mercredi 22 octobre 2025

Neutralisation de la Savoie (1815 à 1920)

 Neutralisation de la Savoie et neutralité de la Suisse.

par Antoine Schülé, historien.

En hommage à Honoré Coquet.


Les régions du Faucigny, du Chablais et du Genevois, 

que la géographie avait placées 

dans les frontières naturelles de la Suisse, 

sont cependant toujours restées 

en dehors du groupement politique de la Confédération.”

M. Cramer, rapport au Chef Département politique, 28.06.1918

Avec l’affaire du val des Dappes (consulter mon blog), je vous avais déjà proposé l’analyse de la création d’une partie jurassienne de la frontière franco-suisse et les questions juridiques qu’elle posait. Avec l’affaire de Savoie, nous aborderons plusieurs sujets : la neutralité, la neutralisation, la frontière dite naturelle, les échanges territoriaux, les relations diplomatiques, les prétentions militaires des uns et des autres... 

Un diplomate, un homme politique de nos jours et un conseiller militaire, tous ayant encore une capacité de réflexion, comprendront que l’histoire nous confronte à des situations complexes qui ont déjà trouvé des solutions dans le passé, malgré la multiplicité des intérêts mis en jeu. La décision finale dépend parfois du poids politique d’un pays qui ne semblait pas concerné à première vue.

En effet, de 1814 à 1919, le statut particulier de la Savoie suscite régulièrement des problèmes aux gouvernements, aux militaires, aux diplomates comme aux juristes des grandes puissances européennes. 

La rapide synthèse se propose de porter un éclairage sur l'évolution de la valeur de la Savoie dans la perspective d’une défense de la Confédération suisse au 19e et 20e siècle. Je vous invite à lire cette communication avec des cartes et après avoir observé, au préalable, les reliefs du Lac Léman (et non le lac de Genève) jusqu’à Nice.

Neutralité et neutralisation.

Par la déclaration du 20 novembre 1815, les Puissances (Angleterre, Prusse, Autriche, Russie) assimilent la neutralité de la Suisse à celle de la Savoie, alors que les participants et les témoignages écrits des discussions préalables font état d’une neutralisation. 

La première difficulté est de savoir ce que le mot «neutralité » signifie pour les diplomates et les juristes, auteurs du texte. Une lecture stricte démontre que sa concrétisation dans les faits est rendue difficile, car les termes adoptés sont suffisamment vagues, voir contradictoires pour alimenter un débat d’une durée de 104 ans. Le gouvernement suisse pense et agit dans l’idée qu’elle se fait de la “neutralisation” de la Savoie, alors que les Puissances signataires ne distinguent pas toujours la différence entre «neutralité » et «neutralisation ». Cette confusion des termes est aussi révélatrice des modes de pensée du moment. Sans aucun doute, l’attitude de la Suisse depuis 1789 et jusqu’à 1815, période de profonde mutation, à permis cette confusion : sa neutralité était devenue une neutralisation !

La «neutralité » est un statut délibérément choisi par un pays souverain pour se maintenir en dehors d’un jeu automatique d’alliance(s) en cas de conflits à l’extérieur de son territoire : ce qui ne lui interdit d’ailleurs pas de souscrire à une alliance jugée conforme à ses intérêts ou à ses besoins de défense. C’est ce qu’avait connu la Confédération helvétique, par choix assumé, au cours d’une longue tradition, depuis 1515 jusqu’à la Révolution française. 

Nous avons deux types de neutralité en Suisse : celui “libre” de l’Ancienne Confédération (selon la théorisation qu’en fera plus tard Grotius, mais avec des nuances particulières), fruit d’une lente naissance interne - depuis 1291 - dans la longue durée (lire annexe 1) et celui “imposé” de 1815, donc du traité de Vienne, répondant essentiellement à des motifs militaires des grandes puissances (lire annexe 2) : chacune d’entre elles y trouvant un avantage, qui diminuera de plus en plus, en raison du développement du réseau routier et ferroviaire d’une part et des fortifications sur les grands axes d’autre part. 

Les cantons souverains de l’Ancienne confédération helvétique contractaient des alliances selon leur volonté : des capitulations fixaient l’engagement de troupes cantonales,  avec ses diverses grandes puissances, voisines ou éloignées (Angleterre, Russie p.e.) ayant parfois des intérêts divergents. L’erreur grossière est de considérer ces troupes à l’étranger comme des “mercenaires”. Ceci est un mensonge constamment répété et cela n’en fait pourtant pas une vérité ! Ceci est ignorer qu’un canton souverain était en droit de conclure une alliance militaire avec la puissance de son choix. Le “mercenaire” est celui qui, individuellement et pour un salaire  conséquent, se met à disposition d’une armée étrangère. Il se distingue aussi du “volontaire” qui s’engage par conviction pour la cause d’un pays, mais à titre individuel et souvent pour la solde équivalente à celle donnée à ses compagnons d’arme. Notons aussi que Napoléon Ier a exigé des cantons la mise à disposition d’hommes pour livrer ses guerres : des mercenaires, non; quelques volontaires, c’est probable (soif d’aventure, besoin économique); beaucoup par obligation, pour remplir des quotas exigés par Napoléon, ce qui fut difficile à remplir dans plus d’un canton ! En France, traiter un soldat de la Légion étrangère de “mercenaire” serait en effet une injure  : c’est un volontaire, pour des motifs certes très divers. Des Suisses s’y sont engagés pour servir la France et non pour couvrir quelques crimes inavouables !

Sans vouloir soulever une polémique, car elle existe encore de nos jours, il y a eu chez les militaires suisses, comme Jomini, Dufour, von Sprecher et encore Guisan, une constante : pour eux, la neutralité suisse n’a jamais été une éthique ou un but, mais restait seulement un moyen pour assurer un maximum d’indépendance à un pays encerclé par de grandes puissances, ayant eu régulièrement des conflits d’intérêt dans le passé. Cette neutralité autorisait des alliances avec l’ennemi de tout agresseur de notre pays. Economiquement, la préservation des intérêts vitaux du pays est la règle : les échanges entre Etats se sont construit dans la longue durée et changer de partenaire commercial, de plus en période de conflits interétatiques, est plus facile à dire qu’à faire. 

Par contre, la neutralisation est un statut bien souvent imposé par des pays tiers, sans demander le consentement des populations du pays concerné. Parfois, elle répond à un gouvernement qui ne peut pas assurer la défense d’un de ses territoires (éloignement : Neuchâtel-Prusse; séparation géographique : les Alpes pour Sardaigne-Savoie).  Elle est donc plus d’ordre militaire que politique. Prenons un exemple, celui de Neuchâtel.

La Suisse du XIXe s. cultive une autre originalité que seul le canton de Neuchâtel possède : il est une principauté ayant un Hohenzollern (Prusse) comme souverain (depuis 1707) et la Diète helvétique la reconnaissant comme canton suisse (fruit d’une ancienne combourgeoisie de 1406).  Lorsque le Roi de Sardaigne et certains diplomates pensent à la question de Savoie que nous allons traiter, il est probable que le cas de Neuchâtel leur sert de modèle. 

D’un point de vue purement juridique, une étude comparative utile est à établir avec la neutralisation de la Grand Duché du Luxembourg (1867) et de la Belgique (1831, Protocole de Londres). La neutralité suisse est la seule avoir survécu dans le temps, certes avec des limites : les pressions économiques des pays belligérants n’ont jamais manqué pendant le XXe siècle. 

En 2025, je constate avec tristesse que la Suisse a perdu dans les faits sa neutralité : elle s’aligne, quand ce n’est pas un simple lien de vassalité, soit avec les Etats-unis, soit avec le carcan de Bruxelles, qui ne représente en rien l’Europe de l’histoire et de la culture, qui tue les souverainetés des états de façon méthodique. Il n’y a plus des alliances, mais des actes de soumission ! Revenons à notre sujet. 

La Savoie convoitée par la France

Prenons un recul historique de trois siècles. Avant le XVIe siècle, les princes de Savoie ont voulu créer un Empire  où était inclue une partie de la Suisse romande actuelle. La perte de celle-ci et les conquêtes d’Henri IV ont réduit la Savoie à ce territoire qui nous intéresse aujourd’hui. 

La France n’a pas cessé d’agresser ce territoire pour établir ce qu’elle considérait comme sa frontière naturelle : de 1536 à 1559, la Savoie a été occupée par les troupes de François Ier; Henri IV a imposé sa guerre de 1600 à 1601; Louis XIII de 1630 à 1631; Louis XIV de 1690 à 1697 et de 1703 à 1713. 

D’ailleurs, Louis XIII avait accepté le principe d’une neutralisation de la Savoie le 10 juin 1611. Le but n’était pas de satisfaire les Suisses par une faveur, mais de soulager militairement aussi bien la Savoie que la France d’une défense éventuelle exigeante en hommes et en armes. Par contre, dans la perspective des Confédérés, le risque d’une implication militaire dans un conflit des grandes puissances était plus grand.

Le comte Goyon, ministre du Duc Victor-Amédée II , en 1690 (dans le cadre de la guerre de succession d’Espagne), alors que Louis XIV s’emparait de la Savoie, l’avait proposée une nouvelle fois à la Diète helvétique. L’intention de Victor-Amédée était de protéger sa frontière du Piémont et la Savoie contre l’invasion française. Lors des discussions diplomatiques, le Duc acceptait d’agréger la Savoie aux Cantons suisses et, en contre-partie de l’acceptation helvétique, renonçait à toute prétention sur le canton de Vaud et la République de Genève. Louis XIV donnait son accord à la Confédération pour que le Chablais, le Faucigny et la place de Montmélian, clef militaire à cette époque, soient garantis par les troupes suisses , ce qui assurait la sécurité de Genève et de la frontière sud du territoire confédéral.   Cette négociation échoua par un refus de la Diète qui percevait un danger dans son éventuelle extension territoriale.

En 1795, pendant la Révolution, le Savoyard Joseph de Maistre avait rédigé un projet d’union de la Savoie au Corps helvétique, non comme canton, mais comme allié, avec participation à la neutralité suisse, le Roi de Sardaigne restant le souverain. Le traité de Paix de 1798 entre le Piémont et la France a rendu ce projet caduc. 

Royaume de Sardaigne

Traité de Vienne (1815) et cession de la Savoie à la France (1860)

Lors de la cession de la Savoie à la France en 1860, une application rigoureuse des traités quant à cette neutralisation aurait pu conduire à des situations aberrantes. Si la Suisse estimait ne pas devoir intervenir ou tout simplement s’était trouvée dans l’impossibilité d’intervenir, la Savoie aurait pu courir le risque de se trouver sans troupes face à un agresseur. Autre cas de figure possible : la France aurait pu exiger le passage par le Valais qui avait été concédé au Roi de Sardaigne. Cette cession de 1860 n’avait pas été prévue par les auteurs de la déclaration de 1815 et elle aurait dû entraîner des amendements à sa suite. Autre exemple : la ligne de chemin de fer, le long du lac de Bourget, aurait dû être interdite aux troupes françaises, car elle se trouvait dans la zone neutralisée ! Les prévisions des hommes de cabinet ne rejoignent pas toujours la réalité des faits…

Du caractère facultatif ou obligatoire 

de l’occupation de la Savoie par la Confédération suisse.

Il convient de se souvenir dans quel contexte le statut particulier de la Savoie a été défini.

En plaçant une partie de la Basse Savoie et de la vallée de l’Arve avec la Haute Savoie dans le système de paix perpétuelle de la Suisse, les Puissances ont désiré confier à la Confédération la défense militaire de ce territoire contre les attaques de la France ou de l’Autriche (détentrice de la Lombardie). 

Ainsi, jusqu’en 1860, la Confédération se devait de considérer cette mission comme une obligation vis-à-vis de la Sardaigne (alors que Dufour, le militaire, pourtant penche pour le caractère facultatif). D’ailleurs, cela ne s’était pas réalisé à titre gratuit, il s’agissait du prix à payer à la Sardaigne pour l’extension qu’elle accordait au territoire cantonal genevois. 

Le mieux est de lire la carte qui suit.


Après 1860, la neutralisation connaît quelques variantes : le droit d’occupation de la Savoie cesse-t-il d’être une obligation comme pouvait le prétendre le Roi de Sardaigne ? Devient-il aussitôt facultatif comme l’estime le gouvernement fédéral suisse ? Demeure-t-il une contrainte comme le suppose la France ? Et à la fin du XIXe siècle, qu’en pensent l’Autriche et la Prusse ? Dans les faits, les réponses interviennent en 1859 et en 1915 alors que la position de la Suisse n’a jamais été ambiguë comme nous le verrons.

Aspect militaire.

Pratiquement, pour les Français, le Piémont est accessible par le Petit-Saint-Bernard, le Grand-Saint-Bernard ou le Simplon. De plus, il ne s’oublie pas que l’Autriche, avec le général Frimont, avait fait irruption, par le Valais, en Savoie, et, de là, en France dans la direction de Lyon.  Le Piémont est séparé de la Savoie par de hautes chaînes de montagne, très difficiles à franchir pour l’artillerie et au travers de rares passages que les conditions d’enneigement peuvent rendre indisponibles une partie de l’année. Le roi de Sardaigne demeurait conscient qu’un adversaire pouvait facilement lui couper sa ligne de retraite. Désireuses de détourner toute entreprise militaire en cette zone, les Puissances (Angleterre, Prusse, Russie, Autriche) en ont donc décidé la neutralisation en accord avec le Roi.

Trois lignes selon Traité de Vienne, selon Finsler et selon Dufour : 


Pour la Confédération suisse, l’amélioration de ses frontières au profit du canton de Genève est une préoccupation majeure quant à sa défense en 1815 : sommets du Jura dans le pays de Gex, jusqu’au Vuache, les rives des Usses et le Mont Salève sont des secteurs d’importance militaire. Les rives au Sud du lac Léman la préoccupaient moins, car Saint Gingolph est un passage militairement contrôlable, sans force armée considérable. En 1815, la neutralisation du Chablais et du Faucigny assure à la Suisse une protection plus facile des grandes routes du Simplon et du Valais. Finsler” a établi un rapport lors du traité de Vienne, proposant la frontière la plus propice à une défense occidentale de la frontière suisse. Les passages de Valsorine, de Trient et de Meillerie sont terrains clefs, car ils sont faciles à tenir avec des effectifs réduits.

Le 24 avril 1854, le général Dufour réétudie cette question et offre une nouvelle analyse au Chef du Département militaire fédéral. Il insiste sur trois points : 

1. sur le caractère facultatif de l’occupation de la Savoie ; 

2. sur le fait que la neutralisation de la Savoie comme elle est conçue améliore la liaison militaire de Genève avec le reste de la Suisse ; 

3. sur l’avantage pour les troupes suisses à pouvoir mieux organiser une résistance en profondeur sur ce front.

Cependant, il suggère un autre tracé que celui de Finsler et il garde à l’esprit que la défense de Genève dépendait essentiellement de la possession des hauteurs du Mont-Vuache comme du Salève. Ce raisonnement militaire bascule en 1860. La menace militaire contre la Suisse est perçue différemment. L’idée qui prévaut est que le sort de Genève dépend du champ de bataille des armées principales. Le secteur de Genève devient dès lors pour l’Etat-major de l’armée un champ de bataille secondaire. Tenir un territoire nécessite de grosses forces militaires. Il est considéré qu’elles seraient plus utiles ailleurs. Depuis 1860, Genève se trouve enclavé dans le territoire français. De plus, la France dispose de la rive méridionale du Léman pour pénétrer en Suisse par le Bouveret. La conclusion militaire suisse ne tarde pas : une position fortifiée est créée à l’embouchure du Rhône pour parer à toute irruption française à Saint Gingolph.

Les moyens de communication évoluent aussi et changent le regard militaire sur la frontière : 

1882, le tunnel du Saint Gothard est créé ;

1893, du côté valaisan, la route du Grand-Saint-Bernard est ouverte ; il faudra attendre 1905 pour qu’elle le soit sur le versant italien ;

de 1900 à 1905, nous avons la création de la route La Forclaz-Martigny, les chemins de fer Martigny-Chamonix et Martigny-Châtelard ;

1906, le tunnel du Simplon.

Ainsi, la Suisse arrive à la conclusion que la Savoie ne constitue pas un objectif militaire de première priorité, pour autant qu’elle dispose d’une armée crédible face à tous ses voisins. Cependant, elle n’oublie pas que l’évolution d’un conflit entre des puissances, ayant des frontières communes avec elle, risque de dégénérer. Les nécessités du combat peuvent rendre prioritaire la possession de passages sur le territoire helvétique, surtout en cas de coalition. La Suisse possède un grand axe sur son plateau et de nombreux axes alpins. Aussi longtemps que les Suisses ont la capacité militaire de contrôler ces axes contre tout adversaire potentiel, il est préférable pour chacun des voisins de s’épargner des troupes pour exercer un tel contrôle. Un attaquant de la Suisse pourrait toujours craindre que la Confédération fasse alliance avec son opposant principal.

Cas pratiques.

1814. Les Alliés ont pu passer par le territoire helvétique pour lutter contre la France. Militairement, les forces armées des cantons suisses étaient trop dispersées et souffraient de graves conflits de pouvoir entre les politiques et les militaires, rendant toute décision judicieuse impossible. La conséquence en fut une absence de réaction immédiate et efficace et un discrédit légitime sur notre capacité de défense;

1831. La Savoie fut menacée d’une invasion autrichienne, après la Révolution de Juillet. La guerre avait failli éclater entre l’Autriche et la France. En février 1831, un corps de volontaires piémontais avait fait invasion de France en Savoie. Notre gouvernement fédéral a aussitôt décidé une mise de piquet de l’armée. Il accorda un crédit de Frs 100.000. - (francs suisses) pour les fortifications de Saint-Maurice.

1859. Au mois d’avril, la France a fait passer ses hommes en armes sur la rive droite du lac Bourget. La Confédération s’abstint de toute intervention, car elle partait du principe qu’elle avait reçu des Puissances la garde de la route du Simplon et non celle du Mont-Cenis. La construction de la voie ferrée sur le territoire neutralisé posait un problème qui n’avait pas été envisagé par les Puissances.

1860. La Suisse a risqué d’entrer en guerre contre la France. À la demande du conseiller fédéral Stämpfli, un plan d’occupation de la Savoie est élaboré par le colonel instructeur Wieland. L’objectif aurait été de s’emparer de la vallée de l’Arve et de Bonneville en débarquant à Evian, tout en se flanc-gardant à l’Ouest. Le plébiscite de la Savoie en faveur de la France normalisa la situation. Cependant le Conseil Fédéral a ressenti cela comme une annexion et la menace militaire potentielle de la France a pris dès ce moment un autre visage. Une nouvelle pensée de défense helvétique prend forme et elle est basée sur l’idée d’un réduit national.

1870. Ce cas est le plus intéressant. Le 12 novembre 1870, le Conseil fédéral constata le rapprochement des opérations de guerre à proximité de la Savoie. Il est aussitôt prévu l’envoi d’un délégué auprès du gouvernement à Tours. La notification de la décision tant au gouvernement français qu’au préfet de la Haute Savoie est rédigée. Il s’agit d’une demande d’évacuation des troupes françaises éventuellement présentes dans le territoire neutralisé pour faire place aux troupes fédérales.

Le général Herzog a dressé l'ordre de marche du corps d’occupation. Le Conseil Fédéral renonça cependant à toute intervention. Il invita les Savoyards à s’adresser au gouvernement français qui n’avait pas donné suite à la demande fédérale. La Prusse avait déclaré quant à elle qu’elle ne ferait aucune objection à l’exécution du traité par la Suisse. Le 24 février 1871, 10 000 militaires français (lire mon blog) entrèrent en armes sur le territoire suisse pour être internés. La Suisse n’intervint pas en Savoie car la route du Simplon n’était point menacée.

1914-1918. La situation de 1859 se répète en 1917 lorsque l’armée franco-anglaise, après le désastre de Caporetto, utilise la ligne ferroviaire du Mont-Cenis. Il est à signaler que, pour ces deux absences d’intervention helvétique, l’Autriche n’avait formulé aucun reproche à la Suisse.

L’affaire du Mont-Vuache,

Elle est soulevée au mois de septembre 1883. Les responsables du Génie de l’armée française planifient et élaborent des travaux de fortifications sur le Mont-Vuache.

Le fort envisagé doublerait le fort de l’Ecluse. D’un point de vue stratégique, il constituerait un danger pour la Suisse. Le colonel Pfyffer est chargé de rédiger un rapport à ce sujet en octobre.

Le Roi de Sardaigne avait le droit de fortifier comme bon lui semblait en Savoie : l’article 90 de l’Acte final du Congrès de Vienne le prévoyait. Aucune restriction n’était formulée, la France veut succéder aux droits du roi de Sardaigne en 1860. La Sardaigne n’avait jamais élevé de forts dans la zone neutralisée. La citadelle de Montmélian (1559), sur la route du Mont-Cenis, avait été détruite par le roi de France en janvier 1706. Quelques bastions et la partie souterraine subsistent encore. Le pont de Morens est facilement défendable.

Le 17 novembre 1883, le Conseil fédéral précise à la France que, dans le cas où une fortification serait érigée au Mont-Vuache, la France aurait à l’évacuer le jour où elle devrait être utilisée pour la mettre à la disposition des forces fédérales !

Jules Ferry est le ministre des Affaires étrangères de France en charge de discuter ce dossier avec le représentant suisse, M. Lardy et il affirme à ce dernier que la France n’entend que renforcer la «neutralité» (sic) de la Savoie et que la Suisse n’aurait qu’à s’en féliciter. Ceci est pour la première réponse.

Le 2 décembre 1883, Jules Ferry déclare que la France renonce à cette fortification. Le Ministre la guerre confirme que la Savoie neutralisée resterait en dehors de toute mobilisation.

A l’occasion de l’affaire du Mont-Vuache, l’ambassadeur d’Autriche à Paris, le comte Hoyos, a déclaré à la Suisse que celle-ci aurait pu demander l’intervention des Puissances pour le règlement de ce dossier. L’Italie n’avait pas vu ce projet d’un très bon œil.

Zones fortifiées jusqu'à nos jours :


Saint Maurice.

Durant la deuxième moitié du XIXe siècle, la Suisse consent des efforts financiers importants en faveur de ses fortifications. Elle dispose d’un terrain favorable à leur implantation. Dans l’esprit de Dufour, il n’y a pas recours à une défense passive comme cela est, bien souvent mais à tort, associé à l’idée de fortification. En fait, il s’agit d’une défense attaquante que n’aurait pas récusée un Jomini.

Dans les Alpes, la Suisse dispose de plusieurs régions fortifiées qui forment une succession de gros points d’appui. Elles sont pourvues de compagnies d’infanterie et d’une puissante artillerie, avec un grand rayon d’efficacité pour son temps. Dans cette barrière des Alpes, Saint-Maurice et la trouée de Sargans sont les deux voies d’accès les plus basses et les plus faciles en toute saison. Il y a bien le Saint-Gothard comme voie la plus directe, mais elle est aussi la plus élevée en altitude et la moins aisée.

Avec une Savoie devenue française, Saint-Maurice a pris une nouvelle importance militaire. Car Saint-Maurice est le noyau d’un système fortifié qui ne se limite pas au seul goulet de Saint-Maurice. Ce noyau couvre tout le bas Rhône (il a 15 km de profondeur et 1,5 km de largeur). Le «défilé » du Rhône s’étend de Martigny à Saint-Maurice et sera pourvu de diverses fortifications par la suite.

D'un point de vue purement stratégique, le site de Martigny l’emportait sur celui de Saint-Maurice. Des raisons budgétaires et les facilités données par le terrain ont fait que Saint-Maurice a été privilégié à ce moment. L’avantage tactique a prévalu. Le Valais reprend une importance stratégique pour la Confédération.

Valeur militaire de la Savoie pour la Suisse.

Pour les états-majors de l’armée suisse, la Savoie ne présente plus un caractère prioritaire dans un conflit impliquant directement la Suisse lors du dernier quart du XIXe siècle. 

La Savoie :

n’est pas reliée à une zone militairement importante de la Suisse ;

n’offre pas un espace permettant de mouvoir aisément des troupes ;

ne se trouve sur aucun des quatre fronts militaires et prioritaires de la Suisse.

n’est utile que dans le cas de la défense d’un front secondaire : Genève.

Dans le cas où la France veut envahir la Suisse, les lignes d’opération françaises sont :

* le front Lausanne-Yverdon;

* le Jura Neuchâtelois;

* la ligne de la Sihl dans la région de Bâle.

Si la France veut s’emparer du Simplon, elle devrait, en première urgence, battre l’armée principale de la Suisse sur le Plateau. La raison en est évidente : elle ne pourrait pas se permettre de laisser une armée pouvant l’attaquer sur les flancs de la ligne d’opération du Simplon.

Pour une défense efficace, la Suisse a besoin de garder le gros de ses troupes au centre de son territoire, plutôt que d’en détacher une partie en Savoie. Le sort de la Confédération dépend de sa faculté à défendre l’axe du plateau et les axes alpins.

C’est ainsi que le général Boulanger peut déclarer à M. Lardy, le Neuchâtelois, ambassadeur suisse en France : « Vous pouvez défendre à Bâle la neutralité de Genève ; au Simplon ou au Gothard, celle de la Savoie. »

1900, trois cas de figure.

1° France-Allemagne (1870 et 1887)

La Suisse n’a pas à redouter un danger du côté de la Savoie et son occupation ne s’imposerait pas au départ. L’éventualité d’une occupation suivant l’évolution du conflit est considérée comme possible, mais les difficultés pratiques sont aussi retenues. Si en février 1871, une partie de l’armée française s’était réfugiée en Haute Savoie, la Suisse aurait dû la désarmer et, au besoin, défendre cette région contre l’armée allemande. Dans le cas où la France devenait victorieuse par le sort des armes, qu’aurait-elle fait si la Suisse l’avait désarmée dans la zone neutralisée ?

2° Cas classique d’une guerre de coalition

La Suisse serait confrontée à quatre fronts et elle ne pourrait pas diminuer le gros de ses forces pour la Savoie, sans mettre en danger toute sa défense. L’envoi d’un détachement en Savoie pourrait sembler au premier abord de bonne politique comme affirmation de la neutralité. Cependant, la Suisse prendrait le risque de devoir prendre parti, suivant l’évolution des champs de bataille. Toutes les puissances ne seraient pas consentantes à cette occupation en raison de sa signification politique. Ceci pourrait devenir un piège entraînant notre pays dans un conflit qu’elle ne pouvait pas se permettre.

3° France-Italie

Ce cas a vu son acuité diminuer lorsque l’Autriche a abandonné au Piémont ses provinces de Lombardie Elle a perdu tout accès sur le Valais et par conséquent sur la Savoie.

Si l’Italie utilise le Valais pour attaquer la Savoie, elle prendrait le risque de devoir affronter l’armée suisse qui a densifié son réseau de fortifications dans ce secteur. Elle mettrait certainement fin à la neutralité suisse et inspirerait des manœuvres franco-suisses à entreprendre sur les flancs de l’armée italienne dans une deuxième phase du combat.

Dans le cas où les Italiens passent par le Mont-Cenis, ils auraient à franchir la partie non neutralisée de la Savoie. 

Conclusions

En 1890, l’ambassadeur allemand von Bülow déclara que l’état-major allemand considérait comme sans importance le maintien de la neutralisation de la Savoie.

Le colonel Pfyffer et le colonel Keller, chefs de l’Etat-major, respectivement en 1887 et en 1895, estimaient que la Haute Savoie était d’une utilité certaine aux troupes fédérales, pour la défense du Bas Valais. Ils y voyaient une défense de la neutralité de la Suisse, un moyen de faciliter les manœuvres militaires, d’éloigner le champ de bataille du territoire suisse. L’occupation de la vallée de l’Arve serait ainsi à leurs yeux encore essentielle.

En 1915, le colonel Sprecher von Bernegg récusa cette approche. Il rejetait avec fermeté cette règle de la «stratégie géographique ». Pour lui, les succès d’une armée ne dépendent pas de la possession ou non d’un certain nombre de points ou de lignes déterminés. Dans sa perspective, un pays peut être considéré comme conquis, seulement si l’armée principale de l’adversaire est anéantie, car il perd ainsi sa faculté d’imposer sa volonté. La Savoie restait un champ d’opération secondaire, avec plus d’inconvénients que d’éléments décisifs en sa faveur en cas de conflit.

En 1918, l’argument qui prévalait chez les militaires aussi bien que chez les politiques, était qu’une intervention de l’armée suisse en Haute Savoie pourrait entraîner la Confédération dans un conflit armé sur une question qui lui serait étrangère. Le traité de Versailles (1919) pouvait intervenir en mettant fin à la neutralisation de la Savoie. Pour la France et la Suisse, il ne restait plus qu’à régler à l’amiable les échanges économiques entre la Savoie et la Suisse romande dans le cadre des zones franches.

Antoine Schülé
La Tourette. 1997-2025
   Contact : antoine.schule@free.fr  

Annexe 1

 Naissance et évolution de la neutralité Suisse

Une doctrine permet une vision commune, globale et à long terme, sur une défense possible d’un territoire et d’une population. Une doctrine ne doit pas être un épais volume, mais tenir en quelques lignes. En août 1291, le pacte unit des habitants de trois vallées, il est prévu à perpétuité (ce qui est une originalité pour son temps) :

« Que chacun sache donc, que considérant la malice des temps et pour être mieux à même de défendre et de maintenir dans leur intégrité leurs vies et leurs biens, les gens de la vallée d’Uri, la landsgemeinde de la vallée de Schwytz et celle de gens de la vallée inférieure d’Unterwald se sont engagés, sous serment pris en toute bonne foi, à se prêter les uns aux autres n’importe quel secours, appui et assistance, de tout leur pouvoir et de tous leurs efforts, sans ménager ni leurs vies ni leurs biens, dans leurs vallées et au dehors, contre celui et contre tous ceux qui, par n’importe quel acte hostile, attenteraient à leurs personnes ou à leurs biens (ou à un seul d’entre eux), les attaqueraient ou leur causeraient quelque dommage.

Quoiqu’il arrive, chacune des communautés promet à l’autre d’accourir à son secours en cas de nécessité, à ses propres frais, et de l’aider autant qu’il le faudra pour résister à toute agression et imposer réparation du tort commis.  

Ce pacte a été réalisé à un moment où l’Empire romain germanique n’accomplissait plus sa tâche de justice et de protection. Il y avait de la part du gouvernement de cette époque ce que nous appellerions maintenant une crise de l’autorité et c’est ainsi que les trois vallées se sont unies pour assurer leur défense.  Ils l’ont fait parce que la majorité des seigneurs de ce temps ne pouvait plus l’assurer. Au départ, il n’y a pas eu une volonté d’autonomie, mais une nécessité d’autonomie pour assurer la sécurité : c’est le premier droit qu’une population a véritablement le droit d’attendre. L’Europe centrale était secouée par des dissensions internes importantes. 

Le texte de cette alliance exprime une doctrine de base qui a commandé toute notre défense jusqu’à maintenant. Les moyens à prendre relèvent de la stratégie et de la tactique. La bataille de Morgarten en est une illustration. 

Mais quittons ce temps des origines de la Confédération pour venir au XIXe et XXe siècle, période retenue pour notre colloque. 

1798 à 1815 sont des années tragiques pour la Confédération helvétique : les idéologies se sont emparées des faits et, suivant les manuels scolaires qui en parlent, vous savez en quel canton ils ont été rédigés. La Suisse neutre connaît une invasion en 1798, alors qu’un traité de paix avait mis fin à une guerre européenne. Les autorités politiques de cette époque croyaient pourtant à la paix. La guerre de 1870 et 1871 s’est déclenchée d’un jour à l’autre, d’une manière tout à fait inattendue. Il en a été de même en 1904 de la guerre russo-japonaise. La guerre mondiale de 14-18 de même. Le monde est habitué aux coups de force surprises : le XXe siècle en est jalonné. Il est surprenant que l’éloignement géographique des conflits armés de la fin du XXe siècle donne au public cette impression fausse que la paix règne dans le monde, car son quotidien n’est troublé que par ses problèmes individuels.

Il y a un accroissement des menaces par le simple fait que le monde est devenu un village. Une poudrière qui s’allume loin de nos frontières peut allumer un feu chez nous. L’espace temporel comme géographique ne constitue plus un premier barrage. Les informations les plus erronées peuvent éveiller des passions  avant que la raison puisse effectuer un tri entre le vrai et le faux. La multiplicité des sources d’information ne fait pas que nous soyons mieux informés. Il est plus difficile de décider avec toutes les informations utiles en mains… Leur vérification est une tâche longue et difficile. D’accepter la vérité des faits est tout aussi difficile !

Les développements politiques et économiques des peuples font naître des oppositions d’intérêts qui sont capables de déchaîner les passions les plus violentes. Les collisions d’intérêts sont inévitables et les organismes internationaux se sont montrés jusqu’à maintenant assez souvent impuissants pour les résoudre. L’organisme international intervenant en faveur d’un pays est pris comme caution. Par contre quand il lui donne tort, il n’est pas écouté, mais superbement ignoré. La guerre a malheureusement le dernier mot. Pour ma part, je reste surpris de constater les capacités militaires qui peuvent être mobilisées pour certains pays et la quasi impunité accordée à des états n’appliquant pas les résolutions de l’ONU et se permettant même de siéger dans cet organisme sans être déchu de leurs droits !

Annexe 2 

Neutralité suisse et Traité de Vienne (1815)

Pour comprendre la déclaration de la neutralité suisse par les Grandes Puissances lors du traité de Vienne, il convient de retenir leurs considérations militaires. Une carte de Jomini explicite les lignes d’opération envisagées par la France et l’Autriche en 1800. Tout commentaire est superflu. Il serait d’ailleurs intéressant de comparer celle-ci avec les lignes envisagées d’opération par les Etats-majors de 1939-1945, mais ceci est un autre sujet. Remarquez la Savoie et sa situation dans ce contexte.



Bibliographie sommaire

Actes officiels sur la neutralisation de la Savoie 

29 mars 1815, protocole de Vienne

9 juin 1815, Acte final du Congrès de Vienne, article 92

12 août 1815, acte adhésion aux décisions du Congrès de Vienne par la Diète Helvétique

3 novembre 1815, protocole du du Congrès de Paris, relatif à l’extension de la neutralisation de la Savoie aux provinces d’Annecy et de Chambéry

20 novembre 1815, déclaration par laquelle les puissances ont assimilé la neutralité de la Savoie à celle de la Suisse

16 mars 1816, Traité de Turin

28 juin 1919, Traité de Versailles, article 435, le droit d’occuper militairement la Savoie en cas de guerre entre les puissances (Vienne 1815)  est supprimé avec le consentement de la Suisse. Ce droit a donc duré jusqu'en 1920.

Archives fédérales suisses

E2 /1646, 28.06.1918 : Rapport de M. Cramer au Chef du Département politique concernant la neutralité de la Savoie.

E27/11 779,  19.03.1860 : col Hans Wieland, Idées sur une occupation des provinces du Nord de la Savoie par les troupes fédérales suisses. 

Manuscrit

Séré de Rivière : Note sur la défense de la Haute Savoie. 26 octobre 1877. 

Livres:

J.D. : La question de Savoie examinée au point de vue du droit et au point de vue politique (extrait Nouvelle Gazette de Zurich) : Avril 1860. Lausanne. 1860. 48 p.

Honoré Coquet : Les Alpes, enjeu des puissances européennes. L’union européenne à l’école des Alpes ?. L’Harmattan. 2003. 352 p.

Vous y trouverez des annexes fort utiles.

43e Congrès de l’union des sociétés savantes de Savoie (Annecy, 11-12 septembre 2010) : La Savoie et ses voisins dans l’histoire de l’Europe. Annecy. 2010. 352 p.

Articles

Revue historique, 31e année. T. 90. janvier-avril 1906. Paris. Pp. 18-60.

Edmond Rossier : L’Affaire de Savoie en 1860 et l’intervention anglaise.

Revue historique de l’Armée, n° 3, 12e année, août 1956, pp. 59-80

Jacques Humbert (général) : La Défense des Alpes 1860-1914.

Revue historique de l’Armée, n° 4, 12e année, novembre 1956, pp. 47-63

Jacques Humbert (général) : La Défense des Alpes 1919-1939.

L’histoire en Savoie, 25e année, n° 77, 1990, Chambéry.

Honoré Coquet : Les fortifications de Savoie. 48 p.

***

Vous trouverez d’autres articles en consultant la bibliographie du site antoineschulehistoire.blogspot.com

Thèmes traités : Histoire médiévale et contemporaine; Histoire de la guerre et de la sécurité (de l’antiquité à nos jours); Géopolitique; Histoire de la vallée de la Cèze (Gard, France); Littérature; Poésie; Spiritualité (chrétienne et autres); Maurice Zundel.

Pays traités plus spécialement : Suisse, France, Allemagne, Europe.

Lien :

https://antoineschulehistoire.blogspot.com/2024/04/bibliographie-du-blog-antone-schule.html

***



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire