vendredi 2 février 2018

La langue française en Suisse romande


La langue française en Suisse  romande.

Antoine Schülé


I. Introduction

La francophonie est une et diverse : ceci en est la beauté. Pour les amoureux de la langue française, il y a du plaisir à découvrir les évolutions aussi bien phonétiques que sémantiques des mots. La diffusion de ce beau langage a été grande dans le monde et il y a des particularismes locaux qui méritent d'être connus. En quelques minutes, je souhaite vous donner une image, aussi réaliste que possible et sans pudibonderie, du parler français en Suisse romande c'est-à-dire dans les Cantons de Genève, Vaud, Neuchâtel, Fribourg, Valais et Jura.

La Suisse, et ce singulier est trompeur, est une confédération complexe de Pays divers mais offrant un ensemble original plurilingue, plurireligieux et pluriculturel, avec un attachement au souverainisme des Cantons, une méfiance face à tout centralisme et une capacité à assimiler des éléments culturels étrangers sans perdre sa singularité et tout ce qui fait son identité construite sur plusieurs siècles. En cette communication, je privilégierai principalement le parler français dans le canton de Vaud (car c'est celui que je connais le mieux).

Soyons clair dès le commencement, les Romands jusqu'au milieu du XXe siècle cultivent deux types de français : le français de Paris et les français des Pays, le premier ayant dévoré les seconds qui survivent à travers quelques mots et quelques tournures de phrase qui sentent encore bon les terroirs.

A propos du français des Pays

Au commencement de nos parler francophones, il y a les patois. Précisons que le patois n’est ni une altération, ni une corruption du français. Le patois est le parler propre à un terroir et à sa population qui n’est pas toujours homogène quant à ses origines : divers mélanges expliquent diverses pratiques de la langue. Ainsi, notre français est proche du Jura et de la Savoie mais avec des influences allemandes (nous parlons du frallemand, dû aux contacts linguistiques s’étant créés dans les cantons de Berne, Neuchâtel, Fribourg et Valais qui connaissent le bilinguisme français et allemand).

Par une simplification, presque abusive aux yeux de philologues, une distinction sommaire consiste à reconnaître divers patois : neuchâtelois, jurassien, vaudois (avec deux grands sous-groupes Jorat et Broye), fribourgeois, savoyard1 (faut-il y inclure le genevois ? Poser la question, c’est déjà s’attirer les foudres des Genevois qui répondront, bien entendu, par la négative) et valaisan. Certains d’entre vous me diront que les patois sentent bon la naphtaline. Il est évident qu’ils ne sont plus pratiqués de façon courante par les familles actuelles (une exception toutefois : quelques villages de montagne).

Leur déclin a commencé dès le XVIIIe siècle avec les succès d’un Rousseau et d’un Voltaire. Suite à la Révolution française et au nom du Progrès, le XIXe siècle a connu deux alliés pour tuer les patois : l’École les a interdits dans les classes et l’Eglise protestante ne les a pas admis dans les cultes. Ainsi, les cantons catholiques (Fribourg et Valais) ont conservé plus longtemps les patois car les curés donnaient le catéchisme et parlaient à leurs fidèles dans leur langue de tous les jours.

Toutefois, il y a des survivances des patois dans les noms de lieux, de familles, dans certains archaïsmes, qualifiés de fautes par des pédants mais qui sont en fait des témoignages d’un passé linguistique. Jusqu’à nos jours, des mots très usités ou des formules de phrase typiques ont survécu dans nos campagnes principalement et dans nos villes où les premiers ouvriers, aux XIXe s., étaient des campagnards ou montagnards, ayant quitté la terre pour travailler en usine ou en fabrique.

Afin de traiter notre sujet, il faudrait accorder une large place à l’évolution phonétique. Autant vous le dire tout de suite, ceci n’est pas ma spécialité et je ne susurrerai donc pas des sons et leurs évolutions à vos oreilles2. Mon intérêt se porte à l’histoire d’un mot d’un point de vue graphique et sémantique3 : je reconnais que de lire un texte à haute voix permet de mieux le comprendre et cela me suffit. Nul n’est parfait : je privilégie la compréhension d’un mot plus que l’historique, aussi laborieuse qu’hypothétique, de sa diction ! Nos patois sont proches du français médiéval ou de l’ancien français. Mon plaisir est de traduire ces textes anciens qui ne méritent pas l’ignorance dont on les recouvre encore de nos jours !

La langue : fruit d’un long passé.

Que savons-nous des premiers peuples ayant habité la Suisse romande ? Des Celtes sans aucun doute mais ils parlent plusieurs langues ! En effet, il n’y a pas une langue celte mais de multiples variantes : elles différent de la Manche à la Méditerranée et de l’Atlantique aux Alpes. Notre tâche n’est donc pas facile.

Les termes pré-celtiques et celtiques subsistent dans les noms de lieux essentiellement, pour désigner des accidents de terrain, des rochers, des rivières, marais mais aussi pour nommer des arbres et des animaux4.
Il y a encore un grand champ de recherches pour les linguistes : les noms dans les Alpes ont des origines qui restent inconnues5 de nos jours. Certainement que celles-ci, une fois clairement identifiées, nous causeront bien des surprises : les mots ont migré avec les peuples, de l’Inde en passant par l’Iran jusqu’en Europe centrale et occidentale !

Mots celtiques fréquents en Suisse romande : Nant, Combe, Chaux, Vanil, Verne, Morges (désigne une frontière entre tribus, des rivières généralement).

Mots gaulois : usuellement pour la construction, l’agriculture, le travail du bois et les objets usuels du quotidien6.

Toutefois la Gaule et l’Helvétie ont connu la domination romaine : le latin, un mauvais latin le plus souvent, s’est ainsi implanté.
Au Ve siècle après J.-C., les conquêtes7 germaniques font que les Burgondes se retrouvent en Suisse romande, en Savoie, dans la région de Lyon et le sud de la Bourgogne. Les Burgondes seront vaincus en 534 par les Francs, venus du nord-ouest. Les noms romands de localité finissant en -ens attestent une présence prédominante de Burgondes. Toutefois, les Gallo-romains sont plus nombreux que ces Germains : les mots latins ont dès lors prévalus.

Pour le Moyen Age romand, il est difficile de trouver des témoignages écrits quant à la langue parlée : nous n’avons pas de la prose écrite en franco-provençal qui était pourtant la langue commune de nos terroirs. Les documents officiels démontrent un français parlé à Paris.

La Réforme en Suisse a donné le premier coup de grâce aux patois locaux : le français est devenu d’usage pour les actes officiels, les prédications, le catéchisme. La Bible est traduite en français et les écoles enseignent dans cette même langue. Ainsi du XVIe s. au XIXe s., il y a une lente et irréversible mort des patois.

Durant la première moitié du XXe s., les divers patois sont compris dans les familles, entre voisins en milieu rural. En milieu urbain, le français prédomine. Dans la deuxième moitié de ce même siècle, le patois est cultivé comme un art par des pasteurs, des professeurs, des médecins ou des instituteurs, issus généralement des campagnes. Ils ont réussi, en cultivant leur nostalgie de la langue de leur enfance, à nous en rendre cette beauté singulière caractéristique d’un lieu : un parler original.

De nombreux mots sont restés dans la conversation de tous les jours des Romands : appondre, pedzer, rebedoulée, recafée, panosse8, trabetset9, crouye10… et je vous en ferai découvrir une petite sélection dans le cadre de cet exposé.

Divers patois romands

Le Jura (canton actuel) et une petite partie du canton de Berne cultivent un patois de langue d’oïl, apparenté au franc-comtois et aux dialectes de l’est de la France.

Le reste de la Suisse romande est proche du franco-provençal avec le valdôtain, le savoyard et le lyonnais. Mais n’oublions pas les particularités locales !

Le canton de Fribourg connaît trois patois français : le gruérien, le couètso et le broyard.
Le canton du Valais fait mieux : il y a un patois par vallée francophone et, parfois, d’une commune à l’autre (entre Nendaz et Bagne par exemple), il y a des des différences bien distinctes !
Le canton de Vaud se particularise avec cinq familles bien localisées : La Côte (entre Genève et Lausanne), un parler proche du genevois ; les Ormonts, proche du valaisan ; la Broye, proche du broyard avec Fribourg ; le Jorat qui demeure le patois de référence pour les Vaudois et le parler de Blonay.
Genève et Neuchâtel restent plus modestes mais un Neuchâtelois du Haut (La Chaux-de-Fonds), avec un gras dans le son, se distingue à l’oreille d’un Neuchâtelois du Bas (Neuchâtel ville). Neuchâtel ville a été très longtemps réputée pour la pureté de son expression de la langue française mais c’était là le français de Paris, sans accent particulier (et qui constitue de ce fait donc un accent distinct selon certains11!).
C’est par la prononciation que l’oreille avisée distingue des origines géographiques. Pour ma part, il suffit de noter des intonations plus larges, vives et vigoureuses dans les patois des montagnards et des accents plus lourds et plus traînants des campagnards. L’oil ou le oc, qui a donné notre oui, est le vai se prononçant vouai, en appuyant lourdement sur le ou. L’assentiment d’un Romand se donnera toujours par un double vouai (écrit bien souvent ouais).

Nos patois appartiennent à cette zone géographique qui s’étend des Cévennes aux Alpes et des Alpes aux Pyrénées : c’est la langue des Troubadours. Le Rhône en est le meilleur lien. Les Bourguignons ont donné leurs marques à la langue. Toutefois la Suisse romande est une région à la frontière des langues française et allemande.

Le rôle de Rodolphe II de Neuchâtel et de Fenis, comte de Neuchâtel, au XIIe siècle a été de construire un pont interculturel européen : il a transmis aux états germaniques cette pensée des troubadours qui a tant inspiré les Minnesänger. Rodolphe II (vers 1160-1196), ce parfait bilingue, a été un proche aussi bien du Pape que de l’Empereur germanique, dans sa vie qui fut brève. A Neuchâtel, le parler était le franco-provençal mais il connaissait fort bien la langue des troubadours, donc le provençal. L’activité de la noblesse ne se réduisait pas à la seule pratique des armes : la composition de chant d’amour versifié était aussi prisée qu’un tournoi avec des joutes à la lance ou l’épée. Il a connu Folquet de Marseille, Peire Vidal et le trouvère Gace Brulé. Il a transposé la poésie occitane et française en allemand : il a été ainsi un passeur culturel majeur entre la culture romane et germanique.

Rodolphe II de Neuchâtel, mscrt Heidelberg, codex Manesse, fo 20 r

Le français de Paris

De nombreux auteurs romands (Rambert, Ramuz, Cendrars et des théologiens) ont manié la langue française pour offrir des beautés littéraires à la francophonie et la France s’en est approprié quelques-uns : le Genevois Jean-Jacques Rousseau par exemple, mais nous nous ne ferons pas de guerre à la France pour autant ! Nous avons une culture franco-suisse comme germano-suisse et ces mélanges culturels sont heureux même si leur histoire fut tumultueuse plus d’une fois ! Anouilh et Chardonne sont des auteurs français qui ont aimé vivre et écrire en Suisse.

Dans ce bref exposé, je vous propose deux approches distinctes : nos anciens mots ayant échappé à la mort des patois et survécu dans les conversations de nos jours; au final, je vous présenterai quelques extraits d’auteurs en français de Paris qui méritent votre attention.

II. Des mots du quotidien

Mesdames, Messieurs les spécialistes, je vous prie de m’excuser de privilégier des vaudoiseries mais c’est ce que j’ai eu le plus souvent l’occasion d’entendre. A travers plusieurs mots, vous pourrez percevoir le tempérament et le caractère d’un peuple aux mœurs pacifiques, en dépit de quelques pratiques guerrières bien goûtées comme le tir sportif.
J’espère vous démonter qu’un Frounze (un Français) peut comprendre les Welsches12 (les Romands) qui vivent avec les Chtaufifres (les Alémaniques parlant le Schwitzerdutsch).

Commençons par des mots où il faut monter le ton à la première syllabe, pour bien appuyer la deuxième et le laisser quasiment s évanouir sur la syllabe finale :

appondre : attacher, ajouter
rappondre : ajouter, allonger, enchaîner. Un homme grand et mince sera décrit par les dames comme un grand rappondu.
dépondre : détacher, dénouer.
une assomée : un grand état d’ivresse et une bêtise crasse : l’ivresse conduisant facilement à la bêtise, ceci n’est donc pas inconciliable. D’où, ces deux phrases classiques : au mois de mai, lorsque le dernier vin, produit l’année précédente, se découvre : « A la dégustation des vins de ma cave, il a pris une assomée du tonnerre. » ; lors d’une assemblée, toujours le même a pris la parole pour débiter des banalités bêtifiantes et le commentaire sera : « Quelle assomée il en a. ».
une astiquée : une volée de coups : « Il a reçu une de ces astiquées. » ; lorsque vous entendez par contre : « Il a pris une de ces astiquées. », cela traite de son état d’ivresse avancé ; enfin lorsque quelqu’un est pris à parti verbalement d’une façon franche et directe, ce qui sort du caractère ordinaire du bon Vaudois, plutôt d’humeur placide, le commentaire sera : « Il te l’a astiqué d’une façon ! ».
foutimasser : il y a des consonances dans ce mot qui pourraient vous faire croire à quelque grivoiserie ou bagatelle mais je tiens à vous détromper : cela signifie perdre son temps à des riens ou accomplir de petits travaux.
le babelio : mots d’origine germanique pour le bavard, l’avocat (péjoratif) ; au fém. : la bavarde.
d’où : babeler pour bavarder (babiller), produire ce gazouillis de mots qui s’échangent avec frénésie sur n’importe quel sujet, même le plus futile. De toute façon, une prudence fera bien souvent que l’orateur surpris d’être tout à coup si éloquent, au risque de dévoiler le fond de sa pensée, qu’il conclura par un majestueux et téméraire : « Je suis ni pour, ni contre, bien au contraire ! ».
Ce terme pour le bavard est remplacé par la battoille qui a donné le verbe battoiller, très employés de nos jours : curieusement ce mot a une origine grecque.
un ballon : un petit pain rond bien entendu pour le petit-déjeuner mais soit vers les 11 h du matin, soit vers 18 h, il s’agit d’un verre de vin d’un décilitre qui peut être soit de rouge, soit de blanc, nous ne sommes pas racistes.
le boursier : le trésorier communal.
le syndic : le maire.
le clédar : dans le Jura comme en Savoie, ce mot nomme la barrière de l’enclos à bétails.
une cambée, camber :
« Il a cambé le ruisseau. » : d’une seule enjambée, il a sauté le ruisseau.
« Je peux pas te suivre avec tes terribles cambées. » se dit de celui ou celle qui marche à pas longs.
Mesdames, je vous demanderai de fermer vos oreilles avec vos mains, c’est d’ailleurs le plus sûr moyen d’attirer votre attention, car je rapporte des propos du Vaudois parlant à ses intimes et donc perdant sa pudeur précautionneuse et légendaire ! Je vous ferai signe de la main quand vous pourrez reprendre l’écoute.
Alors, Messieurs, quand devant son demi de rouge, le Gustave, très observateur, dit de son voisin Paul, avec les yeux qui se plissent au-dessus d’un sourire car le propos sera émoustillant : « Il est tout raplapla. Il a sûrement cambé sa bourgeoise. », il est clair que Paul le bourgeois, vu sortant de chez lui, tout modzet (petit veau qui se met sur ses pattes encore avec peine), a honoré sa bourgeoise conjugalement (notez cette formulation plus élégante que ce fameux « a accompli son devoir conjugal » pour ce qui devrait être un plaisir, partagé je l’espère).
J’ai terminé cette scène inconvenante dans le cadre d’une communication à des littéraires et devant ce sexe dit faible qui est pourtant si fort, n’est-ce pas Messieurs ?
Mesdames reprenez donc l’écoute. Poursuivons notre histoire de langue.
un(e) nianiou : un niais
un taborniau : personne maladroite et nigaude.
un panet : une personne un peu retardée.
le bobet : ce n’est pas encore un crétin mais cela ne tardera peut-être pas à l’être, disons que ceci désigne un simple d’esprit ou la marque du peu d’esprit qu’il peut lui rester encore.
une ciclée : « Il a poussé de ces ciclées ! » : Il a hurlé avec force
un clopet : s’entend en Savoie et à Neuchâtel : une sieste. « Piquer un clopet » n’est donc pas piquer une clope !
pédzer : traîner. Un pèdze : un traînard. Mais attention la pèdze : la colle.
pétouiller : lambiner, ne pas savoir se décider. D’où : pétouillage.
se dépatouiller : se débrouiller ; adopter le système D comme on dit volontiers. En Provence, patouiller signifie patauger dans l’eau. Il existe aussi la patouille.
le péclet : initialement le loquet d’une porte ; plus tard la serrure mais à ne pas confondre quand quelqu’un vous glisse à l’oreille : « Elle a le péclet en feu. » cela veut laisser entendre que cette femme a des besoins sexuels à assouvir et attend la clef de son plaisir.
un tablar : en Savoie, à Neuchâtel ou en Pays de Vaud : l’étagère.
une tapée : ce n’est pas le féminin pour un tapé, un fou. Le mot signifie une grande quantité. Une tapée de jouets.

La santé
rapicoler : ravigoter, reprendre des forces. Ce vin est rapicolant.
la crève : ne pensez pas que la mort approche il s’agit de la grippe. « Il a chopé la crève. » est une expression usuelle pour ce cas de figure. Inutile de contacter le notaire ou l’avocat pour explorer les dispositions testamentaires de la personne concernée !
« Je suis complètement détraqué(e). » Évidemment, un esprit trop prompt pense au détraqué sexuel mais cela n’a rien à voir. Cela signifie être indisposé, ne pas être en bonne forme et peut désigner, tout de même, une forme d’impuissance à un moment précis alors que Madame parlera plus volontiers d’une soudaine migraine qui la détraque justement à ce même moment désiré par l’autre.
pécloter : avoir une mauvaise santé ; faiblesse maladive.

La météo
« Se mettre à la chotte » : se mettre à l’abri.
« Le temps est malade ! » : Ce n’est pas le medze, le médecin ou le rebouteux (pour certains le second est meilleur que le premier) qui le dit, mais le paysan qui scrute le ciel et voit un soleil voilé par quelque bande nuageuse.
« Çà graille ! » : cela grêle.
« Quelle cramine ce matin ! » : Quel froid intense !
Prudence normande du Vaudois qui se confirmera même pour un sujet aussi dont l’importance ne vous échappe pas : « Y fait rien tant chaud. ». Admirez donc cet art consommé pour déclarer qu’il fait froid, sans se mouiller par une affirmation qui pourrait être trop brutale à ses yeux.
De nos jours, qui n’a pas entendu parler d’Uber et d’ubérisation qui semble avoir perdu le vent en poupe qui l’animait à ses commencements ! Aussi apprenez que, pour les riverains du lac Léman13, « un ubère sec » désigne depuis des siècles ce vent du sud qui court non sur les routes mais sur les flots lémaniques.

La gourmandise
le crotchon : vous en avez tous mangé, en revenant de la boulangerie et en rompant un des bouts de la baguette de pain, ce petit bout si croustillant et bien cuit. La tradition à table voulait que le père de famille se réserve la fin ou le début de la miche de pain.
le biscôme : à l’origine, ce mot désigne la galette de pain d’épice ; au XXe siècle, cela désigne n’importe quel biscuit ; cela désigne aussi une personne sympathique : « C’est un vrai biscôme cette femme-là ou cet homme-là. » mais sans avoir pour autant croquer ensemble le biscuit…
les merveilles : pour les oreillettes comme on le dit en terre provençale.
« Passe-m’en un bocon ! » (voir un petit bocon, un boquenet): donne-moi un morceau de ce qui est montré du doigt ou regardé avec appétit.
« On a mangé bon ! » : preuve orale donnée à la fin d’un repas, de cette satisfaction gustative, précédant une bonne digestion qui sera certainement améliorée avec une golée (une grande gorgée) d’un alcool de poire ou de pruneau.
« Quelle fregatse ! » : quel bon repas dans une bonne ambiance.
« Il ou elle a le boyau droit. » : observation d’un appétit vorace qui s’est démontré au cours d’un repas.
« Boire un chlouque. » : boire un coup, cette expression s’entend surtout dans le canton de Neuchâtel. De l’allemand : der Schluck : la gorgée.
Vie militaire
la gamache : tout militaire se souvient des ennuis de cette guêtre qui coiffe le gros soulier militaire, inusable pour trois générations.
Schlinguer : mot frallemand (du verbe stinken) en usage aussi bien à Neuchâtel qu’à Genève pour puer. Il n’est pas rare d’entendre l’ordonnance de réveil dans la chaude chambrée d’une caserne militaire d’infanterie, en plein été : « Qu’est-ce que çà schlingue dans cette piaule ! ». Chaussures et chaussettes d’une vingtaine de fantassins de retour d’une longue marche diffusent des parfums qui n’ont rien de délicat.
l’abbé et l’abbaye : ce mot peut vous paraître hyper-religieux mais il n’en est rien. En terres protestantes, l’abbé désigne le président d’une société de tir qui est cette abbaye ! Depuis Guillaume Tell , connu pour avoir tiré la pomme placée sur la tête de son fils, les Suisses sont des passionnés de tir.
Dès l’âge de 14 ou 16 ans, il n’est pas rare pour un jeune de se rendre à un stand de tir, le fusil d’assaut ou le fusil paternel - l’arme à feu, bien entendu, ah Mesdames soyez sérieuses -, dénommé la pétoire, à l’épaule, en prenant un transport public ou sa mobylette, le samedi généralement, pour tirer une centaine de cartouches.
Pour bien tirer, il s’agit surtout de ne pas avoir la grulette : trembler de la main ou du doigt. Le cibare, le marqueur qui se trouve dans une niche sous la cible, ne manquerait pas de vous signaler, au moyen de sa palette, un pendule, c’est-à-dire un coup hors la cible !
Malgré la Révolution française dans le canton de Vaud, le roi de l’abbaye est tout simplement le roi du tir, récompensé par une couronne de laurier vert ou doré et en recevant une channe14, ou un service de table aux armes de la société de tir organisatrice du concours.

A propos de Mademoiselle, Madame et Monsieur
« Est-ce qu’elle héberge ? » : Est-ce qu’elle reçoit un garçon ? Je tiens tout de suite à vous rassurer. Il n’y a rien de grivois ou de calomnieux dans cette interrogation. Il s’agit d’une coutume fort ancienne, datant du Moyen Age, ayant plusieurs noms (Kiltgang) : dans la nuit du samedi au dimanche, une jeune fille pouvait recevoir un compagnon en tout bien et tout honneur, sans avoir de relations sexuelles (les oreilles familiales proches étant à l’affût de tout bruit prouvant témoigner de débordements inconvenants). Il a fallu attendre le XIXe s., pour faire une allusion à une consommation avant mariage de ce qui se donnait le soir des noces pour les plus pressés, voire un peu plus tard si la jeune Madame n’était pas forcément prête à cet instant de partage !
les accordailles : si le mariage n’avait pas un caractère d’urgence, en raison d’une joie à venir et surgissant plus tôt que prévue, il y a des fiançailles qui pouvaient durer un ou deux ans. Temps de réflexion salutaire pour un contrat de deux vies, avant d’en donner d’autres !
« Ils ont une accointance. » Expression usuelle pour dire que deux être s’aiment ou peuvent s’aimer. Attention : accointance ne signifie pas conjonction ou un jonction quelconque avec quelque chose !
Les périodes de tension entre deux déclarations chaleureuses peuvent susciter une remarque précise : «Cesse de faire la potte » : cesse de bouder, de faire la moue.
la bougne : la boule à l’origine mais le sens conservé est l’enflure due à un choc. Faire la bougne : faire la tête. « Il ou elle a deux peines : celle de bougner et de débougner. »
L’embougnure, l’embougné : conjonction des deux sens : « Donne l'embougnure à l’embougné(e), cela le (la) fera sourire. » Donne la boule (bout du pain rond plus croustillant) à celui (celle) qui fait la tête, en vue de l'amadouer
le camelin ou la cameline : le bien aimé ou la bien-aimée.
le bon-ami ou la bonne-amie : cela est la présentation d’une prédilection d’un cœur pour un(e) autre et qui précède bien souvent les accordailles mais cela reste normalement et encore au niveau des sentiments ou de désirs inassouvis.
« Quelle roucoulée tu me fais ! » femme ou homme qui, par ses propos, ses œillades et ses minauderies, cherche à provoquer le désir de l’autre pour se satisfaire plus que pour se donner...enfin c’est à voir...
mon homme : c’est ainsi que Madame, la bourgeoise, vous présentera son époux, son bourgeois ; sa gêne ou sa fierté transparaîtront dans l’intonation qu’elle mettra sur le « O ».
une fegniole : une jolie femme. Très très jolie, c’est une jolie fegniole. Au XIXe s., ce siècle où les mœurs industrielles pervertissent les relations humaines, une fegniole est devenue dans les villes une femme trop généreuse de son corps à tous plutôt qu’à un seul homme. Le sens variera donc suivant son locuteur, un urbain ou un campagnard !
un dragueur qui n’empêche pas le féminin une dragueuse : il n’est pas question de glisser dans les sables mouvants de sujets délicats traités avec une indélicatesse de don Juan mais il y a aussi des coureurs ou des coureuses : le Vaudois dit plutôt courateur et courateuse pour ce sport qui n’exerce pas que les jambes.
Excusez-moi par avance l’étude de la langue m’oblige à traiter des sujets que je ne souhaite qu’effleurer et non approfondir mais ne tombons pas dans la pudibonderie et reluquons15 ces mots de la chose qui disent tant de choses :
tchuffer : embrasser sur les joues à l’origine mais les plaisirs de la découverte de l’autre ont élargi cet exercice à d’autres parties du corps. D’où le tchuffeur comme la tchuffeuse pour une bonne tchuffée.
la guiguenatse : ce travail sexuel se pratiquant généralement de façon allongée entre deux personnes, autrefois entre un homme et une femme mais il faut se mettre à la page et, de toute façon, vous m’avez bien compris : je ne vais point appondre.
une broute-minet : cela ne concerne pas la chatte du voisin mais d’une disciple de Lesbos et sur laquelle nous ne nous étendrons pas.
une tafiole : c’est le correspondant de ce qui précède pour des compagnons qui partagent autre chose que la miche de pain.
le chnariflet : ce mot désigne l’intimité d’une femme.
Mesdames, une fois encore, je vous demande de fermer vos oreilles car, là, je m’adresse qu’aux Messieurs afin de leur faire sentir la beauté de la langue en effleurant un objet délicat, un petit bijou de la langue vaudoise. Si, malgré mon aimable avertissement, vous écoutez Mesdames, vous n’aurez qu’à vous en prendre à vous-mêmes.
Ainsi, Messieurs, je vous évoquerai un souvenir de service militaire, ce temps où, librement, on parle entre hommes.
Un soldat, loin de son épouse car en train d’accomplir ses annuelles obligations militaires, éprouve, avec ses camarades de chambrée et à la pinte, cette nostalgie nocturne transparaissant dans cette confidence, issue de quelques bouteilles bien asséchées : « Tu sais pas comme elle me manque. Elle sent si bon du chnariflet. ». Tandis qu’il séchera une larme de regret en buvant la larme consolatrice se trouvant dans son verre, il se trouvera d’ailleurs toujours un mauvais drôle pour dire qu’il ne goûte pas ces effluves de la même façon. D’où un nouveau débat qui épuisera encore une bouteille au minimum avant de donner lieu à d’autres divulgations de secrets masculins d’oreiller….
Mais là ce sont des débats d’hommes et j’abrégerai donc mon récit devant des dames dont je ne voudrais pas faire rougir les chastes oreilles en les échauffant avec mes propos. Elles peuvent reprendre l’écoute !
Si l’on chante « amour, toujours ! », il arrive que l’échange amoureux se change en échange de coups : « Il a taupé sa femme. » Ce n’est pas couvrir sa femme de peaux de taupe mais de coups : « Il a battu sa femme. ». Je précise qu’il y a aussi des messieurs qui se font tauper par leurs épouses et ce n’est pas au nom de la parité homme-femme !
A Genève, les étudiants taupaient quand ils organisaient une quête pour recueillir de l’argent : là, il s’agissait de taper dans la bourse d’autrui !
Ayant évoqué tous ces ébats verbaux, il faut passer à la suite car la conséquence assez logique est la naissance. Alors commençons par le commencement.

Les enfants
la guigne-trou : la sage-femme pour accomplir son office a cet inévitable droit de regard qui lui a donné ce charmant sobriquet.
bouèber : mettre au monde. D’où cette expression que vous pouvez entendre dans les marchés locaux, entre deux dames se donnant les dernières nouvelles :
« Elle est encore toute remuée. Elle a bouèbé la semaine dernière. »
le bouèbe : le gamin ou le commis d’alpage. Ce mot frallemand a pour origine : die Bubbe en allemand : l’enfant.
le valet : le fils
le premier valet : le fils aîné
le quin : le cadet
« J’étais encore dans les brouillards du Rhône. » : la Suisse, le Valais plus précisément, est la source de ce fleuve-roi qu’est le Rhône. Cette source est souvent dans une mer de nuages : cette expression n’a rien de météorologique. Cela veut dire tout simplement : « Je n’étais pas encore né. ».
École
le régent : l’instituteur, souvent secrétaire municipal.
la tsatagne : cela ne s’entend plus de nos jours, mais dans les années 1970, j’ai eu des vétérans, d’une société militaire que je présidais, qui avaient le souvenir de mon grand-père qui les avait corrigés, pour des règles grammaticales oubliées, de coups de baguette sur les doigts. Méthode pédagogique réprouvée de nos jours mais qui avait eu une certaine efficacité comme ils me l’ont assuré avec de larges sourires ! Inutile de vous dire que l’ordre et la discipline régnaient dans la classe…

Les expressions typiques :
« Être tiu et tsemise » : de façon crue, la traduction littérale donne, et Mesdames, je vais encore vous choquer : être cul et chemise mais soyons plus policé : être intimes.
« Attendre sur quelqu’un. » : Rassurez-vous : Cela n’a rien d’une position du Kama Sutra. Influence de l’allemand : warten auf jemand pour attendre quelqu’un.
« Je vais me réduire. » : n’allez pas croire que le Vaudois aime les techniques de Jivaros, les fameux réducteurs de têtes, il veut simplement dire qu’il veut rentrer chez lui.
« Qui c’est pour un(e) ? » : qui est-ce ?
« Ti possible au monde ?» : Est-ce possible ?
« On entendait de ces recaffées. » Il est possible que ce soit autour d’un café mais ce n’est pas un deuxième café qui est demandé : entendre de grands éclats de rire.
« Il est dur à la comprenette. » : sa faculté de compréhension est volontairement ou involontairement perturbée.
« Que dis-me voire16» : Dis-moi le vraiment.

Les mots transgenres
Ce sujet est à la mode de nos jours. Le Vaudois connaît ceci depuis longtemps et, sans le vouloir, mérite d’être considéré comme un précurseur pour certains mots qui sont utilisés aussi bien au féminin qu’au masculin :
alcôve, almanach, arrosoir, caramel, écrevisse, élastique, emplâtre, homme, ouvrage, paire, poire, poison, vis.
A un examen de certificat d’études (pour employer la dénomination française), un membre vaudois du jury d’examen a demandé à un jeune élève lausannois protestant : « Qu’est-ce qu’un curé ? » et sa réponse spontanée et joyeuse car il était certain de la justesse de celle-ci fut : « Un poire. ». Ce jeune, sans être un pomologue averti, n’avait entendu parler que de cette variété dite Poire Curé.

Des traits de caractère vaudois
De nature modeste en apparence, le Vaudois a cependant une intime conviction qui se traduira dans une expression qui surgira soit dans l’ombre d’une cave de vigneron, soit dans le coin d’une pinte à fondue, soit encore autour de la table de la cuisine devant de bons mets, mais, bien entendu, toujours devant le petit verre de blanc, tutoyant une bouteille de fendant : « Y en a point comme nous ! ».

En plus d’une circonstance - au travail, à table, au lit – et sur des modulations résignées ou réprobatrices ou exclamatives, vous entendrez cette expression à articuler lentement et en appuyant sur chaque syllabe : « Qui ne peut, ne peut ! ». N’oublions pas cependant que cela peut exprimer aussi la satiété. Tout dépend du contexte.

Lorsqu’il s’agit de boire un verre supplémentaire, après avoir vidé déjà quelques bouteilles, il s’en suivra forcément d’un : « Et quand on peut plus, on se force. ». L’âme du Vaudois devant le vin s’éveille volontiers et le plus beau compliment qu’il puisse vous faire, sans avoir l’air de redemander un verre, est : « Si tu m’offres encore une verre et que je refuse, insiste quand même un peu, je voudrais pas te décevoir. ». L’omission du ne est d’usage courant dans les formulations négatives, il ne s’agit pas d’une erreur de ma part. Il faut bien s’économiser un peu, cré non.

Le Vaudois a une grande pudeur dans l’expression de ses pensées en public : il se confie à sa famille et à ses proches en peu de mots. Le silence a sa préférence car ainsi il y a moins de risque à se tromper. Pour les autres, où il y a de l’inconnu, il faut bien cinq à dix ans pour entamer une conversation qui aille au-delà de la pluie et du beau temps. Dès qu’il se met à vous parler un petit peu plus, c’est-à-dire un tantinet de plus, ne croyez pas qu’il va se confier entièrement. Sa première confidence serait plutôt ainsi et donnée lentement et avec cette conviction profonde qui vous laisse croire que vous allez enfin connaître sa pensée profonde :
«  Ben ma fi17 ! Tu sais ! quand on a vu ce qu’on a vu, entendu ce qu’on a entendu et qu’on sait ce qu’on sait, on est bien content de dire ce qu’on peut dire tout simplement vrai : « Oui, on a du plaisir à penser ce qu’on pense ! ». Croyez m’en, c’est mon opinion et je la partage ! .».

Et s’il ne veut pas ajouter un mot de plus sur le sujet qui a suscité chez lui une pareille et si rare éloquence, il vaut mieux tenter un autre thème de conversation : le vin, le temps, le passé, la maladie et l’état d’une terre, pourvu que cela ne soit pas la sienne ou d’une de ses proches connaissances… « Moins on en dit, mieux ça vaut ! Qué ! ». Ce mot Qué se retrouve spécialement à Neuchâtel et a le même emploi qu’en Provence.

Comme vous le constatez, le Vaudois aime les précautions de langage qui allongent comme alourdissent les propos. Le fond de sa pensée n’apparaîtra éventuellement qu’après de nombreuses et précautionneuses circonlocutions.

Après avoir ainsi donné une image de divers coins de Pays romands et de ses habitants, il me faut aborder la deuxième partie de cet exposé avec quatre grands auteurs francophones suisses. Il y en a beaucoup plus mais pour celle ou celui qui souhaite s’initier à la littérature romande, les quatre écrivains proposés vous seront utiles.

III. Des auteurs français
Pour commencer, je vous propose un extrait d’un auteur vaudois, méconnu même en Suisse : une caractéristique de cette Confédération est de ne pas savoir reconnaître ses talents locaux, ses hommes qui mériteraient une reconnaissance pour leurs travaux18

Parmi eux, je compte Juste Olivier (1807- 1876) : il a écrit de nombreux poèmes (qui sont d’une grande beauté) et a traité avec cœur de multiples sujets, notamment de la langue. Écoutez-le pour ce qu’il nous en dit en 1837, « Le Canton19 de Vaud, sa vie, son histoire »20 :

« La langue est le premier monument d’un peuple ; c’est après la réalisation de son être même et son apparition, la première chose qu’un peuple livre à l’histoire, la première manifestation qu’il donne de lui. Avant de planter ses tentes dans un oasis du désert, ou d’accroupir ses huttes dans la forêt, il parlait. Avant que, du fond de la plaine, afin de laisser une trace plus durable de son passage au pied de la montagne, il escaladât de pierre en pierre, d’assise en assise, de colonne en colonne, les nuées sinon les cieux ; avant qu’il livrât des batailles ; avant que le bruit de sa victoire ou de sa défaite le fit connaître au loin, avant qu’il se donnât des lois, monuments de sa sagesse ou de sa barbarie ; avant qu’il prît distinctement ses croyances, ses usages, ses mœurs, son caractère, il parlait : comme lui, sa langue était plus ou moins complète ou sauvage ; mais elle était là, et elle était lui21. La langue d’un peuple est, à elle seule déjà, toute son histoire. Bien connue, bien appréciée, elle ne trahit pas médiocrement la nation22 à qui elle appartient : elle est au fond le recueil de ses idées, sa pensée-mère, son dernier mot. De tous les moyens humains d’exprimer l’âme, la parole est le plus complet, celui qui traduit le plus fidèlement la pensée parlant tout bas en dedans, et la fait le mieux résonner au dehors, celui qui la fait le plus clairement transparaître sous sa dure enveloppe. Tombant sous le sens par elle-même et par ses divers modes de transmission, figure extérieure, réalisation visible, la parole est pourtant, de toutes les manifestations de la pensée, la moins concrète, la plus subtile, la plus aérienne, la plus spirituelle. Un son est comme une sorte de milieu entre la matière et l’esprit. Le mot ou le son parlé est encore moins matériel, plus fugitif que le son musical.
Dans les autres arts (car la parole est un art, et c’est pour cela que nous avons tous en nous des rudiments d’artistes), la matière est encore plus prépondérante. Or, si pour comprendre un peuple, on s’adresse avec succès à ses arts proprement dits ; si les pierres mêmes que ses mains ont entassées, nous enseignent à le pénétrer intimement, nous font entrer au cœur de sa vie, pourquoi négligerait-on d’adresser la même demande à sa langue ? Là, n’aurait-il pas été encore plus complètement lui qu’ailleurs ? Car ce n’est pas assez dire que de répéter la phrase ordinaire que le mot est le signe de l’idée qui n’a point d’existence possible pour nous sans cette transfiguration, non pas céleste mais terrestre. L’idée et le mot sont deux en un, comme l’âme et le corps ; et ils n’existent pas l’un sans l’autre. Une langue est donc comme le corps de la pensée d’un peuple. Elle le signale, l’analyse, le formule, et par cela même, car un peuple sans voix n’existerait pas même à moitié, elle le crée aussi bien qu’elle est créée par lui. Elle est le peuple même, puisqu’elle est sa pensée ; elle est sa fille aînée : et par un retour mystérieux, elle le complète, le réengendre, puisqu’elle donne à son bourdonnement intérieur une issue, à son âme un écho, à son essence une nouvelle existence, à son intelligence une compréhension. Étant le verbe d’un peuple, elle en est la substance et l’esprit ; le verbe, qui, par l’esprit, la substance d’elle-même, comme l’insecte le fil parti de son sein, et les manifeste en se manifestant. Mais si la parole est l’homme même, et les langues l’humanité même, là aussi on devra retrouver nécessairement, ce me semble, comme l’artiste se fait voir dans son œuvre, l’image de Celui qui est le Père de l’homme et de la parole, savoir de ce qui pour nous est Dieu23. ».

Si vous souhaitez découvrir les origines de la littérature romande et l’esprit qui l’anime, Eugène Rambert (1830 - 1886), le chantre des Alpes, est un auteur incontournable. De plus, il est agréable à lire. Il n’est plus cité dans les media littéraires pour grand public et ceci est bien regrettable car il a su mettre en valeur nos racines. Il nous donne les clefs pour comprendre ces auteurs qui surviendront plus tard et ont pour noms24 : Adolphe Villemard, Charles-Ferdinand Ramuz, Maurice Zermatten, Candide Moix, Michel Campiche, Henri Jacottet, Gonzague de Reynold, René Burnand, Paul de Vallière…

Ramuz (1878-1947) est sans aucun doute l’auteur vaudois le plus connu en France pour cet esprit du terroir qu’il sait si bien communiquer. En une trentaine de romans, cet écrivain a peint25 avec des mots l’amour, la religion (dans le sens de ce qui relie l’homme a plus grand que lui), l’enfance, le destin, la mort ou la rencontre. Au moyen de la langue française, il a sculpté un monument littéraire avec son caractère, son regard et sa sensibilité. Dans ses écrits, il règne une austérité qui peut se qualifier de protestante. Dans L’esprit malin, Jean-Luc persécuté et Derborence, il célèbre la fidélité aux traditions catholiques qui se cultivent dans les hautes montagnes valaisannes. Il aime le monde de la terre : les paysans, les vignerons et les pêcheurs sont des héros dont il veut être le chantre. Il est un poète de l’existence, de la tradition liée à un sol et à un lieu. Il cultive un rythme de phrase particulier : son œuvre doit être lue à haute voix et sans précipitation pour être mieux appréciée.

Je conclus avec le Neuchâtelois, originaire de la Chaux-de-Fonds, Blaise Cendrars (1887-1961), de son vrai nom Frédéric-Louis Sauser. Par ses poèmes, il s’est fait vite connaître à Paris et il est considéré comme un Français. Grand voyageur, il a réuni des souvenirs que sa mémoire a transformé pour construire son œuvre littéraire. Engagé volontaire à la Légion étrangère, il a perdu un bras sur le champ de bataille. Cet esprit indépendant n’appartient pas exclusivement à un pays : amoureux de la langue française, il a créé un style qui lui est spécifique. Grâce à lui le mot neuchâtelois torrée26 est entré dans le dictionnaire français : il s’agit d’abord d’un feu de bois et plus tardivement le pique-nique autour d’un feu de bois sur lequel la viande est rôtie ou à côté duquel le fromage, placé sur une pierre plate, est fondu. Pendant la Seconde guerre mondiale, il s’est réfugié en Provence. Ses grands titres sont : L’or, Bourlinguer, La Main coupée, L’Homme foudroyé et Lotissement du Ciel. Pour lui, « […] l’écriture n’est ni un mensonge, ni un songe, mais la réalité et peut-être tout ce que nous pourrons jamais connaître du réel. » Et il affirme : « Je ne trempe pas ma plume dans un encrier mais dans la vie. ».
Je conclus cette présentation en vous disant que la langue, c’est tout simplement la vie d’un peuple et qu’à ce titre, elle mérite notre respect et notre attention à la préserver.

Antoine Schülé

La Tourette, février 2018



1Le Romand se rapproche des trois patois savoyards principaux : Chambéry, la Haute-Tarentaise et la Maurienne. Le Pays de Vaud n’a pas seulement hérité des châteaux des comtes savoyards mais aussi une partie de la langue de Savoie.
2Les règles d’évolution phonétique données de nos jours, mis à part un vocabulaire de base, comportent tant d’exceptions dans la pratique que, pour certains mots très particuliers, il y a plus d’hypothèses que de certitudes.
3Très utile pour dater et localiser l’origine d’un texte et/ou de son auteur : cet outil historique est précieux.
4Sans doute, un héritage de nos ancêtres chasseurs et nomades qui avaient besoin de repères géographiques pour poursuivre le gibier
5Il y a des suppositions très plausibles émises dès la fin du XIXe s. et de très bonnes recherches apparaissent dès 1990.
6Témoignage ici d'une sédentarisation en raison de la vie agricole.
7Certains auteurs parlent volontiers d’invasion germanique et de conquête romaine : il est possible de changer de vocabulaire… Pour les États-Unis, la conquête de l’Ouest a été en fait une invasion, avec massacres des populations déjà présentes bien longtemps avant leur intervention, en faveur de la liberté, de la démocratie et des droits des peuples…. Pour qui ? Pas pour tous. Rares, encore de nos jours, sont ceux à en avoir conscience !
8C’est le panouchon en Provence ; en Suisse, c’est la serpillière ou une façon de décrire une personne molle apathique mais, en France, c’est un mouchoir ; pour l’argot militaire romand, ceci désigne de façon péjorative le drapeau.
9Le tabouret à un pied , attaché au rein par une courroie et utilisé pour la traite. L’armailli porte le capet (à ne pas confondre avec la calotte épiscopale ou la Kippa des Juifs pratiquants) pour appuyer sa tête contre le flanc de la bête à traire.
10S’écrivant crouille : n’oubliez pas de prononcer avec insistance le r qui doit rouler dans la gorge pour mauvais, vaurien, sans valeur. Ceci s’applique au temps, à une personne ou à un objet. Mot passe-partout.
11Ce thème peut donner cours à de joyeuses querelles de clocher et je ne m’aventurerai pas plus sur ce chemin périlleux qui touche les sensibilités locales les plus ancrées chez leurs toujours ardents défenseurs...
12Mot frallemand : d’un Welsch signifiant étranger.
13Et, surtout, ne me dites pas le lac de Genève !
14Mot frallemand : die Kanne, une carafe en étain.
15Regardons.
16D’un vere latin et non de videre qui a donné voir.
17Eh bien, ma foi !
18 Par contre, si un pays étranger vient à reconnaître ce que la Suisse n’ a pas réussi à accomplir elle-même, alors les éloges seront dithyrambiques et excessifs, je pense par exemple à un Chessex (dont le nom doit être prononcé correctement avec deux é et sans le x pour ne pas trahir ce qui était d’ailleurs chez lui une obsession).
19Avant de devenir un canton indépendant de la Confédération, le Pays de Vaud (dont la devise est : liberté et patrie) avait été soumis d’abord à la Savoie du Moyen Age jusqu’en 1637 et ensuite jusqu’en 1807, au Canton de Berne qui lui a imposé la Réforme. Le Vaudois adore parler de liberté car, au XIXe s. et grâce à Napoléon, ce mot était bien neuf dans sa bouche.
20Les passages en gras, en italique et les notes de bas de page sont d’Antoine Schülé.
21Ramuz, plus tard, usera aussi de la phrase longue qui traduit une sorte de crainte de ne pas pouvoir dire exactement cette pensée qui surgit en de lentes poussées successives.
22Procédé très vaudois : affirmer au moyen d’une formule négative.
23L’ouvrage de Juste Olivier s’adressait à l’élite protestante du Canton de Vaud et il se savait lu par de nombreux pasteurs.
24Je les cite sans opter pour un ordre particulier ou exprimant une préférence.
25Dans Questions son écrit de 1935, il revendique ce titre  : « Mon éducation a été faite par les peintres. » .
26S’écrivant aussi torée. De ce mot est dérivé torrailler, fumer et torrailleur, un grand fumeur. Du latin torrere, sécher, brûler, enflammer. D’où : torréfier, torride.

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