La langue française en
Suisse romande.
Antoine Schülé
I. Introduction
La
francophonie est une et diverse : ceci en est la beauté. Pour les
amoureux de la langue française, il y a du plaisir à découvrir les
évolutions aussi bien phonétiques que sémantiques des mots. La
diffusion de ce beau langage a été grande dans le monde et il y a
des particularismes locaux qui méritent d'être connus. En quelques
minutes, je souhaite vous donner une image, aussi réaliste que
possible et sans pudibonderie, du parler français en Suisse romande
c'est-à-dire dans les Cantons de Genève, Vaud, Neuchâtel,
Fribourg, Valais et Jura.
La
Suisse,
et ce singulier est trompeur, est une confédération complexe de
Pays divers mais offrant un ensemble original plurilingue,
plurireligieux et pluriculturel, avec un attachement au souverainisme
des Cantons, une méfiance face à tout centralisme et une capacité
à assimiler des éléments culturels étrangers sans perdre sa
singularité et tout ce qui fait son identité construite sur
plusieurs siècles. En cette communication, je privilégierai
principalement le parler français dans le canton de Vaud (car c'est
celui que je connais le mieux).
Soyons
clair dès le commencement, les Romands jusqu'au milieu du XXe
siècle cultivent deux types de français : le français de Paris et
les français des Pays, le premier ayant dévoré les seconds qui
survivent à travers quelques mots et quelques tournures de phrase
qui sentent encore bon les terroirs.
A propos du français des
Pays
Au
commencement de nos parler francophones, il y a les patois. Précisons
que le patois n’est ni une altération, ni une corruption du
français. Le patois est le parler propre à un terroir et à sa
population qui n’est pas toujours homogène quant à ses origines :
divers mélanges expliquent diverses pratiques de la langue. Ainsi,
notre français est proche du Jura et de la Savoie mais avec des
influences allemandes (nous parlons du frallemand,
dû aux contacts linguistiques s’étant créés dans les cantons de
Berne, Neuchâtel, Fribourg et Valais
qui
connaissent le bilinguisme français et allemand).
Par une
simplification, presque abusive aux yeux de philologues, une
distinction sommaire consiste à reconnaître divers patois :
neuchâtelois, jurassien, vaudois (avec deux grands sous-groupes
Jorat et Broye), fribourgeois, savoyard1
(faut-il y inclure le genevois ? Poser la question, c’est déjà
s’attirer les foudres des Genevois qui répondront, bien entendu,
par la négative) et valaisan. Certains d’entre vous me diront que
les patois sentent bon la naphtaline. Il est évident qu’ils ne
sont plus pratiqués de
façon courante par
les familles actuelles (une
exception toutefois : quelques villages de montagne).
Leur déclin
a commencé dès le XVIIIe
siècle avec les succès d’un Rousseau et d’un Voltaire. Suite à
la Révolution française et au nom du Progrès, le XIXe
siècle a connu deux alliés pour tuer les patois : l’École
les a interdits dans les classes et l’Eglise protestante ne les a
pas admis dans les cultes. Ainsi, les cantons catholiques (Fribourg
et Valais) ont conservé plus longtemps les patois car les curés
donnaient le catéchisme et parlaient à leurs fidèles dans leur
langue de tous les jours.
Toutefois,
il y a des survivances des patois dans les noms de lieux, de
familles, dans certains archaïsmes, qualifiés de fautes par des
pédants mais qui sont en fait des témoignages d’un passé
linguistique. Jusqu’à nos jours, des mots très usités ou des
formules de phrase typiques ont survécu dans nos campagnes
principalement et dans nos villes où les premiers ouvriers, aux XIXe
s., étaient des campagnards ou montagnards, ayant quitté la terre
pour travailler en usine ou en fabrique.
Afin de
traiter notre sujet, il faudrait accorder une large place à
l’évolution phonétique. Autant vous le dire tout de suite, ceci
n’est pas ma spécialité et je ne susurrerai donc pas des sons et
leurs évolutions à
vos oreilles2.
Mon intérêt se porte à l’histoire d’un mot d’un point de vue
graphique et sémantique3 :
je reconnais que de lire un texte à haute voix permet de mieux le
comprendre et cela me suffit. Nul n’est parfait : je
privilégie la compréhension d’un mot plus que l’historique,
aussi laborieuse qu’hypothétique, de sa diction ! Nos patois
sont proches du français médiéval ou de l’ancien français. Mon
plaisir est de traduire ces textes anciens qui ne méritent pas
l’ignorance dont on les recouvre encore de nos jours !
La langue : fruit d’un
long passé.
Que
savons-nous des premiers peuples ayant habité la Suisse romande ?
Des Celtes sans aucun doute mais ils parlent plusieurs langues !
En effet, il n’y a pas une langue celte mais de
multiples
variantes : elles différent de la Manche à la Méditerranée et de
l’Atlantique aux Alpes. Notre tâche n’est donc pas facile.
Les termes pré-celtiques et
celtiques subsistent dans les noms de lieux essentiellement,
pour désigner des accidents de terrain, des rochers, des rivières,
marais mais aussi pour nommer des arbres et des animaux4.
Il y a
encore un grand champ de recherches pour les linguistes : les
noms dans les Alpes ont des origines qui restent inconnues5
de nos jours. Certainement que celles-ci, une fois clairement
identifiées, nous causeront bien des surprises : les mots ont
migré avec les peuples, de l’Inde en passant par l’Iran jusqu’en
Europe centrale et occidentale !
Mots celtiques fréquents
en Suisse romande : Nant, Combe, Chaux, Vanil, Verne, Morges (désigne
une frontière entre tribus, des rivières généralement).
Mots
gaulois : usuellement pour la construction, l’agriculture, le
travail du bois et les objets usuels du quotidien6.
Toutefois
la Gaule et l’Helvétie ont connu la domination romaine : le
latin, un mauvais latin le plus souvent, s’est ainsi implanté.
Au Ve
siècle
après J.-C., les conquêtes7
germaniques font que les Burgondes se retrouvent en Suisse romande,
en Savoie, dans la région de Lyon et le sud de la Bourgogne. Les
Burgondes seront vaincus en 534 par les Francs, venus du nord-ouest.
Les noms romands de localité finissant en -ens
attestent une présence prédominante de Burgondes. Toutefois, les
Gallo-romains sont plus nombreux que ces Germains : les mots
latins ont dès lors prévalus.
Pour le
Moyen Age romand, il est difficile de trouver des témoignages écrits
quant à la langue parlée : nous n’avons pas de la prose
écrite en franco-provençal qui était pourtant la langue commune de
nos terroirs. Les documents officiels démontrent un français parlé
à Paris.
La Réforme
en Suisse a donné le premier coup de grâce aux patois locaux :
le français est devenu d’usage pour les actes officiels, les
prédications, le catéchisme. La Bible est traduite en français et
les écoles enseignent dans cette même langue. Ainsi du XVIe
s. au XIXe
s., il y a une lente et irréversible mort des patois.
Durant la
première moitié du XXe
s., les divers patois sont compris dans les familles, entre voisins
en milieu rural. En milieu urbain, le français prédomine. Dans la
deuxième moitié de ce même siècle, le patois est cultivé comme
un art par des pasteurs, des professeurs, des médecins ou des
instituteurs, issus généralement des campagnes. Ils ont réussi, en
cultivant leur nostalgie de la langue de leur enfance, à nous en
rendre cette beauté singulière caractéristique d’un lieu :
un parler original.
De nombreux
mots sont restés dans la conversation de tous les jours des
Romands : appondre, pedzer, rebedoulée, recafée, panosse8,
trabetset9,
crouye10…
et je vous en ferai découvrir une petite sélection dans le cadre de
cet exposé.
Divers patois romands
Le Jura (canton actuel) et une
petite partie du canton de Berne cultivent un patois de langue d’oïl,
apparenté au franc-comtois et aux dialectes de l’est de la France.
Le reste de la Suisse romande
est proche du franco-provençal avec le valdôtain, le savoyard et le
lyonnais. Mais n’oublions pas les particularités locales !
Le canton
de Fribourg connaît trois patois français : le gruérien, le
couètso et le broyard.
Le canton
du Valais fait mieux : il y a un patois par vallée francophone
et, parfois, d’une commune à l’autre (entre Nendaz et Bagne par
exemple), il y a des des différences bien distinctes !
Le canton de Vaud se
particularise avec cinq familles bien localisées : La Côte
(entre Genève et Lausanne), un parler proche du genevois ; les
Ormonts, proche du valaisan ; la Broye, proche du broyard avec
Fribourg ; le Jorat qui demeure le patois de référence pour
les Vaudois et le parler de Blonay.
Genève et
Neuchâtel restent plus modestes mais un Neuchâtelois du Haut (La
Chaux-de-Fonds), avec un gras dans le son, se distingue à l’oreille
d’un Neuchâtelois du Bas (Neuchâtel ville). Neuchâtel ville a
été très longtemps réputée pour la pureté de son expression de
la langue française mais c’était là le français de Paris, sans
accent particulier (et qui constitue de ce fait donc un accent
distinct selon certains11!).
C’est par
la prononciation que l’oreille avisée distingue des origines
géographiques. Pour ma part, il suffit de noter des intonations plus
larges, vives et vigoureuses dans les patois des montagnards et des
accents plus lourds et plus traînants des campagnards. L’oil
ou le oc,
qui a donné notre oui,
est
le vai
se prononçant vouai,
en appuyant lourdement sur le ou.
L’assentiment d’un Romand se donnera toujours par un double vouai
(écrit
bien souvent ouais).
Nos patois
appartiennent à cette zone géographique qui s’étend des Cévennes
aux Alpes et des Alpes aux Pyrénées : c’est la langue des
Troubadours. Le Rhône en est le meilleur lien. Les Bourguignons ont
donné leurs marques à la langue. Toutefois la Suisse romande est
une région à la frontière des langues française et allemande.
Le rôle de
Rodolphe II de Neuchâtel et de Fenis, comte de Neuchâtel, au XIIe
siècle a été de construire un pont interculturel européen :
il a transmis aux états germaniques cette pensée des troubadours
qui a tant inspiré les Minnesänger. Rodolphe
II (vers 1160-1196), ce parfait bilingue, a été un proche aussi
bien du Pape que de l’Empereur germanique, dans sa vie qui fut
brève. A Neuchâtel, le parler était le franco-provençal mais il
connaissait fort bien la langue des troubadours, donc le provençal.
L’activité de la noblesse ne se réduisait pas à la seule
pratique des armes : la composition de chant d’amour versifié
était aussi prisée qu’un tournoi avec des joutes à la lance ou
l’épée. Il a connu Folquet de Marseille, Peire Vidal et le
trouvère Gace Brulé. Il a transposé la poésie occitane et
française en allemand : il a été ainsi un passeur culturel
majeur entre la culture romane et germanique.
Rodolphe II de Neuchâtel, mscrt Heidelberg, codex Manesse, fo 20 r
Le français de Paris
De nombreux
auteurs romands (Rambert, Ramuz, Cendrars et des théologiens) ont
manié la langue française pour offrir des beautés littéraires à
la francophonie et la France s’en est approprié quelques-uns :
le Genevois Jean-Jacques Rousseau par exemple, mais nous nous ne
ferons pas de guerre à la France pour autant ! Nous avons une
culture franco-suisse comme germano-suisse et ces mélanges culturels
sont heureux même si leur histoire fut tumultueuse plus d’une
fois ! Anouilh et Chardonne sont des auteurs français qui ont
aimé vivre et écrire en Suisse.
Dans ce bref exposé, je vous
propose deux approches distinctes : nos anciens mots ayant
échappé à la mort des patois et survécu dans les conversations de
nos jours; au final, je vous présenterai quelques extraits d’auteurs
en français de Paris qui méritent votre attention.
II. Des mots du quotidien
Mesdames,
Messieurs les spécialistes, je vous prie de m’excuser de
privilégier des vaudoiseries
mais c’est ce que j’ai eu le plus souvent l’occasion
d’entendre. A travers plusieurs
mots, vous pourrez percevoir le tempérament et le caractère d’un
peuple aux mœurs pacifiques, en dépit de quelques pratiques
guerrières bien goûtées comme le tir sportif.
J’espère
vous démonter qu’un Frounze
(un
Français) peut comprendre les Welsches12
(les Romands) qui vivent avec les Chtaufifres
(les Alémaniques parlant le Schwitzerdutsch).
Commençons par des mots où
il faut monter le ton à la première syllabe, pour bien appuyer la
deuxième et le laisser quasiment s évanouir sur la syllabe
finale :
appondre :
attacher, ajouter
rappondre :
ajouter, allonger, enchaîner. Un homme
grand et mince
sera décrit par les dames comme un
grand rappondu.
dépondre :
détacher, dénouer.
une
assomée :
un grand état d’ivresse et une bêtise crasse : l’ivresse
conduisant facilement à la bêtise, ceci n’est donc pas
inconciliable. D’où, ces deux phrases classiques : au mois de
mai, lorsque le dernier vin, produit
l’année précédente, se
découvre : « A
la dégustation des vins de ma cave, il a pris une assomée du
tonnerre. » ;
lors d’une assemblée, toujours le même a pris la parole pour
débiter des banalités bêtifiantes et le commentaire sera :
« Quelle
assomée il en a. ».
une
astiquée :
une volée de coups : « Il
a reçu une de ces astiquées. » ;
lorsque vous entendez par contre : « Il
a pris une de ces astiquées. »,
cela traite de son état d’ivresse avancé ; enfin lorsque
quelqu’un est pris à parti verbalement d’une façon franche
et directe, ce qui sort du caractère ordinaire du bon Vaudois,
plutôt d’humeur placide, le commentaire sera : « Il
te l’a astiqué d’une façon ! ».
foutimasser :
il y a des consonances dans ce mot qui pourraient vous faire croire à
quelque grivoiserie ou bagatelle mais je tiens à vous détromper :
cela signifie perdre
son temps à des riens ou accomplir de petits travaux.
le
babelio :
mots d’origine germanique pour le bavard,
l’avocat
(péjoratif) ; au fém. : la bavarde.
d’où :
babeler
pour bavarder (babiller),
produire
ce
gazouillis de mots qui s’échangent avec frénésie sur n’importe
quel sujet, même le plus futile. De toute façon, une prudence fera
bien souvent que l’orateur surpris d’être tout à coup si
éloquent, au risque de dévoiler le fond de sa pensée, qu’il
conclura par un majestueux et téméraire : « Je
suis ni pour, ni contre, bien au contraire ! ».
Ce terme
pour le bavard
est remplacé par la battoille
qui
a donné le verbe
battoiller, très
employés de nos jours : curieusement ce mot a une origine grecque.
un
ballon :
un petit pain rond bien entendu pour le petit-déjeuner mais soit
vers les 11 h du matin, soit vers 18 h, il s’agit d’un verre de
vin d’un décilitre qui peut être soit de rouge, soit de blanc,
nous ne sommes pas racistes.
le
boursier :
le trésorier communal.
le
syndic :
le maire.
le
clédar :
dans le Jura comme en Savoie, ce mot nomme la barrière de l’enclos
à bétails.
une
cambée, camber :
« Il
a cambé le ruisseau. » :
d’une seule enjambée, il a sauté le ruisseau.
« Je
peux pas te suivre avec tes terribles cambées. »
se dit de celui ou celle qui marche à pas longs.
Mesdames, je vous demanderai
de fermer vos oreilles avec vos mains, c’est d’ailleurs le plus
sûr moyen d’attirer votre attention, car je rapporte des propos
du Vaudois parlant à ses intimes et donc perdant sa pudeur
précautionneuse et légendaire ! Je vous ferai signe de la main
quand vous pourrez reprendre l’écoute.
Alors,
Messieurs, quand devant son demi
de
rouge, le Gustave, très observateur, dit de son voisin Paul, avec
les yeux qui se plissent au-dessus d’un sourire car le propos sera
émoustillant :
« Il
est tout raplapla. Il a sûrement cambé sa bourgeoise. »,
il est clair que Paul le bourgeois, vu sortant de chez lui, tout
modzet
(petit veau qui se met sur ses pattes encore avec peine), a
honoré sa bourgeoise conjugalement
(notez cette formulation plus élégante que ce fameux « a
accompli son devoir conjugal »
pour ce qui devrait être un plaisir, partagé je l’espère).
J’ai terminé cette scène
inconvenante dans le cadre d’une communication à des littéraires
et devant ce sexe dit faible qui est pourtant si fort, n’est-ce pas
Messieurs ?
Mesdames reprenez donc
l’écoute. Poursuivons notre histoire de langue.
un(e)
nianiou :
un niais
un
taborniau :
personne maladroite et nigaude.
un
panet :
une personne un peu retardée.
le
bobet :
ce n’est pas encore un crétin mais cela ne tardera peut-être pas
à l’être, disons que ceci désigne un simple d’esprit ou la
marque du peu d’esprit qu’il peut lui rester encore.
une
ciclée :
« Il
a poussé de ces ciclées ! » :
Il a hurlé avec force
un
clopet : s’entend
en Savoie et à Neuchâtel : une sieste. « Piquer
un clopet »
n’est donc pas piquer une clope !
pédzer :
traîner. Un
pèdze :
un traînard. Mais attention la
pèdze : la colle.
pétouiller :
lambiner, ne pas savoir se décider. D’où : pétouillage.
se
dépatouiller :
se débrouiller ; adopter
le
système D comme on dit volontiers. En Provence, patouiller
signifie patauger
dans l’eau.
Il
existe aussi la patouille.
le
péclet :
initialement le loquet d’une porte ; plus tard la serrure mais
à ne pas confondre quand quelqu’un vous glisse à l’oreille :
« Elle
a le péclet en feu. »
cela veut laisser entendre que cette femme a des besoins sexuels à
assouvir et attend la clef de son plaisir.
un
tablar :
en Savoie, à Neuchâtel ou en Pays de Vaud : l’étagère.
une
tapée :
ce n’est pas le féminin pour un tapé,
un
fou.
Le mot signifie une
grande quantité.
Une
tapée de jouets.
La santé
rapicoler :
ravigoter, reprendre des forces. Ce
vin est rapicolant.
la
crève :
ne pensez pas que la mort approche il s’agit de la
grippe.
« Il
a chopé la crève. »
est une expression usuelle pour ce cas de figure. Inutile de
contacter le notaire ou l’avocat pour explorer les dispositions
testamentaires de la personne concernée !
« Je
suis complètement détraqué(e). »
Évidemment, un esprit trop prompt pense au détraqué sexuel mais
cela n’a rien à voir. Cela signifie être
indisposé, ne pas être en bonne forme et
peut désigner, tout de même, une forme d’impuissance à un moment
précis alors que Madame parlera plus volontiers d’une soudaine
migraine qui la détraque justement à ce même moment désiré par
l’autre.
pécloter :
avoir une mauvaise santé ; faiblesse maladive.
La météo
« Se
mettre à la chotte » :
se mettre à l’abri.
« Le
temps est malade ! » :
Ce n’est pas le medze,
le médecin ou le rebouteux (pour certains le second est meilleur que
le premier) qui le dit, mais le paysan qui scrute le ciel et voit un
soleil voilé
par quelque bande nuageuse.
« Çà
graille ! » :
cela grêle.
« Quelle
cramine ce matin ! » :
Quel froid intense !
Prudence
normande du Vaudois qui se confirmera même pour un sujet aussi
dont
l’importance ne vous échappe pas
: « Y
fait rien tant chaud. ». Admirez
donc cet art consommé pour déclarer qu’il
fait froid,
sans se mouiller par une affirmation qui pourrait être trop brutale
à ses yeux.
De nos
jours, qui n’a pas entendu parler d’Uber et d’ubérisation qui
semble avoir perdu le vent en poupe qui l’animait à ses
commencements ! Aussi apprenez que, pour les riverains du lac Léman13,
« un
ubère sec »
désigne depuis des siècles ce vent du sud qui court non sur les
routes mais sur les flots lémaniques.
La gourmandise
le
crotchon :
vous en avez tous mangé, en revenant de la boulangerie et en rompant
un des bouts de la baguette de pain, ce petit bout si croustillant et
bien cuit. La tradition à table voulait que le père de famille se
réserve la fin ou le début de la miche de pain.
le
biscôme :
à l’origine, ce mot désigne la galette
de pain d’épice ;
au XXe
siècle, cela désigne n’importe quel biscuit ; cela désigne
aussi une personne sympathique : « C’est
un vrai biscôme cette femme-là ou cet homme-là. »
mais sans avoir pour autant croquer ensemble le biscuit…
les
merveilles :
pour les oreillettes
comme on le dit en terre provençale.
« Passe-m’en
un bocon ! » (voir
un petit bocon, un boquenet):
donne-moi un morceau de ce qui est montré du doigt ou regardé avec
appétit.
« On
a mangé bon ! » :
preuve orale donnée à la fin d’un repas, de cette satisfaction
gustative, précédant une bonne digestion qui sera certainement
améliorée avec une golée
(une
grande gorgée) d’un alcool de poire ou de pruneau.
« Quelle
fregatse ! » :
quel bon repas dans une bonne ambiance.
« Il
ou elle a le boyau droit. » :
observation d’un appétit vorace qui s’est démontré au cours
d’un repas.
« Boire
un chlouque. » :
boire
un coup,
cette expression s’entend surtout dans le canton de Neuchâtel. De
l’allemand : der Schluck : la gorgée.
Vie militaire
la
gamache :
tout militaire se souvient des ennuis de cette guêtre qui coiffe le
gros soulier militaire, inusable pour trois générations.
Schlinguer :
mot frallemand
(du verbe stinken)
en
usage aussi bien à Neuchâtel qu’à Genève pour puer.
Il n’est pas rare d’entendre l’ordonnance de réveil dans la
chaude chambrée d’une caserne militaire d’infanterie, en
plein été :
« Qu’est-ce
que çà schlingue dans cette piaule ! ».
Chaussures et chaussettes d’une vingtaine de fantassins de retour
d’une longue marche diffusent des parfums qui n’ont rien de
délicat.
l’abbé
et l’abbaye : ce
mot peut vous paraître hyper-religieux mais il n’en est rien. En
terres protestantes, l’abbé désigne le président d’une société
de tir qui est cette abbaye ! Depuis Guillaume Tell , connu pour
avoir tiré la pomme placée sur la tête de son fils, les Suisses
sont des passionnés de tir.
Dès l’âge
de 14 ou 16 ans, il n’est pas rare pour un jeune de se rendre à un
stand de tir, le fusil d’assaut ou le fusil paternel - l’arme à
feu, bien entendu, ah Mesdames soyez sérieuses -, dénommé la
pétoire,
à l’épaule, en prenant un transport public ou sa mobylette, le
samedi généralement, pour tirer une centaine de cartouches.
Pour bien
tirer, il s’agit surtout de ne pas avoir la
grulette :
trembler de la main ou du doigt. Le cibare,
le marqueur qui se trouve dans une niche sous la cible, ne manquerait
pas de vous signaler, au
moyen de sa palette,
un
pendule,
c’est-à-dire un coup hors la cible !
Malgré la
Révolution française dans le canton de Vaud, le roi
de l’abbaye
est tout simplement le roi
du tir,
récompensé par une
couronne de
laurier vert
ou doré
et en recevant une channe14,
ou un service de table aux armes de la société de tir organisatrice
du concours.
A propos de Mademoiselle,
Madame et Monsieur
« Est-ce
qu’elle héberge ? » : Est-ce qu’elle reçoit un
garçon ? Je
tiens tout de suite à vous rassurer. Il n’y a rien de grivois ou
de calomnieux dans cette interrogation. Il s’agit d’une coutume
fort ancienne, datant du Moyen Age, ayant plusieurs noms (Kiltgang)
: dans la nuit du samedi au dimanche, une jeune fille pouvait
recevoir un compagnon en tout bien et tout honneur, sans avoir de
relations sexuelles (les oreilles familiales proches étant à
l’affût de tout bruit prouvant témoigner de débordements
inconvenants). Il a fallu attendre le XIXe
s., pour faire une allusion à une consommation avant mariage de ce
qui se donnait le soir des noces pour les plus pressés, voire un peu
plus tard si la jeune Madame n’était pas forcément prête à cet
instant de partage !
les
accordailles :
si le mariage n’avait pas un caractère d’urgence, en raison
d’une joie à venir et surgissant plus tôt que prévue, il y a des
fiançailles
qui pouvaient durer un ou deux ans. Temps de réflexion salutaire
pour un contrat de deux vies, avant d’en donner d’autres !
« Ils
ont une accointance. »
Expression usuelle pour dire que deux être s’aiment ou peuvent
s’aimer. Attention : accointance
ne signifie pas conjonction
ou un jonction quelconque avec quelque chose !
Les
périodes de tension entre deux déclarations chaleureuses peuvent
susciter une remarque précise : «Cesse
de faire la potte » :
cesse de bouder, de
faire la moue.
la
bougne :
la boule
à l’origine mais le sens conservé est l’enflure
due à un choc. Faire
la bougne :
faire la tête. « Il
ou elle a deux peines : celle de bougner et de débougner. »
L’embougnure,
l’embougné : conjonction des deux sens : « Donne
l'embougnure à l’embougné(e), cela le (la) fera sourire. »
Donne la boule (bout du pain rond plus croustillant) à celui (celle)
qui fait la tête, en
vue de l'amadouer…
le
camelin
ou la
cameline :
le bien
aimé ou
la bien-aimée.
le
bon-ami ou la bonne-amie :
cela est la présentation d’une prédilection d’un cœur pour
un(e) autre et qui précède bien souvent les accordailles mais cela
reste normalement et encore au niveau des sentiments ou de désirs
inassouvis.
« Quelle
roucoulée tu me fais ! »
femme ou homme qui, par ses propos, ses œillades et ses minauderies,
cherche à provoquer le désir de l’autre pour se satisfaire plus
que pour se donner...enfin c’est à voir...
mon
homme :
c’est ainsi que Madame, la bourgeoise, vous présentera son époux,
son bourgeois ; sa gêne ou sa fierté transparaîtront dans
l’intonation qu’elle mettra sur le « O ».
une
fegniole :
une jolie femme. Très très jolie, c’est une
jolie fegniole.
Au XIXe
s., ce siècle où les mœurs industrielles pervertissent les
relations humaines, une fegniole est devenue dans les villes une
femme trop généreuse de son corps à tous plutôt qu’à un seul
homme. Le sens variera donc suivant son locuteur, un urbain ou un
campagnard !
un
dragueur
qui n’empêche pas le féminin une dragueuse :
il n’est pas question de glisser dans les sables mouvants de sujets
délicats traités avec une indélicatesse de don Juan mais il y a
aussi des coureurs
ou des coureuses :
le Vaudois dit plutôt courateur
et courateuse
pour ce sport qui n’exerce pas que les jambes.
Excusez-moi
par avance l’étude de la langue m’oblige à traiter des sujets
que je ne souhaite qu’effleurer et non approfondir mais ne tombons
pas dans la pudibonderie et reluquons15
ces mots de la chose qui disent tant de choses
:
tchuffer :
embrasser
sur les joues à l’origine mais les plaisirs de la découverte de
l’autre
ont élargi cet exercice à d’autres parties du corps. D’où le
tchuffeur
comme la tchuffeuse
pour
une bonne tchuffée.
la
guiguenatse : ce
travail sexuel se pratiquant généralement de façon allongée entre
deux personnes, autrefois entre un homme et une femme mais il faut se
mettre à la page et, de toute façon, vous m’avez bien compris :
je ne vais point appondre.
une
broute-minet :
cela ne concerne pas la chatte du voisin mais d’une disciple de
Lesbos et sur laquelle nous ne nous étendrons pas.
une
tafiole :
c’est le correspondant de ce qui précède pour des compagnons qui
partagent autre chose que la miche de pain.
le
chnariflet :
ce mot désigne l’intimité d’une femme.
Mesdames,
une fois encore, je vous demande de fermer vos oreilles car, là, je
m’adresse qu’aux Messieurs afin de leur faire sentir la beauté
de la langue en effleurant un objet délicat, un petit bijou de la
langue vaudoise. Si, malgré mon aimable avertissement, vous écoutez
Mesdames, vous n’aurez qu’à vous en prendre à vous-mêmes.
Ainsi,
Messieurs, je vous évoquerai un souvenir de service militaire, ce
temps où, librement, on parle entre hommes.
Un soldat,
loin de son épouse car en train d’accomplir ses annuelles
obligations militaires, éprouve, avec ses camarades de chambrée et
à la pinte, cette nostalgie nocturne transparaissant dans cette
confidence, issue de quelques bouteilles bien asséchées : « Tu
sais pas comme elle me manque. Elle sent si bon du chnariflet. ».
Tandis qu’il séchera une larme de regret en buvant la larme
consolatrice se trouvant dans son verre, il se trouvera d’ailleurs
toujours un mauvais drôle pour dire qu’il ne goûte pas ces
effluves de la même façon. D’où un nouveau débat qui épuisera
encore une bouteille au minimum avant de donner lieu à d’autres
divulgations de secrets masculins d’oreiller….
Mais là ce
sont des débats d’hommes et j’abrégerai donc mon récit devant
des dames dont je ne voudrais pas faire rougir les chastes oreilles
en les échauffant avec mes propos. Elles peuvent reprendre
l’écoute !
Si l’on
chante « amour,
toujours ! »,
il arrive que l’échange amoureux se change en échange de coups :
« Il
a taupé sa femme. »
Ce n’est pas couvrir sa femme de peaux de taupe mais de coups :
« Il
a battu sa femme. ».
Je précise qu’il y a aussi des messieurs qui se font tauper par
leurs épouses et ce n’est pas au nom de la parité homme-femme
!
A Genève, les étudiants
taupaient quand ils organisaient une quête pour
recueillir de l’argent : là, il s’agissait de taper dans la
bourse d’autrui !
Ayant évoqué tous ces ébats
verbaux, il faut passer à la suite car la conséquence assez logique
est la naissance. Alors commençons par le commencement.
Les enfants
la
guigne-trou :
la sage-femme pour accomplir son office a cet inévitable droit de
regard qui lui a donné ce charmant sobriquet.
bouèber :
mettre au monde. D’où cette expression que vous pouvez entendre
dans les marchés locaux, entre deux dames se donnant les dernières
nouvelles :
« Elle
est encore toute remuée. Elle a bouèbé la semaine dernière. »
le
bouèbe :
le gamin ou le commis d’alpage. Ce mot frallemand a pour origine :
die
Bubbe
en allemand : l’enfant.
le
valet :
le fils
le
premier valet :
le fils aîné
le
quin :
le cadet
« J’étais
encore dans les brouillards du Rhône. » :
la Suisse, le Valais plus précisément, est la source de ce
fleuve-roi qu’est le Rhône. Cette source est souvent dans une
mer de nuages : cette expression n’a rien de météorologique.
Cela veut dire tout simplement : « Je
n’étais pas encore né. ».
École
le
régent :
l’instituteur, souvent secrétaire municipal.
la
tsatagne :
cela ne s’entend plus de nos jours, mais dans les années 1970,
j’ai eu des vétérans, d’une société militaire que je
présidais, qui avaient le souvenir de mon grand-père qui les avait
corrigés, pour des règles grammaticales oubliées, de coups de
baguette sur les doigts. Méthode pédagogique réprouvée de nos
jours mais qui avait eu une certaine efficacité comme ils me l’ont
assuré avec de larges sourires ! Inutile de vous dire que
l’ordre et la discipline régnaient dans la classe…
Les
expressions typiques :
« Être
tiu et tsemise » :
de façon crue, la traduction littérale donne, et Mesdames, je
vais encore vous choquer : être
cul et chemise
mais soyons plus policé : être
intimes.
« Attendre
sur quelqu’un. » :
Rassurez-vous : Cela n’a rien d’une position du Kama Sutra.
Influence de l’allemand : warten
auf jemand
pour attendre
quelqu’un.
« Je
vais me réduire. » :
n’allez pas croire que le Vaudois aime les techniques de Jivaros,
les fameux réducteurs de têtes, il veut simplement dire qu’il
veut rentrer
chez lui.
« Qui
c’est pour un(e) ? » :
qui est-ce ?
« Ti
possible au monde ?» :
Est-ce possible ?
« On
entendait de ces recaffées. »
Il est possible que ce soit autour d’un café mais ce n’est pas
un deuxième café qui est demandé : entendre
de grands éclats de rire.
« Il
est dur à la comprenette. » :
sa faculté de compréhension est volontairement ou involontairement
perturbée.
Les mots transgenres
Ce sujet
est à la mode de nos jours. Le Vaudois connaît ceci
depuis longtemps et, sans le vouloir, mérite d’être considéré
comme un précurseur pour certains mots qui sont utilisés aussi bien
au féminin qu’au masculin :
alcôve,
almanach, arrosoir, caramel, écrevisse, élastique, emplâtre,
homme,
ouvrage, paire, poire,
poison, vis.
A un examen
de certificat d’études (pour employer la dénomination française),
un membre vaudois du jury d’examen a demandé à un jeune
élève lausannois protestant : « Qu’est-ce
qu’un curé ? »
et sa réponse spontanée et joyeuse car il était certain de la
justesse de celle-ci fut : « Un
poire. ».
Ce jeune, sans être un pomologue averti, n’avait entendu parler
que de cette variété dite Poire
Curé.
Des traits de caractère
vaudois
De nature
modeste en apparence, le Vaudois a cependant une intime conviction
qui se traduira dans une expression qui surgira soit
dans l’ombre d’une cave de vigneron, soit
dans le coin d’une pinte à fondue, soit
encore
autour de la table de la cuisine devant de bons mets, mais, bien
entendu,
toujours devant le petit verre de blanc, tutoyant une bouteille de
fendant : « Y
en a point comme nous ! ».
En plus
d’une circonstance - au travail, à table, au lit – et sur des
modulations résignées ou réprobatrices ou exclamatives, vous
entendrez cette expression à articuler lentement et en appuyant sur
chaque syllabe : « Qui
ne peut, ne peut ! ». N’oublions
pas cependant que cela peut exprimer aussi la satiété. Tout dépend
du contexte.
Lorsqu’il
s’agit de boire un verre supplémentaire, après avoir vidé déjà
quelques bouteilles, il s’en suivra forcément d’un : « Et
quand on peut plus, on se force. ».
L’âme du Vaudois devant le vin s’éveille volontiers et le plus
beau compliment qu’il puisse vous faire, sans avoir l’air de
redemander un verre, est : « Si
tu m’offres encore une verre et que je refuse, insiste quand même
un peu, je
voudrais
pas te décevoir. ».
L’omission du ne
est d’usage courant dans les formulations négatives, il ne s’agit
pas d’une erreur de ma part. Il
faut bien s’économiser un peu, cré non.
Le Vaudois
a une grande pudeur dans l’expression de ses pensées en public :
il se confie à sa famille et à ses proches en peu de mots. Le
silence a sa préférence car ainsi il y a moins de risque à se
tromper. Pour les autres, où il y a de l’inconnu, il faut bien
cinq à dix ans pour entamer une conversation qui aille au-delà de
la pluie et du beau temps. Dès qu’il se met à vous parler un
petit peu plus, c’est-à-dire un
tantinet de plus,
ne croyez pas qu’il va se confier entièrement. Sa première
confidence serait plutôt ainsi et donnée lentement et avec cette
conviction profonde qui vous laisse croire que vous allez enfin
connaître sa pensée profonde :
«
Ben ma fi17 !
Tu
sais !
quand on a vu ce qu’on a vu, entendu ce qu’on a entendu et qu’on
sait ce qu’on sait, on est bien content de dire ce qu’on peut
dire tout
simplement vrai :
« Oui, on a du plaisir à penser ce qu’on pense ! ».
Croyez m’en, c’est mon opinion et je la partage ! Té.».
Et s’il
ne veut pas ajouter un mot de plus sur le sujet qui a suscité chez
lui une pareille et si rare éloquence, il vaut mieux tenter un
autre thème de conversation : le vin, le temps, le passé, la
maladie et l’état d’une terre, pourvu que cela ne soit pas la
sienne ou d’une de ses proches connaissances… « Moins
on en dit, mieux ça vaut ! Qué ! ».
Ce mot Qué
se retrouve spécialement à Neuchâtel et a le même emploi qu’en
Provence.
Comme vous le constatez, le
Vaudois aime les précautions de langage qui allongent comme
alourdissent les propos. Le fond de sa pensée n’apparaîtra
éventuellement qu’après de nombreuses et précautionneuses
circonlocutions.
Après avoir ainsi donné une
image de divers coins de Pays romands et de ses habitants, il me faut
aborder la deuxième partie de cet exposé avec quatre grands auteurs
francophones suisses. Il y en a beaucoup plus mais pour celle ou
celui qui souhaite s’initier à la littérature romande, les quatre
écrivains proposés vous seront utiles.
III. Des auteurs français
Pour
commencer, je vous propose un extrait d’un auteur vaudois, méconnu
même en Suisse : une caractéristique de cette Confédération
est de ne pas savoir reconnaître ses talents locaux, ses hommes qui
mériteraient une reconnaissance pour leurs travaux18.
Parmi eux, je compte Juste
Olivier (1807-
1876) : il a écrit de nombreux poèmes (qui
sont d’une grande beauté)
et a traité avec cœur de multiples
sujets, notamment de la langue. Écoutez-le pour ce qu’il nous en
dit en 1837, « Le
Canton19
de Vaud, sa vie, son histoire »20 :
« La
langue est le premier monument d’un peuple ; c’est après la
réalisation de son être même et son apparition, la première chose
qu’un peuple livre à l’histoire, la première manifestation
qu’il donne de lui.
Avant de planter ses tentes dans un oasis du désert, ou d’accroupir
ses huttes dans la forêt, il parlait. Avant que, du fond de la
plaine, afin de laisser une trace plus durable de son passage au pied
de la montagne, il escaladât de pierre en pierre, d’assise en
assise, de colonne en colonne, les nuées sinon les cieux ;
avant qu’il livrât des batailles ; avant que le bruit de sa
victoire ou de sa défaite le fit connaître au loin, avant qu’il
se donnât des lois, monuments de sa sagesse ou de sa barbarie ;
avant qu’il prît distinctement ses croyances, ses usages, ses
mœurs, son caractère, il parlait : comme lui, sa langue était
plus ou moins complète ou sauvage ; mais elle était là, et
elle était lui21.
La
langue d’un peuple est, à elle seule déjà, toute son histoire.
Bien connue, bien appréciée, elle
ne trahit pas médiocrement la nation22
à qui elle appartient : elle est au fond le recueil de ses
idées, sa pensée-mère, son dernier mot.
De tous les moyens humains d’exprimer l’âme, la parole est le
plus complet, celui qui traduit le plus fidèlement la pensée
parlant tout bas en dedans, et la fait le mieux résonner au dehors,
celui qui la fait le plus clairement transparaître sous sa dure
enveloppe. Tombant
sous le sens par elle-même et par ses divers modes de transmission,
figure extérieure, réalisation visible, la parole est pourtant, de
toutes les manifestations de la pensée, la moins concrète, la plus
subtile, la plus aérienne, la plus spirituelle. Un son est comme une
sorte de milieu entre la matière et l’esprit. Le mot ou le son
parlé est encore moins matériel, plus fugitif que le son musical.
Dans les
autres arts (car la parole est un art, et c’est pour cela que nous
avons tous en nous des rudiments d’artistes), la matière est
encore plus prépondérante. Or, si pour comprendre un peuple, on
s’adresse avec succès à ses arts proprement dits ; si les
pierres mêmes que ses mains ont entassées, nous enseignent à le
pénétrer intimement, nous font entrer au cœur de sa vie, pourquoi
négligerait-on d’adresser la même demande à sa langue ? Là,
n’aurait-il pas été encore plus complètement lui qu’ailleurs ?
Car ce n’est pas assez dire que de répéter la phrase ordinaire
que le mot est le signe de l’idée qui n’a point d’existence
possible pour nous sans cette transfiguration, non pas céleste mais
terrestre. L’idée
et le mot sont deux en un, comme l’âme et le corps ; et ils
n’existent pas l’un sans l’autre. Une langue est donc comme le
corps de la pensée d’un peuple. Elle le signale, l’analyse, le
formule, et par
cela
même, car un peuple sans voix n’existerait pas même à moitié,
elle le crée aussi bien qu’elle est créée par lui. Elle est le
peuple même, puisqu’elle est sa pensée ; elle est sa fille
aînée : et par un retour mystérieux, elle le complète, le
réengendre, puisqu’elle donne à son bourdonnement intérieur une
issue, à son âme un écho, à son essence une nouvelle existence, à
son intelligence une compréhension.
Étant
le verbe d’un peuple, elle en est la substance et l’esprit ;
le verbe, qui, par l’esprit, la substance d’elle-même, comme
l’insecte le fil parti de son sein, et les manifeste en se
manifestant. Mais
si la parole est l’homme même, et les langues l’humanité même,
là aussi on devra retrouver nécessairement, ce me semble, comme
l’artiste se fait voir dans
son œuvre, l’image de Celui qui est le Père de l’homme et de la
parole, savoir de ce qui pour nous est Dieu23. ».
Si vous
souhaitez découvrir les origines de la littérature romande et
l’esprit qui l’anime, Eugène
Rambert
(1830 -
1886), le chantre des Alpes, est un auteur incontournable. De plus, il est agréable à
lire. Il n’est plus cité dans les media littéraires pour grand
public et ceci est bien regrettable car il a su mettre en valeur nos
racines. Il nous donne les clefs pour comprendre ces auteurs qui
surviendront plus tard et ont pour noms24 :
Adolphe Villemard, Charles-Ferdinand Ramuz, Maurice Zermatten,
Candide Moix, Michel Campiche, Henri Jacottet, Gonzague de Reynold,
René Burnand, Paul de Vallière…
Ramuz
(1878-1947)
est sans aucun doute l’auteur vaudois le plus connu en France pour
cet esprit du terroir qu’il sait si bien communiquer. En une
trentaine de romans, cet écrivain a peint25
avec des mots l’amour, la religion (dans le sens de ce qui relie
l’homme a plus grand que lui), l’enfance, le destin, la mort ou
la rencontre. Au moyen de la langue française, il a sculpté un
monument littéraire avec son caractère, son regard et sa
sensibilité. Dans ses écrits, il règne une austérité qui peut se
qualifier de protestante. Dans L’esprit
malin,
Jean-Luc
persécuté
et Derborence,
il célèbre la fidélité aux traditions catholiques qui se
cultivent dans les hautes montagnes valaisannes. Il aime le monde de
la terre : les paysans, les vignerons et les pêcheurs sont des
héros dont il veut être le chantre. Il est un poète de
l’existence, de la tradition liée à un sol et à un lieu. Il
cultive un rythme de phrase particulier : son œuvre doit être
lue à haute voix et sans précipitation pour être mieux appréciée.
Je conclus
avec le Neuchâtelois, originaire de la Chaux-de-Fonds, Blaise
Cendrars (1887-1961), de son vrai nom Frédéric-Louis Sauser. Par
ses poèmes, il s’est fait vite connaître à Paris et il est
considéré comme un Français. Grand voyageur, il a réuni des
souvenirs que sa mémoire a transformé pour construire son œuvre
littéraire. Engagé volontaire à la Légion étrangère, il a perdu
un bras sur le champ de bataille. Cet esprit indépendant
n’appartient pas exclusivement à un pays : amoureux de la
langue française, il a créé un style qui lui est spécifique.
Grâce à lui le mot neuchâtelois torrée26
est entré dans le dictionnaire français : il s’agit d’abord
d’un feu
de bois
et plus tardivement le
pique-nique autour d’un feu de bois
sur lequel la viande est rôtie ou à côté duquel le fromage, placé
sur une pierre plate, est fondu. Pendant la Seconde guerre mondiale,
il s’est réfugié en Provence. Ses grands titres sont
:
L’or,
Bourlinguer,
La
Main coupée,
L’Homme
foudroyé
et Lotissement
du Ciel.
Pour lui, « […] l’écriture
n’est ni un mensonge, ni un songe, mais la réalité et peut-être
tout ce que nous pourrons jamais connaître du réel. »
Et il affirme : « Je
ne trempe pas ma plume dans un encrier mais dans la vie. ».
Je conclus cette présentation
en vous disant que la langue, c’est tout simplement la vie d’un
peuple et qu’à ce titre, elle mérite notre respect et notre
attention à la préserver.
Antoine Schülé
La Tourette, février 2018
1Le
Romand se rapproche des trois patois savoyards principaux :
Chambéry, la Haute-Tarentaise et la Maurienne. Le Pays de Vaud n’a
pas seulement hérité des châteaux des comtes savoyards mais aussi
une partie de la langue de Savoie.
2Les
règles d’évolution phonétique données de nos jours, mis à
part un vocabulaire de base, comportent tant d’exceptions dans la
pratique que, pour certains mots très particuliers, il y a plus
d’hypothèses que de certitudes.
3Très
utile pour dater et localiser l’origine d’un texte et/ou de son
auteur : cet outil historique est précieux.
4Sans
doute, un héritage de nos ancêtres chasseurs et nomades qui
avaient besoin de repères géographiques pour poursuivre le gibier
5Il
y a des suppositions très plausibles émises dès la fin du XIXe
s. et de très bonnes recherches apparaissent dès 1990.
6Témoignage
ici d'une sédentarisation en raison de la vie agricole.
7Certains
auteurs parlent volontiers d’invasion
germanique et de conquête
romaine : il est possible de
changer de vocabulaire… Pour les États-Unis, la conquête
de l’Ouest a été en fait une
invasion, avec massacres des populations déjà présentes bien
longtemps avant leur intervention, en faveur de la
liberté, de la démocratie
et des droits
des peuples…. Pour qui ? Pas
pour tous. Rares, encore de nos jours, sont ceux à en avoir
conscience !
8C’est
le panouchon en
Provence ; en Suisse, c’est la serpillière
ou une façon de décrire une personne
molle apathique mais, en France, c’est un mouchoir ;
pour l’argot militaire romand, ceci désigne de façon péjorative
le drapeau.
9Le
tabouret à un pied , attaché au rein par une courroie et utilisé
pour la traite. L’armailli porte le capet (à ne pas confondre
avec la calotte
épiscopale ou la Kippa des
Juifs pratiquants) pour appuyer sa tête contre le flanc de la bête
à traire.
10S’écrivant
crouille :
n’oubliez pas de prononcer avec insistance le r
qui doit rouler dans la gorge pour mauvais,
vaurien, sans valeur. Ceci s’applique
au temps, à une personne ou à un objet. Mot passe-partout.
11Ce
thème peut donner cours à de joyeuses querelles de clocher et je
ne m’aventurerai pas plus sur ce chemin périlleux qui touche les
sensibilités locales les plus ancrées chez leurs toujours ardents
défenseurs...
14Mot
frallemand : die Kanne, une carafe en étain.
15Regardons.
17Eh
bien, ma foi !
18
Par contre, si un pays étranger vient à reconnaître ce que la
Suisse n’ a pas réussi à accomplir elle-même, alors les éloges
seront dithyrambiques et excessifs, je pense par exemple à un
Chessex (dont le nom doit être prononcé correctement avec deux é
et
sans le
x pour
ne pas trahir ce qui était d’ailleurs chez lui une obsession).
19Avant
de devenir un canton indépendant de la Confédération, le Pays de
Vaud (dont la devise est : liberté
et patrie)
avait été soumis d’abord à la Savoie du Moyen Age jusqu’en
1637 et ensuite jusqu’en 1807, au Canton de Berne qui lui a imposé
la Réforme. Le Vaudois adore parler de liberté
car, au XIXe
s. et grâce à Napoléon,
ce mot était bien neuf dans sa bouche.
20Les
passages en gras, en italique et les notes de bas de page sont
d’Antoine Schülé.
21Ramuz,
plus tard, usera aussi de la phrase longue qui traduit une sorte de
crainte de ne pas pouvoir dire exactement cette pensée qui surgit
en de lentes poussées successives.
22Procédé
très vaudois : affirmer au moyen d’une formule négative.
23L’ouvrage
de Juste Olivier s’adressait à l’élite protestante du Canton
de Vaud et il se savait lu par de nombreux pasteurs.
24Je
les cite sans opter pour un ordre particulier ou exprimant une
préférence.
25Dans
Questions son
écrit de 1935, il revendique ce titre :
« Mon éducation a été faite
par les peintres. »
.
26S’écrivant
aussi torée.
De ce mot est dérivé torrailler,
fumer et torrailleur,
un grand fumeur. Du latin torrere,
sécher, brûler, enflammer. D’où : torréfier, torride.
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