade en cas de crise, une
surveillance pour éviter des pillages, celui qui a étudié comment agir dans des
cas d’engagement possible au combat, il a véritablement mérité le titre de
citoyen. Par ce vécu volontaire, il accepté de « donner » et, à mes yeux, il est donc en droit de « recevoir » dans un Etat digne
de ce nom. Un Etat qui ne s’occupe pas de ses Vétérans de la guerre ou de
celles et ceux qui ont tout simplement servi le pays n’a pas d’honneur : à
chacun d’établir sa liste et ne cherchez pas trop loin !
Cette notion du temps est capitale
pour celui qui veut établir une prospective. Il faut connaître les expériences
du passé - qu’il soit lointain ou proche, cela ne joue aucun rôle - pour
comprendre le présent qui n’est pas issu du néant. Pour prévoir quel type de
défense est préférable demain, il doit quitter, par l’esprit, la quiétude du
temps présent pour imaginer le futur. Actuellement, l’avenir ne peut pas être
vu en rose pour celui qui fait preuve d’un minimum de pragmatisme. Un de nos
penseurs militaires dit avec raison : « Soyons pessimistes dans la planification et optimistes dans
l’action ! », je le cite d’autant plus volontiers que le
sentiment dominant régnant dans bien des milieux du pouvoir actuel et exprimé
dans la presse européenne serait : « Soyons optimistes dans la planification et pessimistes dans
l’action ! ». La notion de vérité reçoit même un sacré
coup : seule la vérité d’aujourd’hui
possède de la valeur. Demain elle sera fausse parce qu’elle était tout
simplement d’hier : raisonnement
tragique car ceux qui, inconsciemment peut-être, sont victimes de ce piège
courent les risques d’être confrontés à de cruelles désillusions !
J’ai eu la surprise d’entendre
des officiers qui rejettent l’étude des écrivains militaires arguant du fait
que les nouveautés de notre temps n’auraient rien à apprendre du passé. Quel
orgueil que de croire que nos prédécesseurs ont connu le ronronnement des
habitudes d’une tradition en ignorant que la tradition et les habitudes ont
évolués en permanence en fonction du temps. J’y vois là le signe flagrant d’une
limitation d’esprit. Il est vrai que l’étude de l’histoire se concentre trop
souvent sur les particularités d’une situation et les différences existant d’un
temps à un autre. Cela est incontestable mais l’essentiel ne doit pas être
perdu de vue. Par delà les différences accessoires, l’historien se doit
d’observer les similitudes de fonds car c’est dans ce contexte que le chercheur
peut voyager dans le temps, véritablement au-dessus des contingences du temps.
Ainsi, le passé devient une réserve d’expériences pour que l’avenir soit forgé
avec le plus de succès possible par les hommes du présent : c’est tout
simplement de la prospective.
Face à la multitude des textes
proposés, chacun peut choisir ce qui le touche le plus. Toute lecture tente de
donner des réponses à une démarche intérieure. Il est un adage qui dit :
« Dis-moi ce que tu lis, je te dirai
qui tu es !". Pour ma part, pour le sujet qui nous intéresse, je
dis : « Dis-moi ce que tu cites
et je te dirai ce que tu penses ! » : une citation étant
faite aussi bien pour illustrer ses propos que pour être réfutée bien entendu. Il
me faut préciser et, là, je profite d’apporter une réponse à une remarque qui
m’a été faite. Mentionner la citation d’un auteur pour illustrer l’idée que je
développe signifie une adhésion à cette citation, si je ne la réfute pas, mais
cela ne signifie en aucun cas une adhésion à la totalité des écrits d’un
auteur. Il m’arrive de citer Malraux mais je n’adhère pas à son idéologie. Je
lis volontiers Camus mais je ne partage pas sa désespérance. Il y a dans le
vécu de chacun des traits de lumière qu’il convient de saisir et je ne tombe
dans le manichéisme primaire d’un président d’une puissance dite grande mais
qui démontre en fait son impuissance. Mais cela est une autre histoire.
Créer un document de lectures
A nos jeunes membres désireux de
se lancer dans la lecture des écrivains militaires, je leur recommande de
débuter un recueil de lectures. En trouvant chaque fois un mot clef, ils y
écriront les citations, les idées exprimées simplement et surtout qui leur parlent.
Chaque fois, ils mentionneront la source. Avec le temps, ils meubleront utilement
leurs propos et ils apercevront qu’au contact d’autres auteurs, ils relativiseront
les affirmations des uns ou des autres. Ainsi, ils acquerront un esprit de
finesse. Cette connaissance progressive adaptée à son bon vouloir sera source
d’enrichissement personnel et aussi pour ceux qui vous écouteront.
Pour ma part, je tiens deux sortes
de carnets : l’un où il y a les citations auxquelles j’adhère et l’autre
où il y a des citations que je réfute car j’en ressens l’impérieuse nécessité. Cette
démarche vous forgera une opinion capable de résister à des paroles infondées
et à discuter avec des personnes ayant des opinions contraires aux vôtres. Dans
ce dernier cas, il est intéressant de comprendre pourquoi l’autre arrive à une
conclusion si différente de la sienne. C’est peut-être cela la plus belle
démonstration de la tolérance. Quelqu’un peut être d’une opinion différente de
la mienne mais je ne le dénigre pas, je dis ce que j’ai à dire si c’est
nécessaire et, là, s’arrête la mission de chacun. C’est le privilège de la
liberté de pensée qui ne dépend des lois, ni de ces procureurs de l’histoire
qui se permettent de décréter ce que l’histoire retiendra ou ne retiendra pas,
quitte à créer des faux à la façon d’un Ziegler qui aurait pu s’engager
chez Mao pour faire les fausses archives de la Chine (spécialité qui n’est pas
que chinoise).
Pour choisir de citations, il est
cependant utile de se fixer quelques règles :
·
adopter des textes aux contenus didactiques
·
privilégier les accents de sincérité
·
éviter les « habillages » de vérité
·
rester sensible à la poésie de l’action
·
garder à l’esprit le respect de l’homme, aussi bien de celui qui combat que de celui qui
est combattu
·
retenir la formule exprimant le mieux une idée,
un principe, un comportement
Lorsque vous aurez ainsi
convenablement herborisé à la façon de Rousseau dans le vaste jardin de la
pensée militaire, vous pourrez, dans une étape ultérieure, les classer sous un
schéma simple :
·
théorie (ne vous y attardez pas trop car en la
matière il y a abondance)
·
pratique (cela est le plus important car le plus
utile)
·
histoire (privilégier l’histoire comparée
en lisant par exemple les écrits de deux militaires qui se sont
affrontés : vous n’en sortirez pas sans vous débarrasser fort utilement de
multiples préjugés : c’est bien tout le « mal » que je vous souhaite)
·
analyse (ce mot peut paraître étrange. En fait
ce sont les observations et les conclusions d’un chef en situation de crise et
qui exerce son coup d’œil sans prendre trois mois avant de prendre une
décision ; c’est l’étude de ce qu’est l’erreur
de commandement. Souvenons-nous que Charles Le Téméraire a plus été la
victime d’une erreur de commandement que de la faiblesse de ses troupes, fortes
d’une puissante artillerie. Un Warnery a établi de belles analyses d’erreurs de
commandement par exemple).
De façon plus classique encore,
vous pouvez choisir la fragmentation de la guerre que propose Jomini :
·
Politique de la guerre (en y incluant la
philosophie de la guerre et la notion de morale de la guerre)
·
Stratégie
·
Tactique des batailles
·
Logistique
·
Génie
·
Tactique du combattant
Au départ, l’essentiel est de
fixer une grille de lecture la plus simple qui soit et de vous y tenir ensuite
afin que les notes accumulées puissent être facilement exploitées.
Chacun choisit les auteurs qui
l’interpellent : pour les uns, des hommes de cabinet, pour les autres des
hommes de terrain. Ces derniers n’écrivent pas toujours avec la perfection
littéraire que l’on souhaiterait mais cela est largement compensé par la valeur
des expériences qu’ils nous communiquent. Pour ma part, j’ai l’habitude de
privilégier les hommes de terrain mais cela ne veut pas dire que je n’aime pas me
frotter aux abstractions nécessaires à établir une réflexion, une distance par
rapport aux auteurs étudiés.
Après cinq ou six ans de cet
exercice gratifiant, après lectures de sujets variés, il est possible
d’établir, mais en gardant la plus grande prudence, une généalogie de la pensée
militaire. N’oublions pas qu’il y a de nombreux pères inconnus et cela comme
dans certains arbres généalogiques laborieusement établis ! La difficulté
de la tâche ne doit pas nous arrêter. Les auteurs qui nous intéressent sont
généralement très discrets sur leurs sources d’inspiration, sur leurs lectures
sauf quand il s’agit de détruire une approche ou défendre une théorie qui leur
convient. Il vous suffira de lire les débats sur les projets de développement
de l’armée dans la Revue Militaire suisse
pour vous persuader de la véracité de mon affirmation.
Général Guisan et ses lectures.
Au sujet de la filiation de
pensée, je profite de vous faire part d’une expérience que j’ai vécue dans le
cadre d’une activité militaire. Lors d’un colloque, j’ai voulu présenter « La pensée militaire de Guisan». Dans ce
but, j’ai lu ses ouvrages, ses discours, les préfaces de quelques livres, les
écrits particuliers qu’il a adressés à des proches sur des sujets de défense,
ses notes de service, ses annotations au crayon de projets en vue de décisions
importantes. Cette lecture m’a façonné une image du Général qui m’est
particulière et j’ai lu avec un autre regard les écrits sur le général Guisan.
Il y a encore de belles recherches à établir à son sujet mais je n’ouvre pas de
nouvelle parenthèse car cela prendrait trop de temps.
Ma surprise a été grande de repérer
une piste qui a été complètement ignorée des historiens, et pourtant de grande
compétence : sa bibliothèque. Partant d’un préjugé que la bibliothèque est
un objet plus de décoration que de travail, cette piste fut inexplorée. Ma
curiosité m’a conduit à vouloir connaître les auteurs que Guisan avait lus car
je n’en trouvais guère mention dans ses livres ou dans les études qui lui
étaient consacrées. La simple logique me disait de prendre la liste
d’inventaire de sa bibliothèque et de la lire pour finalement consulter ces
ouvrages qui m’attendaient sur des rayons dans son bureau de Pully. Une variété
d’auteurs, se complétant fort utilement, m’est alors apparue. Ces livres
avaient été choisis par Guisan pour la plus grande part. Certains étant
introuvables dans nos bibliothèques, il m’a fallu les consulter dans la
bibliothèque de la villa. Là, quelle ne fut pas ma surprise ? Non
seulement les ouvrages étaient coupés mais ils avaient été de toute évidence
lus, plus d’une fois (tout amateur de livre qui touche un livre ancien perçoit
ses choses).
Et encore mieux : plusieurs
livres étaient annotés de la main même du Guisan, au crayon noir ou bien
souvent rouge. Ils y exprimaient son approbation, son rejet, il marquait ce qui
méritait de garder à l’esprit. Ainsi, je découvris un nouvel aspect du Général.
A ce moment-là, j’ai recherché les ouvrages qui étaient ainsi travaillés et
j’ai pu enfin établir une ascendance à la pensée de Guisan. Il avait des
références personnelles et cela met à bas toute sorte de discours et
d’affirmations, se faisant volontiers en Suisse allemande, en vue d’attribuer
les écrits de Guisan à ses proches. En fait Guisan nourrissait ses réflexions
par des lectures studieuses. Et des idées que l’on si facilement attribué à
Barbey provenait en fait de lectures de Guisan. Ce qui n’enlève rien au mérite
de Barbey qui souvent recevait des notes, toujours au crayon, de Guisan, pour
établir une mise en forme d’un discours qu’il voulait tenir et pour développer
des sujets dans une forme plus académique, plus fouillée. Au départ, il y avait
un choix, une ligne directrice que Guisan s’était fixée et qui soutenait sa
réflexion de commandant. Cette approche n’est pas dépourvue d’intérêt et doit inciter
le chercheur à ne rien négliger dans l’exploration du vécu d’un personnage.
Se forger des réflexions
utiles
La lecture des écrivains de la
pensée militaire romande est un enrichissement car elle permet de structurer
ses connaissances en réunissant des observations, en dégageant des principes et
en se créant une doctrine propre à confronter avec celle enseignée dans les
écoles militaires. Vous remarquerez qu’il peut y avoir autant de doctrine que
de lecteurs assidus. C’est d’ailleurs peut-être la raison pour laquelle la
Suisse n’a jamais disposé d’une doctrine militaire adoptée pour toute l’armée :
chacun veut y donner sa note, sa lecture ! L’absence volontaire de
doctrine par Guisan a été un bon principe : en effet, en situation de
crise, il vaut mieux adopter une doctrine adaptée aux exigences de la crise que
d’appliquer une doctrine ne répondant pas à la situation du moment.
Ainsi, chacun s’en crée une pour
exprimer son originalité et chaque chef exploite celle qui lui paraît la plus
judicieuse à son niveau, selon son intuition et les moyens armés qui lui sont
mis à disposition. Il y a des lignes directrices pour l’agir ensemble et, dans
l’exécution, il y a cette originalité dans l’action qui permet d’atteindre les
objectifs.
En France et en Allemagne, pour
parler de pays que je connais un peu, les auteurs militaires ont trop souvent
saisi la plume pour justifier des doctrines en cours ou à la mode. Parfois,
j’en viens à me demander si une des raisons de la défaite de la France en 1940
n’a pas été due à une application de doctrine inadaptée au moment, ajoutée à
une incompétence des politiques en situation de crise. Il n’y a pas pire prison
que celui qui est prisonnier volontaire de sa doctrine. La recherche aide à
butiner d’une doctrine à une autre et à faire comme l’abeille qui ne prend que
le meilleur de chaque fleur pour faire son miel.
Machiavel dans « L’art de la guerre »[2]
nous encourage à l’étude de la pensée militaire pour la raison suivante :
« …[T]out homme qui médite quelque dessein doit s’y préparer d’avance
pour être en état de l’exécuter s’il en trouve l’occasion. »
Chaque guerre est une énigme pour
les militaires qui sont chargés de la résoudre avec un gouvernement, un pays,
des citoyens, une armée contre un autre gouvernement, un autre pays, d’autres
citoyens, une autre armée : parfois avec, parfois sans allié(s). Du jour
au lendemain, il n’est as possible de s’improviser dans cette fonction. Une
préparation mentale est nécessaire avant toute action. La pensée militaire
compense cette non-expérience de la guerre directe de la Suisse. Cela est
d’autant plus nécessaire que des peuples n’ont pour mémoire que le vécu de la
guerre qui fait partie de leur quotidien. Nous sommes là avec des
confrontations de logiques différentes : une perception et un sens donnés
à la mort totalement différents.
Diverses perceptions de nos
écrivains militaires :
Etre patriote et ouvert sur le
monde
Edmond Privat est une lecture
particulièrement adaptée à notre temps. Il devrait être traduit en
anglais :
« La grande erreur des moralistes et des clergés officiels est d’avoir
confondu pluriel et singulier. Il n’y a pas la patrie, une patrie, ma patrie,
il y a les patries, des patries, nos patries, de même qu’à l’intérieur des
frontières, il n’y pas moi, mais nous. »[3]
Du rôle de la presse aux
ordres de la puissance
« Dans les rivalités de groupes, la grande victime, c’est la vérité.
Chacun raconte à sa manière le moindre événement. Mieux que cela, chacun
choisit parmi les faits et retient que ceux qu’il aime à croire. Ensuite, il
les exagère et traite en mensonges ceux qu’il néglige. »[4]
Et « La vérité par amour ou par haine est intransigeante […] Sur tout le
territoire d’une grand langue, elle exerce une autorité sans appel. Atrocités,
persécutions, pays opprimés, défaites sont exclus des choses possibles dans le
camp favorisé. Un journal qui en parle a ses bureaux criblés de pierre ?
Les choses négatives ne peuvent se passer que dans le camp opposé.
…La presse répand les erreurs, les préjugés, les citations tronquées,
les suppressions, les suspicions, les racontars qui sont conformes à l’humeur
collective. » (p. 23)
Importance de l’homme
Guisan ne s’illusionne pas sur
les nouvelles technologies et il rappelle une vérité que notre époque doit
entendre :
« Les inventions les plus perfectionnées de la technique moderne ne
suffisent pas à donner la victoire, quand le combattant ne possède pas les
qualités morales et physiques qui, seules, assurent la supériorité. Ce n’est
pas le fusil, le canon, la mitrailleuse, l’avion ou le char d’assaut qui se
battent, machines sans âme, mais l’home qui manie l’arme et lutte de toute son
énergie, avec son cœur, son, intelligence, ses réflexes et sa foi pour le salut
de son pays. »[5]
Histoire militaire
« L’histoire purement militaire est u genre ingrat et difficile, car pour
être utile aux hommes de l’art, elle exige des détails non moins arides que
minutieux, mais nécessaires pour bien faire juger des positions et des
mouvements. »[6]
« De bonnes théories fondées sur les principes, justifiés par les
événements, et jointes à l’histoire militaire raisonnée, seront à mon avis la
véritable école des généraux. »
Doctrinaire
Au risque de vous décevoir, au
début de ce petit voyage à l’aide de citations parmi nos écrivains, je vous
rapporte ce que dit de Techtermann : « Nous avons un grand défaut en Suisse, défaut qui provient de l’absence
d’épreuves, de la parfaite tranquillité où nous vivons depuis un
demi-siècle ; c’est de nous payer trop facilement de mots, d’être des
doctrinaires. ». L’étude de la pensée militaire ne doit pas nous faire
oublier ce travers qui peut atteindre le chercheur au bout de sa quête. Et il
justifie de la sorte une certaine absence de doctrine prédominante qui est
nécessaire à la liberté de réflexion.
Imagination
L’art militaire ne se réduit pas
à quelques principes et Glasson attire notre attention en affirmant avec
raison : « On fait trop
exclusivement œuvre d’analyste et de synthèse et pas assez œuvre d’imagination. ».
Tactique
Le Fribourgeois Castella désire
que la tactique soit enseignée en vue d’acquérir « la solidité de l’action et une économie de sang. » Et en 1920,
Glasson identifie une évolution de la tactique de la façon suivante :
« La tactique était jadis l’art
d’employer des hommes armés dans un but déterminé : destruction,
occupation ou combinaison de l’une et de l’autre. Actuellement, la tactique est
l’art d’employer des armes. » Il met en évidence ce qu’a révélé
cruellement la première guerre mondiale : « L’arme tend à se substituer à l’homme. ». Et il précise avec
finesse : « Toutefois, si
l’importance de l’homme diminue comme agent mécanique d’exécution, elle
augmente, par contre, comme agent intellectuel. Ce que le soldat perd en valeur
numérique, il le gagne en valeur individuelle absolue. »
Pragmatisme
Le Genevois Gabriel Pictet, en
1761, donne une ligne directrice idéale pour établir un ouvrage profitable à
l’officier d’infanterie : il n’écrit pas pour donner des leçons aux
généraux mais il écrit pour offrir un message qui soit utile à la formation de
l’officier. Sa méthode mérite l’attention car il présente systématiquement des
applications de la théorie à la pratique. Ce pragmatisme est peut-être la
marque première de nos écrivains militaires romands. Il souligne la nécessité
de la maîtrise des mathématiques par l’officier pour ce qui a trait à la
fortification ou à l’artillerie ainsi que la tactique. Au XVIIIe
siècle, un chef se formait sur le tas, au contact de l’ennemi avec ses
partenaires de guerre. Cette formation ne suffit pas et il disait à
ceux-ci :
« [Il faut] détromper quelques militaires du préjugé où ils sont, que le
métier d’un officier d’infanterie ne demande ni principes, ni étude
préliminaire et que la capacité nécessaire pour y exceller peut s’acquérir par
l’expérience seule. » Frédéric le Grand employait une formule plus
imagée et très explicite : « Un
mulet qui aurait fait vingt campagnes sous le prince Eugène n’en serait pas
meilleur tacticien pour cela. »[7]
Drame qu’est la guerre :
« La guerre est un grand drame, dans lequel mille causes morales ou
physiques agissent plus ou moins fortement, et qu’on ne saurait réduire à des
calculs mathématiques. »[8]
Principes de la guerre
:
Vingt ans d’expérience et
d’observation des conflits ont permis au Vaudois Jomini d’affirmer avec
raison la nécessité de mettre en évidence des principes élémentaires :
« Il existe un petit nombre de principes fondamentaux de la guerre, dont
on ne saurait s’écarter sans danger, et dont l’application au contraire a été
presque en tout temps couronnée par le succès. »[9]
Cependant, la théorisation ne
suffit pas car Jomini rappelle une vérité première :
« Dans tous les arts comme dans toutes les situations de la vie, le
savoir et le savoir-faire sont deux choses tout à fait différentes. »
Et le théoricien remarquable
qu’est Jomini précise avec justesse :
« De toutes les théories sur l’art de la guerre, la seule raisonnable est
celle qui, fondée sur l’étude de l’histoire militaire, admet un certain nombre
de principes régulateurs, mais laisse au génie naturel la plus grande part dans
la conduite générale d’une guerre, sans l’enchaîner par des règles exclusives. »
De l’utilité des historiens
Dans son Rapport[10],
Guisan regrette vivement de ne pas avoir eu des historiens pouvant apporter
leurs expériences et leurs regards sur les événements. Je ne résiste pas à vous
citer ce qui pourrait être un plaidoyer pour les activités d’un véritable
historien militaire :
« …[A]ux postes chargés d’établir les appréciations, les études et les plans,
c’est-à-dire en particulier au service de renseignements et aux opérations,
nous aurions eu besoin d’officiers en plus grand nombre bénéficiant d’une
culture militaire plus vaste, fondée elle-même sur la culture générale et sur
les connaissances historiques. »
Incertitude et prise de
décision
Un décideur, et cela vaut
aussi bien pour la vie de l’entreprise que celle de l’armée, se doit de prendre
des décisions sans disposer de toutes les informations. Vous avez certainement
rencontré dans votre vie, ces gens talentueux pour vous expliquer ce que vous
auriez dû faire et fort empruntés quand ils doivent agir sans avoir des
certitudes sur l’avenir : ils sont légion... Il faut apprendre à assumer
le risque de se tromper.
Samuel Gonard s’exprime
ainsi : « La guerre à laquelle
le commandant doit se préparer –s’il ne l’a fait déjà- est le domaine de
l’incertitude qu’accentue encore le hasard, de sorte que le chef se trouve en
face de réalités différentes de celles qu’il attendait, car la guerre est un
jeu – cruel - dans lequel il faut se décider, alors que certaines données sont
encore inconnues. »[11]
Quelle troisième révolution
vivons-nous aujourd’hui ?
« La révolution attire l’attention par son expérience technique, la
révolution de l’Inde par son expérience morale. En fait, il y a nouveauté
technique dans l’une et dans l’autre. Ce qui est neuf en URSS, c’est le but. En
Inde, c’est le moyen. » (p. 85)
Et je ne vous donnerai pas de
réponse : la réponse vous appartient face à l’actualité que nous vivons.
Conclusion
Ma double conclusion repose sur
deux citations dont la pertinence et l’actualité ne vous échapperont pas.
La première citation est de
Privat et a pour titre : Du danger du messianisme des peuples. Je
signale qu’il a écrit cela en 1931.
« Un grand peuple a toujours une mission sacrée à une époque ou une
autre. Elle consiste en général à forcer les plus faibles à subir son autorité,
dans leur propre intérêt, bien entendu.
Ils ne savent pas faire. Ils ne savent pas s’en tirer. Ils n’ont pas la
paix intérieure. Ils se fourvoient. Il n’y a que le plus fort qui sache tout.
Lui seul a le droit de vous l’apprendre et il fronce un sourcil énorme si vous
avez l’audace de lui répondre à la Gandhi : « C’est notre plein droit
de nous mal gouverner à notre guise. »
Paix britannique en Indes, paix russe en Asie, pangermanisme en Europe
centrale, civilisation française en Afrique, grandeur espagnole dans les Amériques,
protection américaine aux Républiques centrales, Croisades, révolution
mondiale, expansion fasciste, voilà les religions magnifiques pour les nations
qui les prêchèrent, mais aux autres peuples elles sont apparues souvent comme
des fléaux terribles à cause de la flotte ou de l’armée qu’ils voyaient
derrière elle. » (p. 114-5)
Cette affirmation n’a pas pris
une ride, malheureusement. A-t-on appris quelque chose du XXe
siècle ? Et n’est-il pas désespérant d’avoir une réponse négative !
La deuxième citation me ramènera
plus à mon thème de prédilection. Comme certains le savent, je m’intéresse
beaucoup à l’histoire des idées et il m’est évident que les événements ne se
comprennent que dans les intentions qui leur ont donné naissance, avec toutes
les difficultés d’un accouchement que sont les réalités du moment où celui-ci
survient. C’est pourquoi j’apprécie tout spécialement cette réflexion de Jomini
qui rend le chercheur modeste face au phénomène guerre :
«…[L]a guerre dans son ensemble n’est point une science mais un art.
Si la stratégie surtout peut être soumise à des maximes
dogmatiques qui approchent des axiomes des sciences positives, il n’en est pas
de même de l’ensemble des opérations d’une guerre,
et les combats entre autres échapperont souvent à toutes les
combinaisons scientifiques, pour nous offrir des actes essentiellement
dramatiques, dans lesquels les qualités personnelles, les inspirations
morales et mille autres causes, joueront parfois le premier rôle.
Les passions qui agiteront les masses appelées à se heurter, les
qualités guerrières de ces masses, le caractère, l’énergie et les talents de
leurs chefs, l’esprit plus ou moins martial, non seulement des nations,
mais encore des époques :
en un mot tout ce que l’on peut nommer la poésie et la métaphysique
de la guerre, influera éternellement sur ses résultats. »[12].
Antoine Schülé
La Tourette, le 8 mars
2003
En compléments de lectures, consulter mes articles sur la
prospective, l’historiographie militaire en Suisse et la guerre en quelques
citations.
Contact : antoine.schule@free.fr
[1]
Devenue Bibliothèque de l’administration
fédérale au même lieu, Am Guisan Plats, Berne.
[2]
P. 217
[3]
p. 165
[4]
Privat, Le choc des patriotismes. P. 19
[5]
L’éducation militaire, collectif sous direction d’Henri Guisan, Cahiers CHPM,
p. 11
[6]
Jomini, Précis de l'art de la guerre, p.15
[7] Idem, p.342
[8]
Idem, p.13
[9]
Idem, p.14
[10]
p. 154-5
[11]
Réflexions sur la nature et l’exercice du commandement militaire. Décembre 1959
et RMS 1960.
[12]
Jomini, Précis, p.339
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