Maurice
Zundel et la résurrection
par
Antoine Schülé
La
Tourette, novembre 2018
« Le
mystère de la mort nous trouble
parce
que nous n’avons pas
résolu l’énigme de la vie. »1
« Aujourd’hui
tout peut commencer. »2Au
« Dieu
est la clef d’un monde qui n’existe pas encore. »3
Introduction
Données
biographiques
Maurice
Zundel est connu pour sa spiritualité mais, pour celles et ceux qui
ne l’ont pas encore découvert, voici quelques données
biographiques.
Maurice
Zundel est un mystique et théologien suisse, né à Neuchâtel en
1897. Il a connu la vie bénédictine à l’abbaye d’Einsielden
(où la Vierge Marie est particulièrement vénérée). Ordonné
prêtre en 1922, il a commencé sa vie en paroisse St. Joseph, à
Genève. Victime de la hargne d’un confrère, il a dû mener la vie
d’un pèlerin du Christ : elle débuta à Rome, pour accomplir
un doctorat de philosophie à l’Angelicum (1925-1927). Il y a
rencontré J.-B. Montini, le futur Paul VI, pour la première fois.
Il découvre à Assise la vie de st François. Il se retrouve ensuite
à Paris où il retrouve pour la deuxième fois le futur pape Paul
VI. Il effectue un voyage à Londres où il apprend l’anglais en
lisant John-Henry Newman4.
Il revient en Suisse où il enseigne le catéchisme dans un
pensionnat de jeunes filles (La Tour-de-Peilz). Il séjourne à
nouveau en France à Neuilly avant de se rendre à Jérusalem en
1937.
La
Deuxième guerre mondiale l’ayant empêché de revenir en Suisse,
de 1939 à 1946, il sera aumônier au carmel de Matarieh, près du
Caire en Égypte : sa spiritualité y atteint une maturité qui
nourrit et nourrira tout fidèle qui veut approfondir sa Foi.
De 1946
à 1975, il est prêtre auxiliaire à la paroisse du Sacré Cœur à
Lausanne. Sa fonction première est d’assurer la prédication et
l’accompagnement des malades5.
Ses homélies sont très appréciées et il connaît un grand succès.
Il est souvent jalousé par quelques confrères, ayant une conception
très particulière de la fraternité ecclésiale. Il a eu toutefois
le bonheur d’être soutenu par quelques amis prêtres qui ont bien
conscience de la profondeur de sa spiritualité vivante. Il voyage
beaucoup pour assurer des retraites dans de nombreux couvents de
femmes et d’hommes, en France comme en Suisse. Il donne des
conférences qui intéressent même les non chrétiens. Il publie
plusieurs ouvrages et il est l’auteur de multiples articles dans
diverses revues.
En 1972, Paul VI l’invite à prêcher la retraite
de Carême du Vatican et, alors là, le miracle se produit, tous ses
confrères suisses lui reconnaissent, enfin mais bien tardivement,
ses mérites ! Il naît à Dieu le 10 août 1975 :
en effet, la mort est une naissance et non une fin.
Sa
spiritualité
Évidemment,
mon intérêt pour ce théologien ne tient pas en ces quelques lignes
biographiques. Très jeune, je l’ai entendu lors de ses homélies
et il m’a ouvert définitivement à la Parole de Dieu. Ses homélies
respiraient de l’Evangile et non pas de ses bricolages bibliques
(et encore pas toujours !) qui n’apportent strictement rien à la
connaissance de la Parole de Dieu qui s’est incarnée en Jésus.
Grâce à ses écrits comme ses homélies éditées, j’ai
découvert, quelques années plus tard, les Pères de l’Église, st
Augustin en tout premier lieu.
Ses
retraites, ses écrits sont les fruits merveilleux de sa lecture du
Nouveau Testament qu’il n’a pas cessé de méditer tout le
long de sa vie terrestre. Sa prise de parole est dès lors une source
d’eau vive qui nous permet de partager sa méditation et de nous
entraîner plus loin. Bien entendu, il disposait d’une grande
faculté d’improvisation : il pouvait fermer les yeux et vous
dérouler toute une réflexion, en observant parfois des temps de
silence, avec un ton de voix qui montait ou redescendait, selon la
nature de son propos. Le plus surprenant est qu’il était écouté
par des personnes non croyantes. Son secret est qu’il s’adressait
directement aux cœurs de tous ses auditeurs.
Maurice
Zundel n’est pas un révolutionnaire des Évangiles : il offre
une lecture traditionnelle et bénédictine mais avec un regard neuf
et direct, sans ces filtres ou des œillères qui sont imposés
indûment avec le temps. Il a du succès car il sait souligner le
réalisme du Nouveau testament6
(l’Esprit Saint est dans le concret, dans les actes
qui sont les fruits de la contemplation).
Il dévoile une foi intelligente, personnalisée et il transmet un
amour communicatif. Il ne cultive pas, comme certains prêtres, un
« ego » envahissant, ne se prend pas pour un dieu
pharaon, ne s’idolâtre pas : non, il vit réellement un total
détachement de lui-même pour se mettre au service des autres, des
gens heureux ou malheureux, pour partager leurs joies et leurs
peines, pour guider et élever les âmes, pour que chacun découvre
la vraie grandeur de l’homme lorsqu’il est habité par Dieu. Vous
comprenez que cette originalité mérite d’être soulignée.
Entrons
dans le vif du sujet.
La
résurrection
Parler
de la résurrection selon le Nouveau Testament, c’est méditer
la Semaine Sainte pour comprendre un message qui diffère
totalement de celui de toutes les autres religions (ce qui n’empêche
pas des points communs parfois mais faisons attention aux sens des
mots qui ne recouvrent pas toujours les mêmes notions). Cette
méditation conduit à une contemplation du mystère
d’une Passion et d’une Résurrection, avec
l’intelligence comme avec le cœur.
La
vie du Christ démontre combien grand est l’amour de Dieu pour
l’humanité, pour toute l’humanité. Jésus est Dieu incarné
qui, ayant pris chair de la Vierge Marie par l’Esprit Saint, se
désapproprie de sa vie humaine pour vivre totalement le don de soi.
Oui,
Il a sacrifié sa vie biologique pour montrer que Son but est de
sauver l’homme, sauver ce qui fait la vraie grandeur de
l’homme : la Présence de Dieu au cœur de chacun d’entre
nous. Présence parfois ignorée ; Présence parfois refusée
car Dieu nous laisse libre de Le recevoir ou de ne pas Le recevoir ;
Présence parfois voilée ; Présence sans fruit extérieur ;
Présence avec grands fruits intérieurs et extérieurs ;
Présence source des dons innés propres à chacun d’entre nous….
Maurice
Zundel invite son lecteur, son auditeur à renoncer à une vision de
Dieu selon l’échelle humaine7 :
un Dieu dictateur, un Dieu vengeur, un Dieu inquisiteur, un Dieu
persécuteur (guerre, famine, sécheresse et autres calamités
sanitaires ou naturelles). Méfions-nous des caricatures de Dieu qui
se donnent dans de trop nombreuses sectes et parfois même dans
l’Eglise.
La
Croix est l’offrande de Dieu à tous les hommes. Découvrons le
sens de cette démonstration divine avec Maurice Zundel lorsqu’il
nous parle de la résurrection.
La
vieil homme, la mort et l’homme nouveau, la résurrection
S’interroger
sur la mort, c’est aussi s’interroger sur la vie. Laissons-nous
interpeller de façon si directe par ses deux propos :
« […]
on prend conscience que l’homme peut n’être qu’un objet, qu’il
peut n’être rivé à l’existence que par sa biologie, ses
glandes, son corps, ses saillies animales, et le destin de l’homme
apparaît toujours infiniment tragique. On est né sans l’avoir
voulu ! Et on mourra sans le vouloir !
On
subit la vie à l’entrée et, à la sortie, on subit la mort,
quelle chose affreuse ! »8
et
plus loin :
« Et
entre la naissance qu’on ne choisit pas et la mort dont on a
horreur, il y a tout l’inconscient, toute cette vie souterraine et
animale dont nous sommes pétris et qui nous incline dans le sens des
passions imprévisibles qui peuvent, à tout moment, nous emporter
au-delà de ce que nous croyons être et nous engager dans des
aventures absurdes et meurtrières. »9
La
fausse grandeur de l’homme consiste à vouloir être admiré, être
considéré comme une valeur et être honoré à n’importe quel
prix par la foule qui aime à se créer des faux dieux10
en « divinisant » tel sportif, tel politique, tel
philosophe, tel artiste… Et Zundel en parle ainsi :
« Étrange
grandeur d’ailleurs, qui a besoin des autres, qui fait la cour à
l’opinion, qui a besoin des applaudissements, de la
publicité des journaux ou d’avoir son portrait dans
les magazines. Étrange grandeur que celle
qui repose tout entière sur les applaudissements
d’une foule imbécile !…. »11
Le
Christ dans sa vie terrestre démontre quelle est la vraie grandeur
de l’homme :
« Le
Christ, d’une manière si étonnante, si paradoxale, vient nous
apprendre la passion de l’homme, enfin celle qui Le meut, Lui.
Sinon, qui croit en l’homme, qui y croit infiniment, jusqu’à
donner Sa vie, jusqu’à la mort de la croix ? Qu’est-ce que
le Christ veut sauver dans l’homme sinon la dignité, la grandeur
de l’homme ? Devant quoi est-Il à genoux au lavement des
pieds sinon devant la grandeur et la dignité humaines ?
Pourquoi meurt-Il,après cette effroyable agonie sinon pour faire
contrepoids à tout ce qui empêche l’homme d’atteindre jusqu’à
lui-même et de réaliser sa grandeur et sa dignité ?
…
En
réalité, Jésus a apporté une nouvelle échelle des valeurs, comme
il a apporté une nouvelle révélation de Dieu. »12
Aussi
est-il intéressant d’approfondir la nature de cette révélation
de Dieu dans le Nouveau Testament.
Homme
nouveau
Peut-on
réduire une personne uniquement à son corps ? Si oui, ne
serait-ce pas ignorer ce qui fait d’elle d’être plus qu’un
amas de cellules, qu’une plastique ? La lecture de l’Evangile
de Jean donne la réponse et une phrase la résume
bien: « Personne ne peut voir le royaume de Dieu s’il
ne naît de nouveau. » (Jean 3,3).
Maurice
Zundel, qui était passionné des plus récentes découvertes
scientifiques, a médité cette phrase et voici ce qu’il en dit :
« Il
faut donc naître de nouveau, et d’en haut. La première naissance
ne suffit pas, car c’est une naissance qui doit essentiellement à
la biologie. Elle est enracinée dans l’espèce et, à travers
l’espèce, dans l’universel animal et, plus profondément encore,
dans l’univers physico-chimique. Ce n’est pas par cette naissance
que l’homme peut atteindre à lui-même. Quand
il sera né de nouveau, et d’en haut, il se connaîtra,
et il connaîtra Dieu comme il nous arrive
de découvrir, à travers un visage jusqu’à ici
inconnu ou méconnu, le secret d’une âme qui devient proche de la
nôtre. »13
Et
pour
bien le
comprendre,
il est nécessaire de se remémorer le
texte de Saint Augustin que
Zundel
cite souvent et
qui
est extrait
du livre qu’il faut lire :
Les
Confessions où
St
Augustin révèle
comment il découvre
Dieu
qui
est au-dedans de lui
alors qu’il le cherchait à l’extérieur
et
qui
est
la Beauté
par excellence :
« Tard
je Vous ai aimée, Beauté si ancienne et si nouvelle,
tard
je Vous ai aimée.
C’est
Vous qui étiez au-dedans de moi, et
moi,
j’étais en-dehors de moi ! Et c’est là que je Vous
cherchais ;
ma
laideur se jetait sur tout ce que Vous avez fait de beau.
Vous
étiez avec moi et je n’étais pas avec Vous.
Ce
qui loin de Vous me retenait,
c’étaient
ces choses qui ne seraient pas, si elles n’étaient en Vous.
Vous
m’avez appelé, Vous avez crié, et
Vous
êtes venu à bout de ma surdité ;
Vous
avez étincelé, et Votre splendeur a mis en fuite ma cécité ;
Vous
avez répandu Votre parfum, je l’ai respiré et je soupire après
Vous ;
je
Vous
ai goûtée
et j’ai faim et soif de Vous ;
Vous
m’avez touché, et je brûle du désir de Votre paix. »14
Augustin,
sollicité qu’il était par ses sens, ses instincts, soumis qu’il
était au paraître, à la possession d’un pouvoir intellectuel
avant de devenir un saint, avait tout vécu en extériorité. Mais
découvrant Dieu en son cœur, il vit une nouvelle naissance (la
conversion) qui n’est plus biologique mais spirituelle : ainsi
débute la résurrection. Ainsi, avons-nous à la vivre et ceci
peut commencer maintenant si ce n’est pas déjà entrepris, en
notre âme et conscience. Dieu est présent au cœur de tous. Chacun
peut Le rencontrer en son cœur : il suffit de L’écouter,
d’écouter la Parole de Dieu.
Dieu
nous attend. Nous avons à Le rencontrer. Dieu ne s’impose pas, Il
s’offre à nous. Il attend notre « oui » à Sa
Parole. Et Maurice Zundel exprime notre mission de faire connaître
Dieu selon les dons reçus de la façon suivante :
« Le
« oui » de l’homme est absolument indispensable
au « oui » de Dieu, comme le
consentement de notre esprit à la vérité, qui n’est
qu’un autre nom de Dieu, est absolument indispensable au
rayonnement de la vérité en nous.
Qu’est-ce
que la vérité si nous ne l’atteignons pas ?
Qu’est-ce que la vérité si nous ne la laissons pas
transparaître ? Elle est comme morte, comme inexistante, parce
qu’elle n’a pas d’autre moyen de se proclamer et de se faire
jour que de devenir lumière en nous quand nous
devenons lumière en elle. »15.
Renoncer
au péché originel est le commencement de la résurrection et
il faut entendre ce qu’est le péché originel :
« Qu’est-ce
donc que le péché originel sinon celui qui
livre le monde à l’inertie des forces aveugles,
qui se laisse à sa condition d’objet, qui n’arrive pas à
découvrir à travers lui la racine de toute existence qui est
l’amour ?
Toute
faute pleinement voulue, pleinement consciente, est nécessairement
une faute originelle. C’est le refus de nouer le monde à
sa source qui empêche la circulation dans l’univers d’une
liberté créatrice et nous enlève la possibilité de donner au
monde un visage où le nôtre puisse se reconnaître.
Et
bien sûr que Dieu, le Dieu esprit, le Dieu vérité, le Dieu pauvre,
le Dieu amour, le Dieu qui nous appelle à naître de nouveau, ne
peut que s’offrir, toujours à nouveau, éternellement. Mais
Il ne peut pas accomplir le pas que nous avons à faire. Il ne peut
pas se substituer à notre liberté. Ce serait tuer en
nous la dignité de créateur. C’est impensable et impossible. »16
La
nouvelle naissance spirituelle transforme l’homme qui se laisse
éclairer par Dieu jour après jour et que Zundel appelle
« l’aventure humaine » que chacun est appelé à
vivre. Écoutons-le :
« C’est
dans le secret de notre vie, dans l’intimité de nos choix, de nos
décisions et de nos affections que nous réalisons notre vocation
d’homme, c’est-à-dire notre vocation de créateur et de fils de
Dieu. »17
Il
s’agit de trouver Dieu dans l’expérience humaine, quand ceci est
possible bien entendu. Malheureusement, l’homme - laissé libre car
Dieu n’est pas un dictateur - choisit parfois d’autres voies et
les forces du mal sont à l’œuvre, avec toutes les conséquences
nuisibles pour l’humanité. N’accusons pas Dieu d’être
responsable des maux qui accablent le monde : observons les
causes qui sont dans des comportements humains !
Le
mystère pascal en est un témoignage éclatant : un grand
Prêtre Caïphe a demandé la mort de Jésus ; la foule
habilement manipulée a crié ses exigences ; un politique Ponce
Pilate a préféré suivre la voix populaire plutôt que celle de sa
conscience ; quelques soldats en ont profité pour laisser libre
cours à leur sadisme. Une minorité a compris en son cœur le
scandale de la crucifixion de Jésus alors qu’elle ne comprenait
pas encore ce que signifie la résurrection. La passion de Jésus
nous révèle la vraie grandeur de Dieu qui est de se donner pour
sauver l’homme. Le mystère pascal nous appelle à réaliser notre
grandeur. Zundel, en ayant les vies des saints en l’esprit, nous en
parle ainsi :
« [Le
mystère pascal] nous appelle à être vrais, à ne pas tricher, car
c’est cela qui est l’opposé même de la grandeur : tricher
avec soi-même, tricher dans sa solitude, tricher dans sa pensée,
tricher dans ses amours. Celui qui dit la vérité dans son cœur,
celui-là gravit la montagne de Dieu, ou plutôt il devient lui-même
la montagne de Dieu, il devient le phare qui éclaire l’humanité. »18
Que
d’exigences dans cette courte citation ! Entendez-vous cet
appel au discernement et donc à nos intelligences ? Précisons
tout de suite que l’intelligence est donnée à tous, aux plus
humbles et pas seulement à quelques intellectuels qui le sont ou qui
prétendent l’être. Au fond de nos campagnes, j’ai découvert
des personnes sans instruction qui avaient ou ont une intelligence
des faits bien supérieure à des hommes, chargés de titres
universitaires ou de fonctions politiques ou ecclésiastiques !
Elles avaient des dons d’observation qui n’étaient pas étouffés
par de fausses connaissances.
Cette
rencontre dans le cœur avec Dieu nous permet de renoncer à cette
idolâtrie d’un faux dieu que certains chrétiens cultivent.
Écoutez plutôt :
« Il
est donc parfaitement clair qu’en rencontrant Dieu nous ne
rencontrons pas un maître, un pouvoir despotique, une domination, un
interdit, une limite. Au contraire, en Le rencontrant, nous nous
rencontrons ; en Le rencontrant, nous scellons notre dignité ;
en Le rencontrant, nous découvrons notre liberté.
L’immense
majorité des hommes ne le savent pas, car ils sont
tournés vers un faux Dieu, un Dieu
extérieur, un Dieu dans l’espace atmosphérique, un Dieu qui
contraint, qui limite, qui menace, qui
terrifie, un Dieu qui tue alors qu’Augustin Le
rencontrait comme la Vie, la Vie de la vie. »19
Être
vivant avant la mort
Pour
Zundel, être mort, c’est être en-dehors de soi-même.
Aussi, la question essentielle n’est pas tant de savoir si l’on
sera vivant après la mort mais, d’abord, d’être vivant avant
la mort ! De notre vivant, nous avons à vaincre la mort. La
citation qui suit est un peu longue mais elle livre si bien sa pensée
que je me refuse à l’écourter :
« La
question n’est pas de savoir si l’on sera vivant après la mort,
mais d’abord d’être vivant avant la mort…
Car justement, le sens de notre existence et l’appel de
l’Evangile, c’est de vaincre cette mort qui fait de
nous-mêmes un appendice de notre biologie, un simple résultat des
forces physico-chimiques et organiques qui se sont croisés au moment
de notre conception.
Dans
l’ordre biologique, notre existence ne diffère évidemment pas des
animaux. Nous sommes plantés dans l’univers, comme eux. Comme eux,
nous sommes une branche d’une même évolution. Et tant que nous
sommes ce résultat ou cette résultante, nous n’existons pas. Si
nous nous laissons porter par notre biologie, nous sommes déjà
morts, car il n’y a aucune raison de revendiquer pour notre
biologie une durée quelconque. Pourquoi notre biologie serait-elle
plus sacrée que celle d’une punaise ou d’un chacal ?
Il
est clair que l’immortalité n’a aucun sens si elle n’est pas
l’éternisation de notre vie aujourd’hui. Être dehors ou être
mort, c’est une seule et même chose.
C’est
pourquoi la majorité des hommes sont déjà morts, parce qu’ils
n’ont pas vaincu la mort, parce qu’ils sont livrés aux forces
aveugles qui sont à l’œuvre dans l’univers. Ils sont déjà
morts parce qu’ils ne se sont jamais rencontrés eux-mêmes, parce
qu’ils n’ont pas eu accès à la Vie de leur vie. Ils sont déjà
morts parce qu’ils ne sont pas entrés dans cette communion avec la
Présence qui est le cœur et la clé de leur intimité. Ils sont
déjà morts parce qu’ils ne sont pas devenus une source et une
origine, parce qu’ils n’ont rien créé, alors que l’homme
n’est homme qu’au moment où il devient un créateur et de
soi-même et de l’univers, en offrant à Dieu le berceau vivant
d’un cœur transparent à sa lumière.
Le
véritable néant pour l’homme, c’est l’absence de cette
dimension humaine qui constitue notre dignité. »20
Vivre
par l’esprit
La
véritable dignité de l’homme est de vivre par l’esprit. Pas
n’importe quel esprit bien entendu : l’Esprit de Dieu. A la
naissance, des dons qui diffèrent d’une personne à l’autre,
nous ont été donnés pour percevoir cet appel. Nous sommes libres
de répondre ou de ne pas répondre à cet appel, d’utiliser ou ne
pas utiliser ces dons reçus. La vie est ce chemin, cette « aventure
humaine » où nous nous dévêtissons du vieil homme pour
être un homme nouveau : comme Hildegarde Bingen le disait déjà
au XIIe siècle, l’homme est appelé à devenir le
vêtement de Dieu. L’esprit ne méprise pas le corps mais le
corps ne doit pas supplanter l’esprit. Je vous livre l’extrait
d’une homélie de Zundel donnée au Caire :
« Notre
corps est le cordon ombilical par lequel nous sommes entrés dans
l’univers et l’univers est en prise avec nous. Nous collons à la
terre, et à travers la terre nous atteignons l’univers. La mort
physique serait donc, en première approximation, l’extinction des
énergies reçues passivement à notre naissance. Mais nous pouvons
poser cet axiome qu’il est dans la nature de l’homme de
dépasser sa nature, c’est-à-dire que nous atteignons
déjà à l’esprit et que nous pouvons reconnaître en
nous un corps qui nous rive à la terre comme un cordon
ombilical dont la section entraîne la mort, et un esprit
qui peut nous affranchir de la terre et de toute dépendance
possible.
Il
y a donc une dimension de l’être humain qui apparaît vraiment
comme un sujet, où il est arraché à sa condition d’objet, où
est révélé en lui la dignité humaine d’être source et
origine. Ici, incontestablement, nous sommes en face de
l’esprit. Cette qualité concerne tout l’homme et enveloppe ce
que nous appelons le corps autant que l’intelligence et la
volonté.
…
Si
l’homme se résigne à être objet en se soumettant à ses
instincts, s’il accepte cet esclavage consciemment, nous pouvons
parler de mort humaine, d’une mort de l’humanité dans l’homme,
d’une mort humaine qui précède la mort physique. C’est cela la
grande tragédie, finalement, c’est de n’avoir pas vaincu la mort
durant la vie. C’est pourquoi la vraie question est de
savoir si nous sommes vivants avant la mort.»21
La
vie
Nous
sommes vivants, selon l’esprit, lorsque nos vies laissent
transparaître la
lumière
de Dieu,
tel un élément du vitrail constitué de multiples verres différents
les uns des autres (et c’est ce qui en fait la beauté) qui
vit en laissant passer la lumière et
Zundel prolonge la parole de 1
Jean, 4, 12 :
« Personne
n’a jamais vu Dieu ; si nous nous aimons les uns les autres,
Dieu demeure en nous, et Son
amour parfait est en nous. Nous
connaissons que nous demeurons en Lui,
et qu’Il
demeure en nous, en ce qu’Il
nous a donné son Esprit.
Et nous, nous avons vu et nous attestons que le Père a envoyé le
Fils comme Sauveur du monde. Celui
qui confessera que Jésus est le Fils de Dieu, Dieu demeure en lui,
et lui en Dieu.
Et, nous, nous avons connu l’amour que Dieu a pour nous, et nous
n’y avons pas cru. Dieu est amour ; et celui qui
demeure
dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui. »
La
vie, c’est la rencontre de Dieu dans son cœur. Vous avez
certainement tous fait une expérience simple qui est, à mon avis,
déjà, un grand signe en faveur de la résurrection : nos morts
sont toujours vivants quand ils sont vivants dans nos cœurs. Ceci
signifie bien qu’ils sont vivants non par leur corps mais par ce
qui nous les attache, par leur esprit. En des situations joyeuses ou
tristes, il arrive que nous entendions la voix de l’un ou l’autre
de nos défunts qui soit partage notre joie, soit console une
blessure de l’âme. Mais nous avons un témoignage bien plus grand
que nous expérimentons à la lecture du Nouveau
testament.
Le
message permanent de Jésus, de Dieu, et de l’Esprit Saint est un
appel à la vie qui est précieuse puisqu’elle nous permet de
connaître Dieu. La vie, c’est de
discerner cette
rencontre de Dieu en soi,
en son
cœur. Comment
y parvenir ? En
renonçant à soi-même, à son petit ego, si envahissant chez
certaines personnes, nous anticipons notre résurrection en laissant
la place à Dieu dans nos cœurs. Nos cœurs peuvent ainsi briller de
l’amour de Dieu. Dieu se reconnaît dans le Beau, le Vrai et le
Bien. Tout acte humain en ce sens devient signe de Dieu. Ouvrir son
cœur à Dieu est un geste qui renouvelle le monde, la création.
Chacun d’entre nous apporte ainsi sa pierre pour un monde plus
beau : être une pierre vivante de l’Église.
Ceci
exige des renoncements, des luttes. C’est un chemin parsemé
d’embûches et faire le bien peut lever contre vous une armée
d’ennemis : les forces du mal existent, parfois même là où
on ne
les
attend pas ! Contrer le mal avec fermeté en soi d’abord, en
autrui et dans nos sociétés est une mission lourde, une croix à
porter mais, avec nous, nous avons plus qu’un
Simon de Cyrène, nous avons Jésus. Il
y a du travail. Il existe de nos jours une charité bêtifiante,
fréquente chez les Catholiques : elle consiste à donner raison
systématiquement aux ennemis de l’Église, de considérer
l’agresseur comme la victime, et la victime comme le coupable.
Cette forme de lâcheté est inadmissible. Il y a pire : celles
et ceux qui se refusent à voir la vérité car demeurer dans
l’erreur leur offre un confort qui leur suffit ! Le courage
est bel et bien d’amener ses ennemis à la raison, à la lumière
de Dieu et ceci même s’il faut subir bien des avanies.
Regardez
Hildegarde de Bingen, Maurice Zundel ou Padre Pio, et il y en aurait
bien d’autres à citer : leurs proches, des prêtres ou des
moines, n’ont pas reconnu leurs forces spirituelles, les ont
jalousés et leur ministère s’est exercé malgré tout. Un grand
Prêtre, Caïphe, a demandé la mort de Jésus. Oui, face
à des autorités mal assumées par leurs détenteurs,
dénoncer le mal nécessite
du courage, du renoncement à soi. Et il ne faut
pas se leurrer, il y aura toujours
des personnes
qui refuseront
de discerner
le mal
parce que
ceci
les arrange
bien !
Une
vie est nécessaire pour rayonner de la Présence de Dieu en soi,
selon les dons reçus : retrouver la grandeur et la dignité de
l’homme, créé à l’image de Dieu. Il faut une vie pour se
dépouiller, par de petites morts successives dont il faut prendre
conscience, de tout ce qui nous éloigne de Dieu. Pour être adulte,
le bébé ne se préoccupant que de lui, n’est plus car il a
grandi ; l’enfant que nous avons été n’est plus ;
l’adolescent a émondé ses passions, ses défauts pour autant
qu’il en ait eu conscience ; les premiers pas dans la vie
professionnelle ont été accomplis pour donner place à un homme
compétent dans sa spécialité…. Chacun peut allonger la suite de
ces petites morts vécues dans son passé pour être l’homme
qu’il est maintenant et prendre ainsi conscience de l’homme qu’il
pourrait être, s’il change de tel ou tel comportement, s’il
émonde ce qu’il faut peut-être encore émonder ou développer un
don reçu (fructifier le talent). Une vie peut être soit une
descente aux Enfers (dont l’égotisme outrancier en est le plus sûr
chemin), soit ce chemin de perfection (se désapproprier de soi) qui
conduit au Royaume de Dieu qui s’atteint lorsque ce cordon
ombilical terrestre sera rompu.
Dieu
n’est pas une grandeur extérieure : Il se donne à l’infini
au cœur de chacun. Écoutons Zundel en cet extrait qui explicite une
de ses méditations du « Lavement des pieds »
qu’il renouvelle à plusieurs reprises :
« Jésus,
à genoux, renverse toutes nos grandeurs pyramidales, toutes nos
grandeurs de chair et d’orgueil, et II nous conduit
doucement, tendrement, par cette leçon de choses, à l’apprentissage
de la vraie grandeur. Il donne au plus petit la
possibilité de devenir quelqu’un. Il
introduit chacun dans cette aventure infinie qui a Dieu pour centre,
pour origine et pour terme. Il supprime entre les
hommes ces compétitions mortelles qui aboutissent à la haine et à
la guerre parce qu’Il offre une grandeur qui est possible
à tous et qui peut être réalisée
par chacun au plus intime de son cœur.
Davantage, elle ne peut pas l’être autrement. C’est une grandeur
qui nous transforme jusqu’à la racine. C’est une
grandeur que l’on devient. C’est une grandeur qui
coïncide avec la vie et qui rayonne à travers notre présence. »
Qu’est-ce
que l’enfer ? « C’est un univers qui a l’air
humain et qui est en réalité devenu un univers de choses, d’objets,
où pèsent toutes les servitudes de l’extériorité. C’est
enfer-là, c’est nous qui le créons. » 22
Toutefois, il existe un autre enfer que nous infligeons à Dieu.
Zundel le décrit ainsi :
« Il
y a un autre enfer : l’enfer de Dieu, celui qu’Il subit dans
cette crucifixion que nous lui infligeons à l’intérieur de
nous-mêmes. » mais Dieu nous aime malgré tout et nous
invite tout le temps à une conversion où le bien devient une
nouvelle forme d’être, d’exister :
« Ce
bien, ce n’est pas quelque chose à faire, mais c’est Quelqu’un
à aimer, Quelqu’un qui est là, qui se donne, qui ne s’impose
jamais, tout en se proposant toujours. ».
Ce
Quelqu’un est Dieu bien entendu.
Le
réalisme du christianisme
Une
vie humaine se construit ou se ruine dans son quotidien. Chaque jour
peut être un recommencement tant qu’il y a de nouvelles pages de
vie à écrire : le passé peut se corriger si nécessaire ou,
au contraire, s’épanouir s’il a été construit sur des bases
solides. Maurice Zundel insiste sur ce réalisme de la religion
chrétienne. Les lettres de st Paul en sont la meilleure
démonstration.
En
effet, Jésus n’a pas écrit un traité théologique, philosophique
ou exégétique. Tout au plus, il a récusé les fausses images de
Dieu, issues d’interprétations trop humaines de l’Ancien
Testament. Aspect trop souvent passé sous silence et pourtant Zundel
l’explique très clairement :
« Mais
de quel Dieu parlons-nous ? Jésus a payé pour savoir combien
le mot « Dieu » peut renfermer toutes les
équivoques. Il s’est heurté chaque jour à une religion établie,
qui devait ultimement prononcer sa condamnation. Il devait succomber
au jugement du sacerdoce. Il devait être rejeté au nom de la
tradition et être condamné comme ennemi de la religion. Et c’est
à sa mort qu’un grand prêtre attachera le salut de son peuple. Il
faut qu’il meure, car il est un danger pour tout le peuple. Il faut
qu’il meure, parce qu’il est un blasphémateur et parce qu’il
remet en question toute la tradition selon laquelle les hommes ont
vécu jusqu’ici.
Jésus
savait bien qu’on peut parler tout le jour de Dieu et parler du
faux dieu. C’est pourquoi il veut nous ramener au vrai qui est
intérieur à nous-mêmes23,
au vrai que nous rencontrons toutes les fois que nous nous
rencontrons nous-mêmes24. »25
Jésus,
Dieu incarné et parole de l’Esprit Saint aux oreilles humaines, a
vécu une vie d’homme. Les Évangiles nous offrent plus
d’actes que de paroles à notre réflexion. Sous peine de n’avoir
rien compris à Sa vie, Sa principale invitation à tous les hommes,
de toutes les races, de toutes les nations, est que nos actes soient
en accord avec nos paroles. Chrétien ou non chrétien, comment ne
pas comprendre l’humanisme véritable et concret de Jésus :
« car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ;
j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais un
étranger et vous m’avez recueilli ; nu et vous m’avez
vêtu ; malade, et vous m’avez visité ; en prison, et
vous êtes venu à moi. »26 ?
La
parabole du bon samaritain (Luc, 10, 29-37) est éloquente : il
s’agit de ne pas se payer de mots, de refuser l’hypocrisie, de
sauver l’homme pour sauver Dieu qui est en lui, sans que cet homme
en est conscience parfois. Dieu a besoin de l’homme pour se faire
connaître aux autres hommes : le Nouveau Testament le
dit et le redit ! Refuser Dieu dans la vérité de notre vie,
c’est crucifier Dieu une nouvelle fois. Prions pour celles et ceux
qui le pratiquent si allègrement : il est encore temps qu’ils
puissent se convertir, c’est-à-dire ouvrir leurs cœurs à Celui
qui la source de toute vie et ainsi suivre la voie de Dieu.
Et
Maurice Zundel nous en parle ainsi :
« Jésus
n’est pas un philosophe, heureusement ! Il n’apporte pas un
système du monde. Il apporte en sa Personne la révélation et la
racine de cet univers de personnes27,
le seul dans lequel il nous est possible de vivre, de nous estimer,
d’aimer et de respirer. Tout ce qu’il y a d’atroce et
d’intolérable dans la vie vient de ce que nous sommes encore des
êtres biologiques, de ce que nous sommes encore choses, objets, de
ce que nous nous laissons porter par les énergies obscures et
inconscientes de la nature, de ce que nous ne nous sommes pas encore
créés dans ce monde originel28
dont la dimension est la pauvreté29
et l’amour.
Jésus
vient nous révéler notre univers et ses véritables coordonnées,
ses véritables dimensions, en prenant sur lui nos limites, nos
infidélités, nos révoltes, nos égoïsmes, nos agonies, et les
révoltes de nos morts.»30
Aussi
retenons bien ce qu’il nous dit de l’ascétisme chrétien :
« L’ascétisme
chrétien n’est pas le mépris du monde ni le mépris du corps. Ce
n’est pas le paiement d’une dîme à un dieu jaloux. L’ascétisme
chrétien est la libération, sans cesse poursuivie, de toutes les
contraintes biologiques qui nous réduisent à l’état de choses et
d’objets. »31
L’Eucharistie
prend tout son sens lorsque le fidèle perçoit en son cœur que ce
temps de communion est le renouvellement des fiançailles du Christ
avec l’humanité, un temps sacré de réciprocité d’amour
vécue et exercée. Il faudrait une autre conférence pour vous
offrir une synthèse de la méditation zundélienne sur l’Eucharistie
mais cet extrait est éloquent en lui-même :
« A
chaque eucharistie, le Seigneur nous32
appelle autour de sa table. Quand nous l’invoquons ensemble, nous
sommes appelés à former son Corps mystique, où aucun être humain
ne peut être oublié, d’où aucun être humain ne peut être
exclu. Cette communion doit nous permettre de reprendre conscience de
la catholicité, de l’universalité de l’Evangile. Personne n’est
laissé à l’écart, personne n’est étranger. Nous sommes tous
habités par la grâce et frères de Jésus Christ, Lui qui
accompagne chacun d’entre nous sur tous les chemins de la vie. »33
Le
Christ accepte de mourir sur une croix pour nous livrer un message
fort :
« Il
est donc essentiel que nous retenions de cette
confrontation avec la croix de Jésus-Christ que le
Seigneur s’adresse à nous au plus haut de
nous-mêmes. Il nous demande de nous faire hommes, d’être
hommes dans la plénitude de nos facultés, dans la plénitude de
notre liberté, en nous libérant de tout ce qui n’est
pas humain, car la liberté que le Christ nous révèle est une
libération. Ce n’est pas
cette liberté stupide et grossière de faire n’importe
quoi en se livrant à toutes ses fantaisies. C’est
plutôt cette liberté créatrice où l’on
sort de la fange de son animalité, où l’on se défait
de ses entraves et de ses limites pour surgir comme un être tout
neuf dans un monde oblatif, illimité, diaphane et transparent, parce
qu’il n’est plus qu’un monde offert.
Saint
Jean de la Croix nous aidera à retenir cette direction unique :
‘’Une seule pensée
de l’homme est plus grande que l’univers tout entier. Il n’y a
donc que Dieu qui soit capable et digne de la remplir.’’ »34
Pratiquement,
dans notre quotidien, il convient de faire tomber les masques 35 :
« […]
il y a tant d’absence dans des conversations qui occupent la
plupart de nos journées qu’il est impossible que le visage humain
puisse se révéler dans ces mots, ces mots qui marchent tout seuls,
ces mots passionnels, qui sont simplement l’expression de nos
limites et de nos servitudes.
De
fait, il y a des êtres qui semblent masqués à un degré
incroyable. On dirait qu’ils ne font pas autre chose que dissimuler
leur être véritable. Ils paraissent ne songer qu’à se camoufler
parce qu’ils n’ont pas confiance, parce qu’il ne font pas
crédit au regard des autres.
Et
il arrive parfois qu’un de ces visages, soudain apparaisse. Le
masque se déchire et derrière tous ces faux semblants et ces jeux
d’artifice, on découvre enfin l’authenticité déchirante d’une
âme, d’un esprit, enfin d’une existence où la dimension humaine
surgit dans la détresse, dans la solitude, dans l’appel, dans la
nuit. Enfin, on la sent, elle est là. Et puis, soudain, on découvre
dans cette immense absence la présence qui l’a presque comblée.
Dans ce « de profundis »,
comme dans celui d’Oscar Wilde a écrit en prison, on retrouve
enfin la présence unique qui est la Vie de notre vie. »36
Une
personne est plus qu’un corps, plus qu’un assemblage d’organes,
tous mortels. Une personne, c’est le mystère d’une présence qui
nous apporte une joie, une lumière, un cadeau. L’amitié entre
deux personnes est la jonction non de deux corps physiques mais de
deux âmes. Cessons de voir la résurrection uniquement avec des
corps organiques mais percevons ce qui, en nous, peut être immortel
:
« Si
nous tenons compte des conditions de l’après-vie terrestre, où il
n’y aura plus de génération, plus de mariage, plus de lutte pour
le pain quotidien, où donc tous les organes qui sont adaptés à ces
fonctions auront disparu ? Qu’est-ce qui restera du corps ?
Quelle est l’essence de notre corps ? Qu’est-ce qui
maintient notre identité depuis le sein maternel jusqu’à notre
mort, depuis l’embryon jusqu’au vieillard ? Qu’est-ce qui
assure notre présence dans le monde visible et nous permet de nous y
manifester, si l’on fait la soustraction de tout ce qui est
rigoureusement adapté à notre habitat terrestre et aux fonctions
qui ont à s’y exercer pendant le temps où nous y demeurons ? »37
La
qualité de notre présence à autrui et de la présence de l’autre
ne tient donc pas uniquement aux corps. Il y a un plus qui est du
domaine de l’esprit, de la rencontre d’âmes immortelles. Nous
avons là le signe qu’une vie autre qu’organique est tangible. Et
Zundel souligne que la résurrection commence maintenant :
« Ce
serait dans cette direction que nous aurions à vivre le Christ
ressuscité en ressuscitant déjà nous-mêmes, en nous transformant,
en anticipant notre résurrection, en intériorisant nos puissances
organiques, de manière que nous soyons contenus tout entiers dans un
certain point de lumière qui annoncerait le mystère de notre être
sous la forme d’une présence, d’un présent et d’un cadeau. »38
Conclusion
Rencontrer
le Dieu intérieur a une conséquence immédiate :
« Il
s’agit de vaincre la mort, aujourd’hui
même. Le ciel n’est pas là-bas : il est ici ; l’au-delà
n’est
pas derrière les nuages, il est au-dedans. L’au-delà est
au-dedans, comme le ciel est ici et maintenant. C’est aujourd’hui
que la
vie doit s’éterniser,
c’est aujourd’hui
que nous sommes
appelés
à vaincre la mort,
à devenir
source et origine, à recueillir l’histoire
pour qu’elle fasse à travers nous un nouveau départ. Aujourd’hui,
nous avons à donner à toute réalité une dimension humaine pour
que le monde soit habitable,
digne de nous et digne de Dieu. »39
A
la question : « Où sont nos morts ? »,
voici deux réponses de Maurice Zundel :
« Quand
nous saurons où sont les vivants, nous saurons où sont les morts.
Quelle absence le plus souvent, quel mur nous sépare de ceux qui nos
entourent ! Livrés chacun à nos déterminismes, durcis par nos
déceptions, asphyxiés par le masque que nous imposent des fonctions
anonymes et des attitudes conventionnelles, nous nous heurtons tous
les jours à des visages fermés où ne respirent que les instincts
qui les nouent. Hostiles parce qu’ils souffrent, il n’y a
d’authentique en eux que la douleur stérile des servitudes qu’ils
subissent. »40
Un
climat de confiance et d’amour de Dieu change tout car : «Les
âmes se touchent et s’échangent dans le silence diaphane où Dieu
se respire. » dans un dialogue dans le cœur de Dieu qui
bat dans le nôtre.
Le
véritable amour possède une force qui dépasse tout :
« C’est
l’amour qui triomphe de la mort. C’est l’amour qui est plus
fort que la mort ; et c’est notre acte de foi : l’amour
est plus fort que la mort à condition que l’amour soit totalement
lui-même, à condition que l’amour ne devienne pas un prétexte,
un faux-semblant. Il suffit que l’amour aille jusqu’au bout de sa
vocation et qu’il communique à l’autre et aux autres l’infini
qui est sa Source éternelle. »41
Réalisons
ce que nous découvrons dans le Cœur de Dieu: « C’est
là que les vivants ont leur demeure et leur berceau : dans ce
Cœur unique, dans ce Ciel au plus intime d’eux-mêmes où tout
disparaît dans le Mystère où tous se joignent en une commune
respiration. »
Et
nos morts se trouvent aussi dans le Cœur de Dieu : « Ne
cherchons pas ailleurs les morts dont notre amour refuse d’admettre
la disparition. Leur vrai visage et leur éternelle identité
empruntent à la même Présence que les nôtres le secret
inépuisable dont veut à jamais se nourrir notre tendresse. Nous
avons avec eux le même lien qu’avec les vivants. Ils ne sont pas
là-bas, derrière les étoiles, mais dans ce Cœur immense qu bat
dans le nôtre, où toutes les présences se font jour dans le
recueillement de l’Amour, où tous les visages se reconnaissent en
l’échange de Dieu. »42
La
mort 43
prend un sens différent à la lumière de Dieu :
« La
mort physique, considérée en elle-même, est simplement
la rupture du cordon ombilical qui nous lie à l’univers matériel
où notre organisme puise sa substance. Cette rupture peut être
éprouvée comme un arrachement qui nous prive de la
vie ou comme une libération qui provoque son suprême
épanouissement.
Ces
deux issues, bien différentes, sont commandées par le choix que
nous faisons de nous-mêmes. Selon que nous passons notre vie dans
l’ignorance de notre vocation humaine et chrétienne ou selon que
nous passons notre vie, au contraire, dans une sollicitude constante
pour l’accomplissement de notre vocation : nous donnerons à
notre mort l’une ou l’autre signification.
Qu’avons-nous
à faire ici-bas, sinon à nous faire ? Nous avons à nous
faire, c’est-à-dire à faire de nous une source et une origine, en
refusant de subir notre destin, notre hérédité, nos préjugés,
nos dynamismes passionnels. C’est-à-dire nous avons à transformer
tout cela par cette libération créatrice qui est l’œuvre de la
Présence divine en nous.
[…]
L’immortalité, en effet, n’est pas un thème à discussion,
c’est une expérience à vivre. Nous avons à nous faire immortels.
C’est-à-dire qu’au lieu de nous laisser porter par l’univers,
par les forces obscures et inconscientes qui sont à l’œuvre dans
le monde physique, nous avons à nous porter nous-mêmes, en faisant
de tout notre être une offrande à l’Amour infini. C’est
connaître maintenant une transfiguration : rayonner de la
Présence de Dieu en nous, selon l’intensité de notre relation
avec Lui. »44
Aussi,
avec Maurice Zundel, ressusciter prend un sens fort :
Notre
résurrection commence à partir du moment où nous laissons mourir
en nous le vieil homme, encombré par des déterminismes, pour donner
naissance 45
à l’homme nouveau 46
qui reconnaît en son cœur la Présence de Dieu 47.
Cette
rencontre avec Dieu en son cœur est le début de la résurrection.
La
mort est une naissance à Dieu pour celles et ceux qui L’on connu
et rencontré dans leurs cœurs.
Ceci
nous oblige à une exigence de vérité 50.
Lutter
pour la vérité est un combat à livrer par chacun d’entre nous,
au risque de sa vie : Jésus nous l’a démontré pour nous
sauver.
L’humanisme
chrétien est à la fois une force et une exigence.
L’Amour,
c’est çà.
Antoine
Schülé
Contact :
antoine.schule@free.fr
©
Antoine Schülé, novembre 2018.
1Maurice
Zundel (textes choisis et présentés par Marie-France
Chauvelot) : Vivre Dieu. Presses de la Renaissance.
Paris. 2007. 288 p. Abrégé ici VD. p. 268.
2Maurice
Zundel : Vie, mort et résurrection.
Anne Sigier. Canada. 1995. 168 p. Abrégé ici : VMR.
p. 214
3VMR,
p. 55
41801-1890 :
grand théologien anglican d’abord, il se convertit au
catholicisme après avoir analysé la doctrine de l’Église, sur
le temps long. Il a reconnu la grandeur du Catholicisme sans le
confondre avec les erreurs indignes de quelques catholiques (prêtres
ou fidèles bornés).
5A
la clinique privée Bois-Cerf notamment qui se trouve à proximité
du presbytère du Sacré Cœur, à Ouchy - Lausanne.
6Soulignage
ou mise en caractère gras par l’auteur pour l’ensemble de cette
communication.
7Fruit
d’une mauvaise lecture de l’Ancien Testament.
8VMR,
p. 121.
9VMR,
p. 122.
10Une
maladie de notre temps.
11VMR,
p. 25.
12VMR,
p. 27
13VMR,
p. 34.
14Saint
Augustin : Les confessions, livre 10, chap.
XXVII, coll. Garnier, t. II, p. 119.
15VMR,
p. 39.
16VMR,
p. 52.
17VMR,
p. 145.
18VMR,
p. 146.
19VMR,
p. 113.
20VMR,
p. 106-107.
21VD,
p. 268-269.
22VMR,
p. 67.
23Notre
cœur où Dieu nous attend.
24Non
pour nous admirer (tel un Narcisse) mais pour s’émerveiller de la
Présence de Dieu.
25VMR,
p. 13
26Matthieu,
25, 35-36.
27Le
peuple de Dieu.
28Celui
voulu par Dieu et refusé par certains.
29La
pauvreté chez Zundel n’est pas de cultiver la misère et de s’y
complaire ! Non, la pauvreté est de se désapproprier de soi,
de son ego pour s’offrir aux autres, selon les dons reçus, dans
sa vie familiale, sa vie professionnelle, ses relations avec autrui.
Hospitalité, bienfaisance, écoute, amitié désintéressée,
s’émerveiller devant la beauté de la création...
30VMR,
p. 125-126.
31VMR,
p. 127.
32Zundel
s’adresse dans cette homélie aux fidèles de l’Église. Il ne
s’agit pas d’extrapoler. Par contre, Dieu s’adresse au cœur
de tous et même chez le non croyant ou le fidèle d’un autre
religion pour conduire celui-ci vers Lui, par la conversion libre et
sincère.
33VMR,
p. 81.
34VMR,
p. 136.
35Pour
cultiver son image, une personne peut adopter un masque qui cache sa
vraie nature. Il est vrai que c’est parfois mieux ainsi car, pour
certains, c’est un moyen de cacher leur néant intérieur. Mais
pour les autres, il y en a qui valent bien plus que le masque qu’ils
adoptent !
36Vie
de notre vie : Dieu. VMR, p. 110.
37VMR,
p. 154.
38VMR,
p. 155.
39VMR,
p. 110-111.
40Maurice
Zundel : Pèlerin de l’espérance. Anne Sigier.
1997. 248 p. Abrégé : PE, p. 112
41VMR,
p. 141.
42PE,
novembre 1953, p. 113.
43Pour
ma part, le cadavre est un vêtement que nous abandonnons sur
terre : l’esprit qui l’animait demeure pour toujours et
part en communion avec tous les saints, dans la mesure de notre
rencontre avec Dieu. Il ne s’oublie pas que certains refusent Dieu
… l’enfer du néant s’ouvre...
44PE,
p. 132-134.
45Ce
qui ne se fait pas en un jour : c’est un chemin pas toujours
facile mais que de grâces à recevoir !
46L’eau
du baptême succède au liquide matriciel.
47Intérieur
comme le dit saint Augustin.
48Qui
est précieuse à Dieu nommé aussi justement le Vivant.
49En
nourrissant des illusions, par exemple, ou une fausse image de soi.
50Difficile
à entendre en certaines circonstances.
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