mercredi 22 octobre 2025

Neutralisation de la Savoie (1815 à 1920)

 Neutralisation de la Savoie et neutralité de la Suisse.

par Antoine Schülé, historien.

En hommage à Honoré Coquet.


Les régions du Faucigny, du Chablais et du Genevois, 

que la géographie avait placées 

dans les frontières naturelles de la Suisse, 

sont cependant toujours restées 

en dehors du groupement politique de la Confédération.”

M. Cramer, rapport au Chef Département politique, 28.06.1918

Avec l’affaire du val des Dappes (consulter mon blog), je vous avais déjà proposé l’analyse de la création d’une partie jurassienne de la frontière franco-suisse et les questions juridiques qu’elle posait. Avec l’affaire de Savoie, nous aborderons plusieurs sujets : la neutralité, la neutralisation, la frontière dite naturelle, les échanges territoriaux, les relations diplomatiques, les prétentions militaires des uns et des autres... 

Un diplomate, un homme politique de nos jours et un conseiller militaire, tous ayant encore une capacité de réflexion, comprendront que l’histoire nous confronte à des situations complexes qui ont déjà trouvé des solutions dans le passé, malgré la multiplicité des intérêts mis en jeu. La décision finale dépend parfois du poids politique d’un pays qui ne semblait pas concerné à première vue.

En effet, de 1814 à 1919, le statut particulier de la Savoie suscite régulièrement des problèmes aux gouvernements, aux militaires, aux diplomates comme aux juristes des grandes puissances européennes. 

La rapide synthèse se propose de porter un éclairage sur l'évolution de la valeur de la Savoie dans la perspective d’une défense de la Confédération suisse au 19e et 20e siècle. Je vous invite à lire cette communication avec des cartes et après avoir observé, au préalable, les reliefs du Lac Léman (et non le lac de Genève) jusqu’à Nice.

Neutralité et neutralisation.

Par la déclaration du 20 novembre 1815, les Puissances (Angleterre, Prusse, Autriche, Russie) assimilent la neutralité de la Suisse à celle de la Savoie, alors que les participants et les témoignages écrits des discussions préalables font état d’une neutralisation. 

La première difficulté est de savoir ce que le mot «neutralité » signifie pour les diplomates et les juristes, auteurs du texte. Une lecture stricte démontre que sa concrétisation dans les faits est rendue difficile, car les termes adoptés sont suffisamment vagues, voir contradictoires pour alimenter un débat d’une durée de 104 ans. Le gouvernement suisse pense et agit dans l’idée qu’elle se fait de la “neutralisation” de la Savoie, alors que les Puissances signataires ne distinguent pas toujours la différence entre «neutralité » et «neutralisation ». Cette confusion des termes est aussi révélatrice des modes de pensée du moment. Sans aucun doute, l’attitude de la Suisse depuis 1789 et jusqu’à 1815, période de profonde mutation, à permis cette confusion : sa neutralité était devenue une neutralisation !

La «neutralité » est un statut délibérément choisi par un pays souverain pour se maintenir en dehors d’un jeu automatique d’alliance(s) en cas de conflits à l’extérieur de son territoire : ce qui ne lui interdit d’ailleurs pas de souscrire à une alliance jugée conforme à ses intérêts ou à ses besoins de défense. C’est ce qu’avait connu la Confédération helvétique, par choix assumé, au cours d’une longue tradition, depuis 1515 jusqu’à la Révolution française. 

Nous avons deux types de neutralité en Suisse : celui “libre” de l’Ancienne Confédération (selon la théorisation qu’en fera plus tard Grotius, mais avec des nuances particulières), fruit d’une lente naissance interne - depuis 1291 - dans la longue durée (lire annexe 1) et celui “imposé” de 1815, donc du traité de Vienne, répondant essentiellement à des motifs militaires des grandes puissances (lire annexe 2) : chacune d’entre elles y trouvant un avantage, qui diminuera de plus en plus, en raison du développement du réseau routier et ferroviaire d’une part et des fortifications sur les grands axes d’autre part. 

Les cantons souverains de l’Ancienne confédération helvétique contractaient des alliances selon leur volonté : des capitulations fixaient l’engagement de troupes cantonales,  avec ses diverses grandes puissances, voisines ou éloignées (Angleterre, Russie p.e.) ayant parfois des intérêts divergents. L’erreur grossière est de considérer ces troupes à l’étranger comme des “mercenaires”. Ceci est un mensonge constamment répété et cela n’en fait pourtant pas une vérité ! Ceci est ignorer qu’un canton souverain était en droit de conclure une alliance militaire avec la puissance de son choix. Le “mercenaire” est celui qui, individuellement et pour un salaire  conséquent, se met à disposition d’une armée étrangère. Il se distingue aussi du “volontaire” qui s’engage par conviction pour la cause d’un pays, mais à titre individuel et souvent pour la solde équivalente à celle donnée à ses compagnons d’arme. Notons aussi que Napoléon Ier a exigé des cantons la mise à disposition d’hommes pour livrer ses guerres : des mercenaires, non; quelques volontaires, c’est probable (soif d’aventure, besoin économique); beaucoup par obligation, pour remplir des quotas exigés par Napoléon, ce qui fut difficile à remplir dans plus d’un canton ! En France, traiter un soldat de la Légion étrangère de “mercenaire” serait en effet une injure  : c’est un volontaire, pour des motifs certes très divers. Des Suisses s’y sont engagés pour servir la France et non pour couvrir quelques crimes inavouables !

Sans vouloir soulever une polémique, car elle existe encore de nos jours, il y a eu chez les militaires suisses, comme Jomini, Dufour, von Sprecher et encore Guisan, une constante : pour eux, la neutralité suisse n’a jamais été une éthique ou un but, mais restait seulement un moyen pour assurer un maximum d’indépendance à un pays encerclé par de grandes puissances, ayant eu régulièrement des conflits d’intérêt dans le passé. Cette neutralité autorisait des alliances avec l’ennemi de tout agresseur de notre pays. Economiquement, la préservation des intérêts vitaux du pays est la règle : les échanges entre Etats se sont construit dans la longue durée et changer de partenaire commercial, de plus en période de conflits interétatiques, est plus facile à dire qu’à faire. 

Par contre, la neutralisation est un statut bien souvent imposé par des pays tiers, sans demander le consentement des populations du pays concerné. Parfois, elle répond à un gouvernement qui ne peut pas assurer la défense d’un de ses territoires (éloignement : Neuchâtel-Prusse; séparation géographique : les Alpes pour Sardaigne-Savoie).  Elle est donc plus d’ordre militaire que politique. Prenons un exemple, celui de Neuchâtel.

La Suisse du XIXe s. cultive une autre originalité que seul le canton de Neuchâtel possède : il est une principauté ayant un Hohenzollern (Prusse) comme souverain (depuis 1707) et la Diète helvétique la reconnaissant comme canton suisse (fruit d’une ancienne combourgeoisie de 1406).  Lorsque le Roi de Sardaigne et certains diplomates pensent à la question de Savoie que nous allons traiter, il est probable que le cas de Neuchâtel leur sert de modèle. 

D’un point de vue purement juridique, une étude comparative utile est à établir avec la neutralisation du Grand Duché du Luxembourg (1867) et de la Belgique (1831, Protocole de Londres). La neutralité suisse est la seule avoir survécu dans le temps, certes avec des limites : les pressions économiques des pays belligérants n’ont jamais manqué pendant le XXe siècle. La guerre économique précède toute guerre avec emploi de la force armée. Le développement classique : menace d'abord, ensuite démonstration ponctuelle de force et, au final selon exigence du moment, confrontation des forces - sur un front restreint ou sur un front large. Pour une prospective, seule l'échelle temporelle de cette gradation est difficile à déterminer. 

En 2025, je constate avec tristesse que la Suisse a perdu dans les faits sa neutralité : elle s’aligne, quand ce n’est pas un simple lien de vassalité, soit avec les Etats-Unis, soit avec le carcan de Bruxelles, qui ne représente en rien l’Europe de l’histoire et de la culture, qui tue les souverainetés des états de façon méthodique. Il n’y a plus des alliances, mais des actes de soumission ! Revenons à notre sujet. 

La Savoie convoitée par la France

Prenons un recul historique de trois siècles. Avant le XVIe siècle, les princes de Savoie ont voulu créer un Empire  où était inclue une partie de la Suisse romande actuelle. La perte de celle-ci et les conquêtes d’Henri IV ont réduit la Savoie à ce territoire qui nous intéresse aujourd’hui. 

La France n’a pas cessé d’agresser ce territoire pour établir ce qu’elle considérait comme sa frontière naturelle : de 1536 à 1559, la Savoie a été occupée par les troupes de François Ier; Henri IV a imposé sa guerre de 1600 à 1601; Louis XIII de 1630 à 1631; Louis XIV de 1690 à 1697 et de 1703 à 1713. 

D’ailleurs, Louis XIII avait accepté le principe d’une neutralisation de la Savoie le 10 juin 1611. Le but n’était pas de satisfaire les Suisses par une faveur, mais de soulager militairement aussi bien la Savoie que la France d’une défense éventuelle exigeante en hommes et en armes. Par contre, dans la perspective des Confédérés, le risque d’une implication militaire dans un conflit des grandes puissances était plus grand.

Le comte Goyon, ministre du Duc Victor-Amédée II , en 1690 (dans le cadre de la guerre de succession d’Espagne), alors que Louis XIV s’emparait de la Savoie, l’avait proposée une nouvelle fois à la Diète helvétique. L’intention de Victor-Amédée était de protéger sa frontière du Piémont et la Savoie contre l’invasion française. Lors des discussions diplomatiques, le Duc acceptait d’agréger la Savoie aux Cantons suisses et, en contre-partie de l’acceptation helvétique, renonçait à toute prétention sur le canton de Vaud et la République de Genève. Louis XIV donnait son accord à la Confédération pour que le Chablais, le Faucigny et la place de Montmélian, clef militaire à cette époque, soient garantis par les troupes suisses , ce qui assurait la sécurité de Genève et de la frontière sud du territoire confédéral.   Cette négociation échoua par un refus de la Diète qui percevait un danger dans son éventuelle extension territoriale.

En 1795, pendant la Révolution, le Savoyard Joseph de Maistre avait rédigé un projet d’union de la Savoie au Corps helvétique, non comme canton, mais comme allié, avec participation à la neutralité suisse, le Roi de Sardaigne restant le souverain. Le traité de Paix de 1798 entre le Piémont et la France a rendu ce projet caduc. 

Royaume de Sardaigne

Traité de Vienne (1815) et cession de la Savoie à la France (1860)

Lors de la cession de la Savoie à la France en 1860, une application rigoureuse des traités quant à cette neutralisation aurait pu conduire à des situations aberrantes. Si la Suisse estimait ne pas devoir intervenir ou tout simplement s’était trouvée dans l’impossibilité d’intervenir, la Savoie aurait pu courir le risque de se trouver sans troupes face à un agresseur. Autre cas de figure possible : la France aurait pu exiger le passage par le Valais qui avait été concédé au Roi de Sardaigne. Cette cession de 1860 n’avait pas été prévue par les auteurs de la déclaration de 1815 et elle aurait dû entraîner des amendements à sa suite. Autre exemple : la ligne de chemin de fer, le long du lac de Bourget, aurait dû être interdite aux troupes françaises, car elle se trouvait dans la zone neutralisée ! Les prévisions des hommes de cabinet ne rejoignent pas toujours la réalité des faits…

Du caractère facultatif ou obligatoire 

de l’occupation de la Savoie par la Confédération suisse.

Il convient de se souvenir dans quel contexte le statut particulier de la Savoie a été défini.

En plaçant une partie de la Basse Savoie et de la vallée de l’Arve avec la Haute Savoie dans le système de paix perpétuelle de la Suisse, les Puissances ont désiré confier à la Confédération la défense militaire de ce territoire contre les attaques de la France ou de l’Autriche (détentrice de la Lombardie). 

Ainsi, jusqu’en 1860, la Confédération se devait de considérer cette mission comme une obligation vis-à-vis de la Sardaigne (alors que Dufour, le militaire, pourtant penche pour le caractère facultatif). D’ailleurs, cela ne s’était pas réalisé à titre gratuit, il s’agissait du prix à payer à la Sardaigne pour l’extension qu’elle accordait au territoire cantonal genevois. 

Le mieux est de lire la carte qui suit.


Après 1860, la neutralisation connaît quelques variantes : le droit d’occupation de la Savoie cesse-t-il d’être une obligation comme pouvait le prétendre le Roi de Sardaigne ? Devient-il aussitôt facultatif comme l’estime le gouvernement fédéral suisse ? Demeure-t-il une contrainte comme le suppose la France ? Et à la fin du XIXe siècle, qu’en pensent l’Autriche et la Prusse ? Dans les faits, les réponses interviennent en 1859 et en 1915 alors que la position de la Suisse n’a jamais été ambiguë comme nous le verrons.

Aspect militaire.

Pratiquement, pour les Français, le Piémont est accessible par le Petit-Saint-Bernard, le Grand-Saint-Bernard ou le Simplon. De plus, il ne s’oublie pas que l’Autriche, avec le général Frimont, avait fait irruption, par le Valais, en Savoie, et, de là, en France dans la direction de Lyon.  Le Piémont est séparé de la Savoie par de hautes chaînes de montagne, très difficiles à franchir pour l’artillerie et au travers de rares passages que les conditions d’enneigement peuvent rendre indisponibles une partie de l’année. Le roi de Sardaigne demeurait conscient qu’un adversaire pouvait facilement lui couper sa ligne de retraite. Désireuses de détourner toute entreprise militaire en cette zone, les Puissances (Angleterre, Prusse, Russie, Autriche) en ont donc décidé la neutralisation en accord avec le Roi.

Trois lignes selon Traité de Vienne, selon Finsler et selon Dufour : 


Pour la Confédération suisse, l’amélioration de ses frontières au profit du canton de Genève est une préoccupation majeure quant à sa défense en 1815 : sommets du Jura dans le pays de Gex, jusqu’au Vuache, les rives des Usses et le Mont Salève sont des secteurs d’importance militaire. Les rives au Sud du lac Léman la préoccupaient moins, car Saint Gingolph est un passage militairement contrôlable, sans force armée considérable. En 1815, la neutralisation du Chablais et du Faucigny assure à la Suisse une protection plus facile des grandes routes du Simplon et du Valais. Finsler” a établi un rapport lors du traité de Vienne, proposant la frontière la plus propice à une défense occidentale de la frontière suisse. Les passages de Valsorine, de Trient et de Meillerie sont terrains clefs, car ils sont faciles à tenir avec des effectifs réduits.

Le 24 avril 1854, le général Dufour réétudie cette question et offre une nouvelle analyse au Chef du Département militaire fédéral. Il insiste sur trois points : 

1. sur le caractère facultatif de l’occupation de la Savoie ; 

2. sur le fait que la neutralisation de la Savoie comme elle est conçue améliore la liaison militaire de Genève avec le reste de la Suisse ; 

3. sur l’avantage pour les troupes suisses à pouvoir mieux organiser une résistance en profondeur sur ce front.

Cependant, il suggère un autre tracé que celui de Finsler et il garde à l’esprit que la défense de Genève dépendait essentiellement de la possession des hauteurs du Mont-Vuache comme du Salève. Ce raisonnement militaire bascule en 1860. La menace militaire contre la Suisse est perçue différemment. L’idée qui prévaut est que le sort de Genève dépend du champ de bataille des armées principales. Le secteur de Genève devient dès lors pour l’Etat-major de l’armée un champ de bataille secondaire. Tenir un territoire nécessite de grosses forces militaires. Il est considéré qu’elles seraient plus utiles ailleurs. Depuis 1860, Genève se trouve enclavé dans le territoire français. De plus, la France dispose de la rive méridionale du Léman pour pénétrer en Suisse par le Bouveret. La conclusion militaire suisse ne tarde pas : une position fortifiée est créée à l’embouchure du Rhône pour parer à toute irruption française à Saint Gingolph.

Les moyens de communication évoluent aussi et changent le regard militaire sur la frontière : 

1882, le tunnel du Saint Gothard est créé ;

1893, du côté valaisan, la route du Grand-Saint-Bernard est ouverte ; il faudra attendre 1905 pour qu’elle le soit sur le versant italien ;

de 1900 à 1905, nous avons la création de la route La Forclaz-Martigny, les chemins de fer Martigny-Chamonix et Martigny-Châtelard ;

1906, le tunnel du Simplon.

Ainsi, la Suisse arrive à la conclusion que la Savoie ne constitue pas un objectif militaire de première priorité, pour autant qu’elle dispose d’une armée crédible face à tous ses voisins. Cependant, elle n’oublie pas que l’évolution d’un conflit entre des puissances, ayant des frontières communes avec elle, risque de dégénérer. Les nécessités du combat peuvent rendre prioritaire la possession de passages sur le territoire helvétique, surtout en cas de coalition. La Suisse possède un grand axe sur son plateau et de nombreux axes alpins. Aussi longtemps que les Suisses ont la capacité militaire de contrôler ces axes contre tout adversaire potentiel, il est préférable pour chacun des voisins de s’épargner des troupes pour exercer un tel contrôle. Un attaquant de la Suisse pourrait toujours craindre que la Confédération fasse alliance avec son opposant principal.

Cas pratiques.

1814. Les Alliés ont pu passer par le territoire helvétique pour lutter contre la France. Militairement, les forces armées des cantons suisses étaient trop dispersées et souffraient de graves conflits de pouvoir entre les politiques et les militaires, rendant toute décision judicieuse impossible. La conséquence en fut une absence de réaction immédiate et efficace et un discrédit légitime sur notre capacité de défense;

1831. La Savoie fut menacée d’une invasion autrichienne, après la Révolution de Juillet. La guerre avait failli éclater entre l’Autriche et la France. En février 1831, un corps de volontaires piémontais avait fait invasion de France en Savoie. Notre gouvernement fédéral a aussitôt décidé une mise de piquet de l’armée. Il accorda un crédit de Frs 100.000. - (francs suisses) pour les fortifications de Saint-Maurice.

1859. Au mois d’avril, la France a fait passer ses hommes en armes sur la rive droite du lac Bourget. La Confédération s’abstint de toute intervention, car elle partait du principe qu’elle avait reçu des Puissances la garde de la route du Simplon et non celle du Mont-Cenis. La construction de la voie ferrée sur le territoire neutralisé posait un problème qui n’avait pas été envisagé par les Puissances.

1860. La Suisse a risqué d’entrer en guerre contre la France. À la demande du conseiller fédéral Stämpfli, un plan d’occupation de la Savoie est élaboré par le colonel instructeur Wieland. L’objectif aurait été de s’emparer de la vallée de l’Arve et de Bonneville en débarquant à Evian, tout en se flanc-gardant à l’Ouest. Le plébiscite de la Savoie en faveur de la France normalisa la situation. Cependant le Conseil Fédéral a ressenti cela comme une annexion et la menace militaire potentielle de la France a pris dès ce moment un autre visage. Une nouvelle pensée de défense helvétique prend forme et elle est basée sur l’idée d’un réduit national.

1870. Ce cas est le plus intéressant. Le 12 novembre 1870, le Conseil fédéral constata le rapprochement des opérations de guerre à proximité de la Savoie. Il est aussitôt prévu l’envoi d’un délégué auprès du gouvernement à Tours. La notification de la décision tant au gouvernement français qu’au préfet de la Haute Savoie est rédigée. Il s’agit d’une demande d’évacuation des troupes françaises éventuellement présentes dans le territoire neutralisé pour faire place aux troupes fédérales.

Le général Herzog a dressé l'ordre de marche du corps d’occupation. Le Conseil Fédéral renonça cependant à toute intervention. Il invita les Savoyards à s’adresser au gouvernement français qui n’avait pas donné suite à la demande fédérale. La Prusse avait déclaré quant à elle qu’elle ne ferait aucune objection à l’exécution du traité par la Suisse. Le 24 février 1871, 10 000 militaires français (lire mon blog) entrèrent en armes sur le territoire suisse pour être internés. La Suisse n’intervint pas en Savoie car la route du Simplon n’était point menacée.

1914-1918. La situation de 1859 se répète en 1917 lorsque l’armée franco-anglaise, après le désastre de Caporetto, utilise la ligne ferroviaire du Mont-Cenis. Il est à signaler que, pour ces deux absences d’intervention helvétique, l’Autriche n’avait formulé aucun reproche à la Suisse.

L’affaire du Mont-Vuache,

Elle est soulevée au mois de septembre 1883. Les responsables du Génie de l’armée française planifient et élaborent des travaux de fortifications sur le Mont-Vuache.

Le fort envisagé doublerait le fort de l’Ecluse. D’un point de vue stratégique, il constituerait un danger pour la Suisse. Le colonel Pfyffer est chargé de rédiger un rapport à ce sujet en octobre.

Le Roi de Sardaigne avait le droit de fortifier comme bon lui semblait en Savoie : l’article 90 de l’Acte final du Congrès de Vienne le prévoyait. Aucune restriction n’était formulée, la France veut succéder aux droits du roi de Sardaigne en 1860. La Sardaigne n’avait jamais élevé de forts dans la zone neutralisée. La citadelle de Montmélian (1559), sur la route du Mont-Cenis, avait été détruite par le roi de France en janvier 1706. Quelques bastions et la partie souterraine subsistent encore. Le pont de Morens est facilement défendable.

Le 17 novembre 1883, le Conseil fédéral précise à la France que, dans le cas où une fortification serait érigée au Mont-Vuache, la France aurait à l’évacuer le jour où elle devrait être utilisée pour la mettre à la disposition des forces fédérales !

Jules Ferry est le ministre des Affaires étrangères de France en charge de discuter ce dossier avec le représentant suisse, M. Lardy et il affirme à ce dernier que la France n’entend que renforcer la «neutralité» (sic) de la Savoie et que la Suisse n’aurait qu’à s’en féliciter. Ceci est pour la première réponse.

Le 2 décembre 1883, Jules Ferry déclare que la France renonce à cette fortification. Le Ministre la guerre confirme que la Savoie neutralisée resterait en dehors de toute mobilisation.

A l’occasion de l’affaire du Mont-Vuache, l’ambassadeur d’Autriche à Paris, le comte Hoyos, a déclaré à la Suisse que celle-ci aurait pu demander l’intervention des Puissances pour le règlement de ce dossier. L’Italie n’avait pas vu ce projet d’un très bon œil.

Zones fortifiées jusqu'à nos jours :


Saint Maurice.

Durant la deuxième moitié du XIXe siècle, la Suisse consent des efforts financiers importants en faveur de ses fortifications. Elle dispose d’un terrain favorable à leur implantation. Dans l’esprit de Dufour, il n’y a pas recours à une défense passive comme cela est, bien souvent mais à tort, associé à l’idée de fortification. En fait, il s’agit d’une défense attaquante que n’aurait pas récusée un Jomini.

Dans les Alpes, la Suisse dispose de plusieurs régions fortifiées qui forment une succession de gros points d’appui. Elles sont pourvues de compagnies d’infanterie et d’une puissante artillerie, avec un grand rayon d’efficacité pour son temps. Dans cette barrière des Alpes, Saint-Maurice et la trouée de Sargans sont les deux voies d’accès les plus basses et les plus faciles en toute saison. Il y a bien le Saint-Gothard comme voie la plus directe, mais elle est aussi la plus élevée en altitude et la moins aisée.

Avec une Savoie devenue française, Saint-Maurice a pris une nouvelle importance militaire. Car Saint-Maurice est le noyau d’un système fortifié qui ne se limite pas au seul goulet de Saint-Maurice. Ce noyau couvre tout le bas Rhône (il a 15 km de profondeur et 1,5 km de largeur). Le «défilé » du Rhône s’étend de Martigny à Saint-Maurice et sera pourvu de diverses fortifications par la suite.

D'un point de vue purement stratégique, le site de Martigny l’emportait sur celui de Saint-Maurice. Des raisons budgétaires et les facilités données par le terrain ont fait que Saint-Maurice a été privilégié à ce moment. L’avantage tactique a prévalu. Le Valais reprend une importance stratégique pour la Confédération.

Valeur militaire de la Savoie pour la Suisse.

Pour les états-majors de l’armée suisse, la Savoie ne présente plus un caractère prioritaire dans un conflit impliquant directement la Suisse lors du dernier quart du XIXe siècle. 

La Savoie :

n’est pas reliée à une zone militairement importante de la Suisse ;

n’offre pas un espace permettant de mouvoir aisément des troupes ;

ne se trouve sur aucun des quatre fronts militaires et prioritaires de la Suisse.

n’est utile que dans le cas de la défense d’un front secondaire : Genève.

Dans le cas où la France veut envahir la Suisse, les lignes d’opération françaises sont :

* le front Lausanne-Yverdon;

* le Jura Neuchâtelois;

* la ligne de la Sihl dans la région de Bâle.

Si la France veut s’emparer du Simplon, elle devrait, en première urgence, battre l’armée principale de la Suisse sur le Plateau. La raison en est évidente : elle ne pourrait pas se permettre de laisser une armée pouvant l’attaquer sur les flancs de la ligne d’opération du Simplon.

Pour une défense efficace, la Suisse a besoin de garder le gros de ses troupes au centre de son territoire, plutôt que d’en détacher une partie en Savoie. Le sort de la Confédération dépend de sa faculté à défendre l’axe du plateau et les axes alpins.

C’est ainsi que le général Boulanger peut déclarer à M. Lardy, le Neuchâtelois, ambassadeur suisse en France : « Vous pouvez défendre à Bâle la neutralité de Genève ; au Simplon ou au Gothard, celle de la Savoie. »

1900, trois cas de figure.

1° France-Allemagne (1870 et 1887)

La Suisse n’a pas à redouter un danger du côté de la Savoie et son occupation ne s’imposerait pas au départ. L’éventualité d’une occupation suivant l’évolution du conflit est considérée comme possible, mais les difficultés pratiques sont aussi retenues. Si en février 1871, une partie de l’armée française s’était réfugiée en Haute Savoie, la Suisse aurait dû la désarmer et, au besoin, défendre cette région contre l’armée allemande. Dans le cas où la France devenait victorieuse par le sort des armes, qu’aurait-elle fait si la Suisse l’avait désarmée dans la zone neutralisée ?

2° Cas classique d’une guerre de coalition

La Suisse serait confrontée à quatre fronts et elle ne pourrait pas diminuer le gros de ses forces pour la Savoie, sans mettre en danger toute sa défense. L’envoi d’un détachement en Savoie pourrait sembler au premier abord de bonne politique comme affirmation de la neutralité. Cependant, la Suisse prendrait le risque de devoir prendre parti, suivant l’évolution des champs de bataille. Toutes les puissances ne seraient pas consentantes à cette occupation en raison de sa signification politique. Ceci pourrait devenir un piège entraînant notre pays dans un conflit qu’elle ne pouvait pas se permettre.

3° France-Italie

Ce cas a vu son acuité diminuer lorsque l’Autriche a abandonné au Piémont ses provinces de Lombardie Elle a perdu tout accès sur le Valais et par conséquent sur la Savoie.

Si l’Italie utilise le Valais pour attaquer la Savoie, elle prendrait le risque de devoir affronter l’armée suisse qui a densifié son réseau de fortifications dans ce secteur. Elle mettrait certainement fin à la neutralité suisse et inspirerait des manœuvres franco-suisses à entreprendre sur les flancs de l’armée italienne dans une deuxième phase du combat.

Dans le cas où les Italiens passent par le Mont-Cenis, ils auraient à franchir la partie non neutralisée de la Savoie. 

Conclusions

En 1890, l’ambassadeur allemand von Bülow déclara que l’état-major allemand considérait comme sans importance le maintien de la neutralisation de la Savoie.

Le colonel Pfyffer et le colonel Keller, chefs de l’Etat-major, respectivement en 1887 et en 1895, estimaient que la Haute Savoie était d’une utilité certaine aux troupes fédérales, pour la défense du Bas Valais. Ils y voyaient une défense de la neutralité de la Suisse, un moyen de faciliter les manœuvres militaires, d’éloigner le champ de bataille du territoire suisse. L’occupation de la vallée de l’Arve serait ainsi à leurs yeux encore essentielle.

En 1915, le colonel Sprecher von Bernegg récusa cette approche. Il rejetait avec fermeté cette règle de la «stratégie géographique ». Pour lui, les succès d’une armée ne dépendent pas de la possession ou non d’un certain nombre de points ou de lignes déterminés. Dans sa perspective, un pays peut être considéré comme conquis, seulement si l’armée principale de l’adversaire est anéantie, car il perd ainsi sa faculté d’imposer sa volonté. La Savoie restait un champ d’opération secondaire, avec plus d’inconvénients que d’éléments décisifs en sa faveur en cas de conflit.

En 1918, l’argument qui prévalait chez les militaires aussi bien que chez les politiques, était qu’une intervention de l’armée suisse en Haute Savoie pourrait entraîner la Confédération dans un conflit armé sur une question qui lui serait étrangère. Le traité de Versailles (1919) pouvait intervenir en mettant fin à la neutralisation de la Savoie. Pour la France et la Suisse, il ne restait plus qu’à régler à l’amiable les échanges économiques entre la Savoie et la Suisse romande dans le cadre des zones franches.

Antoine Schülé
La Tourette. 1997-2025
   Contact : antoine.schule@free.fr  

Annexe 1

 Naissance et évolution de la neutralité Suisse

Une doctrine permet une vision commune, globale et à long terme, sur une défense possible d’un territoire et d’une population. Une doctrine ne doit pas être un épais volume, mais tenir en quelques lignes. En août 1291, le pacte unit des habitants de trois vallées, il est prévu à perpétuité (ce qui est une originalité pour son temps) :

« Que chacun sache donc, que considérant la malice des temps et pour être mieux à même de défendre et de maintenir dans leur intégrité leurs vies et leurs biens, les gens de la vallée d’Uri, la landsgemeinde de la vallée de Schwytz et celle de gens de la vallée inférieure d’Unterwald se sont engagés, sous serment pris en toute bonne foi, à se prêter les uns aux autres n’importe quel secours, appui et assistance, de tout leur pouvoir et de tous leurs efforts, sans ménager ni leurs vies ni leurs biens, dans leurs vallées et au dehors, contre celui et contre tous ceux qui, par n’importe quel acte hostile, attenteraient à leurs personnes ou à leurs biens (ou à un seul d’entre eux), les attaqueraient ou leur causeraient quelque dommage.

Quoiqu’il arrive, chacune des communautés promet à l’autre d’accourir à son secours en cas de nécessité, à ses propres frais, et de l’aider autant qu’il le faudra pour résister à toute agression et imposer réparation du tort commis.  

Ce pacte a été réalisé à un moment où l’Empire romain germanique n’accomplissait plus sa tâche de justice et de protection. Il y avait de la part du gouvernement de cette époque ce que nous appellerions maintenant une crise de l’autorité et c’est ainsi que les trois vallées se sont unies pour assurer leur défense.  Ils l’ont fait parce que la majorité des seigneurs de ce temps ne pouvait plus l’assurer. Au départ, il n’y a pas eu une volonté d’autonomie, mais une nécessité d’autonomie pour assurer la sécurité : c’est le premier droit qu’une population a véritablement le droit d’attendre. L’Europe centrale était secouée par des dissensions internes importantes. 

Le texte de cette alliance exprime une doctrine de base qui a commandé toute notre défense jusqu’à maintenant. Les moyens à prendre relèvent de la stratégie et de la tactique. La bataille de Morgarten en est une illustration. 

Mais quittons ce temps des origines de la Confédération pour venir au XIXe et XXe siècle, période retenue pour notre colloque. 

1798 à 1815 sont des années tragiques pour la Confédération helvétique : les idéologies se sont emparées des faits et, suivant les manuels scolaires qui en parlent, vous savez en quel canton ils ont été rédigés. La Suisse neutre connaît une invasion en 1798, alors qu’un traité de paix avait mis fin à une guerre européenne. Les autorités politiques de cette époque croyaient pourtant à la paix. La guerre de 1870 et 1871 s’est déclenchée d’un jour à l’autre, d’une manière tout à fait inattendue. Il en a été de même en 1904 de la guerre russo-japonaise. La guerre mondiale de 14-18 de même. Le monde est habitué aux coups de force surprises : le XXe siècle en est jalonné. Il est surprenant que l’éloignement géographique des conflits armés de la fin du XXe siècle donne au public cette impression fausse que la paix règne dans le monde, car son quotidien n’est troublé que par ses problèmes individuels.

Il y a un accroissement des menaces par le simple fait que le monde est devenu un village. Une poudrière qui s’allume loin de nos frontières peut allumer un feu chez nous. L’espace temporel comme géographique ne constitue plus un premier barrage. Les informations les plus erronées peuvent éveiller des passions  avant que la raison puisse effectuer un tri entre le vrai et le faux. La multiplicité des sources d’information ne fait pas que nous soyons mieux informés. Il est plus difficile de décider avec toutes les informations utiles en mains… Leur vérification est une tâche longue et difficile. D’accepter la vérité des faits est tout aussi difficile !

Les développements politiques et économiques des peuples font naître des oppositions d’intérêts qui sont capables de déchaîner les passions les plus violentes. Les collisions d’intérêts sont inévitables et les organismes internationaux se sont montrés jusqu’à maintenant assez souvent impuissants pour les résoudre. L’organisme international intervenant en faveur d’un pays est pris comme caution. Par contre quand il lui donne tort, il n’est pas écouté, mais superbement ignoré. La guerre a malheureusement le dernier mot. Pour ma part, je reste surpris de constater les capacités militaires qui peuvent être mobilisées pour certains pays et la quasi impunité accordée à des états n’appliquant pas les résolutions de l’ONU et se permettant même de siéger dans cet organisme sans être déchu de leurs droits !

Annexe 2 

Neutralité suisse et Traité de Vienne (1815)

Pour comprendre la déclaration de la neutralité suisse par les Grandes Puissances lors du traité de Vienne, il convient de retenir leurs considérations militaires. Une carte de Jomini explicite les lignes d’opération envisagées par la France et l’Autriche en 1800. Tout commentaire est superflu. Il serait d’ailleurs intéressant de comparer celle-ci avec les lignes envisagées d’opération par les Etats-majors de 1939-1945, mais ceci est un autre sujet. Remarquez la Savoie et sa situation dans ce contexte.



Bibliographie sommaire

Actes officiels sur la neutralisation de la Savoie 

29 mars 1815, protocole de Vienne

9 juin 1815, Acte final du Congrès de Vienne, article 92

12 août 1815, acte adhésion aux décisions du Congrès de Vienne par la Diète Helvétique

3 novembre 1815, protocole du du Congrès de Paris, relatif à l’extension de la neutralisation de la Savoie aux provinces d’Annecy et de Chambéry

20 novembre 1815, déclaration par laquelle les puissances ont assimilé la neutralité de la Savoie à celle de la Suisse

16 mars 1816, Traité de Turin

28 juin 1919, Traité de Versailles, article 435, le droit d’occuper militairement la Savoie en cas de guerre entre les puissances (Vienne 1815)  est supprimé avec le consentement de la Suisse. Ce droit a donc duré jusqu'en 1920.

Archives fédérales suisses

E2 /1646, 28.06.1918 : Rapport de M. Cramer au Chef du Département politique concernant la neutralité de la Savoie.

E27/11 779,  19.03.1860 : col Hans Wieland, Idées sur une occupation des provinces du Nord de la Savoie par les troupes fédérales suisses. 

Manuscrit

Séré de Rivière : Note sur la défense de la Haute Savoie. 26 octobre 1877. 

Livres:

J.D. : La question de Savoie examinée au point de vue du droit et au point de vue politique (extrait Nouvelle Gazette de Zurich) : Avril 1860. Lausanne. 1860. 48 p.

Honoré Coquet : Les Alpes, enjeu des puissances européennes. L’union européenne à l’école des Alpes ?. L’Harmattan. 2003. 352 p.

Vous y trouverez des annexes fort utiles.

43e Congrès de l’union des sociétés savantes de Savoie (Annecy, 11-12 septembre 2010) : La Savoie et ses voisins dans l’histoire de l’Europe. Annecy. 2010. 352 p.

Articles

Revue historique, 31e année. T. 90. janvier-avril 1906. Paris. Pp. 18-60.

Edmond Rossier : L’Affaire de Savoie en 1860 et l’intervention anglaise.

Revue historique de l’Armée, n° 3, 12e année, août 1956, pp. 59-80

Jacques Humbert (général) : La Défense des Alpes 1860-1914.

Revue historique de l’Armée, n° 4, 12e année, novembre 1956, pp. 47-63

Jacques Humbert (général) : La Défense des Alpes 1919-1939.

L’histoire en Savoie, 25e année, n° 77, 1990, Chambéry.

Honoré Coquet : Les fortifications de Savoie. 48 p.

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Vous trouverez d’autres articles en consultant la bibliographie du site antoineschulehistoire.blogspot.com

Thèmes traités : Histoire médiévale et contemporaine; Histoire de la guerre et de la sécurité (de l’antiquité à nos jours); Géopolitique; Histoire de la vallée de la Cèze (Gard, France); Littérature; Poésie; Spiritualité (chrétienne et autres); Maurice Zundel.

Pays traités plus spécialement : Suisse, France, Allemagne, Europe.

Lien :

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jeudi 9 octobre 2025

Alexandre Bek : guerre et littérature soviétique

 Guerre et littérature

Alexandre (Alfredovitch) Bek 

(03/01/1903 - 02/01/1972), 

Écrivain soviétique

par Antoine Schülé, historien.

Alexandre Bek

Sa trilogie :

La Chaussée de Volokolamsk (1944), 

Quelques jours (1960), 

La Réserve du général Panfilov (1960).

Vous aimez les combats d’infanterie, vous aimerez cette trilogie qui offre une méditation concrète sur les combats du fantassin.

Le 21 mars 1985, à la demande du colonel EMG Daniel Reichel, directeur scientifique du CHPM (Centre d’histoire et de prospective militaires), j’ai présenté une communication, ayant pour titre : “La Chaussée de Volokolamsk” d’Alexandre Bek ou la poésie mise au service de la discipline ». Cinquante ans plus tard et depuis cette date, j’ai lu un grand nombre d’écrivains de langue soit française, soit allemande, soit encore anglaise, ayant voulu décrire à leurs lecteurs les réalités de la guerre. Toute personne chargée d’un commandement tire des conclusions utiles, en  prenant un certain recul. Il ne s’agit pas d’épouser l’idéologie de l’auteur, mais d’en chercher la substantifique moelle, comme dirait François Rabelais. 

Ce livre, le premier d’une trilogie, raconte la vie d’un chef de bataillon d’infanterie soviétique. Il est remarquable par son réalisme. Le plus souvent, dans ce type de littérature, nous avons le récit d’un combattant ou d’une petite unité; là nous avons le témoignage d’un chef et d’un combattant. Sous l’apparence d’un roman, Bek nous livre un récit qui ne peut être véritablement que très profitable à tout homme qui a ou aura la charge de conduire des hommes dans la tourmente des combats. Cet objectif a été rarement atteint par d’autres écrivains qui ne font qu’imaginer la violence des luttes où sa vie est mise face aux dangers : pas seulement de la balle ou de l’obus ennemi, mais encore de la peur, de l’indécision paralysante, de l’abandon de la mission, de la prise de risque… 

Introduction

Avant de commencer, il me faut préciser que je n’appartiens à aucun parti politique : s’intéresser à un auteur soviétique ne signifie pas que je sois un communiste ou un admirateur inconditionnel de l’URSS. J’ai lu des témoignages ou des récits de combattants engagés, à divers titres, de part et d’autre des fronts de la Première Guerre mondiale comme de la Seconde. Une lecture comparative se révèle riche de conclusions : peu importe le camp, déclaré victorieux ou battu, vous trouverez toujours cette même pâte humaine, capable du meilleur comme du pire, aussi bien chez le vainqueur que chez le vaincu. Je m’intéresse à ce que des expériences de vie nous enseignent.

Bek a réussi cet exploit de produire un récit riche en orientations diverses qui reflètent de nombreux aspect sociaux et humains. Il s’est attaché à la représentation multilatérale de cette réalité extrêmement complexe qu’est la guerre. Il offre de précises reconstitutions d’épisodes guerriers, en ayant recours à de multiples regards - psychologique, moral et historique - qui s’incorporent naturellement à son récit qui ainsi s’apparente à une odyssée. Se réduisant au rôle de chroniqueur, il s’efface derrière son témoin qui nous livre son analyse sur lui-même comme sur les hommes qui lui ont été confiés ou qui le commandent. En procédant ainsi, Bek accomplit la véritable vocation de la littérature : elle n’est pas seulement un instrument de mobilisation ou de célébration, disons de la propagande pure, elle est une véritable étude de l’homme et de son âme. Cet aspect retient notre attention. Aussi gigantesques que fussent les évènements, la mesure essentielle reste la valeur des personnes engagées dans ce conflit.

Contexte militaire et littéraire

Avant d’entrer dans le vif du sujet, quelques précisions historiques sont nécessaires à la bonne compréhension de cette trilogie.

Le pacte germano-soviétique avait été signé le 22 août 1939. Totalement inattendue par Staline, l’invasion allemande du 22 juin 1941 le força à réagir contre une avancée extrêmement rapide en territoire soviétique. Le monde littéraire est bouleversé par cette guerre soviéto-allemande et, très vite, leurs œuvres prennent une coloration militaire. 

Aussi surprenant que cela puisse paraître, cette guerre fut pour les écrivains soviétiques moins pénible et restrictif qu’en temps de paix. Staline craignait réellement leur pouvoir sur les masses populaires. En effet, le peuple cultivé reste très attaché à ses écrivains. Les écrivains auraient pu favoriser une fraternisation entre soldats allemands et la population, comme cela s’est vu en Ukraine. Après les années de terreur stalinienne, cette hypothèse n’était pas du tout invraisemblable. L’attitude brutale des forces allemandes sur quelques zones du front empêcha cette fraternisation. Le monde intellectuel quitta ses mensonges vertueux ou haineux, cultivés pendant de si longues années et qui ont permis la persécution de tant de ses écrivains, pour se concentrer sur l’ennemi extérieur, l’Allemagne. À ce moment de l’histoire, plusieurs écrivains en disgrâce ont réussi à faire entendre leurs voix.

En cette guerre, où les soldats sont obligés de combattre avec de faibles moyens face à des troupes allemandes entraînées et extrêmement motivées, les écrivains ne mentent plus comme par le passé pour répondre uniquement à des œuvres de commande du pouvoir en place. 

Un nouveau mouvement littéraire débute avec des ouvrages historiques. Leur but est de raffermir le patriotisme en s’inspirant d’exemples illustres, alors que tirés du passé des tsars ! Ceci ne manque pas de surprendre et s’explique ainsi : il permet d’accentuer le rôle du Chef; à l’aide de parallèles assez hardis avec les évènements de la guerre germano-soviétique, le culte de la personnalité de Staline est ainsi renforcé. Sergueï Borodine, dans son livre « Dimitri Donskoï » relate la lutte du peuple russe contre les troupes tatares au XIVe siècle. Alexandre Gladkov, dramaturge, exalte dans « Autrefois » la résistance contre Napoléon. Sa pièce de théâtre sera même montée dans Leningrad assiégée. 

Après les œuvres historiques, les correspondances du front prennent une place très importante. Soulignons-le : l’écrivain n’est pas seulement derrière son bureau avec une plume et son imagination; il est une personne sensible qui vit, voit, sent, transmet et analyse des faits et des émotions sur les champs de bataille qu’ils parcourent. Citons les plus connus : Platonov, Petrov, Ehrenbourg, Pasternak et Bek. 

Les cœurs du Russe sont très sensibles à la poésie inspirée par les faits de guerre. Elle nourrit son enthousiasme et crée des liens encore plus forts, lorsque les poèmes sont chantés. Il y a une force unificatrice dans le chant qu’il convient de ne pas négliger. N’ouvrons pas un chapitre sur le rôle de la musique dans les armées, trop négligé par ceux qui s’intéressent à la force appelée « morale » par certains ou « psychique » par d’autres. Constantin Simonov (né en 1915) est le plus populaire. Il est d’ailleurs l’auteur de la préface de « La Chaussée de Volokolamsk »où il déclare que celui-ci est le meilleur livre de guerre qui ait paru en URSS.

Le théâtre produira de nombreuses pièces de circonstance à effets plus éphémères. 

Mon but n’est pas de vous énumérer romans, lettres, poèmes ou autres productions ayant pour la plupart des bases historiques. Cette indication nous aide à comprendre dans quel contexte littéraire Bek a créé son ouvrage. Cette littérature remporte un grand succès auprès de la population soviétisée, donc pas obligatoirement uniquement russe. Elle retrouve dans les journaux, les livres ou à la scène les reflets de ses luttes et de ses souffrances. 

Qui est Alexandre Bek ?

Fils d’un médecin militaire, il est né en 1903 à Saratov, au nord de Stalingrad. À l’âge de 19 ans, il s’engage dans l’Armée rouge où il sert près de l’Oural, sur le Front de l’Est. Écrivain soviétique déjà bien connu avant la Seconde Guerre mondiale. Dès 1934, il collabore avec Maxim Gorki à l’exaltation des travailleurs de l’Industrie. Il a été critique littéraire au journal « Troud ». Il a contribué à une histoire de la littérature soviétique. Avec d’autres écrivains, il s’est rendu sur les grands chantiers de l’URSS pour décrire et louer les efforts accomplis par les travailleurs. Sa première nouvelle « Kourako » (publié en 1935) conte l’enthousiasme et le courage d’un ouvrier qualifié, devenu innovateur, des hauts fourneaux. 

 Son talent se révèle à partir du moment où il devient correspondant de guerre de 1941 à 1944, à la 8e division de fusiliers. Son œuvre essentielle est « La Chaussée de Volokolamsk »et les deux récits qui lui font suite « Quelques jours »et « La Réserve du général Panfilov ». 

Après la guerre, Bek reprend son service initial de laudateur du régime. Les récits et nouvelles, intitulés « Les travailleurs des hauts fourneaux » (1946), « Grain d’Acier » (1950) et « Les Jeunes Gens » (1956), sont consacrés au dévouement de l’homme soviétique. Les écrivains obéissent à la tendance réaliste-socialiste qui leur est exigée. Les thèmes sont clairement fixés par le régime : louer la reconstruction du pays, la poursuite de l’industrialisation, la réalisation du Plan, les problèmes de la condition kolkhozienne. De nos jours, cette lecture est plutôt insipide, mais répond aux modèles donnés par l’Union des Écrivains. 

Staline, triomphant et reconnu internationalement, a imposé ses exigences à Yalta et à Postdam : une véritable trahison de peuples à disposer d’eux-mêmes, dans l’indifférence des Alliés. Il est à la tête d’un empire aussi vaste que celui des tsars. Il n’a plus de raison à ménager les écrivains et reprend sa terreur intellectuelle qui n’indisposera pas du tout ladite « élite intellectuelle » française, cultivant une admiration béate à son endroit.

Bek meurt en 1972. En automne 1986, l’édition posthume « La nouvelle affectation », dont le titre provisoire avait été « Collision », sera publiée dans la revue « Znamia ».

« La Chaussée de Volokolamsk »

Ce premier volume de la trilogie se divise en deux parties : instruction préliminaire du soldat et premiers engagements sur le front. Les combats suivants feront l’objet de deux livres : « Quelques jours » et « La Réserve du Général Panfilov ». Ces trois publications seront publiées de 1943 à 1960.

Sommairement résumé, il s’agit de l’histoire d’un bataillon d’infanterie, formé à Alma-Ata (capitale du Kazakhstan), au dernier moment, c’est-à-dire au début du conflit germano-soviétique. Ce jeune bataillon sera engagé dans les combats acharnés, livrés devant Moscou, en octobre et novembre 1941. La mission, confiée à ses 700 hommes, consiste à interdire l’accès de la capitale aux Allemands, par la chaussée de Volokolamsk, en attendant les renforts.

Les personnages principaux : le commandant Baourdjan Momych-Ouly, le général Panfilov, les commandants de compagnies, les hommes de troupe, le commissaire politique, la guerre, la Patrie (et oui la Russie comme l'URSS avec l'Ukraine, le Kazakhstan !).

Général de division Panfilov

Une précision utile au préalable : le général Panfilov (1893-1941) a vraiment existé et n’est pas une invention de notre écrivain. Il est né à Petrovsk dans l’Empire russe, Oblast de Saratov (rappel : lieu de naissance de Bek). Avant qu’il intervienne, dans le récit de « La Chaussée de Volokolamsk », en tant que commandant de la 316e division d’infanterie, ses engagements militaires ont été les suivants : la Première Guerre mondiale, la guerre civile russe, la guerre polono-soviétique et la révolte des Basmachi. Il a embrassé la cause de l’Union soviétique en 1918. Il décède le 18 novembre 1941, à Volokolamsk.

Le personnage central qui assume le rôle de narrateur est le chef de bataillon Baourdjan Momych-Ouly, dit le commandant. Ce Kazakh revendique fièrement ses origines : des tribus nomades renommées pour leur endurance. Il possède une forte personnalité. Former une troupe solidement disciplinée, en recevant des hommes de nature plutôt indisciplinée et sans formation militaire, est son premier tour de force. Un tiers de ses soldats sont des Kazakhs, deux tiers sont des Russes et des Ukrainiens. 

Avant l’ouverture de la guerre, Momych-Ouly était officier d’artillerie. Considérant que ses connaissances en mathématiques étaient insuffisantes, des scrupules l’empêchent de prendre le commandement d’un groupe d’artillerie. La lecture d’une « Théorie du Tir d’artillerie », en 3 volumes, du Professeur Diakonov l’a amené à cette décision. Grâce à la protection du général Panfilov, chef humain et psychologue, il obtiendra un bataillon  d’infanterie. De ce même général, il apprend à conduire ses hommes avec sagesse et fermeté. Seule la guerre instruit véritablement et les chefs et les soldats : ce constat ne dispense nullement d’une solide et préalable instruction de base qui tient compte des expériences de combat et qui développe aussi bien l’endurance que la discipline. 

Après l’avancée fulgurante des troupes allemandes, la situation est désastreuse. Le moral des combattants s’en ressent. Sans cacher les difficultés, leur chef parvient à leur communiquer sa propre foi en une victoire possible et les moyens de les vaincre. Ses hommes se trouvent à l’arrière des principaux fronts. Ils apprennent l’arrivée imminente des Allemands. Chaque jour, des fuyards traversent leurs lignes pour se réfugier à Moscou. Ceux-ci véhiculent la peur et engendrent la démoralisation. Pour maintenir la discipline dans ses rangs, il doit, quoiqu’il lui en coûte parfois, se montrer impitoyable et ne laisser aucune place à aucune faiblesse, celle qui entraînerait ses hommes à la fuite. 

Ce commandant est animé d’une formidable passion qui est, comme il le dit, plus forte que celle procurée par une femme. Ainsi, il déclare, je cite : « Il naît dans le feu de la bataille un amour et une haine d’une telle violence que quiconque ne les a pas éprouvés ne saurait les imaginer. »

Conscience

Son apport est dans le regard qu’il porte sur lui-même, sur « cette lutte contre soi-même, lui, seul, à nu devant sa conscience ». Le lecteur apprend à connaître « quel combat peuvent se livrer la peur et la conscience ». Avec exactitude, il nous trace ce qui est attendu de la conscience du fantassin :

« Prenez un combattant qui monte à l’assaut avec sa compagnie : devant lui une mitrailleuse crépite, ses camarades tombent, mais lui, il rampe, il progresse toujours. Une heure passe, soixante minutes. Une minute, cela fait soixante secondes, et, à chaque seconde, il risque cent fois d’être tué. Mais il continue à ramper, il va de l’avant. C’est cela la conscience du soldat. » (p. 12)

Mutilé volontaire

Le cas du mutilé volontaire dans ses propres troupes confronte le chef à une décision difficile et pénible, mais nécessaire. Son sergent Barambaïev, qu’il aime comme chacun de ses hommes, est coupable d’une mutilation volontaire. Momych-Ouly est envahi par des sentiments de pitié. De plus, il lit dans les yeux de ses soldats une demande de pardon. Il ne peut se permettre cela, car comment ensuite maintenir la discipline nécessaire au cœur de l’action ? Accepter cet acte de peur serait le commencement d’une fissure, pouvant devenir une véritable brèche, dans le moral du bataillon. Il commande le feu de peloton, assuré par les hommes ayant été subordonnés à ce sergent. Son intention est bel et bien d’inscrire « dans leur esprit en lettres de sang : Pas de merci pour les traîtres ! Jamais ! ». Au combat il fallait que chacun sût : « qu’il cède à la peur, qu’il trahisse, il n’y aurait pas de pardon. » 

Cette exécution suscite des interrogations chez notre commandant. N’aurait-il pas tué en même temps ce qui faisait la force de ses hommes : l’amour de la vie ? N’aurait-il pas tué leur instinct de conservation ? Ainsi nous est posé ce débat intérieur du combattant en proie à deux sentiments apparemment contradictoires : le sentiment du devoir et l’instinct de conservation. Est-ce que la discipline serait cette troisième force qui donnerait la suprématie du sentiment du devoir sur l’autre ? Le général Panfilov donne la réponse : « le soldat monte au feu non pour mourir, mais pour vivre. » Dès lors, le rôle du chef est de développer cette volonté de survivre et cet instinct de conservation, propres à tous les combattants, dans cette rage de vaincre, d’une puissance formidable pour que l’être se défende et attaque à son tour avec toute son énergie possible, au lieu d’espérer un salut dans la fuite. 

Devant des hommes accablés, face à un avenir aussi incertain qu’inquiétant et au pessimisme qui les étreint, en raison de ce goût de vivre qui a disparu et de la mort de ce mutilé volontaire, Momych-Ouly décide de s’adresser à ses hommes afin de les animer d’un nouveau souffle. Au lieu de leur parler que de mort, il leur parlera de vie. Tenir à la vie, ce simple désir de vivre, s’appuie sur des actes, ce qui implique que l’homme ne creuse pas sa tombe par des actes. Sa troupe prend conscience que l’entraînement au tir, la progression par bonds, le jet de grenade, le camouflage, le creusement d’une tranchée sont des actes pour survivre. 

Enseignements du général Panfilov

Ce général est à l’écoute aussi bien des commandants que des hommes de la troupe. Toute expérience de combat fidèlement racontée lui est source  d’analyses et de suggestions opportunes. Une erreur enseigne une personne intelligente aussi bien qu’un succès. La classique mission de barrage de l’infanterie ne doit pas empêcher des prises de position offensive. Il s’agit de ne pas se condamner uniquement à la défensive. La règle essentielle est de se mettre en état de porter, chaque fois que la possibilité se présente, l’attaque à l’ennemi afin de semer le trouble dans son avancement. Ce général humain aime la justice et l’exactitude. Il s’informe de nombreux détails de la vie quotidienne du soldat, ce qui ne manque pas de surprendre notre chef de bataillon. Lorsqu’il donne un ordre, il a souci de savoir s’il a été bien compris et il en contrôle l’exécution lors de visites inopinées. Il ne fixe pas des délais impossibles à respecter pour accomplir tel ou tel travail, car il sait que la crédibilité en la valeur de son jugement s’en ressentirait. 

Un ordre

Pour Momych-Ouly, en cas de guerre, il existe une seule loi : l’ordre du commandant. Il a une façon bien à lui de régler ses hommes à ce principe. Écoutez cette citation qui vous le dépeindra mieux que tout autre commentaire : 

« S’il y en a parmi vous dont l’opinion ne concorde pas avec la mienne, ils peuvent la mettre dans leur poche et leur mouchoir par-dessus. L’ordre militaire est un ordre sévère, mais sans lui il ne saurait y avoir d’armée. Vous voulez repousser l’ennemi qui s’est jeté sur notre pays et tente de le réduire en esclavage ? Alors, sachez que les ordres que je vous donne sont les seuls qui forgeront notre victoire. »

Lui-même a peiné pour accepter la discipline. Il a connu des sentiments d’humiliation et de révolte en recevant des ordres brefs et autoritaires. Les étapes vécues de la vie militaire et surtout l’expérience de la guerre lui apprennent « la nécessité absolue de se soumettre sans murmure à la volonté de ses supérieurs. » (p. 77) Il souligne encore : « C’est le fondement même de l’armée. Sans cela, pas un homme, quel que soit son attachement à la patrie, ne saurait gagner une bataille. »

Lors d’une marche d’entraînement de 50 km, il démontre l’utilité d’un ordre de paquetage respecté qui facilite la marche, la nécessité de respecter des distances entre les différentes compagnies. Les chefs de section y apprennent à tenir leurs hommes en main, alors que la chaleur les accable et que le terrain demande des efforts. Tout en développant l’endurance, un sentiment important de cohésion se crée au sein de la troupe. 

En guerre

Sur le théâtre des opérations, le général Panfilov mène une inspection. Il corrige des plans de défense sur le terrain, donc de façon concrète. Les fantassins ne doivent pas occuper des positions d’attente, mais se mettre en capacité d’attaquer l’ennemi en portant des coups décisifs : une défensive qui soit offensive. Il prend soin de parler à tous les hommes du cuisinier au mitrailleur ou au spécialiste antichar. Il tient des propos encourageants. Voici la définition qu’il donne du combattant :

« Qu’est-ce qu’un combattant ? Un homme qui obéit à tout le monde, se met au garde-à-vous devant chaque officier, exécute les ordres. Il est à l’échelon le plus bas de la hiérarchie, comme on disait autrefois. Mais qu’est-ce qu’un ordre sans lui ? Rien qu’une pensée, un jeu de l’esprit, un rêve. L’ordre le plus parfait, le mieux conçu, resterait à l’état de rêve, de fantaisie, si le combattant était mal préparé. Une armée prête, c’est avant tout des hommes prêts. Ce sont eux qui déterminent le sort des combats. » (p.96)

Attaque réussie et impact moral

L’attaque du village de Sérida, occupé par les Allemands trop sûrs d’eux, est riche d’enseignements : face aux positions soviétiques, ce village-étape pour la force ennemie dispose de stocks de vivres, de munition et de combustible. Objectif idéal pour perturber le ravitaillement des troupes, la mission de Momych-Ouly est donnée à une compagnie de 100 hommes de la façon suivante : 

Pénétrer dans Sérida par surprise

Éliminer tout Allemand armé

Incendier les dépôts

Faire des prisonniers

Miner les accès, si le temps le permet.

Cette action rapide n’entraînait pas l’occupation du bourg et exigeait le retour de la troupe le lendemain. Le succès de cette opération a eu une grande influence sur le moral de la troupe. Elle comprenait enfin que l’ennemi n’était pas invincible. Ainsi la peur était vaincue en son sein. 

Avec cet évènement, nous sommes à la fin de la première partie de « La Chaussée de Volokolamsk ». Elle illustre deux réalités : il n’est pas facile de devenir soldat et il n’est pas facile à un chef de discipliner sa troupe. La deuxième partie illustre le fait que de conduire la guerre est encore plus difficile : chaque homme doit cultiver la volonté de se battre et le commandant doit assurer ses responsabilités de chef dans l’incertitude parfois quant aux positions de l’ennemi ou même de ses troupes voisines. Le bataillon de Momych-Ouly devient la Réserve du général Panfilov. Elle livrera 35 combats dans les moments les plus désespérés. 

Le problème de ce chef de bataillon n’est pas mince. Au moyen de 700 hommes, il doit tenir un front de 7 km face à une division allemande ! Derrière sa ligne, il y a Moscou. Il constitue donc le dernier rempart de la capitale. Réfléchissant sur les possibilités ennemies, il sent que le seul et unique avantage sur l’ennemi repose sur un constat : sa victoire rapide et son avancée sur plusieurs milliers de kilomètres l’ont conduit à sous-estimer la force soviétique et à une routine qui permettent l’usage de la surprise contre lui. 

Les Allemands pratiquaient la technique de l’encerclement. Ils perçaient les lignes de leur adversaire sur plusieurs points à la fois pour identifier le point faible. Sur la brèche ouverte, ils fonçaient en avant avec leurs chars, leurs camions, leurs motocyclettes. Ils encerclaient ensuite les poches de résistance pour les anéantir.

Momych-Ouly étudie le terrain et les informations réunies sur l’adversaire. Il remarque que les Allemands se concentrent sur les voies d’accès en négligeant les bois et les ravins. Il décide de prendre l’ennemi à revers quand l’occasion se présente. Son idée est de leur tendre un piège et de les attaquer par-derrière avant qu’ils puissent se déployer pour effectuer un encerclement et que lui-même soit pris entre deux feux. 

Ainsi il répond à l’attente du général Panfilov qui l’engageait à prendre l’initiative au combat afin d’imposer son jeu à l’ennemi. Contraindre celui-ci à attaquer pour rien ralentit sa progression, toujours basée sur la rapidité. Cela exige une grande mobilité des troupes soviétiques. 

La tactique adoptée est la suivante : contraindre l’ennemi à se déployer prématurément, effectuer plusieurs attaques successives chaque fois que nécessaire, effectuer les décrochements de nuit pour harceler l’adversaire sur une autre position. 

Les ordres sont donnés, il ne reste plus qu’à se battre. Pour le lecteur qui s’intéresse à la manœuvre, je ne peux que l’encourager à lire le livre !

Ordre et discipline

« La guerre, ce sont deux conceptions qui s’affrontent, deux ordres qui se donnent. L’une de ces conceptions, l’un de ses ordre demeure irréalisé. Pourquoi ? »

La question est essentielle. Voici la réponse de notre chef de bataillon.

Le succès des manœuvres est dû à la réussite du message délivré à ses hommes : la discipline alliée à une initiative raisonnée a plus de prix dans le combat que la témérité. La fermeté dans l’action est exigée jusqu’au dernier moment. Par exemple, il n’acceptera pas qu’un commandant de compagnie (Zaïev) décroche de ses positions sans en avoir reçu l’ordre : cause de la panique suivie de la débandade générale des hommes de celui-ci. Sa faute sera condamnée par le déshonneur : enlèvement de ses insignes de grade, comparution devant un tribunal militaire. Une action d’éclat ultérieure lui permettra de retrouver sa fonction. 

L’importance de l’ordre est souvent mise à l’évidence, car seul « un ordre peut arracher l’homme des griffes de la peur et peut modifier en lui non seulement ce qui y avaient inoculé l’instruction militaire et la discipline, mais toutes les ressources du courage : le sens du devoir, l’honneur, le patriotisme. »

Ce commandant de compagnie a subi une défaite, car il n’a pas su donner un ordre à temps. Le chef de bataillon sera plus mesuré quant au blâme à celui-ci lorsqu’il réalisera qu’à sa tactique, l’ennemi avait déjà réussi une riposte qui l’avait complètement surpris ! 

Démoralisation

« La démoralisation ! on connaît cela depuis les temps les plus anciens. Et depuis les temps les plus anciens, on l’obtient par la surprise. N’est-ce pas là tout l’art de la guerre, tout le secret de la tactique ? frapper l’ennemi sans crier gare et garder ses troupes contre ce même danger ? »

Les violentes préparations de tirs d’artillerie sont effectuées dans ce but : d’où la nécessité d’une grande quantité de munitions. Il est essentiel que les fantassins se dispersent autant que possible dans le terrain pour limiter les pertes humaines. Cette vision de feux, de flammes, de terre qui s’élève autour de soi, les cris des blessés et la vue de cadavres de ses camarades éprouvent inévitablement le moral du fantassin. Pour les Soviétiques, il ne s’agit pas de répliquer immédiatement par son artillerie aux tirs allemands : au préalable, il convient de repérer leurs pièces pour engager un contre-feu efficace. Au bout de 7 heures de bombardement, les Allemands ne peuvent plus quitter leurs positions : ils sont bloqués. 

Feu de salve de l’infanterie

Devant les forces infiniment supérieures, les Soviétiques sont obligés de décrocher le long de la chaussée de Volokolamsk : la retraite (tactique de la spirale) se réalise pas à pas et de façon méthodique, en créant des pertes à l’ennemi chaque fois que cela est possible. 

Les consignes du commandement suprême sont impitoyables : finalement même encerclés, les hommes ne doivent cesser de se battre; nul n’a le droit de se rendre; la dernière cartouche est pour le combattant lui-même.

Diriger une bataille ne consiste pas seulement à régler le tir et la manœuvre, le commandant motive sa troupe par son attitude, avec laquelle il gouverne le moral de la troupe, même dans les situations les plus critiques. Le tir, le feu de salve de l’infanterie, est le facteur décisif, la meilleure arme psychologique sur l’adversaire. S’il y est ajouté l’effet de surprise il est certain que les centres nerveux de l’ennemi sont paralysés, sa pensée neutralisée : du moins suffisamment pour le dominer ou l’éliminer. Momich-Ouly applique le principe de Panfilov qui préconisait de : « ménager les hommes. Les ménager non en paroles, mais par l’action, le feu. » Aussi notre commandant de bataillon, fort de son expérience du combat, conclut :

« l’infanterie, on la ménage par le feu et par la manœuvre, on lui dégage la voie, on lui fait place nette par le feu, rien que par lui. » (p. 280)

Le chef infanterie doit savoir décider, car l’artillerie ne suffit pas : elle ne fera pas partir les fusils à la place des fusiliers. La puissance du feu de salve, qui se commande et donc se planifie, paralyse presque à coup sûr les réactions de l’ennemi.

Le général Panfilov inaugure une tactique nouvelle pour les Soviétiques qu’il nommait « la guerre en spirale ». Il est à noter que Dumouriez (1739-1823) avait usé de ce procédé qu’il a d’ailleurs conseillé aux guérilleros espagnols luttant contre Napoléon. Elle consiste à attaquer l’ennemi par de petites unités, à le surprendre, à le harceler afin de lui créer un climat d’incertitude et ainsi ralentir efficacement son avancée en lui causant des pertes. Cet objectif fut atteint, car les renforts purent arriver alors que les Allemands perdaient un temps précieux à poursuivre un adversaire insaisissable. 

Conclusion

Il est évident qu’un communiste de 1944 lit se livre comme un texte sacré de sa nouvelle religion, le communisme. De nos jours, une autre lecture a véritablement son intérêt : les relations humaines au sein de la troupe et face aux multiples dangers du combat. 

Ce récit dramatique est remarquable par sa sobriété, sa concision et sa passion contenue, mais qui perce à chaque ligne. Son intérêt réside dans son objectivité et un certain non-conformisme original pour la période de sa rédaction. L’auteur n’invente rien quant à l’esprit du combattant : il a été correspondant de guerre et l’ambiance du front lui est familière, d’où ses accents de vérité. Le courage et la foi qui animent le commandant de bataillon irriguent le moral de la troupe : ce lien est capital pour le succès des opérations qui dépend de cette constante espérance en la victoire avec la force de la discipline à tous les degrés de la hiérarchie. 

De plus, certains chapitres sont véritablement de la poésie qui nous amène au-dessus de la pure connaissance militaire, pour nous amener à méditer plus sur ce que l’on sent que ce que l’on comprend. La guerre étant une passion plus forte que l’amour, étant un art, elle exige aussi cette connaissance intuitive qu’offre la poésie, ce merveilleux instrument de la pensée qui exprime tout ce qui n’est pas concevable par la raison. 

Antoine Schülé

Contact : antoine.schule@free.fr

À la demande de quelques-uns d’entre vous, voici en supplément une sélection d'extraits de « Quelques jours » :

Toast

« Le monde tient par la force de l’amitié. Buvons aux amis fidèles, camarades. Buvons à la fraternité des armes. » (p. 20)


Panfilov

“...le point faible de Panfilov : il avait une attitude si peu autoritaire, fuyait avec tant d’évidence le respect hiérarchique que bien souvent, et au mépris de toute règle, non seulement un commandant de bataillon, mais un chef de section ou même un simple soldat, lui adressaient la parole sans y être convié. » (p. 28)

« Jadis, je m’étais étonné des manières douces, si peu martiales, si peu autoritaires de Panfilov, de sa propension à s’entourer de conseils, à réfléchir à haute voix. Lorsqu’il s’adressait à ses subordonnés, rien en lui ne révélait le chef : “camarade Momych-Ouly”, “camarade Dorfman”. Il avait la voix assez faible, teintée de la raucité des vieux fumeurs, il détestait et il interdisait qu’on adoptât en sa présence une attitude gourmée, et était comme incapable de prendre un ton de commandement. Nous nous étions vite habitués à cela. » (p. 31)

Du chaos ordre nouveau (citation d’Engels ?)

« Il y a un endroit où il dit - je crois bien que c’est lui- qu’en matière militaire, le désordre est parfois un ordre nouveau. » (p. 36)

Incertitude du chef reconnue (Panfilov)

« - Je suis dans le doute, j’hésite camarade Momych-Ouly. La décision ne m’appartient plus. Le temps non plus.

En une seconde, le recul qu’il m’avait inspiré se mua en tendresse et en affection, c’était un homme juste, il était honnête avec moi, il ne jouait pas les infaillibles. » (p. 37)

Confiance en son subordonné

« - Ce qui se passe là - dit-il en posant à nouveau son crayon sur la brèche nord - je l’ignore. Vous aurez peut-être à prendre des initiatives tout seul. Faites-le sans hésiter, vous avez ma confiance. Peut-être vous enverrai-je des renseignements complémentaires lorsque vous serez en route. Eh bien, camarade Momych-Ouly… - il me tendit la main, serra fortement la mienne- j’ai confiance en vous. Vous ne perdrez jamais la face.

- Jamais - répétai-je fermement. […]

- Une chose encore : ne négligez aucune précaution. Laissez l’avant-garde [ennemie] venir au contact la première. Tâtez le terrain, et avec le gros de vos forces, faufilez-vous tout doucettement… Avec un peu de chance, vous arriverez à les déloger sans trop de pertes. “ (p. 38)

Le rire

Le rire de mes soldats m’est toujours un réconfort. Ces hommes fatigués, qu’on a envoyés se perdre dans l’inconnu de cette plaine sombre, m’apprennent sans le savoir ce que c’est que le cran, à moi, leur commandant.” (p. 52)

Dangers de la boue

“Quand un obus éclate trop près d’eux, les hommes se laissent tomber dans la fange et s’y enfoncent. Quelques instants plus tard, ils bondissent, épaulent leur fusil, mais ce n’est plus qu’un lourd bâton terminé par une baïonnette, ce n’est plus une arme à feu. Le canon et la culasse sont pleins de boue. Ils ne peuvent plus tirer. Le claquement du fusil mitrailleur avec lequel Zaïev était parti à l’assaut s’est tu de même. La mitrailleuse de Blokha est encrassée, elle aussi, ne fonctionne plus.

La boue a eu raison de notre tir, les uns après les autres, mitrailleuses et fusils ont refusé tout service.

Collés au sol visqueux et froid, des hommes se terrent çà et là. J’avance toujours, en proie à de sombres pensées. Zaïev me rejoint, désespéré, anéanti.

- Vous avez vu ce qui arrive, camarade commandant ? - dit-il d’une voix indistincte.

- La bretelle , maintenant noire de boue, pend toujours sur sa poitrine. Il a jeté son fusil-mitrailleur sur son épaule, crosse en l’air, comme un gourdin. J’ordonne d’enlever les mitrailleuses du champ de bataille, d’aller les porter au plemkhoz [ferme] qui s’élève non loin de là, au pied d’une butte, de les nettoyer, les graisser, et de revenir.

- Débrouille-toi pour mettre tes hommes à l’abri, et qu’ils se grouillent de nettoyer leurs fusils. Assure-toi une protection.” (pp. 64-65) 

Se convaincre (sous le feu d’artillerie préliminaire ennemi) 

“Redresse-toi, Baourdjan ! L’ennemi cherche à te terroriser, à détruire ton moral avant la bataille : à toi de conserver ton bon sens, ton sang-froid, ta clairvoyance.” (p. 83)

Questions lors de l’engagement

“Pourquoi suis-je vivant ? Au nom de quoi la fais-je, cette guerre ? Au nom de quoi suis-je prêt à mourir sur la terre fangeuse des environs de Moscou ? Moi, fils des steppes lointaines, du lointain Kazakhstan, de l’Asie, au nom de quoi suis-je là, me battant pour Moscou, défendant cette terre où ni mon père, ni mon grand-père, ni mes aïeux n’ont jamais mis le pied ? Je me bats avec une passion que je n’avais jamais connue, que la femme la plus aimée n’aurait jamais su éveiller en moi. D’où me vient-elle cette passion ? 

Les Kazakhs disent que le bonheur de l’homme est là où on lui fait confiance, là où on l’aime.

Et je me souviens encore de ce proverbe-ci : ‘mieux vaut être balayeur dans sa tribu que sultan dans un autre.’ L’Union soviétique est ma tribu, mon immense patrie. Dans n’importe laquelle de ses contrées, j’éprouve le bonheur de l’égalité, de la liberté. 

Moi, un Kazakh, fier d’appartenir au peuple des steppes, fier de ses traditions, de ses chansons, de son histoire, je suis fier à présente de mon titre d’officier de l’Armée rouge, fier de commander un bataillon de soldats soviétiques : russes, ukrainiens, kazakh.” (p. 87)

Conviction

“Nous sommes toi et moi des guerriers, notre métier est un métier noble. La mort est un risque normal, inhérent à notre profession.” (p. 103)

Supérieur hiérarchique défaillant

“Son grade est de faible secours à un supérieur lorsqu’il est en face d’un subordonné devant lequel il a failli aux lois de l’honneur.” (p. 117)

Carte

“ - Personne ne viendra nous déranger aujourd’hui, camarade Momych-Ouly. Nous allons bavarder tranquillement tous les trois. Mettez-vous à l’aise. Nous sommes tout ouïe.

Je regardai involontairement derrière moi. ‘Nous allons bavarder tous les trois, nous sommes tout ouïe.’ Qui çà, nous ?

Il n’y avait personne dans la pièce, en dehors de Panfilov.

- Oui, oui, - répéta Panfilov - - Moi et ma carte. Elle aussi , çà ne lui fait pas de mal écouter. Venez la voir un peu, penchez-vous donc sur elle.” (p. 119) 

Points d’appui et intervalles

- Camarade général, je ne comprends pas… Où est le front ?

- Mais là où vous le voyez, camarade Momych-Ouly.

- Mais ce que je vois. Où sont nos lignes ? Je ne les vois pas.

Je dois dire que dans ce temps-là, j’imaginais toujours le front comme une ligne continue.

- Nos lignes ? - Panfilov éclata de rire. C’était peut-être la première fois que je l’entendais rire depuis que l’on se battait devant Moscou. 

- A quoi nous serviraient des lignes ? Mettez-vous un peu à la place de l’ennemi, camarade Momych-Ouly. Regardez bien : ceci, ce sont les points d’appui, les nœuds de notre défense. Les intervalles sont sous notre feu. Il ne viendra pas s’y frotter. Et s’il vient, grand bien lui fasse : il ne fera passer ni un engin ni un canon. 

Logistique

Je qualifiais des pires épithètes l’attitude de certains chefs militaires capables d’abandonner sans munitions et sans pain des soldats qui ne sont pas des leurs, c’est-à-dire qui n’appartiennent pas à leur régiment.

- Votre colonel se fout du sort de mon bataillon - criai-je - il se fout de savoir que mes hommes n’ont rien dans le ventre ! S’il nous envoyait des munitions, au moins ! On peut nous égorger comme des poulets demain, çà ne l’empêchera pas de dormir votre colonel ! » (p. 136)

Retraite (acceptation difficile)

« J’étais en proie à de sombres pensées. Pourquoi, pourquoi reculions-nous ? Pourquoi dès le début, la guerre avait-elle si dure, si malheureuse ?

Il n’y a pas si longtemps, en mai, en juin de cette année tragique, des panonceaux proclamaient en tous lieux : “Qu’on nous touche seulement, et nous porterons la guerre en territoire ennemi.”

Attaquer, toujours attaquer, marcher en avant, voilà ce qui avait été l’esprit de notre armée, l’esprit des plans quinquennaux qui avaient précédé la guerre, l’esprit de notre génération. L’idée de combats défensifs ne nous avaient même pas effleurés (tout au moins de toute ma carrière d’officier), nous ne nous étions jamais occupés de la tactique et de la théorie du repli. Le mot même de “retraite” avait été rayé de notre règlement.

Alors pourquoi, pourquoi reculions-nous ? » (p. 159)

Motivation

" Ce que nous portions, ce n’était pas seulement notre équipement, c’était aussi invisible, sacré, ce en quoi nous croyions : la fidélité au drapeau, la fidélité à l’évangile révolutionnaire, notre devoir de soldat, notre sens moral, notre honneur, tout ce qui était notre foi.

Et de nouveau, la voix rauque de Zaïev me redit à l’oreille son toast de Volokolamsk :

Nous n’avons pas d’autre chemin

Que ce fusil dans notre main ! »

(p.160)

Blessés abandonnés (à retrouver)

« - Camarades ! Le capitaine-médecin Belenkov a abandonné nos blessés. Le fourgon sanitaire est resté en arrière dans la forêt. Nous allons retourner à l’endroit où nous l’avons laissé. Nous allons y retourner, et en ordre, au complet, nous n’avons pas le droit de diviser nos forces. Je charge les commandants d’unités d’expliquer à leurs hommes que nous allons apporter secours à nos camarades hors de combat que nous avons abandonnés. » (p.165)

Dégradation du capitaine-médecin Belenkov

« - Belenkov, vous vous êtes conduit comme un lâche, vous vous êtes déshonoré, vous avez abandonné vos blessés, je vous dégrade. Vous êtes indigne du nom de capitaine soviétique, du titre de médecin militaire. Rendez-moi vos insignes, votre trousse et votre équipement. » (p. 167)

Discipline, malgré la faim

« Je dis à mes hommes :

- Nous sommes ici quatre cent cinquante citoyens soviétiques en armes isolés en territoire occupé par les Allemands. Notre mission est de rejoindre nos troupes. Et non seulement de les rejoindre, mais aussi de détruire l’ennemi, d’empêcher sa progression. En outre, il va aussi falloir nous battre avec la faim. La faim qui est là, à nous guetter, est un ennemi terrible qui va tenter d’ébranler, de briser notre volonté. Elle va se jeter sur nous comme un loup enragé, essayer d’annihiler notre sens du devoir, notre fidélité à notre serment, et à la grande loi du peuple soviétique : surmonter toutes les difficultés, ne jamais céder. Notre force essentielle en ce moment, c’est la discipline.

Puis je les informai que j’avais dégradé Belenkov. Et je continuai :

- Camarades soldats et gradés ! En raison des conditions particulières où nous nous trouvons, j’ai donné l’ordre de sanctionner par la mort tout acte d’insubordination. Toute manifestation de peur ou de faiblesse sera punie de mort. » (pp. 171-172)

PC dans une isba

« Affamé, harassé, furieux, je le suivis dans l’isba où il s’était installé. Des crayons minutieusement taillés, un encrier et une plume, du papier blanc, une carte était posée sur une table poussée contre la fenêtre d’une pièce avenante, bien dégagée, séparée du reste de l’habitation par l’entrée. Le large lit était soigneusement recouvert d’une toile de tente tirée au carré. En guise de tapis, des branches de sapin étaient généreusement répandues sur le sol. Nos serviettes de toilette étaient accrochées à des clous contre le mur. La main méticuleuse de Rakhimov se devinait partout. » (p. 176) 

« On y a installé le téléphone, un agent de liaison y est de garde. Les positions du bataillon sont reportées sur la carte dépliée à travers de la table, sur le coin de laquelle Rakhimov prêt à me faire son rapport a posé un état couvert de chiffres : effectifs par unité et renseignements divers. » (p.203) 

Goinfrerie (après avoir connu la faim)

« Nous payâmes tous la goinfrerie à laquelle nous nous étions laissé aller après quatre jours de jeûne. Les hommes se tordaient tant ils souffraient de l’intestin. Ils étaient totalement hors d’état de se battre. Sentinelles, piquets de garde, soldats dans leurs tranchées, état-major, tous étaient malades. » (p. 184)

Expérience (la meilleure école)

« - Analysons donc, camarade Momych-Ouly, ce que nous avons appris ces quelques jours [de combats]. 

Je lui avais entendu dire une fois : “La guerre ne doit-elle pas être analysée ? Mes troupes sont mon École de Guerre. Votre bataillon est la vôtre.” (p.189)

Brouillard de la guerre

“ - Vous vous dîtes sans doute : ‘Qu’il m’explique pourquoi nous reculons pourquoi les Allemands nous pourchassent depuis si longtemps, pourquoi nous les avons laissé arriver aux abords de Moscou ? Qu’il me l’explique !’C’est bien ça que vous vous dites ?

- Oui, répondis-je sans détour.

Panfilov se leva, se pencha sur mon oreille; je remarquai de nouveau le sourire malin qui se cachait sous sa moustache.

- Je vais vous le dire, camarade Momych-Ouly. - Ses paroles étaient pleines de mystère, j’attendais un aveu.

- Je vais vois le dire : je n’en sais rien.

 En me voyant changer d’expression, Panfilov éclata de rire.” (pp.189-190) 

[…]

- Ce que nous ignorons, nous l’ignorons. Un jour l’histoire s’en saisira, et fera la lumière… Mais l’activité de la division, nous la connaissons. Et il est de notre devoir de savoir la définir. » (p.190)

Faute

« - La voilà notre faute, camarade Momych-Ouly, c’est que nous avons négligé les faits. Mais les faits ne pardonnent pas. Vous comprenez ? » (p.190)

Âme

« - L’âme ? C’est quelque chose qui compte. Savez-vous ce que c’est l’âme, camarade Momych-Ouly ?

Sentant que le ton de la conversation était toujours aussi libre, je risquai une plaisanterie :

- C’est une question à laquelle ni les Cent Préceptes de Mahomet ni aucun des quatre Évangiles ne donnent de réponse. Alors que voulez-vous que je vous dise ?

- - Non, non, camarade Momych-Ouly. Vous le savez parfaitement… Vous le savez en tant que commandant, en tant que chef de guerre. L’âme humaine peut être l’arme la plus terrible. N’êtes-vous pas d’accord ? » (p.191) 

Résistance et conviction

« - Qu’est-ce que la guerre a prouvé ? Les Allemands ont percé nos lignes. Et plus d’une fois. A chaque fois nos unités, des compagnies isolées, parfois même des sections, se sont retrouvées sans liaison, coupées de tout, dépourvues de commandement. Quelques-uns ont jeté les armes, mais les autres… les autres ont résisté. Et cette résistance apparemment inorganisée a causé de de telles pertes à l’ennemi, qu’il serait difficile de les évaluer. Coupé de son commandement, abandonné à lui-même, l’homme soviétique, l’homme formé par le parti, s’est révélé capable de prendre ses décisions tout seul, d’agir sans ordre, poussé par sa seule force intérieure, par sa conviction intérieure. “ (p.192)

Erreur reconnue

[Panfilov, général, à Dorfmann, rédacteur d’un rapport au commandement supérieur]

- … Vous direz clairement et sans ambages que nous avons fait une erreur indiscutable. Que cette erreur consiste à ne point avoir enfreint de façon formelle les règles classiques du dispositif de défense. Car, bien inscrites dans le règlement, ces règles sont totalement périmées.” (p.197)

Règlement

“ - Comme vous le voyez […] c’est à notre règlement de combat que nous livrons bataille. C’est la guerre, l’expérience de la guerre qui permet d’en établir les lois. Or, le règlement actuel est le reflet des guerres passées. La guerre nouvelle le réduit en poussière. Et les chefs, poussés aux dernières extrémités par des combats désespérés, sont contraints de l’enfreindre.

[…]

- Vous l’avez enfreint, puis vous êtes venu me le dire. Moi, je l’ai dit au général commandant l’Armée, qui le dira en haut lieu… Et c’est ainsi qu’avant que le nouveau règlement se soit cristallisé, qu’il ait été signé, des milliers de chefs l’auront déjà élaboré au cours de leurs combats.” (p.198)

Retraite

Une retraite […] ce n’est pas une débandade, c’est un des types de combats les plus difficiles. L’art de la retraite n’est pas à la portée du premier venu. Notre mission est d’interdire à l’ennemi une avance rapide, de le harceler, de tenir les routes que pourraient emprunter leurs unités motorisées. Et ces troupes-là, regardez bien votre carte, il n’y en a pas beaucoup. Si nous opérons un repli bien concerté, il perdra quatre à six semaines avant d’arriver devant les défenses d’Istra. » (p.200)

Méditer (avant d’agir)

« Il ne vivait que pour cette idée [la manœuvre en spirale], elle le possédait : un dispositif de défense nouveau, un ordre de bataille inédit; et il y revenait toujours et sans cesse. Comment appeler cela ? J’ai trouvé un jour dans un livre l’expression “méditation inlassable”. Je crois qu’il n’y a rien de plus adéquat. Un chef militaire, qui se trouve être un créateur, passe inlassablement son temps à supputer, à imaginer tous les aspects que pourra prendre la bataille qui l’attend. Que devra-t-il faire si les choses tournent cette manière-ci ? Et qu’entreprendre se elles se présentent de celles-là ? Voilà pourquoi un chef comme celui-là contrôle tout lui-même jusqu’à complète saturation, et revient avec insistance sur un sujet qu’il a déjà examiné avec ses subordonnés. Là où tu vois son but, il y a quelque chose qu’il a d’abord dû mûrir, porter à son terme. Et lorsqu’il se sent compris, cela le remplit de joie ? (pp. 219-220)

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Vous trouverez d’autres articles en consultant la bibliographie du site antoineschulehistoire.blogspot.com

Thèmes traités : Histoire médiévale et contemporaine; Histoire de la guerre et de la sécurité (de l’antiquité à nos jours); Géopolitique; Histoire de la vallée de la Cèze (Gard, France); Littérature; Poésie; Spiritualité (chrétienne et autres); Maurice Zundel.

Pays traités plus spécialement : Suisse, France, Allemagne, Europe.

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 Bibliographie

Collection « Littératures soviétiques »NRF Gallimard. Paris.


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La trilogie a été éditée en français, dans la collection “Littératures soviétiques”, dirigée par le communiste Louis Aragon (directeur de 1956 à 1980), converti au communisme en 1930, alors qu’il a écrit contre la France, sa patrie, des textes violents. Il publie cette trilogie pour l’Armée et pour la Patrie, dans le cadre de l’URSS, alors qu’il a participé à de nombreuses campagnes antimilitaristes et antipatriotiques en France. Pour mémoire, voici quelques extraits qui se passent de tout commentaire et je vous laisse le soin de conclure :

Avec Paul Eluard et Marcel Fourrier, il a signé un manifeste “La Révolution d’abord et toujours” en 1925 où il est proclamé : “C’est au tour des Mongols de camper sur nos places… Plus encore que le patriotisme qui est une hystérie comme une autre, mais plus creuse et plus mortelle qu’une autre, ce qui nous répugne c’est l’idée de Patrie, qui est vraiment le concept le plus bestial .” Dans son livre “Traité de style” (NRF, 1929), il maintient sa position de façon claire : “ J’ai bien l’honneur, chez moi, dans ce livre, à cette place, de dire très consciemment ”Je conchie l’Armée française » dans sa totalité. » 

Cette « lumière intellectuelle » (donc de gauche bien entendu : l’Autre n’est au mieux qu’un infâme obscurantiste et réactionnaire, et, au pire, un fasciste, voire même un naziste) a écrit une ode pour la Guépéou (police d'Etat de 1922 à 1934 et connue pour des pratiques inadmissibles) dans «Persécuté, persécuteur », éd. Denoël et Steele (pp. 82-83) :

J’appelle la terreur du fond de mes poumons…

Je chante le Guépéou qui se forme

En France à l’heure qu’il est.

Je chante le nécessaire Guépéou de France.

Dans son écrit « Aux enfants rouges », il a écrit :

« Les trois couleurs à la voirie

Le drapeau rouge est le meilleur

Leur France, jeune travailleur

N’est aucunement ta patrie. »

Il s’est même réjoui du pacte germano-soviétique. Publié sous l’occupation allemande et donc ne subissant pas sa censure de même que son épouse Elsa Triolet (née Kagan), il s’affirmait avoir été un « Résistant » et, à la Libération, il s’engagea au «Comité National des Écrivains» pour épurer les milieux littéraires français ! Faut-il en dire plus ?

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Alexandre Bek (trad. du russe par Lily Denis) : La Chaussée de Volokolamsk. 1965. 298 p. 

Alexandre Bek (trad. du russe par Lily Denis) : Quelques jours.1962. 240 p.

Alexandre Bek (trad. du russe par Lily Denis) : La réserve du général Panfilov. 1963. 232 p.

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Alexandre Bek (trad. du russe par Marianne Gourg) : La nouvelle affectation. Ed Messidor. 1988. 300 p. Notre auteur n’a jamais vu la parution en livre de son manuscrit auquel il avait donné pour titre à l’origine : « Collision ».

Autres :

Revue d’information et de documentation. Service de l’État-major général . Section des renseignements. Bureau étude 4/1964, 2  articles

La réserve du général Panfilov. Extraits pp. 69-91. 

Momysch -Uly und die Nationale Volksarmee (maj Hermann Knäfel « Nationale Volksarmee, DDR) pp. 19- 32.

Revue d’information et de documentation. Groupement de l’État-major général. Groupe renseignement et sécurité 3/1972 : La Chaussée de Volokolamsk. Un texte de base soviétique. 76 p. Il s’agit d’un recueil d’extraits.