L'histoire, la prospective et la guerre :
continuité et mutations.
Antoine Schülé
L’histoire est utile quand elle sert à la prospective : savoir le
mieux qu’il est possible, en s’approchant - autant que faire se peut - des
vérités de ce monde, permet de prévoir
les événements possibles de demain. Ce texte a été rédigé durant l’hiver
2002-2003 mais il garde son actualité en 2016 : l’homme ne change pas dans
sa nature profonde s’il n’y a pas la conversion du cœur et, comme il y a si peu
de convertis, l’histoire se répète avec ses horreurs qui précèdent des temps
meilleurs pour les personnes qui cultivent l’espérance et surtout qui survivent
et qui luttent selon leurs dons reçus...
1.
A propos de
la prospective
Dans
l’esprit de bon nombre de personnes, le mot « prospective » est un nom recouvert de mystère. Pour des
esprits se voulant cartésiens, il y flotte aussitôt de la suspicion, de
l’incrédulité, voir du doute. Or la prospective n’a aucune relation avec la prophétie ou la lecture des astres. Le mot « prospective »
provient du verbe latin « prospicere »[1] ayant plusieurs sens dont chacun peut
d’ailleurs nous intéresser pour percevoir ce qu’il signifie : voir en avant, regarder au loin ou de haut,
examiner, veiller, prévoir et
pressentir. « Prévision », « anticipation », « analyse », « rapport »,
« probabilité », « plans d’opération » sont des travaux de
l’intelligence humaine où se pratiquait déjà la « prospective », sans la mentionner par son nom. Ce mot a
tendance à être remplacé dans les pays anglo-saxons par « futurologie ».
Depuis
les années 1950, ce mot se propage rapidement dans les milieux voulant
esquisser des projets d’avenir, aussi bien pour des sociétés industrielles, des
chercheurs scientifiques que des politiciens ou des services sociaux : aux
Etats-Unis particulièrement et, en France, avec Gaston Berger et avec Bertrand
de Jouvenel. La pratique de la prospective est cependant ancienne et n’a pas
attendu le XXe siècle pour s’exercer. Quelques exemples illustreront
mon propos sans l’épuiser pour autant.
Des
précurseurs
Parmi
les stratèges et stratégistes, Folard, Joly de Maizeroy et Guibert[2], par exemples, ont exprimé, au début au
XVIIIe siècle, de nombreuses idées qui trouveront leurs mises en
application après la Révolution française. Je pense tout particulièrement au
renoncement à l’ordre linéaire comme à la séparation des armes au profit de
formations plus profondes, placées en échiquier, avec des groupements
interarmes reliés par des éléments légers. Eugène de Savoie a emporté des
victoires non seulement en raison de ses réelles capacités de commandement mais
encore et surtout en raison de son don d’intuition des événements à venir
qui peut être dénommé « prospective ». Le travail du stratège consiste à
identifier les voies et les moyens de contraindre l’adversaire pour lui imposer
sa volonté : pour obtenir un début de succès, il est obligé de raisonner
en fonction d’une prospective.
Jomini,
dénommé le « devin » de
Napoléon, faisait lui aussi de la prospective. Celle-ci avait des bases solides
car elle provenait de l’étude de faits passés et présents : Jomini
distingue ce qui est permanent de ce qui est aléatoire. Pour l’établir, il s’impose
une méthode d’analyse : son œuvre volumineuse en est une démonstration[3]. Son analyse est scientifique et
ressemble à un diagnostic médical. Les faits sont clairement identifiés et
leurs corrélations soigneusement analysées; les évolutions passées ayant
conduit à la situation actuelle sont reconnues. Les motifs réels ou invoqués,
les intentions, les conceptions, les mises en œuvre, les impondérables et les
résultats sont les étapes de l’analyse. C’est par cette étude des différentes
strates de l’action que l’histoire apporte une contribution essentielle à la
prospective.
Il
m’a été donné de rencontrer des personnes très catégoriques pour affirmer que
la prospective ne doit rien à l’histoire. Cependant, en lisant leurs travaux ou
leurs publications, je les surprenais à faire de l’histoire pour l’établir :
ils ressemblaient à M. Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir. Une
prospective ne tenant pas compte de l’histoire est bâtie sur du sable et à la
merci de la moindre vague des événements.
Quel
visage ?
La
prospective c’est la synthèse de plusieurs regards : un regard sur le
passé, deux yeux ouverts sur le présent et un regard sur le futur : le
tout sous un seul front. Cette pierre sculptée donnée en illustration la
symbolise.
Passé, Présent et
Avenir : rester sereins et les yeux ouverts
La prospective
De
l’utilité de l’histoire
L’étude
de l’histoire est complètement stérile si elle n’est pas une volonté de
comprendre le présent et les causes des dissensions actuelles qui s’expriment,
entre autres, par des guerres, non seulement militaires mais encore
économiques, culturelles et idéologiques[4]. L’histoire ne doit pas seulement être
un savoir, un livre sur un rayon de bibliothèque mais elle offre un incomparable
moyen de compréhension du présent pour se donner les moyens d’agir avec quelque
efficacité sur l’avenir. Pour passer de la vie de l’enfance à celle d’adulte,
la personne accumule des expériences (son passé) qui lui permettent (son
présent) d’orienter sa vie selon ses choix (son avenir); l’histoire est
une mémoire des expériences de civilisations (disparues comme existantes). Il
est possible de les ignorer mais c’est courir le risque le plus certain de
répéter les erreurs du passé !
Le
passé a accumulé des expériences où le pire côtoie le meilleur. Si des actes ou
des intentions méritent d’être condamnés et condamnent quelques hommes qui
abusent de certains systèmes, il convient de ne pas oublier qu’ils ne
condamnent ni Dieu, ni les hommes, ni les Etats, ni les peuples, ni les
religions. Oublier cela serait ouvrir la porte à la haine et à la vengeance
comme de multiples faits d’actualité nous le démontrent que trop souvent. Il
est trop facile de condamner une religion ou un système économique en raison du
mauvais usage qui en est fait au lieu de discerner ceux (personnes ou Etats ou
puissances économique) qui commettent des abus, sous leur couvert. Un esprit de
discernement permet une appréciation pondérée des événements et des intentions.
Le
passé est le plus grand laboratoire de ce que l’homme a pu et peut faire
(l’histoire ne propose pas que de sombres pages) ou n’a jamais réussi à faire (il
y a des projets qui restent des intentions, des rêves[5]). L’esprit d’invention de l’homme est
capable de nouveautés technologiques pour affronter les défis de la vie.
Cependant la nouveauté réside principalement dans les moyens qu’il ne cesse de
créer : fondamentalement, les défis de la vie en société ou en communauté
restent les mêmes. Entre l’homme de Cro-Magnon qui lutte pour survivre et
l’homme d’aujourd’hui vivant dans le dénuement, il y a plus de similitude que
l’on croit.
Etudier
uniquement les différences et les particularités n’apporte pas tout à la
connaissance : il convient aussi de considérer les similitudes, les continuités
sous l’écorce de l’actualité. Il n’y a pas de déterminisme historique (véritable
fléau des états ou des gouvernements imbus de leur puissance et que les timorés
n’osent pas appeler totalitaires). Cependant, il y a des situations qui prédisposent aux crises, aux guerres et
aux révolutions comme de situations qui prédisposent à la paix, à la
conciliation, à l’harmonie dans le respect des différences. L’histoire en donne
de larges inventaires et de les identifier à temps est d’une utilité certaine
pour les gouvernants afin de créer un contexte favorable à un avenir meilleur.
L’histoire des Etats enseigne que la liberté des peuples à
se gouverner de façon indépendante est toujours menacée ou compromise en raison
de circonstances internes ou externes à eux-mêmes. Au même titre que la santé
de l’organisme humain peut être menacée en tout temps par l’accident ou la
maladie, les sociétés peuvent développer un cancer qui a pour nom « guerre » : de même qu’il faut
étudier la médecine pour proposer une thérapie, de même il faut étudier
l’histoire pour comprendre le phénomène « guerre » et tenter d’y apporter une solution durable[6].
Le médecin étudie la pathologie, l’étude des maladies et de leurs effets, de
même le militaire s’attache à analyser les guerres, leurs causes et les moyens
à engager pour y mettre fin. C’est un travail pour l’avenir. Cette aventure
intellectuelle - car cela en est une - est passionnante. Jomini en est un
brillant représentant ; par les exemples qu’il a disséqués avec soin, il a
pu donner quelques principes fondamentaux découlant de son analyse :
les constantes qui prédisposent et ne déterminent pas. Une volonté forte
possède un pouvoir capable de renverser des situations défavorables : ce
constat est réjouissant.
La
prospective a un rapport non exclusif mais privilégié avec l’histoire car elle
a besoin de l’expérience et de la méthode de l’histoire auxquelles elle ajoute la
connaissance du présent avec l’imagination et l’intuition. L’avenir n’est pas
toujours une répétition du passé comme il n’est pas toujours un refus du passé.
La prospective a besoin de l’histoire pour savoir comment l’homme et la société
ont réagi ou intégré des nouveautés ou des situations de rupture dans le passé.
Des ruptures apparentes ne doivent pas cependant cacher la continuité qui
rythme la vie humaine. L’avenir s’étudie au même titre que le passé car les
problèmes fondamentaux de vie sont les mêmes ; les structures des
sociétés, quoique différentes, ont toujours des similitudes ; la vie
biologique humaine impose les mêmes contraintes à notre époque qu’autrefois et
ceci malgré les progrès de la médecine, de la technologie. Une société humaine
recherche une alliance harmonieuse entre vie individuelle et vie
communautaire : des systèmes politiques ont tué l’individualisme au profit
de la communauté et d’autres systèmes privilégient l’individualisme au
détriment de la communauté[7]. En ce temps où chacun veut des
certitudes, notre monde prolifère d’experts qui bien souvent se contredisent.
La
prospective est modeste, pour sa part, elle ne peut proposer que des
conjectures, suivant les choix établis ou selon les lignes directrices optées.
La prospective est une matière vivante qui évolue avec le temps, les paramètres
du présent comportant aussi bien des invariants que des aléas. Si la
prospective peut faciliter la décision, elle n’enlève pas cependant la prise de
risque du décideur (il y a de deux sortes de décideur : celui qui se
laisse porter par les événements et celui qui veut porter son influence sur
ceux-ci). Or, la prise de risque est ce qui est le plus craint dans nos
sociétés occidentales !
La
prospective s’applique à toutes les questions qui se posent à l’intelligence de
l’homme. La question de la guerre n’est pas essentielle mais elle n’est pas la
moins importante car la guerre traduit un triple échec : celui de la
politique, celui de la diplomatie, celui de la justice. Ne considérer que
l’aspect politique est une façon d’évacuer les deux autres questions : certaines
politiques se sont imposées non pour leurs valeurs intrinsèques mais en raison
d’un sentiment d’injustice flagrant suscitant une réaction parfois violente,
parfois défiant toute violence imaginable. Avez-vous souvent lu une histoire
diplomatique nationale soulignant les erreurs diplomatiques de sa propre
nation ? C’est très rare pour les vainqueurs, plus fréquent pour les
vaincus. Par contre, des politiques accusant les militaires d’un échec dont ils
sont pourtant eux-mêmes la cause, c’est déjà plus courant[8] et même une habitude !
La
guerre est un phénomène permanent malgré ce que prétendent les utopistes qui
voudraient sacrifier la défense armée, c’est-à-dire la défense d’une population,
au nom de leur utopie. En ce moment, je pense tout particulièrement à tous ceux
– journalistes, politologues, politiques, idéalistes, experts en tout genre -
qui ont cru que la chute du Mur de Berlin annonçait une ère nouvelle où la Paix
serait descendue sur terre. Il fallait désarmer, changer pour changer.
L’euphorie générale est bien vite retombée et les vieux démons de la guerre
ont, à nouveau, montré leurs visages et répandu leurs effets. Des conflits
sommeillaient et ils se sont réveillés. Des questions vitales pour certains
peuples n’avaient jamais été résolues et attendent encore des solutions
concrètes. Une justice[9] a été rendue pour certains Etats, malheureusement
plus pour créer des liens de dépendance avec l’Etat ou le groupe d’Etats qui
rendait justice que pour rendre véritablement justice[10]. Plusieurs causes n’intéressent pas les
intérêts des « puissances »[11] et elles sont négligées, sans volonté
politique réelle de les résoudre. Elles n’entrent pas dans le jeu subtil des
alliances inter-étatiques où règne une relation de force et non d’états
partenaires ainsi qu’il serait souhaitable que cela soit.
En
Europe, les politiques de cette aube du XXIe siècle ont décidé des
mutations pour les armées, pour répondre essentiellement à des raisons budgétaires,
c’est certain, mais ont-ils bénéficié d’une prospective en matière de
défense ? Parfois je m’interroge. La Suisse a vécu une situation identique
de 1925 à 1935 et il a fallu attendre dix ans[12] pour rattraper le retard technologique
que l’armée avait subi. Il n’est pas écrit que le prochain conflit laisse
autant de temps pour prendre des mesures adéquates.
Un
ouvrage intéressant à réaliser serait de réunir toutes les argumentations sur
les réformes passées des armées et de les confronter aux situations qu’elles
ont vécues dans les vingt[13] ans qui ont suivi. Il serait possible
ensuite de créer des parallèles avec notre temps et cet avenir proche (dix ans) :
la diminution des effectifs des armées en Europe et la non-adaptation des
budgets militaires aux missions qui les attendent posent déjà actuellement des
problèmes. Pourvu que les gouvernants européens n’aient pas à le
regretter !
La
réduction des effectifs est justifiée principalement par les avancées
technologiques : la technologie de pointe nécessite un temps
d’apprentissage plus long pour assurer une parfaite maîtrise des nouveaux
armements. La technologie de pointe est plus fragile et des leurres d’une
grande simplicité peuvent avantager un adversaire doué d’imagination et de
savoir[14].
Pour
certaines missions, comme l’aide en cas de catastrophe, éviter des pillages,
accueillir des réfugiés en grand nombre, assurer des surveillances d’ambassades
ou d’institutions internationales, il faudra toujours des effectifs
importants et, pour cela, l’homme
ne peut pas être remplacé par une machine. Une mission s’inscrivant dans la
longue durée aurait vite fait d’épuiser les personnels en sous-effectifs.
Le
plus grand danger réside dans un cas de figure dont la probabilité est
forte : l’armée d’un pays se disperse dans un tel nombre de missions qu’il
n’y a plus de réserve de personnel pour assumer des missions de combat ou de
sécurité internes au pays. Un adversaire potentiel[15] aurait ainsi une occasion de démontrer
sa force avec des effectifs nombreux et peu de moyens technologiques[16].
En
Europe, il serait juste qu’en cas d’échec de choix politiques pouvant être
qualifiés de hasardeux, les militaires ne soient pas désignés comme responsables :
ils n’ont pas eu d’autre choix que d’exécuter des décisions politiques et des
missions alors qu’ils n’ont pas été toujours associés à la réflexion préalable
précédant celles-ci !
Trois
futurs
La
prospective permet l’approche de trois futurs différents :
1. Le futur intentionnel résultant de
choix effectués soit dans le passé, soit dans le présent. Ce futur peut être
une continuité, une rupture[17] ou une adaptation mais le nom déterminant
se choisira de toute façon par ce qui l’a précédé ! Nous pouvons être
aussi bien face à des évolutions qu’à des régressions : tout
dépend des valeurs que l’on adopte ou que l’on rejette. Progrès scientifique ne
signifie pas automatiquement progrès de civilisation[18].
2. Le futur imprévu est celui où
intervient le hasard : un fait ou une situation totalement imprévisible
bouleverse les données existantes et cela ressemble plus à une boule dans un
jeu de quilles. La prospective peut limiter la force de l’imprévu en signalant
au jour le jour les risques probables. C’est du travail, au quotidien,
d’analyses des informations (parfois de celles qui ne font pas encore les
grands titres des médias).
3. Le futur imaginé qui peut se
construire en toute liberté, en échappant aux contraintes du temps et de
l’espace. Pour quelques-uns, c’est tout simplement l’idéal qui les anime et qui
les pousse à agir. Les philosophes, les idéalistes, les religieux, les
romanciers et les musiciens se libèrent de toute contrainte pour oser
imaginer : pour créer une motivation, c’est nécessaire. Ils sont efficaces
lorsqu’ils sont entourés de pragmatiques et qu’ils ne se coupent pas du monde[19]. Les poètes sont sources d’inspiration[20].
La
prospective exige de la prudence. Il convient d’identifier les nombreuses
prédispositions qui commandent l’avenir, sans tomber dans le fatalisme[21] ou l’utopisme mais en restant dans le
réalisme qui inquiète parfois[22]. Le champ attribué à la liberté n’est
pas aussi grand que certains le croient. Et pourtant, certaines « évolutions » ne sont pas aussi
inéluctables qu’on le pense. Il faut accepter aussi le rôle du hasard dans les
événements. Les actions humaines ont toujours une part de rationnel mais aussi
d’irrationnel : cette dernière ne doit pas inquiéter même si un paramètre
aussi incontrôlable irrite.
Pour
établir une prospective idéale, il faudrait pratiquer une interdisciplinarité
qui se développe dans les universités depuis une vingtaine d’années. Regrouper
toutes les sciences pour identifier les évolutions des aspects multiples de la
société humaine dans le monde de demain et dans leurs interconnections. La
prospective ne peut plus être le travail d’un solitaire. Jules Verne a pu le
faire car il était encore possible, en son temps, à un seul homme de pouvoir
réunir toutes les connaissances scientifiques du moment. Au Moyen Age, en 250
livres manuscrits, le savoir humain était réuni ; jusqu’à la Révolution,
400 ouvrages suffisaient ; au XIXe siècle, dans une abondance généreuse de
livres, l’ «honnête homme » pouvait appréhender le savoir humain en
1500 livres ; actuellement, la lecture assimilée[23] d’une Encyclopaedia Universalis avec
ses mises à jour régulières nécessiterait une vie entière consacrée uniquement
à cette activité !
Pour
effectuer de la prospective, le plus difficile est de se libérer du conformisme
ambiant pour regarder tout sur le même pied sans se laisser aveugler par ses
propres valeurs (il ne faut pas renoncer à celles-ci mais les mettre de côté le
temps de l’analyse et pourquoi ne pas les changer si elles méritent de
l’être !) ou les modes de pensée[24] qui conditionnent l’opinion publique.
Comme
en histoire, il s’agit de procéder à un inventaire des faits, des facteurs pour
établir l’état actuel exact de la situation soumise à l’analyse.
La
prospective, c’est :
·
discerner
les interdépendances et les indépendances,
·
distinguer
les faits conjoncturels des faits voulus,
·
définir
des tendances probables qui se distinguent des tendances désirables ou désirées,
Des
militaires réfléchissent sur la guerre de demain, sur les moyens pouvant être
engagés, sur l’exploitation des innovations technologiques qui sont toujours
plus nombreuses et se succèdent avec une rapidité encore jamais vue dans le
temps. Cette rapidité est peut-être la seule réelle nouveauté dans l’histoire
de l’homme. Imaginer les moyens qui assureront une sécurité efficace aux
populations, réduire les horreurs de la guerre dans le temps et opposer une
gradation dans la réplique armée si elle s’impose : voilà de la
prospective militaire utile et indispensable.
Il
est évident que l’essor technologique permet de nouvelles formes de guerre,
mais cela n’élimine pas des formes de guerre déjà connues qui demeurent
toujours possibles, avec des armes les plus dangereuses, le nucléaire par
exemple, comme avec - ce qu’il est convenu d'appeler - les armes du pauvre, parfois
tout aussi dangereuses : cela va de machettes aux armes biologiques.
En
établissant des plans d’opération, les militaires ont effectué et effectuent de
la prospective : leur travail consiste à imaginer des scénarios probables et
les solutions envisageables, avec des variantes pour se laisser une liberté de
réponse adaptée à la situation.
Pour
accomplir ce travail, l’analyse du présent est aussi importante que celle du
passé et Folard[26] disait déjà dans ses maximes et pensées
diverses sur la guerre : « Toute
bonne délibération à la guerre dépend d’une juste combinaison des circonstances
présentes, et de celles qui peuvent succéder aux différents partis qu'on peut
prendre. La considération du présent, dénouée de celle de l'avenir, est un
guide qui ne peut mener loin, et avec lequel on trébuche bien vite. »
Pouvait-on
trouver à son époque déjà plus beau plaidoyer en faveur de la prospective alors
que Folard n’utilisait pas ce vocable ?
2. Pistes pour une prospective
En cette deuxième partie de la communication, je me propose d’établir quelques pistes pour une prospective en matière de défense et de sécurité. J’ai choisi cinq thèmes qui me paraissent prioritaires parmi de nombreux autres et que j’aborde de façon synthétique :
·
Pertes
de sens
·
Guerre
de la communication
·
Les
traités de paix
·
Les
frontières
·
Mondialisation
et régionalisation
En effectuant cette approche, je prends deux risques : celui de choquer le lecteur trop confiant en son cocon occidental[27] et celui d’être contredit par les événements de ces dix prochaines années[28].
Pertes de sens
Le
mot ‘’liberté’’ est un mot chéri par
tous. Cependant, il ne recouvre pas le même sens chez chacun. La liberté pour
certains Etats consiste à imposer leurs décisions et leurs pratiques à d’autres
Etats, considérés comme des subalternes[29] et à qui il est refusé d’agir de la
même façon en leurs propres territoires et selon leurs droits librement consentis.
Le cas est fréquent. Des actions internationales[30] moralement et juridiquement
injustifiables trouvent des habits commodes, à couleur démocratique de
préférence, pour être acceptées par une opinion publique peu soucieuse de
vérité. Exemples :
·
exiger
des autres Etats ce qui n’est pas exigé en son propre territoire ;
·
ignorer
la réglementation internationale quand cela contrarie les objectifs économiques
ou hégémoniques d’un état (ou de quelques-uns) ;
·
soutenir
des rebelles dans un Etat tiers ;
·
prétendre
au gouvernement d’un Etat puissant alors que l’élection démocratique n’est pas
assurée au simple regard de la loi ou de la Constitution (sur laquelle on
a prêté serment la main sur le cœur !) ;
·
effectuer
des guerres de diversion ou des attentats opportuns pour s’assurer une
solidarité politique ou justifier un acte relevant de la simple barbarie ;
·
agir
en toute impunité en raison de l’impuissance des autres Etats ;
·
réduire
les réticences d’une nation au silence au nom de son passé même quand elle a
l’obligation de financer ou de coopérer à une action (c’est un droit restrictif
en liberté et coercitif en obligations : une invention géniale pour les
faiseurs de guerre)…
Il
me faut arrêter la liste qui pourrait se prolonger : le cas du Tibet
(civilisation ancestrale) et la non intervention internationale alors que le
Koweït (dont le gouvernement n’est de loin pas un modèle démocratique)
bénéficie d’une solidarité internationale et d’une indignation (avec des trémolos
politiques, en quelques discours, empreints d’un « profond
humanisme » bien entendu) dont les motivations laissent songeurs ceux qui
veulent sortir des balisages imposés…
Maîtriser
une prison en la bombardant[31] n’est pas une action justifiable où que
cela soit dans le monde. Pour relativiser cet exemple à notre Europe :
chacun trouverait absurde, criminel et scandaleux que pour régler le « problème corse », quelques villages
soient bombardés et que les vivres soient coupés aux survivants pendant une
dizaine d’années en affirmant lutter contre le terrorisme ! Pour régler la
question irlandaise, de même. Ceci est aussi valable ailleurs.
Lorsque
le discours est justifié au nom de la démocratie et de valeurs qui lui sont
chères, je me pose alors la question fondamentale : où est la démocratie
dans ces procédés ? L’adhésion populaire à une lutte contre le terrorisme
ne justifie pas n’importe quelle méthode : la réplique au terrorisme peut
trouver des formes civilisées et assurant le succès. L’essentiel est de
s’attaquer aux causes qui suscitent le terrorisme qui ne doit pas être confondu
avec une rébellion[32] parfois légitime.
La
lutte contre le terrorisme n’a jamais réussi en se faisant au moyen d’un autre
terrorisme, fut-elle d’une grande ou petite puissance[33] s’estimant au-dessus des lois
internationales ou de la moralité communément admise. La guerre de Vendée
apporte de nombreuses considérations sur ce sujet. Napoléon n’a pas résisté à
la guérilla espagnole. La guerre du Sonderbund en Suisse pourrait aussi servir
la réflexion en distinguant les causes et la solution apportée.
La
guerre du Vietnam a démontré la force de volonté d’un peuple ne disposant pas
de grands moyens technologiques mais dont l’idéologie était assez forte pour
faire en sorte que la vie ne possède plus aucun prix face à la cause. Et il
importe peu que l’on soit d’accord ou pas avec l’idéologie qui a servi de
support, cela se constate. Ces cas de figure peuvent alimenter la réflexion sur
les solutions à donner aux problèmes de notre temps.
En
ce début de XXIe siècle, il n’y a pas affrontement de civilisations
mais des civilisations dominantes ou en voie de l’être face à des civilisations
déclinantes ou émergentes. Nous ne vivons pas un choc des cultures ; nous
assistons à la multiplication simultanée de cultures dont certaines se
remarquent plus en raison de la démographie importante de ceux qui les
affirment. Pour de vieilles cultures qui ont oublié leurs racines, par perte
d’identité (cela est l’atteinte la plus pernicieuse à la substance d’un peuple)
et en raison d’une démographie déclinante, il se constate des morts lentes qui
ne nécessitent même pas lutte de la part d’une autre culture qui voudrait
s’imposer à elles.
Il
est de bon ton de dire que l’hyperterrorisme[34] est un phénomène nouveau. Lorsque
Cromwell a exécuté le roi, lorsque Louis XVI a eu la tête coupée avec de
nombreux civils (femmes, enfants, religieux et vieillards de la noblesse ou des
campagnes) aux noms de grands principes, lorsque la famille du Tsar a été
éliminée, lorsque Laurence d’Arabie menait la guérilla, lorsque les Arméniens
ont été éliminés, lorsque les premières bombes nucléaires ont été engagées sur
des civils n’était-ce pas déjà de l’hyperterrorisme ou du terrorisme ?
Certains vainqueurs, dans le plus grand mépris de puissances vaincues,
n’ont-ils pas pratiqué un terrorisme, plus dangereux sous le couvert d’une loi,
adoptée postérieurement aux faits et contrairement à toute déontologie
juridique ? Il y aurait de nombreux autres exemples à prendre en
considération et je vous laisse le soin de compléter ce triste inventaire.
Le
danger de notre temps est le piège idéologique organisé par le politiquement
correct : le but essentiel étant d’étouffer toute pensée critique. Nous
sommes à l’ère de la communication pour les masses et le grand public ignore
cependant les causes réelles de faits essentiels qui agitent le monde. Un
vocabulaire convenu habille des pratiques qui discréditent complètement le sens
des mots comme les organismes internationaux, pourtant porteurs de sens et
de valeurs : démocratie, liberté, droit humanitaire, devoir d’ingérence, les
droits de l’homme, etc. Ceci est un grand danger : ce n’est pas un dommage
collatéral, c’est un discrédit jeté sur de grands projets humanistes et sur les
personnes qui ont accepté de s’y consacrer. Lorsqu’une cause, défendue avec un
vocabulaire de valeurs qui nous sont chers, est trahie plusieurs fois dans les
faits, les mots perdent leur sens et leur crédibilité : je ne voudrais pas
être celui qui expliquera les valeurs occidentales à un enfant, rescapé des
villages, détruits en Afghanistan par des bombardiers volant en haute altitude
et après que le gouvernant d’une
grande puissance[35] ait crié sa victoire aux autres pays du
monde.
Les
« officiels » bien-pensants politiques ou intellectuels[36] n’hésitent pas à jeter leurs foudres
sur ceux qui osent émettre une analyse personnelle. Nous vivons dans un monde
où le conformisme paralyse la pensée alors que, jamais auparavant, l’expression
« liberté d’expression » n’a
autant fleuri sur toutes les bouches ! Elle sert d’incantation à défaut
d’application réelle. Nos sociétés embrassent des causes plus par réaction et
sur le coup de l’émotion que par conviction et réflexion. La réaction est liée
plus à un instinct et demeure passagère alors que la conviction nécessite une
démarche dans le temps où la raison n’interdit d’ailleurs pas l’instinct mais
où l’instinct est pondéré par la réflexion.
La guerre de la communication
Actuellement,
chacun peut disposer d’un large éventail d’informations mais généralement
chacun n’a pas le temps matériel de faire la recherche d’informations ou des
investigations. Ainsi, il faut s’en remettre à son journal, aux médias ou à des
spécialistes. Chacun parle de la nécessité du parler vrai en matière de
communication. La réalité est bien souvent autre. Sur la base des analyses des
médias à propos des guerres de ces dix dernières années, un inventaire des manipulations
de l’information se répète invariablement. En affirmant cela, je n’accuse pas
les journalistes car des journalistes eux-mêmes luttent pour ne pas subir ces
manipulations de la part des détenteurs de l’information. A titre de curiosité,
en voici quelques-unes :
·
Nier
totalement ou partiellement une information vraie
·
Omettre
ou cacher des informations clefs pour la compréhension d’une situation donnée
·
Contester
soit les intentions, soit les faits
·
Invoquer
une noblesse d’intention et un dérapage dans l’action
·
Discréditer
les actes et les intentions de la partie adverse
·
Retarder
la diffusion d’une information ou minimiser une information pouvant bouleverser
l’opinion publique
·
Focaliser
l’attention du public sur d’autres informations pour détourner l’attention
·
Multiplier
les informations contradictoires pour empêcher toute opinion
·
Changer
le sens de la communication adverse par des coupures ou des arrangements sur la
bande son
·
Privilégier
une information pour ne laisser aucune place à une autre
·
Exagérer
des informations mêmes fausses : un démenti tardif sera sans effet
·
Justifier
à n’importe quel prix même l’injustifiable
·
Utiliser
de fausses images et de fausses informations pour «sensibiliser »
l’opinion publique
·
Accréditer
de fausses informations temporairement pour ne pas discréditer la politique
adoptée
Le
panel est loin d’être exhaustif mais suffisamment large. Ces méthodes se
retrouvent aussi bien dans les guerres économiques, juridiques qu’avant des
élections politiques ou durant des conflits ou des crises armées. Une «bonne
information » n’est plus celle qui est vraie pour la majorité du public,
c’est celle qui émeut au bon moment et qui entraîne une vague d’opinions utiles
pour une cause dont seuls quelques-uns connaissent véritablement la finalité :
malheureusement que l’information soit vraie ou fausse, cela ne reste plus le
critère décisif pour l’émettre ou la démentir.
Les traités de paix
Le début du XXIe siècle annonce une extension
et une multiplication des conflits. Un processus actuellement commence et, pour
annoncer les prochains, il est nécessaire d’analyser tous les traités de paix
et leur mise en application depuis le traité de Vienne de 1815 (qui est
lui-même conclusion de quelques trois siècles d’histoire européenne). L’analyse
du contexte dans lequel ils ont été établis, les négligences de certains
articles ou les excès d’exigences des vainqueurs permettent de comprendre les
guerres existantes et de prévoir celles à venir. Prenez le conflit palestinien,
la guerre dans les Balkans, les guerres en Afrique, en Amérique centrale :
il est rare que des causes majeures ne soient pas de la dernière moitié du XIXe
siècle ou de la première moitié du XXe siècle. De ces causes
majeures sont issus des abcès purulents qui font le quotidien de nos
actualités.
De tous les camps, d’anciens terroristes figurent parmi
les prix Nobel de la Paix ; des décideurs de guerre ont même reçu les
honneurs de ce prix. Pour éviter des polémiques, je ne citerai pas de nom,
choisissez celui que vous voulez.
L’histoire
rappelle souvent que c’est la force qui a fait le droit. Le droit n’est pour
quelques Etats qu’un instrument de la force et non de la justice. Le débat à ce
sujet a toujours existé dans de nombreuses civilisations. Ce principe existe et
il sera encore plus perceptible demain. A l’âge des cavernes, il existait déjà
un manichéisme[37] que nous retrouvons actuellement dans
les nations considérées comme civilisées : il n’y a pas d’évolution en la
matière et le phénomène n’a rien de nouveau.
Pour faire œuvre de paix durable, les accords
internationaux ne doivent pas être uniquement la consécration de la loi du plus
fort. Un véritable arbitrage international, c’est-à-dire sans le droit de veto
de quelques puissances, pourrait être une solution de paix mais il faut bien
constater à ce jour un échec en la matière : des pays ne sont pas pacifiés.
Ceux-ci se trouvent en une situation gelée pour quelque temps encore sans
qu’une réponse politique véritable mette un terme à la crise armée, prête à
recommencer dès qu’elle le pourra. Des accords, des traités sont signés à des
fins électorales bien souvent et ils ne sont jamais appliqués : le métier
de diplomate est souvent confronté à la réalité des faits et à l’hypocrisie des
discours. Et pourtant, il faut qu’un arbitrage international s’applique car
c’est le seul moyen pour faire régner une paix relative et profitable à tous.
Malgré les nombreuses activités des organismes
internationaux existants, des génocides, au sens véritable donné par la
Convention internationale de 1948, se produisent régulièrement, même si elles en
ont parfois limité les horreurs.
Ces génocides occultent un phénomène plus grave[38]
et sur lequel il vaut la peine de se pencher, c’est celui d’ethnocide :
c’est-à-dire la destruction d’une culture. Ceci peut se produire dans un état
européen en paix apparente et en voie de déculturation. L’illettrisme en est le
principal indice. Les enquêtes sur la capacité de compréhension d’un texte
moyen par une personne ayant fini ses études obligatoires révèlent des
situations tragiques : une part sans cesse plus importante de la
population sait peut-être lire mais ne comprend pas un texte simple. Cependant,
cette personne a le droit de vote alors qu’elle ne saisit pas l’enjeu de
l’élection. Vous me direz que celle-ci ne vote pas. Ceci est faux, quelqu’un
lui dit de voter et plus d’une association se charge de donner des consignes de
vote qui peuvent assurer ce petit nombre de voix qui suffisent à faire une
majorité démocratique[39] !
La compréhension d’un journal télévisé peut servir aussi à mesurer la faculté
de compréhension d’un public : entre les 15 et 25 ans, vous avez des
surprises.
La destruction d’une identité prend du temps et les effets
sont perceptibles sur un espace temps de vingt ans : cela est d’une efficacité
redoutable. Un ethnocide peut se faire par des expulsions ou des émigrations
forcées mais ceci est trop visible et manque de finesse… Des intellectuels
peuvent sauver l’âme d’un pays en ‘’préservant
la substance d’un peuple’’ pour employer l’expression de M. le col Reichel
mais ils peuvent aussi détruire cette substance : les intellectuels
européens favorables à l’URSS ont réalisé une prise de possession des consciences[40]
dont les effets sont encore sensible de nos jours.
Les frontières et les ressources vitales
(eau, pétrole, mines, etc.)
L’Europe a pris un temps long pour adopter les frontières
qu’elle connaît aujourd’hui. Elles ne répondent pas toujours à une saine
logique (enclaves, saillants dans pays voisin) mais il y a la logique de
l’histoire (réparée de temps à autre par des conventions). Portons un regard
sur la carte du monde. De nombreux continents (l’Afrique tout particulièrement)
disposent de frontières aberrantes et niant le droit le plus élémentaire aux
populations : le droit d’exister. Des lignes frontières ont été établies avec
une méconnaissance la plus complète des peuples habitant d’immenses territoires
depuis un temps long. Des frontières ont été dictées pour la possession des
richesses du sous-sol et non dans l’intérêt des autochtones. Le sédentarisme a
été privilégié alors que le nomadisme s’imposait pour la survie de certaines
tribus.
Il y a pire cependant : des Etats disposant de
frontières dûment reconnues par le droit international[41]
ont été ou sont occupés par des puissances armées au plus grand mépris et du
droit et de l’homme : ceci reste et restera la cause majeure des conflits
à venir. Les générations portent le deuil longtemps après les faits et un
siècle n’est rien par rapport à leur désir profond de retrouver les droits les
plus élémentaires qui leur ont été déniés.
Pour celui qui souffre dans sa lutte pour être reconnu en
tant que peuple et pays, il n’y a plus rien à perdre : toutes les
extrémités peuvent lui sembler préférables à sa mort lente (qui généralement lui
compte peu) ou à la mort des siens (qui justifiera le sacrifice de sa vie, s’il
le faut). La vie paisible de nos états européens rend très difficile la
perception des souffrances de ces peuples, sans toits, sans médicaments, sans
avenir, sans être sûrs de pouvoir faire manger leurs enfants demain. Imaginer
que des pays n’ont jamais connu la paix pendant plusieurs générations :
s’ils ont une paix temporaire, ils vivent dans la misère. La lutte armée peut
leur paraître la seule issue et la seule dignité qui leur reste. Pour ce faire,
ils doivent employer les armes du pauvre qui ne sont pas les plus propres mais les
pays disposant de la haute technologie ne mènent pas forcément une guerre
propre[42].
Une injustice, un sentiment d’injustice sont les débuts favorables à une
révolte armée, le droit ayant été bafoué ou tout simplement ignoré. Le droit
n’a parfois que consacré une injustice en droit : pourquoi ne pas oser le
dire. La justice aurait tout à y gagner.
La question majeure dans le monde reste celle des
frontières. En certains continents, il est urgent de peser les intérêts.
L’histoire me pousse à être convaincu que, pour l’avenir, la révision de
frontières est peut-être un danger moindre que le maintien de frontières
artificielles, sans aucun fondement historique et culturel mais répondant à des
raisons uniquement économiques ou à des volontés de puissance. Gérer les
risques d’un tel processus présentent de nombreux dangers mais il convient de
les estimer par rapport à un statu quo insatisfaisant aussi bien humainement
que moralement et surabondant de conflits qui ne demandent qu’à s’exprimer.
Mondialisation
et régionalisation
Face au mondialisme naissant, il y a de nombreuses
craintes de perte d’identité. A côté de ce mouvement, un élément rassure :
la régionalisation. Elle se fait par-delà les frontières et il se crée des
unités volontairement et librement choisies et consenties. Historiquement, cela
nous est présenté comme une nouveauté mais au Moyen Age, ces régions existaient
déjà : c’était le temps où les communautés avaient la liberté de conclure
les accords dont ils ressentaient le besoin. Sous la nouveauté se retrouvent
les mêmes nécessités et des réponses semblables (je n’ai pas dit identiques).
Cette solution peut s’étendre bien au-delà des frontières européennes.
Ce mouvement de régionalisation dans la mondialisation est
un gage qu’il y aura une pluralité et non une uniformité, une union de forces
différentes, complémentaires et non des assimilations ou une fusion en un moule
unique : seule une pluralité peut permettre une vie communautaire avec un
minimum de paix. Le danger est dans l’uniformisation des sociétés qui ne peut
aboutir qu’à de multiples rébellions.
Le
monde n’est ni plus, ni moins agité qu’auparavant. Les tourmentes sont mieux connues
et plus rapidement médiatisées. Le monde doit apprendre à se regarder non pas
comme une vaste colonie dont une puissance serait le maître incontesté. Il faut
accepter la multiplicité de la pensée, des religions et des systèmes politiques
qui l’animent. Surtout ne pas imposer des logiques de système alors que chaque
pays relève de logiques autres. Chaque situation possède sa particularité et il
n’y a pas de solution standard pour régler n’importe quel conflit dans le
monde. Quitte à choquer l’assemblée ici présente, je vous dirai que je ne crois
pas que les démocraties – et je mets
ce mot au pluriel pour souligner leur diversité dans les faits - comme nous les
voyons en Europe ou aux Etats-Unis soient la panacée universelle pour tous les Etats.
La diversité de nos démocraties est dans le vécu de chaque pays : la
démocratie suisse ne ressemble en rien à la démocratie américaine ou française
ou islandaise même si elles ont un fonds commun. Je préfère un état qui a une
forme politique qui lui convienne véritablement plutôt qu’un état
pseudo-démocratique où la dictature en est la forme véritable. Souvenons-nous
des démocraties dites populaires et les massacres[43] qu’elles ont justifiés et que quelques
irréductibles considèrent encore comme un mal nécessaire…
La
vie internationale ne doit pas uniformiser mais créer une harmonie où chaque
peuple, chaque nation devrait pouvoir s’épanouir et évoluer dans un partenariat
qui soit rendu le meilleur possible. Il s’agit de renoncer à une vision
totalitaire, mondiale du monde pour favoriser une union des peuples et refuser une
uniformisation des peuples.
Conclusion
La
prospective a un objet constant d’analyse : l’homme avec toutes ses forces
et toutes ses faiblesses. La continuité, c’est l’homme avec ses conflits d’intérêt,
les siens, sa communauté, les autres.
L’histoire démontre que la puissance passe d’un peuple à
un autre, d’une civilisation à une autre, d’une religion à une autre. Cela
provoque des ruptures saisissantes et apparentes dans le temps pouvant
être, à première vue, considérées comme des nouveautés; derrière ces
apparences, il y a toujours l’homme et l’âme qui l’anime, c’est ce qui
constitue véritablement la personne et nous retrouvons au sein d’une
communauté, ce que Reichel appelait ’’la
substance d’un peuple’’. Celle-ci disparaît rarement complètement : il
y a eu pourtant une exception notable, les Incas. La dictature communiste en
URSS a duré plusieurs décennies et des personnes, une minorité peut-être mais
courageuse, sont restées fidèles à leurs convictions malgré la tyrannie des
esprits et des cœurs d’un gouvernement qui revendiquait sa démocratie
populaire.
Au nom de la démocratie, que n’avons-nous pas vu dans
l’histoire ? Hitler, Mussolini, Robespierre, Napoléon, et bien d’autres
sont arrivés au pouvoir ; la Révolution a produit aussi sa part de
terreur, de massacres : la démocratie n’est donc pas le remède miracle qui
préserve de la dictature ou d’un exercice excessif de la puissance. Non.
La démocratie est celle qui est exercée par un peuple ayant
d’abord une culture démocratique, des valeurs à partager, un esprit de justice,
un sens de la solidarité, un réel choix de gouvernants selon leurs capacités et
non selon leurs appartenances à des coteries ou à des systèmes. Notre
démocratie, comme celle de la Confédération suisse, a nécessité plusieurs
siècles pour être ce qu’elle est aujourd’hui. Ne croyons pas que, du jour au
lendemain, elle puisse être adoptée par des peuples qui ne l’ont encore jamais
connue. Un régime politique autre nécessite trois générations pour être vécu
avec les adaptations nécessaires à son bon exercice.
Le critère le plus sûr pour jauger le degré de liberté
d’un état reste le droit à la liberté d’expression. Il est bafoué lorsque
certains ont droit à la parole et d’autres sont condamnés à ne pas pouvoir
s’exprimer, lorsque des magistrats interviennent pour interdire l’expression
d’une pensée qui n’est pas officielle, lorsque l’accès à l’information est
interdit ou lorsque l’information est travestie.
Fuir
le manichéisme stérile et travailler dans le respect de l’autre, surtout quand
il souffre, seraient les meilleurs moyens pour envisager un avenir plus serein.
En ce début du XXI siècle, les circonstances que nous vivons démontrent que
nous sommes bien loin de réunir les conditions nécessaires pour un futur proche
qui ne soit pas entièrement voué à des luttes aussi bien civiles[44] que militaires[45] et pouvant avoir des suites
incontrôlables par les gouvernements politiques.
Il convient que les gouvernants se persuadent que le plus
grand danger pour l’humanité entière existe lorsque la guerre devient
nécessaire en étant le seul moyen pour quelques-uns de pouvoir peut-être
survivre. Lorsque la guerre devient préférable à une paix injuste, il y a et il
y aura toujours des guerres.
Une
prospective bien établie éviterait aux Etats d’intervenir dans l’urgence pour
agir au moyen de mesures religieuses, culturelles, économiques, politiques et
diplomatiques de prévention : il y a la nécessité de réunir cette gerbe de
moyens pour obtenir un réel succès. Agir dans l’urgence, c’est accepter
d’engager un navire dans la tempête avec tous les risques de turbulence que
cela comporte d’être jeté sur des écueils.
La
prospective a pour premier rôle de gérer le temps long qu’est l’avenir pour ne
pas se laisser paralyser par le présent avec toutes ses versatilités. La
prospective idéale, c’est que chaque peuple puisse redécouvrir une ligne
d’horizon dont chaque peuple aurait une part en harmonie avec les autres.
Antoine
Schülé
La
Tourette, avril 2003
Contact : antoine.schule@free.fr
[1] D’un «prospectum »
plus précisément.
[2] Guibert a su prévoir la nature
de la guerre future qu’imposeront les armées nationales lorsque «les
soldats seront citoyens et les citoyens soldats » : «Si vous faites
participer les milices nationales, c’est-à-dire le fond de la nation à la
guerre, alors la guerre changera de nature, alors elle se fera à plus grands
frais encore [...]. En faisant participer les nations directement à la guerre,
la guerre les enveloppera directement de toutes ses horreurs. » Devenant querelles
de peuples et non plus «celles d’un ministère et du souverain », la
guerre a pris un nouveau visage, celui de la guerre totale.
[3] Si abondante en détails
qu’elle peut avoir quelque chose de décourageant pour le débutant mais lorsque
sa méthode est bien perçue, sa lecture devient gratifiante.
[4] Trop souvent qualifiées de
religieuses.
[5] Cette quête de la société
idéale (l’ennui est que la société idéale varie d’une civilisation à l’autre,
quand ce n’est pas d’une personne à l’autre).
[6] Et non de ces paix
provisoires plus riches en germes de conflits nouveaux qu’en semences de
paix !
[7] Avec cette phrase se
résume peut-être toute la difficulté de la recherche d’une société idéale.
[8] Je laisse le soin au
lecteur de choisir dans ses connaissances du passé les exemples qui justifient
ce propos.
[9] Et non
« La Justice»
[10] A ce sujet, il pourrait
s’écrire un véritable traité du mauvais usage du droit.
[11] « Puissances »
car cette notion est assez subjective ; leurs impuissances en quelques cas
mettent en évidence leurs puissances en d’autres !
[12] Pour être partiellement
prêt durant le conflit et prêt à la fin de celui-ci, au point de vue du
matériel de combat, il s’entend bien !
[13] Ce temps est idéal pour
l’historien ; pour la prospective, par contre, pouvoir l’établir sur dix
ans de façon la plus fiable possible, c’est déjà bien.
[14] Il est d’usage de nier
toute intelligence à l’adversaire : quelle erreur !
[15] Il ne faut pas y voir
systématiquement un Etat ou une institution établie mais un rassemblement en
devenir, peut-être parfaitement inconnu à ce jour, peut créer un ou des
mouvements d’opinions si fort(s) que des instituions publiques peuvent
s’effondrer : certaines révolutions l’on démontré.
[16] En n’utilisant que ceux à
la libre disposition des civils notamment.
[17] Elle n’est généralement
pas complète : il faut rechercher le fonds derrière les apparences.
[18] Alors que le découvreur
en ait convaincu : l’emploi d’une découverte est positif ou négatif suivant
l’intention qui anime son employeur. Au moyen de la dynamite, des axes routiers
se créent et des habitats sont détruits. Cependant, la recherche n’est jamais
neutre : elle procède de choix éthiques qui la précèdent. Louis XVI a
refusé de nouveaux armements (comme la mitrailleuse) car il les considérait
comme trop dangereux pour l’humanité. Le ferait-on de nos jours ? Non, il
y a recherche effrénée de l’arme absolue…
[19] Se créer un monde à part
est confortable mais s’y isoler est improductif et nuisible.
[20] Daniel Reichel aimait
rappeler que le mot grec «poiein» à l’origine du nom de «poète» signifie
«créer ».
[21] Il n’y a pas de ‘’situation désespérée’’ mais des ‘’solutions désespérantes’’.
[22] Surtout quand il y a
refus de tout angélisme.
[23] Il y a ‘’lire pour lire’’ et ‘’lire pour comprendre’’.
[24] Les carcans de notre
temps : il ne fait pas bon de penser autrement alors que prévaut
officiellement « la liberté de pensée ».
[25] Il est des peuples
gouvernés par des hommes ne reflétant pas la volonté populaire.
[26] 1669-1752
[27] Je m’en excuse.
[28] Si seulement je pouvais
me tromper, j’en serais le premier heureux. De tout temps, il n’est pas bon
d’être Cassandre.
[29] La Grande-Bretagne avait
créé dans cet esprit un Empire qui n’existe plus territorialement mais qui
survit économiquement d’une certaine façon…L’économie internationale est une
façon très contemporaine de faire la guerre…
[30] Je me réfère à
l’actualité de l’hiver 2001-2002.
[31] Je n’invente rien et ce
fait d’actualité tombera vite dans l’oubli : certains Etats sont sous le
joug du « devoir de mémoire » et
d’autres ont droit à l’« oubli salvateur » qui leur
offre une conscience sans tache apparente (pour dresser un doigt accusateur
contre ceux qui s’opposent à leurs options).
[32] Un résistant, un rebelle
est toujours un terroriste pour celui qui est affronté.
[33] L’orgueil des nations
peut avoir des fondements divers : exemples, l’une dispose d’une tradition
culturelle plusieurs fois millénaire et s’arroge des droits éloignés de ses
valeurs fondamentales : c’est une forme de totalitarisme ; une autre allie
absence de culture dans le temps et égocentrisme prononcé : les valeurs
politiques et religieuses deviennent, en ses mains, des masques criminels.
[34] De créer un néologisme ne
suffit pas à créer la nouveauté des faits.
[35] Ce fait était d’ailleurs
un aveu de faiblesse (pour celui qui ne veut pas tomber dans le piège de la
« propagande».)
[36] Il s’agit d’une caste
autoproclamée dont le sectarisme est un privilège.
[37] Cela est tellement
commode : la vie internationale ressemblerait à un western où chacun
saurait immédiatement qui a le bon rôle.
[38] Car il est bien moins
perceptible à ses débuts.
[39] Surtout lorsque une
minorité peut créer une majorité suffisante en raison d’une majorité
d’abstentions.
[40] En leur enlevant tout
esprit critique : un léger doute provoquait l’exclusion.
[41] Tibet, Palestine,
Tchétchénie, Arménie et, encore, les Amérindiens, les Indiens d’Amérique du
Nord, l’Inde pendant l’occupation anglaise, l’Australie et les aborigènes…
[42] L’indifférence ou
l’ignorance volontaire de la souffrance d’autrui est-elle une arme propre ?
[43] La quantification se fait
imprécise : plus d’une centaine de millions de victimes.
[44] La guerre civile est la
menace la plus grave pour plusieurs Etats de la planète. La guerre urbaine a
malheureusement un avenir riche devant elle.
[45] Il y aura deux cas de
figure : 1. Une grande puissance militaire contre une petite puissance. 2.
Une puissance bénéficiant d’une forte natalité face à des états à démographie
déclinante. L’inconnue reste la faculté de résistance d’un peuple, celle-ci
dépendant de sa force morale.
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