jeudi 24 juillet 2025

Baltasar Gracian (1601-1658) : l'esprit critique au service de l'éthique et de la foi.

 Baltasar Gracian y Morales 

(1601 - 1658)

par Antoine Schülé, historien


Baltasar Gracian

« Suis-je ou ne suis-je pas ?

Mais puisque je vis, 

puisque je connais et je sens,

je suis donc.

Mais si je suis, qui suis-je ? »

B. Gracian

Cet écrivain et ce penseur, espagnol ou plus précisément aragonais du XVIIe s., est méconnu de nos jours du grand public. Or son œuvre mérite d’être lue. Il nous livre une étude des mœurs de son époque. Il décrit, bien souvent en des traits incisifs, l’homme dans son quotidien et qui joue plus à “paraître” qu’à “être”. De son vivant et surtout postérieurement à sa mort, il a subi de faux procès. Des critiques, se contentant de répéter, tels des perroquets, ce que disaient leurs prédécesseurs, ont donné des images travesties de sa personne. Ayant lu ses œuvres complètes, dans d’anciennes et nouvelles traductions, je partage avec vous ma lecture, en 60 minutes, alors qu’il faudrait l’étudier plus longuement. 

Brève biographie

En 1601, Baltasar Gracian naît en Aragon. À 18 ans, il entre dans la Compagnie de Jésus. Pour le comprendre, il est nécessaire de connaître les Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola : c’est ce qui manque dans les commentaires de la plupart de ceux qui analysent son œuvre. Chez les Jésuites (critère automatiquement disqualifiant chez certains), il assume diverses fonctions : professeur de philosophie, de lettres ; commentateur des Écritures ; enseignement de théologie morale. 

Sa force, et en même temps sa faiblesse, est de cultiver un esprit critique et indépendant : force, car son regard scrute les âmes derrière les apparences et, faiblesse, car les hommes n’aiment pas être percés à jour. Oui, chaque trait découvert est ressenti comme une blessure à l’orgueil de quelques-uns, surtout quand le trait est vrai.

Comme orateur et prédicateur, il rencontre un vif succès, ce dont il se montre assez fier. Il suffit de le lire pour comprendre qu’il maniait l’art du verbe à la perfection. Son livre «L’Art de l’esprit» en donne le meilleur témoignage. Ses homélies étaient vivantes, car il cultivait l’humour en chaire, dans la plus pure tradition médiévale. Jeu de mots, pointes, saillies, calembours, traits suscitaient l’intérêt du public. Sa voltige verbale visait le cœur de son auditoire. Je signale qu’il a fallu attendre le Siècle dit des Lumières pour assister à la disparition de cet art oratoire jubilatoire en nos églises. Des sermons graves, voire pompeux, aussi épuisants que lassants, ont prédominé : les jansénistes ont favorisé cette tendance. 

En novembre 1646, il est aumônier militaire. Il prêche avant la bataille. Il suit les hommes en première ligne. Il cultive l’héroïsme guerrier, tout en en peignant les horreurs de la guerre. Il recueille les dernières confessions et donne l’absolution aux mourants. 

Auteur d’œuvres profanes, Gracian publie ses livres sans tous les soumettre à l’imprimatur de la Compagnie de Jésus. Il signe ses premières éditions avec le prénom de son frère : Lorenzo Gracian. D’autres fois, il affirme que des mécènes ont décidé de publier ses ouvrages. 

Son succès est grand. Ses écrits sont souvent réédités et surtout diffusés dans toute l’Europe. Ils sont imités ou contrefaits à l’étranger. Plusieurs de ses aphorismes seront repris par Méré, Pascal (pourtant le dit “janséniste sérieux”), Saint-Evremond et La Rochefoucauld. Plus tard, Schopenhauer sera un grand admirateur de Gracian. 

En jésuite, la bonne intention prime et il convient d’agir «ad majorem gloriam dei», « pour la plus grande gloire de Dieu ». Une bonne raison d’État est opposée à la perverse raison d’État, décrite, mais pas pour autant  défendue, à l’image de Machiavel (qui, “en même temps”, a servi cependant à justifier de mauvaises causes, selon des interprétations ou des lectures  particulières). 

En France, Gracian est connu principalement par des traductions. La difficulté est double : traduire avec le mot juste en français et ne pas commettre des erreurs de sens. Les mots ne signifient pas toujours la même chose d’une époque à l’autre : ignorer l’évolution sémantique est cause d’erreurs de traduction. Les Espagnols de nos jours n’arrivent pas à lire la langue de Gracian : pour eux, il existe une version espagnole traduite de l’anglais !

Les plus anciennes traductions françaises sont dues Abraham Nicolas Amelot de la Houssaie. La traduction la plus complète et la plus récente a été réalisée par Benito Pelegrin : je ne peux que vous recommander ses deux volumes, pourvus d’abondantes annotations et d’une claire présentation, mais qui ne permet pas de percevoir le contexte religieux catholique très fort de Gracian et de ses lecteurs contemporains. 

Contexte : 

Gracian appartient à une longue filiation de ce genre littéraire, dit celui de “L’Honnête homme”. Il est utile de l’inscrire dans son contexte. Ses sources sont latines. Martial Marcus Valerius (40 ? - 104 ?) a fortement inspiré Gracian pour le goût de la pointe que nous retrouverons plus tard chez La Fontaine, entre autres. 

Toute pensée a une filiation et ce thème antique connaît un renouveau en Italie au XVIe siècle. Voici quelques noms dont les œuvres mériteraient d’être mieux connues.

Baldassar Castiglione(1478 - 1529) est un humaniste italien au service des ducs de Mantoue et puis d’Urbin. Il a été ambassadeur auprès du pape. Son livre « Il cortegiano » (1528), « Le courtisan », a initié une abondante littérature sur le thème de l’honnête homme et a été rédigé lors des multiples guerres d’Italie. Il y définit une forme d’aristocratie non par le sang, mais par l’esprit, l’un n’empêchant pas l’autre, mais le premier créant une obligation avec le second. La culture offre le savoir au pouvoir. Ce mot de courtisan n’a pas le sens péjoratif qui lui est donné de nos jours ; il ne décrit pas ces flatteurs, tant prisés par ceux exerçant une fonction de commandement. Sous forme d’une discussion avec des débats contradictoires parfois vifs, il traite de l’exercice des armes, de l’éducation aux arts et aux belles-lettres, les relations du prince avec les autres, de l’art de la conversation, du rôle de la femme à la cour. Le courtisan est le conseiller du prince, loyal et donc avec cette capacité rare de lui dire toujours la vérité, qu’elle lui soit plaisante ou déplaisante. Sa première qualité est la maîtrise de soi et de cultiver une ascèse de vie, le plaçant au-dessus des passions.

Ce thème sera renouvelé au XVIIe s.. Sous l’impulsion de saint François de Sales (1567 - 1622), la pratique sincère de l’examen de conscience a favorisé la découverte de l’homme intérieur. Il ne s’agit pas de cultiver son moi, comme au XXe s.. Non, le désir de se connaître a pour seule fin de pouvoir se corriger.

Dans les Salons, comme celui de Mme de Rambouillet, la société se réunit pour converser sur des questions morales. De là sont nées la mode des portraits et la rédaction de maximes. S’analyser et décrire les autres ont donné naissance à une surabondance de lettres, mémoires, romans, sources inépuisables pour les sociologues. 

En France, nous avons les moralistes mondains les plus connus que sont La Rochefoucauld(1613 - 1680), avec ses «Maximes»(1656), admirables par leur concision, et La Bruyère(1645 - 1696), avec «Les Caractères» (1688), où  par son travail sur le fond et le style, il surprend le lecteur par des paradoxes. Attention au sens à donner au mot « moraliste » : ces auteurs ne donnent pas des leçons de morale, mais étudient les mœurs de leur temps. Je souligne leur réelle capacité d’analyse de la psychologie fine des personnages, mis sous leurs loupes. Ils ont un regard sur la société à la façon d’un Montaigne. 

D’autres écrivains ont pratiqué ce genre littéraire : Nicolas Coëffeteau, le Père de l’Oratoire Senault, le jésuite Père Lemoyne, l’abbé Esprit, le chevalier de Méré et encore le pasteur protestant Moïse Amiraut (1592 - 1660). Mme de Sablé publie son «Traité de la fausseté des vertus humaines » et ses «Maximes ». Mlle de Scudéry, de 1680 à 1692, édite, en 10 volumes, son livre «La morale du monde ou les Conversations».

Dans le même esprit et dans un autre style littéraire, nous aurons les fables de La Fontaine (1621 - 1695) : étude aussi des mœurs qui choquera un Rousseau ; nous ne sommes pas face à une diffusion classique de la morale des Évangiles !

Gracian et le jansénisme

Jansen(ius), évêque d’Ypres en Flandre, a exposé sa doctrine, dans une édition posthume ayant pour titre « Augustinus », parue en 1640. En France, cette doctrine fut diffusée surtout par Port-Royal. À Rome, l’Espagne obtient la condamnation des propositions de Jansen. Une grande polémique s’engage au sein de l’Église, à laquelle prendra part Pascal. 

En quelques mots, voici ce qu’est le jansénisme :

1. croyance en la prédestination et à la toute-puissance de la grâce de Dieu ;

2. négation du libre arbitre de l’homme ;

3. exigence d’une vertu rigoureuse et austère.

Les jansénistes condamnaient les voyages, cultivaient une grande suspicion face à l’art (considéré comme une vanité). Souvenez-vous de la polémique avec Racine, suite à laquelle il a renoncé au théâtre. En matière d’écriture, ils condamnent la métaphore, ils exigent la transparence des êtres et des choses (Molière, « Le misanthrope » en donne les traits généraux). Il est mal vu de parler à voix basse. 

Traiter quelqu’un de janséniste a pris un sens ironique pour désigner une personne, scrupuleuse et pratiquant une dévotion exagérée ou ostentatoire (Molière, avec « Le Tartuffe », en offre une virulente caricature).

Face aux jansénistes, nous avons les jésuites, nom aux nuances diverses, suivant qui l’utilise pour les désigner, soit en bien, soit en mal.

Gracian et les Jésuites

Cet ordre religieux, auquel il appartient, a été fondé par saint Ignace de Loyola, en 1534, et approuvé par le Pape Paul III, en 1540. Ses caractéristiques se résument ainsi sommairement :

1. Ils accordent une part importante à la liberté et à la volonté humaines dans l’accomplissement du bien qui s’accomplit avec l’aide de la grâce de Dieu ;

2. Ils cultivent la casuistique, l’étude des cas de conscience, en accordant la primauté à l’intention qui a causé l’action. Sur ce point, Pascal (Les Provinciales) les accuse d’une hypocrisie qui tend à justifier toutes les fautes, pour plaire au monde,  avec une trop grande indulgence ; 

3. Ils défendent la connaissance des humanités, latines principalement, et le goût du style oratoire qui se doit de briller par des effets de style ;

4. Ils favorisent un style architectural qui ne manque pas de luxe : pour célébrer la gloire de Dieu, rien n’est trop beau.

Gracian en est le modèle littéraire le plus accompli. Il justifie le murmure, l’insinuation, l’entente à demi-mot, le conseil à l’oreille, l’énigme, voir même parfois l’équivoque ! Il les défend hardiment en soulignant que les desseins de Dieu sont impénétrables et que la religion et Dieu donnent l’exemple du mystère. Pour ma part, j’y vois une méthodologie de conversion pour évoluer dans un milieu mondain où règne le mensonge. Notre temps en donne des exemples : l’honnête homme face à un homme dont la ruse est l’art de vivre est vite manipulé ou trompé. Quels moyens faut-il utiliser pour vaincre la ruse ? Savoir la reconnaître et manœuvrer pour accoucher la vérité sont deux défis pour tout homme désireux d’être une personne plutôt qu’un mouton.

L’intention de Gracian est de sacraliser l’esprit. Pour lui, la religion est la religion du « Livre de l’esprit  » que propose le Nouveau Testament. Les jansénistes voient dans sa pratique un amour-propre exacerbé. Or notre auteur considère le Saint-Esprit comme cette langue de feu qui est la source de toute vraie connaissance. Cette acuité de l’esprit nécessite trois qualités que conseille saint Ignace de Loyola : science, expérience et méthode. Vous voyez qu’il n’a pas fallu attendre un Descartes ou ce fumeux Siècle dit des Lumières. La lumière du Christ, ayant quelques siècles d’avance, a déjà été transmise par les multiples Pères de l’Église, malheureusement trop oubliés de nos jours, alors qu’ils répondent si bien aux questions existentielles qui se posent à chacun d’entre nous. L’esprit est ce chemin qui conduit vers le Saint-Esprit : une grâce, fruit d’une ascèse et finalité d’une étude, selon les dons reçus par Dieu et variables d’une personne à l’autre. L’habileté casuistique est aussi littéraire, car pratiquée avec des arguments qui se trouvent chez les Pères ou Docteurs de l’Église, dans les Évangiles, les Paroles du Christ, avec Ses paraboles notamment, ou des écrits de Saint-Augustin, de saint Ambroise ou de Jean Chrysostome. Jésus lui-même emploie des jeux de mots : p. e. «Tu es Pierre et, sur cette pierre, je bâtirai mon Église.» Ainsi, l’esprit parvient à devenir une poétique du Saint-Esprit. 

Les confrères aragonais de notre jésuite n’aiment pas leur confrère écrivain, trop spirituel et érudit à leurs yeux : leur ignorance se mêle à de la jalousie, en raison d’un talent oratoire qui n’est pas donné à tous. De plus, il est incompris de ses frères jésuites d’Aragon, qui ne jouissent pas de grandes lumières intellectuelles, alors que ceux de Saragosse ou de Valence comprennent l’intention de Gracian : se corriger à partir d’une prise de conscience, en offrant des cas concrets du quotidien.

Vous savez qu’entre confrères, dans le monde ecclésiastique, et encore plus envers des fidèles de conviction profonde, les coups de Jarnac ne sont pas rares : les abus spirituels ou d’autorité ecclésiale ont existé, existent et existeront ! Malheur à toute personne qui s’insurge là-contre ! Quel scandale que de dire la vérité ! Là, aussitôt, les serpents sifflent, éructent leur venin, tentent d’étouffer le téméraire nouveau saint Jean le Baptiste, qui trouvera toujours des Hérode et des Hérodiade, disposés à lui couper à la tête… Le bal des hypocrites remplace généreusement la danse de Salomé, sous le regard silencieux des autres qui, sous le couvert de dame fausse-prudence, attendent de savoir qui sera déclaré le vainqueur, même si celui-ci est un menteur avéré....  Oui, là, il s’agit de ne pas se tromper. Crier avec les loups, c’est plus facile, c’est moins risqué : rien à voir avec le courage de la foi qui nous sollicite à proclamer la vérité, à temps et contretemps.  

Dans un premier temps, Gracian est condamné pour désobéissance, car ses livres sont publiés sans l’imprimatur de son ordre et de Rome. Il est déchu de sa chaire d’enseignement à Saragosse, exilé dans un couvent où il est mis dans une cellule, au pain et à l’eau. 

Plus tard, il sera transféré à Tarazona où il assume quelques charges. Là, il effectue une demande pour quitter l’ordre des Jésuites, afin d’entrer dans un ordre monacal ou mendiant. Mais la mort met fin à ses tribulations terrestres, le 8 décembre 1658. 

Arthur Schopenhauer (1788 - 1860), le philosophe allemand, Jacques Lacan (1901 - 1981), l’analyste psychologique, et Vladimir Jankélévitch (1903- 1985), spécialiste de philosophie morale, aiment se référer à son œuvre. La parole révèle l’inconscient et, à ce titre, Gracian offre de beaux sujets d’étude qui ont nourri utilement leurs réflexions. Silvio Berlusconi s’est aussi intéressé à Gracian dans une optique bien différente ! 

Maintenant, vous savez l’essentiel sur la vie de Baltasar Gracian. Je vous invite à le découvrir à travers quelques extraits, selon une sélection établie pour vous. J’espère que vous percevrez la diversité des thèmes traités . Mon plus grand regret a été de ne pas pouvoir vous en donner plus, mais je ne veux point abuser de votre temps. Ces quelques fleurs, butinées dans son œuvre, suffiront peut-être à vous donner l’envie de lire cet écrivain qui mérite votre intérêt. Ma conclusion est donnée à la suite de ce sage survol. 

Son œuvre littéraire

« Le Héros » (1637)

Ce texte d’une vingtaine de pages est dédié au roi Philippe IV (roi d’Espagne de 1621 à 1665). Il y peint le modèle idéal du prince chrétien, c’est-à-dire du détenteur du pouvoir sur un pays. Il forme une sorte de réponse au Prince de Machiavel qui, lui aussi, offrait une fresque des États italiens de son temps. Il y développe l’idée de la «raison d’État», une nécessité pouvant vite devenir un abus.

Quelles sont les qualités à rechercher par le Héros que peut être tout homme et pas seulement le prince ? Une parfaite maîtrise de soi ; une volonté ferme ; un esprit lucide ; une générosité de cœur ; cultiver la modération ; savoir saisir les opportunités ; écouter son intuition, aiguisée par la sagesse, fruit aussi de l’expérience ; rester pragmatique ; user de la raison pour ne pas se laisser dominer par la passion. 

« Le Politique don Ferdinand le Catholique » (1640)

Il disserte sur la bonne et la mauvaise raison d’État. Elle est bonne quand elle est au service de la foi catholique. L’intention du gouvernant doit être dirigée par la lumière de l’Esprit- Saint. Se placer sous le regard de Dieu évite de tomber en esclavage de ses passions, de ses pulsions ou de son narcissisme. Cet ouvrage est avant tout un éloge de la prudence, la base de la sagesse de tout homme exerçant une autorité.

Il donne le roi Ferdinand comme modèle à tous les rois, car il a fondé une monarchie vénérable ; il l’a défendue efficacement ; il a agrandi son étendue et il n’a cessé de la perfectionner. Il souligne le rôle de la Providence dans la vie d’un prince : les bienfaits ou les disgrâces de la fortune sont réels. Porter la couronne comporte de nombreuses exigences : habileté, courage, savoir saisir les occasions favorables, être constant dans sa charge, choisir ses conseillers, ses ministres et capitaines, don d’écoute, ne pas s’aveugler en raison de son rang…

Pour comprendre les allusions nombreuses à des faits, connus en son temps, mais méconnus de nos jours, il faut lire cet ouvrage en gardant à l’esprit le contexte historique spécifique à ce règne. 

Roi d’Aragon et de Castille(1479-1516), de Sicile (sous le nom de Ferdinand II, 1468-1516) et de Naples (Ferdinand III, 1504-1516), né le 10 mars 1452 à Sos (Aragon), mort le 23 janvier 1516 à Madrigalejo (Espagne), Ferdinand II le Catholique a créé l’unité territoriale de l’Espagne et a fondé un État moderne, sur lequel s’édifiera un véritable empire.

Le politique  Don Ferdinand le Catholique 

(selon trad. Joseph de Courbeville)

Extraits

Gracian y traite tout simplement de la bonne gouvernance : tout chef d’Etat peut s’en inspirer.

Chaos à ne pas cultiver

«Lorsque Charlemagne faisait la guerre dans une province, il était attentif à la paix, à l’agrandissement et à la félicité des autres. En même temps qu’il combattait en Allemagne, il établissait la célèbre Université de Paris et le grand Parlement de France. » p. 51

Chemin de perfection

«La monarchie étant fondée, assurée, agrandie, Ferdinand fut attentif à la perfectionner en toute manière, à l’orner, à l’embellir, à lui donner toutes les formes du gouvernement le mieux policé. » p. 90

Choisir de bons conseillers

«Quelques-uns attribuent, au pur bonheur d’un roi, d’avoir de bons ministres ; mais c’est ou prudence dans lui de savoir les choisir bons, ou habileté de savoir les rendre tels.

Un roi sage ne se contente pas en effet de les choisir bons, il les façonne encore, il les forme, il les instruit. Il ne dépend pas du prince qu’ils soient convenables, mais c’est à lui de savoir s’ils le sont. » p. 85

Compétence

« C’est la capacité qui fait les grands hommes, et l’incapacité qui fait les monstres. » p. 59-60

Dirigeant coupable

«Les fautes des rois sont éternelles. Quoiqu’elles se fassent communément dans l’intérieur le plus secret de leur palais, elles transpirent bientôt jusque dans les lieux publics. En un instant, ils ont failli pour toujours. Une seule inattention échappée dans eux est condamnée sans retour à la connaissance de tous les siècles. » p. 47 

Discernement

« Un prince vif, qui voit tout, qui entend tout,qui pressent tout, qui touche tout au doigt, pour user de cette expression. Vespasien ne se laissait pas surprendre aux déguisements de la vérité qu’il entendait, à la fausseté des rapports, aux supercheries de l’adulation : écueils ordinaires des rois. » p. 63-64

Force militaire

« La puissance militaire est la base de la réputation d’un État : un prince sans troupes est un lion mort, à qui les lièvres mêmes insultent. » p.72

Influence de la femme d’un gouvernant

« Une chose qui aida beaucoup Ferdinand à être un prince d’un bonheur et d’un mérite consommés, ce fut d’avoir pour compagne Isabelle de Castille, reine que l’on ne saurait jamais assez louer, princesse dont les qualités rares surpassèrent celles qui suffissent pour être un grand homme.

Une femme prudente fait beaucoup de bien, comme au contraire une imprudente fait beaucoup de mal. Le respect pour une mère et l’amour pour une épouse ont un grand pouvoir sur les princes. » p. 86

« Heureux le prince à qui une sage et sainte mère donne une seconde fois le jour, en lui inspirant la vertu, en l’y formant, en l’y perfectionnant sans cesse.

Cependant l’amour conjugal, quand il est parfait, a plus d’empire communément sur le cœur d’un prince que n’en a l’amour respectueux pour une mère. » p. 86 

Prudence

« La prudence est la mère du vrai bonheur ; elle est ordinairement heureuse, ainsi que l’imprudence au contraire est malheureuse : tous les rois très prudents furent très heureux de cette sorte. » p.66

Prudence du sage politique 

« Cette prudence que l’on ne saurait assez exagérer suppose deux qualités éminentes, qui sont la vivacité de l’intelligence et la maturité de jugement : l’une précède la résolution, et l’autre est comme l’aurore de la prudence même. » p. 62

Un roi

« Je n’appelle point fondateur d’une monarchie celui qui y a donné quelque commencement très imparfait, mais celui qui y a donné forme. » p. 23

Un roi

« Les rois trouvent de grandes contrariétés à la naissance de leur gouvernement. Toute la prudence, toute l’attention et toute la sagacité suffisent à peine dans ces commencements épineux. À l’entrée d’un chemin, le danger est de se tromper ; mais lorsqu’on a une fois pris le véritable, on continue aisément sa route. » p. 34

Etat ou royaume perdu

« Malheur extrême pour un prince de trouver une monarchie bouleversée, où la valeur n’est plus, où règne l’oisiveté, d’où la vertu est exilée, où le vice domine, où les forces sont épuisées, où la réputation est tombée, où la fortune a changé, où tout a dépéri : c’est comme un vieil édifice menacé de moment à autre d’une ruine entière. » p. 41

Ruse et politique

«C’est un outrage que le vulgaire fait à la politique, de la confondre avec la ruse. On ne tient alors pour sage que l’homme rusé, et l’on regarde comme le plus sage celui qui sait le mieux feindre, dissimuler, tromper ; mais on ne fait pas réflexion que le châtiment de ces prétendus sages fut toujours de périr dans leurs propres pièges. » p. 56

Un tyran

« La race des César à Rome n’eut des successeurs ni de son mérite ni de son rang : stérilité qui est le châtiment ordinaire de la tyrannie. » p. 28

***

« Art de l’esprit » (1642 ; texte revu en 1648)

Gracian a rédigé ce traité littéraire pour le Prince Baltasar Carlos. Il y démontre une grande érudition. Quant à son contenu littéraire, nous disposons là d’un véritable code de l’intellectualisme poétique. 

J’invite tous les passionnés de l’art de l’expression orale comme écrite, à le lire. Mon seul regret est de ne pas pouvoir le découvrir dans sa langue d’origine, car je dois me fier à diverses traductions. 

Il multiplie les jeux de mots et les mots d’esprit : autant de défis pour les traducteurs. Il allie le profane et le sacré. Il cite, tour à tour, Saint-Augustin, St Ambroise, Martial(aussi né en Aragon) et Góngora. La profusion de citations est impressionnante. Il élabore une esthétique poétique. L’édition de 1648 est une édition augmentée de la première parution.

La pointe est un trait d’esprit piquant qui suscite l’intérêt de l’auditeur ou du lecteur pour lui donner de la joie ou de l’admiration. À la fin, du XVIIe s., ce terme prendra un sens péjoratif en raison d’un excès d’emploi, comme chez les Précieux, cultivant une recherche stylistique trop affectée pour plaire.

Contexte culturel

L’Espagne du XVIIe s., est réputée pour ses universités et le développement des mœurs courtoises. La culture française a été influencée par l’Italie, ce qui se sait bien, et aussi par l’Espagne, ce qui se sait moins en pays francophones, pour des raisons 

historiques : les conflits entre l’Espagne et la France y sont pour quelque chose. 

De nos jours, il est de bon ton de nier une culture européenne. Or, elle existe avec des apports divers que Gracian distingue ainsi : l’invention, de la Grèce ; l’éloquence, de l’Italie ; l’érudition, de la France et la pointe, de l’Espagne.

L’«Art du génie» est publié par Gracian en 1648, l’année où le traité de Westphalie signe la victoire de la France qui met un terme à la «Guerre de Trente ans». Cet ouvrage sur le style démontre que la parole peut être aussi tranchante qu’une lame d’épée de Tolède. Le Moyen Âge offrait des joutes où les chevaliers s’affrontaient les armes à la main : les joutes verbales ont aussi leurs règles d’engagement et peuvent aussi être mortelles. Prenons le sens du mot «génie» comme il était entendu au temps de Gracian et ne le confondons pas avec le sens contemporain. Le génie est la force inventive de l’esprit qui révèle l’acuité intellectuelle. 

Gracian invite le lecteur à éveiller une ingéniosité verbale qui répond à l’esprit de logique, qui respecte des conventions et des règles, sans limiter la liberté de pensée, mais, au contraire, pour se mettre au service de la pensée. La beauté littéraire devient alors le signe d’un héroïsme intellectuel. Son originalité est de mêler des auteurs profanes et sacrés et plusieurs de ses exemples ont des accents mystiques indéniables. En France, nous retrouverons la même intention chez des écrivains comme Voiture, La Fontaine, La Bruyère, mais avec ce caractère français, certes plus sobre dans le style, possédant cependant la même acuité de la parole. 

Nous avons ici un traité pragmatique de l’art d’écrire et de parler afin de persuader, objectif concret et non uniquement le plaisir de l’art pour l’art. J. Huarte, en 1585, dans son «Examen de ingenios» distinguait déjà trois dons d’esprit : la mémoire qui donne des facilités pour les langues ; l’intelligence raisonnante des médecins ou des théologiens ; l’invention des hommes d’État, des chefs militaires, des peintres, des orateurs et des poètes. Gracian exalte la faculté inventive. À le lire, inévitablement, il vous incite à imaginer des effets de surprise, à trouver de bons mots ou des traits qui sont acérés, afin de susciter l’intérêt de l’auditeur ou du lecteur. 

À plusieurs reprises en le découvrant, m’est venue à l’esprit cette affirmation de Chénier : «L’art ne fait que des vers, le cœur seul est poète. ». L’art est une technique ou un ensemble de procédés pour atteindre un résultat pratique, convaincre. Le talent s’apprécie dans l’exécution, ce savoir-faire d’un écrivain. Le génie survient lorsque la conception et l’imagination emportent l’adhésion dans une sorte de joie de l’esprit.

Bien entendu, avant Gracian, il y a déjà eu des traités sur l’éloquence. Son originalité réside dans la multiplicité des modèles offerts. Il allie la rhétorique qui traite de l’élocution, la dialectique qui recherche la vérité par le raisonnement et la pointe, cette beauté verbale qui suscite l’intérêt. Sa méthode met les mots au service de la pensée. L’abeille serait le symbole le plus adéquat pour illustrer Gracian : l’abeille collecte le miel et se défend avec un aiguillon !

L’art du génie 

(selon trad. de Michèle Gendreau-Massaloux et Pierre Laurens)

Extraits

Saint-Antoine de Padoue (Lope de Vega, Espagne)

Antoine, si les poissons immergés

au centre de la mer, pour vous écouter,

montrent leurs fronts à l’air clair,

et à votre vive voix prêtent l’oreille.


Ceux qui vivent, de raison vêtus,

et plus encore qui doit vous aimer en compatriote,

à l’harmonie de ces faits singuliers

quoi d’étonnant qu’ils suspendent leurs sens ? 


Voici qu’avec l’enfant Dieu dans les bras,

nouveau Joseph, vous apparaissez, et lui s’offre

sous la figure de l’amour. Quel amour profond !

Il s’humilie et vous grandit à tel point

que pour que vous paraissiez plus grand au monde,

Dieu tout petit près de vous paraît.


Gracian oppose deux grandeurs : l’humilité de la grandeur du Christ qui élève la dignité de l’homme.


À un poète qui le critique (réponse de Martial, Espagnol romain)

Lecteur et auditeur apprécient mes ouvrages.

Mais un poète, Auctus, les déclare imparfaits.

Peu m’en chaut : j’aime mieux que les plats de ma table

plaisent aux invités plutôt qu’aux cuisiniers. 

Il n’y a pire couteau que son propre ami (Lope de Vega, Espagne)

Rougissant sa mâchoire, car c’est par là

qu’Adam commença à désobéir,

Caïn laisse mille bouches sur le front

du tendre Abel, pour proférer des plaintes.


Le manteau de Joseph est arraché par les belles 

mains d’une femme, et elle, de dépit,

fait arrêter pour adultère l’innocent

dont le manteau éclipsait les étoiles.


Là ses parents virent le martyr mort,

ici à l’esclave monté sur un char d’or,

lorsque l’an est stérile, ses frères demandent du blé.


Abel meurt, Joseph triomphe : c’est que Caïn

était son frère, et Pharaon un étranger ;

il n’y a pire couteau que son propre ami. 


Le Christ, de l’étable à la croix (Luis de Góngora, Espagne)

Pendre au bois de la croix, la poitrine percée,

et les deux tempes clouées d’épines ;

offrir tes souffrances mortelles en rachat

de notre gloire fut, certes, héroïque action. 


Mais que dire de ta naissance en tant de gêne,

quand pour montrer pour notre bien

jusqu’où tu descends et d’où tu viens,

une pauvre étable qui n’a pas même de toit ? 


La grandeur de cette prouesse, ô grand Dieu,

n’est pas d’avoir, à l’âge tendre, d’un cœur valeureux,

vaincu l’offense glacée du temps.


Car ce fut plus de suer le sang que d’avoir froid ;

mais de ce qu’il y a plus infinie distance,

de Dieu à l’homme, que de l’homme à la mort.


Éloge de la solitude (Villamediana, Espagne) la nature préférée au monde

Si pour les malheureux , il existe un refuge,

que ce soit la douce quiétude de l’âme

dans cette solitude où la pensée

amasse la sagesse et non les peines.


Que voie fructifier sur son ambitieuse main

le métal précieux répandu en pluie

celui qui, flattant au besoin par la tromperie,

est adulé par la suite des gens de cour.


Que des sirènes flattent son oreille,

qui, pervertissant les clefs de sa raison,

ferment la porte au sens le meilleur.


Pour moi, près de ces douces ondes, des oiseaux

au chant ni flatteur ni appris

je tirerai l’oubli de mes pesantes peines.


Une tête de mort (Lope de Vega) nature morte

Cette tête, vivante, porta

sur l’architecture de ces os,

chair et chevelure qui firent prisonniers

les yeux dont elle retint le regard.


Ici fut le rose de la bouche,

flétrie maintenant de baisers si glacés,

ici les yeux sertis d’émeraude,

couleur qui captiva tant d’âmes.


Ici le jugement, où se trouvait

le principe de tout mouvement ;

ici l’harmonie des puissances.


Oh beauté mortelle, comète au vent !

Du lieu où vivait une si haute présomption,

les vers ne veulent pas pour abri.

Le papillon (chevalier Guarini, Italie) comparaison

En papillon ardent et vagabond

s’est changé mon cœur amoureux,

lequel va, comme par jeu,

folâtrant autour du feu

de deux beaux yeux, et tant de fois

vole et revole et tourne et gire,

que dans la lumière chérie

il laissera les ailes et la vie.

Mais qui en soupire,

à tort soupire : cette ardeur est bénie ;

 papillon il mourra, mais phénix renaîtra. 


Vautour (Alciat, Italie), emblème

Un vautour trop glouton, soudain pris de nausée :

« Mère, au secours ! » dit-il, « je vomis mes entrailles »

Elle : « Pourquoi pleurer ? que parles-tu d’entrailles ?

Voleur, tu restitues au mieux celles d’autrui ! » 


L’homme juste (Horace, Rome latine) pointe par exagération

L’homme juste, bien ferme en sa résolution,

ni l’émeute civile exigeant des bassesses,

ni les regards furieux du despote en courroux

ne sauraient l’ébranler, ni le bruit des Autuns

livrant combat sur l’orageuse Adriatique,

ni la dextre de Zeus quand il vient à tonner :

quand l’univers entier viendrait à s’écrouler,

l’universel chaos le verrait intrépide.


La Sicile (don Luis de Góngora) références mythologiques

La Sicile en ce qu’elle cache, ou qu’elle offre

est coupe de Bacchus, verger de Pomone ;

d’autant de fruits celle-ci l’enrichit

que celui-là de pampres la couronne.

Sur un char qui paraît une estivale herse,

Cérès ne délaisse pas une aire de ses campagnes,

dont les épis fertiles à l’infini

ont pour fourmis les provinces d’Europe. 


Rêve de médecin (Martial) exagération

Andragoras gaiement hier a pris son bain, 

a dîné avec nous : il est mort ce matin.

La cause, Faustinus, d’un trépas si soudain ?

En rêve, cette nuit, il vit son médecin. 


Guerre et paix (Alciat) Emblème

Ce casque, arme jadis d’un guerrier intrépide,

arrosé mainte fois par le sang ennemi,

au retour de la paix, en ruche converti,

emprisonne le miel, doux présent des abeilles.

Armes, soyez maudites ! Guerre n’est légitime

qu’afin de protéger les doux fruits de la paix.

Éloge (Garsilao, Portugal) dithyrambe, éloge exagéré

Très illustre Marquis, sur qui répand

le Ciel tous les biens que connaît le monde,

si jusqu’à l’insigne valeur qui fonde mon sujet,

jusqu’à l’illustre splendeur de votre flamme.


Je hausse ma plume, là où l’appelle

le bruit de votre nom élevé et sans borne,

vous seul serez éternel et sans second,

et par vous immortel celui qui tant vous aime.


Tout ce qui au vaste ciel se demande,

tout ce qui sur la terre s’obstient,

tout se trouve en vous de part en part ;


Et enfin de vous seul a formé la nature

une idée étrange et inconnue du monde

et elle a égalé à sa pensée son art.


Rire ou pleurer ? (Bartolomé Leonardo, Espagne)

De deux sages sont ces portraits,

Nuno, car avec une égale philosophie,

l’un pleurait, l’autre riait,

de la vaine erreur du monde et de ses manières.


En regardant ce tableau, je m’interroge quelquefois :

si je devais laisser ma médiocrité,

lequel de ces deux extrêmes suivrais-je,

de ces deux célèbres insensés ?


Toi qui de la gravité est l’ami,

tu jugeras meilleur de se joindre au chœur

qui incite aux larmes dans la tragédie.


Mais moi, comme je sais que jamais les pleurs

ne nous rendent le bien ni au mal ne portent remède,

avec ta permission, je veux suivre l’homme qui rit.


Désir (Diégo de Fuentes, Espagne) paradoxe de raisonnement

Puisque point ne peut avoir

ce que désire mon vouloir,

je veux ce qui ne doit point être ;

peut-être qu’en ne le voulant pas,

il sera possible qu’il soit.

Le pécheur devant Dieu (jésuite Père Juan Bautista d’Avila, Espagne)

Dites-moi, qui suis-je, mon Dieu ?

Car, étant un en mon être,

dans le péché et l’intention

j’ai pensé être deux,

car hélas, mon âme, vous êtes

si différente en mon cœur

de vous-même parfois,

qu’en un instant je crois

qu’en une âme est le désir,

en une autre l’exécution.

Sur la fausse opinion du monde (Père don Miguel de Dicastillo, chartreux, Espagne)

Le bavard se fait passer pour éloquent,

le téméraire pour vaillant,

le rigide pour juste,

le lascif pour homme de goût raffiné,

et celui qui est insolent

passe dans le nouveau langage, pour naturel.

Le mensonge est esprit de pointe

la raillerie et la moquerie, vivacité,

et son auteur est jovial et plaisant ;

l’humilité est bassesse,

point d’honneur la vengeance,

la flatterie affectée la louange,

la ruse est prudence,

et l’artifice du malin est science.

On appelle sainteté l’hypocrisie,

le silence, ignorance,

la prodigalité, générosité,

la médisance, mot d’esprit,

s’adonner au vice est élégance,

et ne pas être de cet avis, mauvaise grâce,

façons pires encore que celles des barbares.


Avec de si faux jugements,

on donne aux vices la couleur des vertus,

et, comme cet abus va croissant,

ce genre de péché devient usage

et l’inexcusable continue

sous la vaine apparence de l’excuse…

Âges de la vie (Horace, Art poétique)

Dès qu’il peut balbutier et tenir sur ses jambes,

l’enfant veut partager les jeux de ses pareils ;

il s’irrite, il s’apaise, il change d’heure en heure.

Le jeune homme sans barbe, affranchi d’un gardien,

prend plaisir aux chevaux, aux chiens, aux jeux du stade,

cire facile au vice et rétive aux conseils,

peu pressé d’amasser et de son bien prodigue,

hautaine, plein de désirs, volage et toujours prêt

à de nouveaux élans. Un homme mûr recherche

fortune, relations ; esclave des honneurs,

il n’entreprendra pas ce qu’il faut défaire.

Mille incommodités assiègent le vieillard,

qu’il amasse ou se prive et craigne la dépense,

tremblant, paralysé devant une entreprise,

il temporise, espère, il ajourne et remet,

toujours grincheux, geignard, louangeur du passé,

du temps de sa jeunesse, il gourmande les jeunes. 


Le sot (Sylvestre, Portugal, établi à Grenade) une sage épigramme satirique

Comme un sot est loin de se comprendre !

Comme un idiot est près de se mettre en courroux !

Comme un benêt est lourd à aller au plus court

et comme un naïf est léger à rester le nez long !


Impossible que l’un se reconnaisse

l’autre ne peut vouloir se détromper.

Et de la sorte, le sot ne peut s’affiner,

tout ne sert finalement qu’à l’alourdir.


Enfin, on doit le traiter avec circonspection,

car ils mettent à défendre leur déraison

plus de grossièreté et d’obstination qu’un vilain.


Mais si le plus sage d’entre eux est une bûche,

et qu’il n’y ait rien à faire pour les faire avancer,

les laisser là où ils sont est le plus sûr. 


La mort (Perdo de Linan, Espagne) se désabuser

Si le plus malheureux peut trouver la mort,

personne n’est malheureux à l’extrême,

car le temps le rendra libre, et tel qu’il

ne craigne ni n’attende un injuste sort.


Tous vivent dans la peine, à y bien regarder ;

l’un pour ne point perdre ce qu’il a gagné,

l’autre parce que jamais il ne s’est vu récompensé.

Condition de la vie injuste et rigoureuse !


Tel hasard accroît le bien, tel y met fin,

un tel est dépouillé pour enrichir un tel ;

à grande détresse succède grande joie.


Mais hélas à la fin, avec le linceul arrive

à l’homme malheureux, ce que plus il désire,

à l’homme heureux, ce qu’il craignait le plus.

Quelle justice divine ? (Bartolomé Leonardo) une fiction en un sonnet

« Dis-moi, ô notre Père à tous, puisque tu es juste

pourquoi faut-il que ta Providence tolère

qu’alors que l’innocence entraîne la prison,

la tromperie accède à l’auguste tribune ?


Qui donne des forces au bras, qui, robuste,

résiste fermement à ta loi,

et comment le zèle qui le plus la révère

peut-il gémir au pied de l’injuste vainqueur ?


Sous nos yeux sont brandies de victorieuses palmes

par d’iniques mains, tandis que gémit la vertu,

en l’injuste réjouissance du triomphe. »


Je parlais ainsi quand, rieuse,

une nymphe céleste apparut et me dit :

« Aveugle, est-ce sur terre que les âmes ont leur centre ? » 


Cruel sentiment contradictoire (Jorge de Montemayor) ou le dilemme de la passion amoureuse

Tout est égal pour moi,

l’espérance ou son absence :

si aujourd’hui je meurs de la voir,

je mourrai demain de l’avoir vue.

Pourquoi suis-je né ? (Fray Pedro de Los Reyes) un huitain

Pourquoi suis-je né ? Pour faire mon salut,

qu’il me faille mourir est inéluctable.

Cesser de voir Dieu et me damner

serait chose funeste, mais possible.

Possible, et je dors et ris et veux me divertir ?

Possible, et j’ai de l’amour pour les choses visibles ?

Que fais-je, à quoi je m’occupe, je me  laisse enchanter ?

Je dois être fou, puisque je ne suis pas saint.

***

«Honnête homme » (1646)

Notre auteur aborde un thème quasiment obligé à cette époque, dans tous les pays européens. Il a eu deux prédécesseurs en Italie, Castiglione avec son «Courtisan» et, en France, Faret avec, en 1630, son «Honnête homme».

Ce livre appartient à ce qu’il est convenu d’appeler la littérature de cour (la Hoflitteratur dans les États germaniques) et rencontre un grand succès. Il nous révèle l’art de sauver les apparences, tout en cultivant une âme intérieure. Les critiqueurs de Gracian y voient un éloge de la duplicité. Or, selon ce que je lis, j’y vois plutôt un art d’évoluer le plus honnêtement possible dans un monde où l’hypocrisie règne en maître. 

Actuellement rien n’a changé : il y a ce politiquement correct qui censure ou autocensure la plupart des intellectuels voulant être publiés, la majorité des journalistes de groupes de presse appartenant à de grands financiers, la pléiade des critiques officiels médiatisés et ayant cette capacité de vous dire ce qu’il faut penser sur tous les sujets, même et surtout sur ceux qu’ils ignorent, la masse des historiens stipendiés pour travestir le passé selon les besoins d’une cause, une clique (donc pas tous !) d’ecclésiastiques collés à la pensée politique dominante plutôt qu’à la foi…

Oui, avoir le courage de cultiver un esprit critique sain et de disposer d’un esprit indépendant est rare, car trop dangereux : son détenteur recevra inévitablement les foudres de cette prétendue élite, inévitablement suivie par un troupeau d’ignorants. Ainsi se constitue ce conglomérat d’individus se croyant très intelligents d’être leurs serviles moutons, de plus en y ajoutant la hargne des hyènes, à l’encontre de celui que la pensée dominante leur jette en pâture. 

« Oracle manuel et Art de la prudence » (1647)

La Houssaie, le traducteur français, a proposé ce livre sous le titre contestable de : «L’homme de cour» : ce qui pouvait s’entendre au XVIIIe s. mais ne correspond pas au titre espagnol d’origine. Cette traduction a connu une vingtaine d’éditions et a été traduite en différentes langues : allemand, Leipzig, 1687 ; anglais, Londres, 1694 ; italien, Venise, 1708.

Pour débuter la lecture de l’œuvre de Gracian, c’est le titre que je vous recommande, car il s’adresse à tout homme, voulant développer une personnalité originale dans un monde où l’uniformité est la règle. Il y réunit 300 aphorismes moraux et politiques. Ce véritable livre de poche est le condensé de tous ses ouvrages précédents. Certains l’accusent encore de cynisme, alors que c’est la société qui est cynique ! Il décrit, non sans délectation, le carriériste que vous retrouvez encore de nos jours. Est-ce approuver celui-ci ? Certainement pas, son livre “Le Criticon” le démontre. Selon la méthode des “Exercices spirituels” de saint Ignace, il visualise un mal ou un bien, et surtout une forme pernicieuse du mal, afin de nous sensibiliser à tous les travestissements que l’homme sait donner à son mal-agir : faire passer un mal pour un bien est toujours d’actualité ! En ceci, son œuvre reste d’une modernité certaine, pour comprendre notre monde. 

Exemple : le chapitre intitulé «Comment réussir ? » est, selon moi, une description de la réussite sans scrupule ou de l’individualisme et n’est en aucun cas son apologie, comme des critiques littéraires le prétendent. Chaque lecteur interprète son texte : il s’agit de ne pas polluer négativement sa lecture par des considérations erronées. Notre auteur veut susciter une réaction positive, la correction d’un comportement que chacun est amené à découvrir, aussi bien chez lui que dans son entourage. Ouvrir les yeux des gens n’est pas être cynique, c’est œuvre de salubrité ! Il s’adresse à un lecteur croyant qui vit dans le monde, sans être du monde. Il analyse les ruses employées en vue du succès à obtenir à tout prix. Est-ce immoral ou machiavélique ? 

Pour ma part, j’y vois un traité utile pour identifier certaines pratiques qui se connaissent de nos jours : abandonner la naïveté ambiante, pour sortir du labyrinthe de la vie sociale, est une action de salut public. À un certain âge, nous réalisons que bien des gens vivent sous des masques mondains pour occulter leur vide intérieur. Gracian nous offre le moyen d’identifier les vrais visages, de ceux qui sont illuminés par le Christ, à distinguer de ceux qui sont des narcisses, en train de se noyer dans la contemplation de leur paraître. Décrire la réalité ne signifie pas l’approuver, mais constitue un moyen de rechercher la vérité. Le médecin qui diagnostique une maladie n’aime pas cette maladie pour elle-même, mais vise la guérison de son patient. 

Notre jésuite livre des regards acérés sur la comédie de la vie. La seule aristocratie, celle du Héros du XVIIe s. et qu’il préconise, est celle de la volonté, du savoir et du savoir-faire. 

Peut-on affirmer qu’il s’agit d’un bréviaire de la réussite sans scrupule, comme tentent de le faire croire les ennemis des Jésuites ou les critiques français hostiles par principe à tout ce qui provient d’Espagne ? Je répondrai «oui», si le lecteur est un non-croyant, prenant les réalités décrites comme des modèles, et «non», si le fidèle à  la foi, qui vit dans le monde sans être du monde, le lit avec une autre intention : suivre un chemin de sainteté et se corriger de défauts trop humains. Pour ce dernier, il dispose d’une grille d’analyse pour observer le monde dans lequel il vit, sans cette naïveté, quelque peu béate, qui cause de si grands dommages à l’Église. 

Certains comparent Gracian à Machiavel, pour lui jeter le même discrédit qui a rejailli sur son prédécesseur. Machiavel (1467 - 1527) a offert une peinture réaliste de son temps : pour autant, il ne justifie pas les pratiques qu’il décrit. Il les scrute sans complaisance et c’est, bel et bien, au lecteur qu’il appartient de savoir si les moyens politiques employés sont acceptables ou inacceptables à leurs yeux. Vous ignorez tout des ruses humaines pouvant être employées par quelques individus : est-ce immoral ou moral de signaler leurs procédés ? J’y vois plutôt un utile traité pour diagnostiquer certaines “réussites” politiques. 

Dans des communes, des États, des associations culturelles, militaires, philanthropiques comme religieuses ou encore la vie économique, j’ai pu repérer des êtres sans scrupule qui usent de ces moyens, sans aller jusqu’au meurtre de sang, mais il y a des façons autres, plus vicieuses, d’assassiner une personne, soit économiquement, soit en portant atteinte à sa réputation, soit en se jouant de l’ignorance du grand public pour mieux le manipuler, soit en abusant de son autorité, etc., etc.

À la question comment vivre ou survivre dans la complexité de la vie civile, Gracian loue l’homme avisé, pratique dans ses réalisations, ingénieux dans ses façons de procéder et maître de ses passions. L’art est élément de la culture générale. La raison permet de se gouverner soi-même. L’intelligence régule la sensibilité.

L’art de la prudence

(trad. selon Amelot de La Houssaie)

Extraits

Ami

CXLVII « Un ami doit avoir pleine liberté de parler, et même de réprimander ; l’opinion conçue de sa fidélité et de sa prudence lui doit donner cette autorité. »

Ami un jour, ennemi le lendemain

CCXVIII « Vis aujourd’hui avec tes amis comme avec ceux qui peuvent être demain tes pires ennemis. »

Chef (ménager la susceptibilité du -)

VI « Les princes veulent bien être aidés, mais non surpassés. »

Se connaître

CCXXV « Pour être maître de soi, il est besoin de réfléchir sur soi. »

Courtoisie

CXVIII « La courtoisie est la partie principale du savoir-vivre. »

Culture

LXXXVII « L’homme naît barbare, il ne se rachète de la condition des bêtes que par la culture. »

Discernement

XLIX L’homme judicieux et pénétrant

Il maîtrise les objets, et jamais n’en est maîtrisé. Sa sonde va incontinent jusqu’au fond de la plus haute profondeur ; il entend parfaitement à faire l’anatomie de la capacité des gens ; il n’a qu’à voir un homme pour le connaître à fond, et dans toute son essence ; il déchiffre tous les secrets du cœur les plus cachés ; il est subtil à concevoir, sévère à censurer, judicieux à tirer ses conséquences ; il découvre tout ; il remarque tout ; il comprend tout.

Discernement

CXCV « Savoir cueillir ce qu’il y a de bon dans chaque homme, c’est un utile savoir. »

Discrétion

CXXIII « … mieux on fait une chose, et plus il faut cacher le soin que l’on apporte à la faire, afin que chacun croie que tout y est naturel. »

Effort intellectuel

XVVIII « Un esprit médiocre qui s’applique va plus loin qu’un esprit sublime qui ne s’applique pas. »

Elégance

CLXV « Il ne faut pas vaincre seulement par la force, mais encore par la manière. »

Ennemi

LXXXIV « Le sage tire plus de profit de ses ennemis que le fou n’en tire de ses amis. »

Envieux

CLXIX « Le vulgaire ne te comptera point les coups qui portent, mais seulement ceux que tu manqueras. »

« Désabuse-toi donc, tiens pour assuré que l’envie remarquera toutes tes fautes, mais pas une de tes belles actions. »

Faiblesses (à exploiter)

XXVI Trouver le faible de chacun

« Tous les hommes sont idolâtres, les uns de l’honneur, les autres de l’intérêt, et la plupart de leur plaisir. L’habileté est donc de bien connaître ces idoles, pour entrer dans le faible de ceux qui les adorent : c’est comme tenir la clef de la volonté d’autrui. »

Fermeté

CLXXXIII « L’inflexibilité doit être dans la volonté, et non dans le jugement. »

Flagornerie

XLI « Les exagérations sont autant de prostitutions de la réputation, en ce qu’elles découvrent la petitesse de l’entendement et le mauvais goût de celui qui parle. »

Fortune

CXXXIX « … l’homme prudent ne ne doit pas prononcer définitivement qu’un jour est heureux, à cause d’un bon succès, ni qu’il est malheureux, à cause d’un mauvais ; l’un n’étant peut-être qu’un effet du hasard, et l’autre du contretemps. » 

Fortune (changeante)

XXXVI « C’est un grand point que de savoir gouverner la fortune, soit en attendant sa belle humeur (car elle prend plaisir à être attendue), ou en la prenant telle qu’elle vient ; car elle a un flux et un reflux, et il est impossible de la fixer, hétéroclite et changeante comme elle est.»

L’homme universel

XCIII “ L’homme qui possède toutes sortes de perfection en vaut lui seul beaucoup d’autres ; il rend la vie heureuse en se communiquant à ses amis. La variété jointe à la perfection est le passe-temps de la vie. C’est une grande adresse que de savoir se fournir de tout ce qui est bon, et, puisque la nature a fait en l’homme, comme en son plus excellent ouvrage, un abrégé de tout l’univers, l’art doit faire aussi de l’esprit de l’homme un univers de connaissance et de vertu. “

Intention (mauvaise)

XVI « La mauvaise intention est le poison de la vie humaine, et quand elle est secondée du savoir, elle en fait plus de mal. »

Livres

XXVII « Quelques-uns estiment les livres par la grosseur, comme s’ils étaient faits pour charger les bras, plutôt que pour exercer les esprits.»

Mensonge (règne du)

CXX « On ne sait déjà plus ce que c’est que de dire la vérité, que de tenir parole. »

« Malheureux siècle, où la vertu passe pour étrangère, et la malice pour une mode courante. »

Opinion publique

XLIII « La vérité est connue de très peu de gens, les fausses opinions sont reçues de tout le reste du monde. »

Paraître

XLVIII « Il y a des gens qui n’ont que la façade, ainsi que les maisons que l’on n’a pas achevé de bâtir faute de fonds. »

Paroles et actes

CCII « Il faut dire de bonnes choses, et en faire de belles. 

« Les paroles sont l’ombre des actions. La parole est la femelle, et faire est le mâle. »

« Les actions sont les fruits des réflexions. »

Parole (opportune)

CXLVIII « Parler à propos est plus nécessaire que parler éloquemment. »

Parole (brève)

CLX « Il faut parler comme l’on fait dans un testament, attendu qu’à moins de paroles, moins de procès. »

Priorité

XXXV « Quelques-uns font grand cas de ce qui importe peu, et n’en font guère de ce qui importe beaucoup, parce qu’ils prennent tout à rebours.»

Raison

CCVIII « Mourir en fou, c’est mourir de trop raisonner. »

La réalité et l’apparence

XCIX “Les choses ne passent point pour ce qu’elles sont, mais pour ce dont elles ont l’apparence. Il n’y a guère de gens qui voient jusqu’au-dedans, presque tout le monde se contente des apparences. Il ne suffit pas d’avoir bonne intention, si l’action a mauvaise apparence. “

Recherche

LVIII « Il faut toujours garder quelque chose de nouveau pour le lendemain. »

Reconnaissance posthume

XX « … le sage a toujours cette consolation qu’il est éternel ; car, si son siècle lui est ingrat, les siècles suivants lui font justice. »

Sagesse

LXXXIX « Mesure tes forces et ton adresse avant que de rien entreprendre. »

Sagesse

CVII « D’être mécontent de soi-même, c’est faiblesse ; d’être content, c’est folie. »

« La défiance a toujours été utile aux plus sages, soit pour prendre de si bonnes mesures que les affaires pussent réussir, ou pour se consoler quand elles ne réussissaient pas ; car celui qui a prévu le mal en est moins affligé quand il arrive. »

Savoir

IV Le savoir et la valeur font réciproquement les grands hommes.

Ces deux qualités rendent les hommes immortels, parce qu’elles le sont. L’homme n’est grand qu’autant qu’il sait ; et quand il sait, il peut tout. 

L’homme qui ne sait rien, c’est le monde en ténèbres. La prudence et la force sont ses yeux et ses mains. La science est stérile, si la valeur ne l’accompagne. 

Savoir

CXXX « Les choses ne passent point pour ce qu’elles sont, mais pour ce qu’elles paraissent être. Savoir faire, et le savoir montrer, c’est double savoir. »

Savoir

CXXXIII « Quelquefois le plus grand savoir est de ne rien savoir, ou du moins d’en faire semblant. »

Savoir

CLXXVI « Il ne se laisse pas d’y avoir des gens qui ignorent qu’ils ne savent rien ; et d’autres qui croient savoir, quoiqu’ils ne sachent rien. »

« Quelques-uns seraient sages s’ils ne croyaient pas l’être. »

« Ce n’est point une diminution de grandeur ni une marque d’incapacité, que de prendre conseil. » 

« Rends-toi à la raison, pour n’être point battu de l’infortune. »

Savoir refuser

LXX « Tout ne se doit pas accorder, ni à tous. Savoir refuser est d’aussi grande importance que savoir octroyer. »

Secret

CLXXIX « Un cœur sans secret est une lettre ouverte. »

Sens (trompeurs)

LXXX « L’ouïe est la seconde porte de la vérité, et la première du mensonge. »

Sérénité

CXXXVIII « Il y a des tempêtes et des ouragans dans la vie humaine ; c’est prudence de se retirer au port pour les laisser passer. »

Toxiques

XC « Il y a deux choses qui abrègent la vie : la folie et la méchanceté. »

Vérité

XIX « L’espérance falsifie toujours la vérité. »

Vérités

CLXXXI « Rien ne demande plus de circonspection que la vérité, car c’est se saigner au cœur que de la dire. Il faut autant d’adresse pour la savoir dire que pour la savoir taire. »

« Toutes les vérités ne se peuvent pas dire ; les unes parce qu’elles m’importent à moi-même, et les autres parce qu’elles importent à autrui. »

Vie réelle

CCXXXII « Que tout ne soit pas théorie, qu’il y ait aussi de la pratique. »

« Que le sage ait donc soin d’apprendre du commerce de la vie ce qu’il en faut pour n’être ni la dupe ni la risée des autres. »

« Savoir vivre est aujourd’hui le vrai savoir. »

Et nous ne saurions mieux conclure cette série d’extraits avec :

Sainteté CCC Enfin, être saint

C’est dire tout en un seul mot. La vertu est la chaîne de toutes les perfections, et le centre de toute la félicité. Elle rend l’homme prudent, attentif, avisé, sage, vaillant, retenu, intègre, heureux, plausible, véritable, et héros en tout. Trois S le font heureux : la santé, la sagesse, la sainteté. La vertu est le soleil du petit monde, et a la bonne conscience pour hémisphère. Elle est si belle, qu’elle gagne la faveur du ciel et de la terre. Il n’y a rien d’aimable qu’elle, ni de haïssable que le vice. La vertu est une chose tout-à-bon, tout le reste n’est que moquerie. La capacité et la grandeur se doivent mesurer sur la vertu, et non pas sur la fortune. La vertu n’a besoin que d’elle-même, elle rend l’homme aimable durant sa vie, et mémorable après sa mort.

***

« Le Criticon » (1651 ;la troisième et dernière partie est achevée en 1657)

Ce roman symbolique est une petite merveille qui éclaire la pensée de Gracian. Il est publié, à nouveau, sans l’autorisation de la Compagnie de Jésus et signé au moyen d’une anagramme : Garcia de Marlones. Nous sommes face à un chef-d’œuvre de l’art baroque. Des traductions partielles sont parues sous le titre «L’homme détrompé». Schopenhauer a témoigné de son admiration pour cette œuvre. 

“Criticon” est un mot formé du grec : “crit-“ signifiant critique et “-icon” pour relatif à : le titre définit clairement l’intention de l’auteur, une somme de critiques. Il y a du Don Quichotte de Cervantès et une anticipation de Gulliver et de Robinson Crusoé. La verve, l’invention et les jeux de mots rappellent cette alchimie du verbe que cultivait Rabelais. 

Ce roman d’éducation sur les trois âges de la vie mérite votre intérêt. Andrenio, le jeune sauvage, est l’homme avec une âme qui ignore son origine divine et dont le matérialisme empêche d’accéder à la lumière (le printemps). Critile, l’homme naufragé, représente la raison naturelle qui recherche le bonheur par instinct. Le jugement de l’un est opposé à la volonté de l’autre : comment harmoniser les contraires? Nous assistons à une confrontation de la raison et de l’instinct. Le plus âgé devient le mentor du plus jeune. Ces pèlerins sont à la recherche du bonheur, la félicité. À la fin, “félicité” s’avérera être l’épouse secrète de Critile et la mère d’Andrénio.

Gracian établit un éloge de l’expérience, fondée sur la connaissance de toute chose. Ainsi l’activité mentale devient une activité pouvant être créatrice. La découverte de la vanité des choses de ce monde permet de retrouver le sens de l’éternel. Ce roman est une réfutation de l’accomplissement terrestre d’un idéal mondain, se voulant pourtant le plus sain possible, ainsi que notre auteur l’avait défendu dans ses précédents ouvrages. Son modèle d’honnêteté reste un objectif à atteindre, même si rarement atteint dans les faits. Il convient de ne pas s’illusionner : ce désabusement est non du pessimisme, mais ce réalisme qui nous incite à ne pas nous leurrer et donc à chercher à suivre un chemin de perfection. 

Cette uchronie énumère des mythes utopiques traditionnels : île paradisiaque, Bon Sauvage, la Nature, le monde idéal. Je vous le rappelle : Thomas More met, à la fin de son ouvrage “Utopia”, en doute sa cité utopique, ce qu’on oublie de dire. Les Grecs la décrivaient comme un échec et Gracian adopte ce regard.

Dans les premier et second tomes, notre auteur exerce une féroce satire de l’hypocrisie en habits religieux : qui aime bien châtie bien. Il n’en fait pas l’éloge et chacun le comprend, car il n’y a rien de pire que d’être confronté à un ecclésiastique qui proclame en chaire ce qu’il n’accomplit pas dans son quotidien, de façon systématique, aussi bien avec ses confrères que ses fidèles. 

La quête de la vie est la félicité et celle-ci se révèle dans la troisième partie. La félicité terrestre est une utopie : elle n'existe qu’au ciel, cet autre monde où le temps n’existe plus, pour vivre dans la gloire de Dieu. Là, seule, elle peut être atteinte. Écrire et lire, pour Gracian, c’est rédiger le guide de l’utile voyage de la vie qui conduit vers le vrai bonheur. La vie est un parcours de saisons : chaque saison a ses vices, ses tentations propres dont il est sage de se défaire pour devenir un homme, une personne. 

Lorsqu’il parle des femmes et des hommes efféminés, il a la plume graveleuse et parfois scabreuse. Sans doute qu’il serait censuré sur les réseaux sociaux de nos jours, au nom de la fumeuse liberté d’expression accordée aux uns, mais pas aux autres.... 

Avec le Criticon, je lis une féroce critique des vices de la société de son temps. Cette ironie n’a rien à voir avec le persiflage ou la médisance comme certains veulent le faire croire. Je vous livre cet extrait :

“ Celui qui meurt de faim ne reçoit pas le moindre morceau de pain et celui qui crève d’indigestion est partout prié à dîner. Celui qui est né pauvre le reste toute sa vie. C’est ainsi que vous trouvez un monde miné d’inégalités.”(1,6)

Criticon

(selon trad. de Benito Pelegrin)

Extraits

On ne prête même plus attention aux chefs-d’œuvre trop connus, si bien que nous quémandons des bagatelles à la nouveauté pour étancher, par l’extravagance notre soif de curiosité. » 

« Élève ton goût jusqu’à reconnaître dans la Nature, qui n’en est qu’une représentation, la beauté infinie du Créateur. Tu peux conclure, par cette ombre si belle, qu’elle peut en être la cause et la beauté réelle dont elle n’est que le fantôme ! Argumente, pour en juger, du mort au vivant, de l’effigie au vrai modèle. »

« Lorsque tout paraît s’achever, tout recommence à nouveau : la nature se renouvelle, le monde reverdit, la terre s’établit et le divin gouvernement est admiré et adoré. »

Critile, l’homme, à Andrénio, le sauvage : « Heureux qui, comme toi, a été élevé parmi les bêtes et malheureux qui, comme moi, parmi les hommes ! Chacun d’eux est un loup pour l’autre, si être homme n’est pas pire que loup ! »

À propos de la naissance au monde : « Car qui voudrait, en connaissance de cause, mettre le pied dans ce faux royaume, mais véritable prison pour y subir des peines aussi nombreuses que variées ? Le corps souffre faim, soif, froid, chaleur, fatigue, nudité, douleurs, maladies ; l’esprit, tromperies, persécutions, envies, mépris, déshonneurs, chagrins, tristesses, peurs, colères, désespoirs. Et tout cela pour, au bout du compte, finir condamné à une misérable mort et tout perdre, maison, biens, dignités, amis, frères, parents et cette vie même, au moment où elle nous était la plus chère. » 

Chiron instruit sur la fausseté Andrénio qui préférait défendre la vérité : « À qui tu t’en prends ? Ne vois-tu que tu déclares contre la Fausseté, c’est-à-dire contre tout le monde, et qu’on va te prendre pour un fou à défendre l’autre, la Vérité ? Les enfants et les fous ont déjà voulu venger cette dernière en la faisant sortir de leur bouche, mais trop faibles contre tant d’adversaires si puissants, ils n’ont rien pu faire : la Vérité toute belle qu’elle soit, est depuis restée abandonnée. Et lentement, on l’a poussée et repoussée au loin, si bien qu’aujourd’hui elle n’ose paraître et nul ne sait où elle a pu trouver refuge. »

Sur la vie : « Considère que nous montons par les escaliers de la vie, et les degrés des jours que nous laissons derrière nous, à l’instant même où nous les gravissons, disparaissent. Il n’y a donc plus de moyen de redescendre ni d’autre solution que d’aller de l’avant. »

Pour n’être pas accusé injustement, la chose et si facile en notre temps où le politique ne ment plus ou le peuple n’est plus trompé comme chacun le sait, voici ce qu’il est décrit d’une cité, totalement imaginaire, si différente de nos cités :

 « Après être passés par les rues de l’Hypocrisie, de l’Ostentation et de l’Artifice, ils arrivèrent sur la grande place qui avait le palais en son centre. […] C’est là que vivait, ou gisait, ce monarque aussi grand que secret qui, très occupé, assistait ces jours-là à des fêtes destinées à tromper le peuple afin de ne le lui laisser le loisir de réfléchir à des choses plus importantes… Le prince contemplait derrière une jalousie, cérémonie inviolable, des jeux de mains, très habiles, très à son goût, fort de son humeur, mais vils et vilains.

La place s’était transformée en un grand théâtre du vulgaire essaim de mouches par le bourdonnement, posé sur l’ordure des mœurs, repues de la pourriture et de la puanteur des plaies morales. Sous les mécaniques applaudissements de la populace, sur une tribune très élevée digne des bateleurs ou des batteurs d’estrade, avec plus d’effronterie que de fondement, on vit paraître un imposteur des plus éloquents. Après une harangue des plus animées, il commença à faire de notables tours de passe-passe, d’une merveilleuse adresse, qui laissait bouche bée la vulgaire assemblée. Entre autres, attrapes, il faisait ouvrir les bouches sur l’assurance qu’il leur glissait des douceurs et des confits, mais il leur faisait ingurgiter des choses écœurantes, des immondices horribles à leur grande honte et aux rires des spectateurs. […] Tout n’était que truc et troc habituel.»

Critile éclaire Andrénio qui s’amusait de la scène ci-dessus, si difficile à imaginer en raison des actualités, car ce n’est que du machiavélisme ainsi décrit : 

« Quoi, toi aussi tu te plais à ces farces sans distinguer le vrai du faux ? Qui crois-tu que soit ce vaillant imposteur ? Ce n’est qu’un faux politique appelé Machiavel qui veut faire avaler ses fallacieux aphorismes aux ignorants. Ne vois-tu pas comme ils boivent ses paroles qu’ils trouvent vraies et louables ? Mais, à y regarder de plus près, ce ne sont que d’immondes confits de vices et de péchés. Il semble avoir de la candeur de coton sur ses lèvres, la pureté sur sa langue, mais il crache un feu infernal qui embrase les mœurs et incendie les républiques ? Ce qui te semble rubans de soie ce sont les politiques lois dont il lie les mains à la vertu pour les laisser libres au vice.[…] Crois-moi, ici, tout n’est que leurre et simulacre : le mieux est de nous en détacher au plus tôt. »

Vraiment, ce XVIIe s. nous laisse songeur quant ce XXIe siècle ! Y a-t-il quelque chose de changer ? Je laisse cette question à votre réflexion. Poursuivons notre lecture. 

La caverne de Platon selon Gracian : « …tel est le charme qui possède les mortels qu’ils se trouvent avec plaisir dans leurs chaînes et leurs prisons, et ils s’y retrouvent d’autant mieux qu’ils y sont plus perdus. Cette geôle, bien qu’elle ne soit qu’un mirage, est l’une de celles qui les retient d’autant plus prisonniers qu’ils en sont plus passionnés. »

Des « experts », labélisés comme tels par les media, prolifèrent à la radio, sur les chaînes télévisées et sur une pléthore de sites Internet. Gracian anticipe leur description en parlant des savants de fortune : 

« C’est quoi être un savant de fortune ?

- C’est quelqu’un qui est tenu pour docte sans avoir étudié, savant sans s’être fatigué ; il prend la pose et a une barbe qui en impose sans s’être brûlé les sourcils à la bougie de l’étude ; il remue de l’air et de la poudre et en fait des tonnes pour des livres qu’il n’a pas faits ni dépoussiérés ; il est très éveillé sans avoir veillé et, sans nuits blanches, il a des jours ensoleillés de gloire. Bref, c’est un oracle du vulgaire et que tout le monde s’entend à réputer savant sans le savoir ni l’entendre. »

Baltasar Gracian se fit des ennemis irréductibles en décrivant l’hypocrisie de certains couvents. Ne venez pas me dire qu’il faisait l’éloge du vice et écoutez plutôt ce dialogue entre Critile, Andrénio et l’Ermite :

“ Sous capes :

Ils pénétrèrent dans le cloître, très clos, ce qui est le plus commode par tous temps. Ils rencontraient déjà des individus qu’on eût dits moines à leur habit et c’était un usage bien étrange : ce que l’on en voyait au-dehors était peau de brebis, mais à l’intérieur, ce qui ne se voyait point était en peau de loups novices, ce qui s’entend en deux mots. Critile remarqua que tous portaient cape et fort bonne.

- Cela est la règle, dit l’Ermite, on ne peut rien faire qui soit sous cape de sainteté.

- Je le crois bien ! dit Critile. C’est sous cape de soupirs de lamentation que celui-là médit de tout le monde, sous cape de correction que cet autre se venge, sous cape d’ombre que tel autre permet la licence, sous cape de nécessiteux qu’un autre se régale et grossit, sous cape de justice que le juge est sanguinaire, sous cape de zèle que l’envieux pervertit tout, sous cape de galanterie que se libère la belle.

- Attends, dit Andrénio, qui est donc celui qui passe sous cape de gratitude ?

- Qui veux-tu que ce soit, sinon la Simonie ? Et cet autre l’Usure travestie. Sous cape de servir la république et le bien public se couvre l’ambition. 

- Qui peut bien être celui-là, qui met la cape ou le manteau pour aller au sermon, pour visiter un sanctuaire ? On dirait le Fêtard !

- C’est lui-même.

- Oh, le maudit sacrilège ! 

- Sous cape de jeûne, l’avare épargne, sous cape de gravité, le grossier se déguise. Celui qui entre là semble porter une cape d’ami et c’en est un bon, puisque, sous celle de parent, il joue l’amant de l’adultère. 

- Ce sont là, dit l’Ermite, quelques-uns des miracles à porter journellement au crédit de cette supérieure [autorité]qui fait que les vices eux-mêmes soient pris pour des vertus et que les méchants soient tenus pour bons et même meilleurs ; les démons, elle les fait passer pour des angelots, tout sous manteau de vertu. »

Pour qu’il n’y ait pas de confusion dans les esprits de cet auditoire, je précise que Gracian parle d’un couvent et non d’une paroisse où tout ceci ne se peut produire… Inutile était de le dire, bien entendu, car vous en étiez tous aussi certains que je le suis, mais tant de gens prêtent de mauvaises intentions à la sincérité… 

Un monstre nous est décrit ainsi : « Mentir, ne point tenir sa parole, tromper, dire mille faussetés n’étaient point pour lui des offenses, mais malheur à qui lui disait : “Vous en avez menti !” Il en pensa crever et ne put manger tant qu’il n’en eut pas tiré vengeance. »

«Nihil novum sub sole.» Rien de nouveau sous le soleil ! N’est-ce pas ? 

Deux autres monstres sont peints de la façon suivante : «Côte à côte, il y avait deux autres monstres, aussi confinants que différents, pour que les extrêmes se voient et touchent.

Le premier avait des yeux plus mauvais que ceux d’un bigle et regardait toujours de travers : si quelqu’un se taisait, il disait que c’était un imbécile, s’il parlait, un babillard ; s’il était modeste, un timoré ; s’il se contenait, altier ; s’il était patient, il était lâche ; s’il était âpre, c’était un furieux ; le grave, il le traitait de superbe ; l’affable, de léger ; le libéral, de prodigue ; le modéré, d’avare ; le mesuré, d’hypocrite ; le désinvolte, de licencieux ; le timide, de rustre ; le courtois,de léger : oh regard plein de malignité !

À l’inverse, l’autre se faisait gloire d’avoir de bons yeux et posait sur tout un regard bienveillant, mais d’un tel excès qu’il appelait galanterie, l’impudeur, bon goût l’indécence ; le mensonge était pour lui de l’esprit ; la témérité, de la vaillance ; la vengeance, de l’honneur ; la flatterie, courtoisie ; la médisance, bel esprit ; l’astuce, sagacité et l’artifice, prudence. »

À propos des lois si immondes du monde, car par des édits publics toute vertu est prohibée par les mondains sous graves peines : « Il était interdit à quiconque de dire des vérités, sous peine d’être tenu pour fou ; d’avoir des façons civiles, sans passer pour servile ; d’étudier et de savoir, sans être traité de stoïque ou de philosophe ; d’être modeste, sans être traité de bête. Et ainsi toutes les autres vertus. Au contraire, l’on donna aux vices franche licence et passeport général pour toute la vie. »

Toutefois il y a une lumière d’espoir, car la nature humaine est pétrie de contradictions : condamner les vertus réhabilitera la vertu. Gracian donne la parole à la Sagesse : «… les mortels ont un tel caractère, un tel penchant pour l’interdit que, dès qu’on leur prohibe une chose, ils la désirent aussitôt et mourraient pour l’obtenir. Pour qu’une chose soit recherchée, il n’est que de l’interdire. La chose est si avérée qu’une laideur voilée est plus convoitée qu’une beauté offerte. Tu verras que, si on prohibait le jeûne, Épicure et Héliogabale eux-mêmes se laisseraient mourir de faim ; si l’on interdisait la pudeur, Vénus s’exilerait de Chypre pour aller se faire Vestale. »

Il y a divers moyens de salir une réputation avec des « Oui, mais… » : « Il n’y avait personne qui ne trébuchât sur son Oui, mais…, il y en avait un pour chacun : « Un tel est grand prince, Oui, mais un petit ; c’est un illustre prélat tel autre, Oui, mais peu charitable. C’est un grand avocat, Oui, mais, quel voleur ! Quel honnête chevalier, Oui, mais pauvre ! Que cet homme est savant, Oui, mais pédant ! Que cet homme a de la piété, Oui, mais c’est pitié que son ineptie ! Quelle bonne personne que cette personne, qu’il est prudent ! Oui, mais pesant ! il entend bien les choses, mais il n’ose ; que ce ministre est diligent, Oui, mais peu intelligent ! Grand entendement, Oui, mais ne sait comment on s’y prend. Quelle grande femme, celle-là, Oui, mais pour la vertu, elle est un peu là. Quelle belle dame, Oui, mais quelle pauvre âme ! Que de qualités chez cet homme, Oui, mais malheureux, en somme ! Quel grand médecin, Oui, mais il a peu de chance : tous ses clients crèvent. Bel esprit, mais peu de cervelle ! »

Il existe aussi le béni-oui-oui : “Béni par tous, car il donne à tous sa bénédiction, à tout son aval, avale tout ! : « Bon, bon ! » dit-il à la plus insipide sottise, “Beau, beau !” s’exclame-t-il ébaubi d’admiration devant le plus grand mensonge, “Bien, bien !” à la pire insanité, en sorte qu’il boit et mange avec tous, qu’il profite de tout, et qu’il se fait une belle rente de la laide stupidité d’autrui.”

Le vrai pouvoir consiste à être maître de soi-même : “- Et parce que je me suis engagé […] à vous montrer le véritable pouvoir, sachez qu’il ne consiste pas à être maître des autres, mais de soi-même. Qu’importe que l’on domine le monde entier si l’on ne se domine pas soi-même, si l’on ne s’assujettit pas à la raison ? La plupart du temps, ceux qui sont les plus maîtres sont ceux qui se maîtrisent le moins. Et, communément, plus on commande, plus on se débande. L’empire n’est pas bonheur, mais pesanteur, mais être maître de ses appétits est une inestimable supériorité. Je vous assure qu’il n’est pire tyrannie que celle d’une passion, et n’importe laquelle, et l’esclave sujet au plus barbare Africain l’est moins que celui qui devient captif d’un appétit. […] Allons, il n’y a dans le monde d’empire tel que celui de la liberté du cœur : c’est là être seigneur, prince, roi et monarque de soi-même.”

À nos morts-vivants : « Moi, ce sont les vivants qui me font peur, les morts ne m’ont jamais tourmenté. Les véritables morts, que nous voyons et fuyons, ce sont ceux qui marchent sur des jambes.

- Des morts, et qui marchent ?

- Mais oui, tu en verras qui marchent autour de nous et qui dégagent l’odeur pestilentielle de leur puante gloire, de leurs mœurs corrompues. Certains sont déjà pourris, avec une mauvaise haleine ; d’autres ont les entrailles rongées, hommes sans conscience, femmes sans vergogne, gens sans âme ; beaucoup ont l’apparence de personnes et ne sont que choses mortes. Ce sont ces gens-là qui me font horreur et, parfois, me dressent les cheveux sur la tête. »

Quel est le but de l’homme ? : “Tous les humains errent à la recherche de la félicité, preuve qu’aucun ne la possède. Personne ne vit content de son sort, ni de celui que lui donna le ciel, ni de celui qu’il recherche. Personne n’est heureux de sa fortune. […] Jeune, l’homme pense toujours trouver la félicité dans les plaisirs et s’y abandonne aveuglement, coûteuse expérience et tardive désillusion. Mûr, il l’imagine dans les gains et le pouvoir, et, vieux, dans les honneurs et les dignités, roulant toujours d’un goût à l’autre sans trouver dans aucun le bonheur véritable.”

La mort a commencé au berceau : « L’homme meurt quand il devrait commencer à vivre, quand il est devenu une Personne, enfin sage, et prudent, empli de connaissances et d’expériences, rempli de perfections, mûr et fait, plein d’autorité, au moment où il est le plus utile à sa maison et à sa patrie. Bref, il naît bête et devient très Personne. Mais l’on ne doit pas dire qu’il meurt maintenant, mais plutôt qu’il finit de mourir, puisque vivre n’est rien d’autre que mourir chaque jour un peu. »

La corde d’un équilibriste est plus solide que le fil de la vie : « Dis-moi , ne chemines-tu pas à chaque heure, à chaque instant sur le fil de ta vie, et encore pas si gros, pas si solide que cette corde, mais fin comme celui d’une araignée et, mieux, tu y danses, tu y fais des bonds ? C’est sur lui que tu manges, sur lui que tu dors, sur lui que tu reposes, sans souci, sans sursaut aucun. Crois-moi, tous les mortels nous sommes des danseurs de corde inconsidérés sur le mince fil d’une fragile vie, avec cette différence : certains tombent aujourd’hui, d’autres, demain. C’est sur lui que les hommes fabriquent de grandes maisons, et de grandes chimères, qu’ils bâtissent leurs tours sur le vent et fondent toutes leurs espérances. Ils s’épouvantent de voir cet équilibriste marcher sur une grosse et solide corde et n’ont point peur d’eux-mêmes qui dansent non sur un câble sûr, mais sur la folle assurance d’un fil de soie ; moins, sur un cheveu ; c’est encore trop, sur un fil d’araignée ; c’est encore quelque chose, sur celui de la vie qui est encore moins. »

Quels sont les critères pour entrer dans le royaume de la Gloire ? La réponse nous est donnée par son gardien à l’entrée qui est refusée à celui qui revendiquait la lignée de ses ancêtres pour y accéder automatiquement :« Eh, mon bon monsieur, daignez finir par comprendre qu’ici l’on ne regarde pas à la dignité ni au poste, mais simplement à la personne et à ses qualités : l’on n’est attentif qu’au mérite et non à l’héritage.

- D’où venez-vous ? criait l’intègre et rigide gardien. Du courage ? Du savoir ? Alors, entrez ici. De l’oisiveté, du vice, des délices et des passe-temps ? Il n’y a pas lieu, vous vous trompez de chemin ! Retournez, retournez à la grotte du Néant, c’est là votre destination ! On ne peut prétendre devenir immortel après la mort quand on a vécu comme mort. » 

La conclusion de ce voyage du Pèlerin qui accompagne Critile et Andrénio est de connaître la reconnaissance des mérites d’une vie, le royaume de la félicité, être dans la joie de vivre dans la gloire de Dieu :

« Le Mérite leur demanda leurs patentes et vérifia si elles étaient légalisées par la Valeur et authentifiées par la Réputation. Il les examina fort attentivement et commença à hausser les sourcils avec une mine admirative. Et, quand il vit qu’elles étaient abondamment rubriquées et signées par la Philosophie dans le grand théâtre de l’univers, par la Raison et ses lumières dans la vallée des bêtes, par l’Attention dans l’entrée du monde, par le Connais-toi toi-même dans la morale anatomie de l’homme, par l’Intégrité dans les gorges des coupe-jarrets, par la Circonspection dans la source de l’Erreur, par la Réflexion dans le golfe de la cour, par l’Expérience cuisante dans la maison de Falsirène, par la Sagacité dans les foires du monde, par la Sagesse dans la réforme universelle, par la Curiosité chez Salastano, par la Générosité dans les prisons d’or, par le Savoir dans le cabinet de l’honnête homme, par la Singularité dans la place du Vulgaire, par le Bonheur dans les degrés de la Fortune, par la Solidité dans le désert de l’Hypocrinde, par la Valeur dans son arsenal, par la Vertu dans son palais enchanté, parmi la Réputation parmi les toits de verre, par le Pouvoir dans le trône du commandement, par le Bon Sens dans la cage universelle, par l’Autorité parmi les horreurs et les honneurs de la vieillesse, par la Sobriété dans l’abreuvoir aux vices, par le Désenchantement dans le monde déchiffré, par la Prudence dans le palais sans portes, par le Savoir couronné, par l’Humilité dans la maison de la fille sans parents, par la grande Valeur dans la grotte du Néant, par la Félicité découverte, par la Gloire dans l’île de l’Immortalité, il leur ouvrit grandes les portes de l’arc de triomphe de la demeure de l’Éternité. 

Ce qu’ils virent, ce dont ils jouirent et se réjouirent, qui souhaite le savoir et en faire l’expérience n’a qu’à prendre le chemin de la Vertu insigne, de la Valeur héroïque, et il finira par arriver dans ce théâtre de la Gloire, au trône de l’Estimation et au centre de l’Immortalité."

Ainsi s’achève « Le Criticon ».

***

Venons-en maintenant à son œuvre théologique souvent méconnue.

«L’art de communier» (1655)

Pour une fois, ce livre paraît avec l’autorisation de son ordre et de Rome. En raison de cette publication, les antijésuites, il y en a encore de nos jours, accusent Gracian au pire d’hypocrisie et au mieux d’opportunisme. Pourtant, il exprime une foi que notre auteur a toujours proclamée et défendue : de nombreuses pages de ses ouvrages précédents en témoignent. 

Nous découvrons, là, le théologien qui offre à ses lecteurs 50 méditations et chacune d’entre elles est divisée en quatre points. Dans l’esprit des retraites spirituelles de saint Ignace de Loyola, il nous invite à recréer des images sensibles d’un lieu, d’un passage ou d’une scène des Évangiles. Rendre concrète la méditation du communiant est l’objectif qu’il nous propose d’atteindre. Le procédé mérite d’être connu : il s’agit de communier avec des personnages de la Bible comme Marie, le fils prodigue, le centurion, la Cananéenne, Zachée, etc.

Dans son introduction, Gracian annonce son prochain livre de méditations sur la mort : il n’aura pas le temps de l’écrire.

***

Conclusion

Sans illusion, vouloir analyser l’homme, aussi cruelle que puisse être la vérité : est-ce une pensée scandaleuse ? Dire les faits observés, avec la beauté du style et la subtilité de la pensée, procure au lecteur un plaisir rare qui mérite d’être partagé. Dans un monde où se cache le poison sous le goût du miel, Gracian nous donne, sans complaisance, les moyens d’identifier le vrai visage, derrière le masque des apparences. 

Est-ce un pessimiste ? Non, même si sa doctrine est opposée à celle de Platon, il croit que l’homme peut se corriger quand celui-ci reconnaît ses défauts que l’examen de conscience révèle. Partant du principe que d’un mal peut surgir un bien, Gracian invite l’homme à un chemin de sainteté à travers les chemins bien tortueux de la vie. 

Est-ce un rebelle ? Il échappe aux règles strictes de son ordre pour des œuvres qu’il considère comme profanes et où il ne mentionne pas sa fonction ecclésiastique. Pour échapper à la censure de Rome, Gracian affirme que ses mécènes publient ses livres, et non lui. Il aime la littérature, l’histoire. Dans le Criticon, il n’occulte pas des défauts au sein de son ordre : pour un homme qui préconise la discrétion en société, n’est-ce pas un acte courageux ? À la tête des Jésuites, il y avait un général allemand, Nickel, qui préfèrait le dogmatisme outrancier à la casuistique méridionale : d’où sa condamnation de Gracian. 

Est-ce un cynique ? Non, il a un sens du comique des situations, révélées en des paradoxes. Gracian aurait pu inspirer Molière : il serait intéressant de savoir si Molière avait eu connaissance de son œuvre. 

Son originalité est de souligner le rôle du hasard ou, plus précisément, de cette conjonction de circonstances qui permet le surgissement d’un acte inattendu : d’où, dans la vie, l’utilité de savoir saisir les opportunités, ce savoir étant une forme de génie.

La sagesse consiste à cultiver une mobilité d’esprit pour obtenir la solution la plus adaptée à une situation donnée. Lorsqu’une affaire change de cours, il est nécessaire de changer de position, sans trahir la cause de Dieu et le chemin de sainteté qu’il convient de privilégier. Chacun peut considérer les dérapages possibles et faciles chez l’homme ne cultivant pas une rectitude de l’esprit. Face aux évolutions de la réalité, la pensée se doit d’évoluer. L’homme secret a plus de chance de réussite, car la surprise chez les autres lui obtient des effets puissants en sa faveur. Se montrer en société, oui, mais sans se trahir. Le vaniteux se trahit toujours dans son excès d’ostentation.

La qualité essentielle de l’homme exerçant une autorité est d’être maître de soi-même en toutes circonstances et de rester pragmatique de l’esprit, ce qui implique d’éviter les dangers ou les illusions de la théorie ou d’une doctrine. 

Gracian s’adresse à des catholiques, censés vivre leur foi. Les critiques sévères contre Gracian nous indiquent leur ignorance d’une pratique recommandée par les jésuites : les exercices spirituels.

Gracian attache une importance considérable à la parole. Pourquoi ? Dieu a créé le monde par Sa Parole ; les Évangiles sont Paroles de Dieu. « Le Verbe s’est fait chair. » : voici une parole clef pour comprendre Gracian. Le langage exprime la force du verbe où le rôle de l’esprit est indéniable : par l’esprit, don de Dieu, il convient de vivre cette Parole, en son âme pour commencer, et en ses actes, pour mettre en accord la volonté avec l’agir. L’art de parler exige du génie, de l’invention et le profane peut servir Dieu au final, ainsi ce profane est sacralisé, car purifié par l’intention : voilà ce que Gracian a voulu démontrer. 

Antoine Schülé

La Tourette, 8 mai 2021

Contact : antoine.schule@free.fr


Bibliographie

Baltasar Gracian (traduction et présentation de Benito Pelegrin) : Traités politiques, esthétiques, éthiques. Ed du Seuil, Paris. 2005. 944 p.

Le Héros; Le Politique don Ferdinand le Catholique; L’Honnête Homme; Oracle manuel et Art de Prudence; Art et Figures de l’Esprit; Art de communier.

Baltasar Gracian (traduction et présentation de Benito Pelegrin): Le Criticon. Roman.

Ed du Seuil. Paris. 2008. 492 p.

Baltasar Gracian (traduction Michèle Gendreau-Massaloux et Pierre Laurens, préface de Marc Fumaroli) : La pointe ou l’art du Génie. L’Age d’homme. 1984. 404 p.

Baltasar Gracian (traduction Joseph de Courbeville) : Le Politique Dom Ferdinand le Catholique. Ed Gérard Lebovici. 1984. 100 p.

Baltasar Gracian (traduction Amelot de la Houssaie) : L’Homme de Cour. Ivrea. Paris. 1993. 192 p.

Autre titre pour Art de la Prudence.

Baltasar Gracian (traduction Amelot de la Houssaie; préface Jean-Claude Masson) : L’Art de la prudence. Ed. Payot. Coll. Rivages Poche Petite bibliothèque. Paris 1994. 224 p.





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