L'internement de l’armée de Bourbaki en Suisse
Antoine Schülé
La guerre franco-allemande (1870-1871) a eu une incidence importante méconnue quant à l'organisation de l'armée suisse. La France a subi, dès septembre 1870 de façon, successive, deux échecs : au Nord, celui de l’armée Faidherbe, à l’Ouest, celui de l’armée Chanzy, alors qu’à l’Est, l’armée Bourbaki se réfugie en Suisse.
La guerre oblige de tenir compte de la réalité des faits : les ignorer conduit à une perte certaine. Le commandant pragmatique a plus de chances de vaincre que le théoricien aveuglé par sa propre théorie. La pratique donne des enseignements qui servent l’avenir, dans la mesure où ils sont entendus !
Introduction
Le peintre neuchâtelois Bachelin a rendu avec une grande force cette épopée que fut l' "Entrée en Suisse des Bourbakis". Vous pouvez voir cette toile à Colombier. En 1871, la Suisse a été confrontée à une mission qui serait qualifiée, en termes actuels, d'humanitaire.
Il est intéressant de porter un regard de notre temps sur ce fait du passé qui reste encore riche d'enseignements pour celui qui sait regarder au-delà de l'événementiel, en embrassant d'un seul regard l'essentiel : considérer dans le passé ce qui est utile pour construire l'avenir. C'est en ce sens que l'histoire peut aider efficacement à la prospective.
Le général Herzog a dû, en quelques heures, dans la nuit du 31 janvier et 1er février 1871, gérer non pas les risques d'un combat mais celui d'un internement de troupes avec armes, chevaux et équipements alors que la France est vaincue par les forces allemandes et après que la Suisse ait réussi, avec succès mais aussi avec des lacunes, à surveiller et protéger ses frontières. Herzog a su établir une convention avec l'armée française pour sauvegarder la situation internationale de la Suisse, c'est-à-dire aussi sa neutralité, tout en préservant aussi les intérêts matériels et financiers de la Confédération.
Aussi avant d'entrer dans le vif du sujet, je souhaite vous entretenir quelques instants sur le Général Herzog.
Une personnalité méconnue : Hans Herzog (1819-1894)
Parmi les généraux suisses, Hans Herzog dont le souvenir n’est plus dans la mémoire des Suisses : Dufour et Guisan y sont restés, même si le public les connaît peu et de façon très sommaire. Wille est évoqué le plus souvent à travers des caricatures médiatiques, éloignées de la vérité et pour des raisons qu'impose la “bonne-pensée” médiatique, cautionnée par quelques universitaires ayant perdu le sens de l'objectivité.
Il est né le 28 octobre 1819 au sein d'une famille bourgeoise, originaire d'Aarau. Son père est dans le commerce de fer : autant par goût, il se sent appelé par sa vocation militaire, lui qui aimait commander les jeux de petite guerre au gymnase d'Aarau; autant par devoir, il veut poursuivre la direction de l'entreprise familiale.
Il a effectué un séjour à Genève chez la famille Munier où il apprend le français. Pour l'entreprise paternelle, il effectue de nombreux voyages à Trieste, Milan, au Havre, notamment.
1860 est l'année du grand changement de carrière : à la demande du Conseil fédéral, il devient en tant que colonel, chef d'arme de l'artillerie. Il peut enfin harmoniser "devoir" et "goût" dans son quotidien. Il est intéressant de signaler qu’un officier de milice peut accéder à de hautes fonctions militaires : ceci n’est pas le cas de toutes les armées européennes. Une vie professionnelle civile avant une vie militaire est un véritable enrichissement.
Il est un perfectionniste, il étudie tout dans les menus détails. Il lit les journaux militaires français, anglais, allemands et italiens. Il lancera de nombreuses innovations : pour l'armement, après la guerre d'Italie, en tant qu'artilleur, il fait adopter le canon rayé pour remplacer le canon lisse. En même temps que la Prusse, il adopte le chargement par la culasse.
Il est un travailleur infatigable, soigne chaque chose avec méticulosité. Son intérêt se porte aussi bien sur la construction de voitures de guerre que sur des questions de stratégie. En 1865, il songe au fusil se chargeant par la culasse ainsi qu'au fusil à répétition. Il dispose d'une excellente mémoire.
Fermeté et franchise envers les supérieurs comme les subordonnés sont ses deux caractéristiques majeures. Il reste modeste même lorsqu'il sera appelé au plus au poste de commandements de l'armée.
Le 19 juillet 1870, il est élu par l'Assemblée fédérale avec 144 voix sur 153 comme commandant en chef de l'Armée lors de cette guerre franco-allemande.
A la fin de la mise sur pied troupes sur pied et après l'occupation des frontières en janvier et février 1871, il a la mission d'en rédiger les rapports finaux.
Lorsque nous lisons ceux-ci aujourd'hui, nous ne réalisons plus toujours la tâche épineuse que cela peut représenter. Faut-il "dire la vérité, toute la vérité" selon l'expression usuelle ? Faut-il jeter un voile discret sur les lacunes et les faiblesses ? Combien de dangers faut-il affronter dans ce type de rédaction ? En voici quelques-uns : éveiller les susceptibilités cantonales, très fortes lorsqu'il s'agit des troupes cantonales; mécontenter les personnalités influentes encore en place au sein de l'armée ou encore parmi les autorités politiques; discréditer les aptitudes, malheureusement seulement présupposées mais pas assumées, de certains chefs.
Herzog ne répond qu'à un seul commandement : faire son devoir. Aussi, il choisit de faire connaître en son âme et conscience les réalités que lui a révélées son expérience. Il ne veut pas juger mais il formule des observations qui, il l'espère de tout cœur, permettront d'améliorer l'Armée par l'instruction, par le matériel adéquat et par la qualité de préparation de chacun à être en capacité d'assumer les tâches qui lui incombent.
A l'aide de deux citations, vous percevrez sa franchise de ton et vous comprendrez aussi les difficultés qu'elle pouvait susciter :
"Si la vérité doit être exprimée sans détour, ce qui, du reste, doit être la première condition pour reconnaître notre insuffisance et le premier pas fait dans la voie du perfectionnement, il faut constater avant tout que la mise sur pied de l'année courante [nous sommes en novembre 1870] a dévoilé un état de choses dont l'existence n'était connue que du plus petit nombre des officiers suisses."
Il faut du courage pour s'exprimer ainsi dans un rapport public que tout Suisse pouvait lire et que les Etats voisins pouvaient aussi lire !
Il poursuit en disant :
"Il a été mis à jour des inconvénients auxquels depuis nombre d'années l'on croyait qu'il avait été remédiés. En un mot, il faut avouer que non seulement la majeure partie du public se faisait des illusions sur beaucoup de choses, mais encore qu'un grand nombre de personnes devaient être en mesure d'y remédier."
Il a ainsi constaté que des cantons n'avaient pas appliqué la loi sur l'organisation militaire du 8 mai 1850, prés de vingt après. Chacun sait la lenteur dès qu'il s’agit d’appliquer des réformes mais, là, le degré de négligence est stupéfiant ! Et il ne ménage pas sa conclusion qu'il peut formuler à bon droit :
"Une erreur semblable aurait pu avoir des suites regrettables; c'est un crime dont les autorités respectives se sont rendues coupables envers les enfants de leur pays et envers la nation tout entière.
[…]
Rien n'est plus dangereux pour la patrie que de se bercer d'illusions, de se croire préparé et de se vanter de posséder une armée relativement importante et bien équipée, alors qu'au moment du danger et de l'épreuve, on constate que tout manque ou est défectueux."
Sa conclusion, face à ce constat alarmant, est :
"Il vaudrait mieux ne posséder qu'une armée plus faible quant au nombre d'hommes, mais plus qualifiée et plus capable que ce n'est le cas dans ce moment où l'on est tout étonné de trouver une masse de choses sur le papier, tandis qu'elles n'existent pas en réalité."
Il propose de nombreuses réformes :
1. une instruction tactique plus poussée pour toutes les troupes;
2. un service plus discipliné;
3. un meilleur contrôle sanitaire des troupes entrant en service;
4. un renforcement des effectifs de la cavalerie;
5. une augmentation des pièces d'artillerie;
6. une réorganisation des trains de parc;
7. une augmentation des effectifs des troupes du génie, travaillant au profit de l'infanterie qui doit développer les fortifications de campagne, employer des abris et créer des obstacles dans les localités et pouvoir rétablir des axes de communication;
8. une centralisation de l'instruction de l'infanterie avec augmentation des jours d'instruction et de la qualité des instructeurs;
9. lutter contre les frictions de troupes spécialisées mais ne sachant pas travailler en interarmes;
10. une amélioration de l'ordinaire de la troupe (café, sucre, vie, ration de viande plus importante).
et bien d 'autres mesures qu'il serait trop long de vous énumérer en détails. Il est certain que les changements, qui s'imposent au vu de la réalité, lui étaient un devoir d'être enfin mis en œuvre. Cette façon d'observer et de réfléchir sur une situation concrète pour agir au plus juste était et reste d'actualité.
Inutile de vous dire que certains officiers de l'Etat-major général n'avaient guère goûté les propos d'Herzog quand il dit :
"Chacun connaît la haute importance de chaque place dans l'état-major général. En suite des expériences faites et fondé sur d'autres raisons connues, il sera possible d'éliminer et d'utiliser d'une autre manière les éléments qui malgré tout le zèle et toute la bonne volonté possible, ne sont pas en mesure de remplir leurs fonctions et qui seraient ainsi une cause de dommage pour le pays si on voulait persister plus longtemps à leur confer une charge qu'ils sont et resteront hors d'état de remplir."
Mais abordons le vif du sujet :
Avant l'internement
Dés le 23 janvier 1871, Herzog pressentit que des troupes avec d'importants effectifs risquaient de passer en Suisse. Il prit aussitôt des dispositions pour les subsistances comme le pain, vin rouge et bois tout particulièrement.
Il faut surtout ne pas oublier que les voies de communication étaient très difficilement praticables, il il y avait des températures glaciales; un vent du Nord très violent soufflait.
Le 26 janvier, la retraite complète de Bourbaki est connue. Il est su aussi que son armée est dans un état de complète démoralisation. Des retraites se faisaient et il était à prévoir que des détachements français tenteraient le passage par la Suisse. Ils étaient attendus aux ponts de Soubey et de Goumois, et sur le long de la rive droite du Doubs.
Herzog porte immédiatement l'armée sur les points sensibles de la frontière. Les marches sont longues pour les troupes suisses et Herzog peste contre le service de chemins de fer qui est la cause de nombreux désagréments : les plans horaire ne peuvent pas être tenus et cela aurait pu avoir des incidences fâcheuses; les cantonnements connaissent des surcharges d'occupation.
Le général inspecte des troupes le 27 à Courgenay. Un froid glacial règne et le vent souffle encore avec plus de force : pour éviter des problèmes de santé à la troupe, il fait exécuter des mouvements tactiques et abrège son inspection.
Le 28, le commandement militaire suisse apprend que Salins est occupé par les Prussiens. Bourbaki a établi son QG à Bouclans, en deçà de Besançon. L'espoir français est de pouvoir se diriger sur Mouthe et St. Claude pour se porter à Lyon. Des troupes françaises se replient sur St. Hippolyte, Frévilliers et Maiche.
L'Etat-major général constate qu'il n'est pas possible pour l'armée suisse d'occuper rapidement tous les passages qui relient le département du Jura au canton de Vaud. Des bataillons d'infanterie vaudois sont mis sur pied pour occuper les défilés de Jougne, du Brassus et de St.-Cergues.
120 000 Français se dirigent sur Pontarlier. L'armée prussienne de Manteufel effectue avec succès une manœuvre qui vise à couper la retraite de Bourbaki et de forcer les troupes vers la frontière suisse : trop de prisonniers ont été faits et sont à la charge de l'Allemagne et c'est un moyen de ne pas s'embarrasser à alimenter et à garder 120 000 hommes, ce qui peut paralyser la logistique allemande et leurs troupes, plus nécessaires sur le front.
Général Bourbaki |
A 23h00, Herzog apprend le suicide du général Bourbaki. Dès lors, il est inévitable que la troupe de Bourbaki cherche à franchir la frontière suisse. Toutes les troupes suisses disponibles sont engagées aux passages les plus importants. Les Verrières est un des points de passage le plus important. Je vous rappelle que la route et le chemin de fer, reliant Pontarlier à la Suisse, conduisent aux Verrières.
Ensuite, les pénétrantes secondaires sont "Les Fourgs - Ste Croix- Yverdon", "Les Hôpitaux – Jougne – Ballaigue - Orbe"sur la rive gauche de l'Orbe et celle encore de Vallorbe sur sa rive droite. D'autres points seraient envisageables mais la masse de neige les rend moins probables car quasiment impraticables.
Du samedi 28 au dimanche 29, les troupes suisses sont en mouvement sur La Chaux-de-Fonds, Neuchâtel, Bienne, Ste Croix, le val de Travers, les Verrières entre autres. Il est envisagé le cas le plus délicat, celui de Genève. Car les troupes françaises dans le pays de Gex pourraient être tentées de s'installer dans cette ville tout proche. Pour le maintien de l'ordre, il est une bonne chose que Genève soit occupée par des troupes suisses.
Herzog émet de vivres critiques contre le télégraphe et le service des postes, surtout lorsque se faisant par le chemin de fer qu'il apprécie de moins en moins. Au début du conflit, son QG était à Olten et, dès le 29, il est déplacé à Neuchâtel. L'information qu'un armistice est en voie d'être signé parvient en Suisse. Le général Clinchant succède au général Bourbaki.
Au soir du dimanche 29, une forte concentration de troupes françaises, avec un manque presque absolu de vivres et de fourrages, est confirmée à Pontarlier.
Dans la matinée du 31, un train amène aux Verrières 400 soldats blessés ou malades avec quelques fuyards. Ce train n'est pas escorté. Il n'y a aucun bilan individuel de santé pour chaque homme. Blessés et malades sont mélangés. Immédiatement, des cas de typhus et de petite vérole sont constatés. Il fallait de plus éviter les cas de désertion.
Le chef d'état-major français est contacté pour que les personnes atteintes de maladie contagieuse ne passent pas la frontière, que les fuyards soient arrêtés et ramenés aux avant-postes français. L'ordre aux troupes suisses à la frontière est de désarmer toute troupe voulant passer la frontière et, en cas de refus de remettre les armes, de les repousser par la force.
L'internement
Le Consul de France à Neuchâtel se présenta au QG du général Herzog pour intervenir en faveur de l'armée de Bourbaki. Un parlementaire est reçu : le colonel Chevals de l'Etat-major général de Clinchant.
Une convention est établie :
1. L'armée française demandant à passer sur le territoire suisse déposera ses armes, équipements et munitions en y pénétrant.
2. Ces armes, équipements et munitions seront restitués à la France après la paix, et après le règlement définitif des dépenses occasionnées à la Suisse par le séjour de l'armée française.
3. Il en sera de même pour le matériel d'artillerie et ses munitions.
4. Les chevaux, armes et effets des officiers seront laissés à leur disposition.
5. Des dispositions ultérieures seront prises à l'égard des chevaux de troupe.
6. Les voitures de vivres et de bagages, après avoir déposé leur contenu, retourneront immédiatement en France avec leurs conducteurs et leurs chevaux.
7. Les voitures de trésor et des postes seront remises avec tout leur contenu à la Confédération helvétique, qui en tiendra compte lors du règlement des dépenses.
8. L'Exécution de ces dispositions aura lieu en présence d'officiers français et suisses, désignés à cet effet.
9. La Confédération se réserve la désignation des lieux d'internement pour les officiers et la troupe.
10. Il appartient au Conseil fédéral d'indiquer la prescription des détails destinés à compléter la présente convention.
Fait en triple expédition aux Verrières, le 1er février 1871.
Signé: Clinchant Signé: Hans Herzog
Le commandant de l'Armée française et son état-major, franchissent dans la nuit même la frontière; les voitures des postes et de trésor les ont précédés. Ils sont suivis par les troupes d'artillerie mais mêlées à de nombreuses autres troupes. Le bataillon d'infanterie bernois, le n° 58 a la plus grande peine à canaliser cette masse confuse qui se presse sur le territoire suisse.
Le 1er février, l'internement aux Verrières se fait avec le bruit du canon et de la mousqueterie des forces prussiennes qui s'approchent toujours plus de la frontière : les tirs ne s'arrêteront que dans la soirée. Jusqu'au 3 février, les troupes françaises entrent sur territoire suisse.
Le désarmement est immédiatement effectué. Près de Meudon, armes à feu, sabre, pièces d'équipement sont déposés. Ce qui surprend le plus est la diversité des habits de la troupe. Les soldats ont très souvent des souliers déchirés, des sabots, voire encore les pieds entourés de guenilles. Marcher dans la neige profonde dans ces conditions est un exploit qu'il faut souligner. Les chevaux n'ont pas été nourris et ne disposent pas de ferrage à glace, ils ont de la peine à tenir debout et n'ont plus la force de tirer leur charge.
Les troupes suisses doivent improviser face à la masse des arrivants. Les officiers supérieurs estiment leurs troupes à 42 000 hommes car ils sont persuadés qu'une partie a échappé à l'ennemi. Or, Herzog avait annoncé à Berne son estimation : 80 000 à 85 000 hommes. Au décompte final, il y a bien eu 84 900 hommes reçus.
L'affluence aux frontières suisses est énorme et il est très difficile de maîtriser le chaos dans lequel les troupes françaises arrivent : elles ne sont plus commandées pour la plupart, à l'exception de l'artillerie et de quelques unités, tactiques essentiellement; les insultes envers les officiers fusent de la troupe; les meilleures unités ont des vivres et observent la discipline militaire.
Les officiers et la troupe suisses dirigent finalement l'internement dès la frontière. Leurs ordres sont bien acceptés et suivis. Des colonnes de 1 000 hommes sont formées. Ils doivent parcourir de longues distances à pied comme en train. Il est impossible de pouvoir loger tout le monde : les églises, les maisons d'école, les remises, les hangars, les combles parfois sont suroccupés. Des bivouacs en plein air sont organisés.
Imaginez que dans le petit Val de Travers, il est arrivé en 48 heures, 32 000 hommes avec chevaux et qu'il fallait tous les nourrir ! Il était capital de pouvoir les répartir au plus vite dans les différents cantons. Le canton de Vaud qui recevra environ 40 000 hommes a plus de facilité pour recevoir de gros effectifs. Il faut souligner la plus grande hospitalité des populations des cantons pour accueillir et loger dans les familles les internés. Mais cela complique l'intendance, des vivres sont envoyés et ne sont pas utilisés car la population y a pourvu et il faut les revendre quand cela est possible; des gaspillages de viandes et de pains ont eu lieu et cela est regrettable; de plus, il était plus difficile de tenir en mains les internés.
Yverdon reçoit 25 000 hommes et je vous laisse penser à tous les problèmes que cela peut poser pour une ville qui voit en quelques heures sa population augmenter dans cette proportion. Yverdon, Lausanne, Moudon et Romont sont parmi les villes qui ont accueilli le plus d'internés.
Il faut organiser des patrouilles dans toute la région frontière neuchâteloise et vaudoise pour réunir les Français qui se sont dispersés dans les villages afin de pouvoir les rassembler dans les lieux prévus pour les recevoir.
Neuchâtel est évacué en priorité car ce canton a eu le poids principal de l'internement, avec tout particulièrement les malades et les blessés. En priorité aussi, le canton de Genève est évacué en raison de la proximité de la frontière et de sa position très enclavée en territoire français.
Les officiers français sont répartis entre les villes de St Gall, Zurich, Baden et Fribourg. Ils ne devaient pas s'éloigner de ces villes mais plusieurs ont pris des habits civils et sont rentrés en France, notamment en franchissant le lac Léman : L'armée dut disposer d'un bateau à vapeur pour contrôler ce passage, contraire à la convention.
La plus grande difficulté est l'entretien des chevaux. Certains sont atteins de la morve et du typhus et d'autres maladies contagieuses. Cela nécessite un abattage immédiat des bêtes malades. Cavaliers et canonniers négligent parfois leur entretien : il y a de grandes inégalités. Des chevaux reçoivent du fourrage en abondance et d'autres rien du tout et ceux-ci se mettent à ronger les arbres, voire encore les queues et crinières de leurs voisins !
Un autre souci : le transport des pièces d'artillerie, du matériel de guerre, les armes, les munitions, la buffleterie occasionnent de grandes dépenses pour être déposés à Thoune principalement, à Grandson et à Morges. Un Argovien trouvera la mort en raison d’un fusil Chassepot non déchargé. Quelques chiffres : 284 pièces campagne sur affûts, 63 412 fusils, 61 770 sabres et 3 030 baïonnettes.
Les cartouches et cartouchières avariées sont en grand nombre et il faut séparer la poudre et le plomb pour éviter des accidents. Un accident se produisit à Morges le 2 mars : 22 fantassins français et 2 Morgiens civils, accourus pour éteindre l'incendie, y trouvent la mort. Un grand hangar fut complètement détruit avec le matériel de guerre qui s'y trouvait
Des troupes confédérales sont maintenues jusqu'au 16 février. La frontière doit être gardée pour éviter l'épizootie : bovins et chevaux sont atteints par des maladies contagieuses. Il faut éviter la fuite des internés.
Il y a un seul incident sérieux qui a troublé cet internement : la journée du 5 février. Aux Verrières, un chef d'escadron d'Uhlans est chargé de remettre un courrier au général Clinchant qui informait que le général prussien Schmeling offrait de rendre 2 000 fusils Chassepot pris au combat de Chaffois. L'offre est acceptée et, le 5 février, a lieu le transport de ces armes. Cela se passe au col des Roches près du Locle. Un petit détachement prussien livre le tout et rentre sur le territoire français mais, là, des francs-tireurs le prennent en embuscade. Des Prussiens sont tués et blessés en partie. Les rescapés sont emmenés prisonniers triomphalement en Suisse. L'officier suisse arrête les francs-tireurs qui sont remis aux mains des tribunaux et libèrent les Prussiens. Les tribunaux libéreront les francs-tireurs, ce qui déplaît totalement à Hans Herzog qui n'est pas tendre sur cette affaire !
Conclusion : enseignements pour la Suisse
Pour assurer le bon déroulement de cet internement, il a fallu recourir à de nombreuses troupes d'origines fort différentes : les divisions III, IV et V; d'armes différentes : Infanterie, dragons, artilleurs, génie, compagnies de guides, compagnie de parc. Pour remplir cette mission, les effectifs se sont portés à 19 439 officiers, sous-officiers et soldats, 797 chevaux de selle et 1 034 chevaux de trait.
Les conditions de travail ont été particulièrement difficiles en raison de la météorologie, des marches et des horaires lourds pour toutes les troupes.
Il s'agissait d'un service particulier, nouveau pour nos troupes. Les officiers ont dû cultiver la capacité à penser et agir de manière indépendante : cela n'est pas donné à tout le monde. En des circonstances difficiles, il a fallu savoir improviser. Face à des troupes françaises physiquement et moralement épuisées, les commandants à tous les échelons ont dû faire preuve de tact et d'énergie.
Parmi les critiques : il stigmatise les officiers suisses qui n'ont pas pensé à assurer correctement la subsistance de leurs propres troupes (cette faute ne pouvait pas en être imputée au Commissariat).
Il souhaite qu'on élimine du service les personnes incapables.
Il propose une réorganisation du service des vivres.
Le service sanitaire a été très sollicité et les médecins suisses ont assuré de lourdes prestations: 4 224 malades, 2 328 guéris en peu de jours, 355 sont envoyés à l'ambulance, 198 à l'hôpital où ils sont pris en charge par les médecins cantonaux, 141 sont renvoyés à leur domicile en France; 17 morts.
Herzog salue chaleureusement l'engagement de l'infanterie mais il constate que l'instruction donnée, par exemple en matière de sûreté, ne suffit pas.
Deux solutions lui paraissent évidentes : centraliser l'instruction pour une uniformité de celle-ci à toutes nos troupes cantonales; prolonger le temps d'instruction.
"Le service de campagne ne s'étudie pas dans les règlements et les livres,
il ne s'apprend à fond que par une grande expérience pratique."
C'est pourquoi Hans Herzog préconise de grandes manœuvres pour savoir combiner des rassemblements de troupes de différentes armes et surtout pour savoir les diriger dans le terrain. Retrouver le réalisme : les exercices théoriques sont bons pour apprendre à réfléchir et tester des variantes; les manœuvres à échelle réelle sont essentielles pour apprendre à agir correctement.
Une armée s'organise déjà dans des organigrammes de corps d'armée et de divisions d'une manière permanente où les missions interarmes puissent se préparer et s’entraîner. Selon lui, il est illusoire de vouloir combiner au dernier moment des éléments complètement hétérogènes. Ce n'est pas en présence de l'ennemi qu'il est possible d'apprendre soudainement à travailler ensemble ! Les missions interarmes doivent s'apprendre : chacun doit connaître les spécificités et les attentes de l'autre arme pour pouvoir être efficace au moment où nécessité fait loi.
Il veut donc une meilleure instruction au tir pour la troupe, une meilleure instruction des officiers pour le commandement dans un contexte interarmes, une amélioration de la logistique pour toutes les troupes.
Les chemins de fer et les télégraphes sont montrés du doigt et là de gros efforts sont encore à faire pour qu'ils aient un réel emploi militaire.
Cette expérience a porté ses fruits dans les réformes que l'armée suisse a connues par la suite. Tester en situation réelle les diverses troupes est et reste toujours d'actualité.
Antoine Schülé
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