lundi 15 mai 2023

Marcel Pagnol et son sens de l'observation, par Antoine Schülé

 

Marcel Pagnol et son sens de l’observation


par Antoine Schülé

Conférence donnée le 18 avril 2023



Qui ne connaît pas Marcel Pagnol ? Interrogez un quidam et celui-ci vous répondra aussitôt : César, Marius, Fanny et quelques-uns y ajouteront La Gloire de mon père, Le château de ma mère et Manon des sources. Actuellement, le plus souvent, ils auront vu les films et plus rarement lu les textes. Or, son œuvre ne se réduit pas à ces quelques titres. Par cette présentation, je souhaite vous signaler les diverses facettes de cette personnalité originale de l’Académie française.


Le jeudi 18 avril 1974, à deux heures du matin, Marcel Pagnol dit à sa femme : "Jacqueline, on ne peut pas tout réussir". Puis il meurt. Il a soixante-dix-neuf ans. Dans son cercueil, pour son dernier voyage, il n’est pas vêtu de son habit d’académicien, mais d’un gros chandail, comme celui revêtu par Marius lorsqu’il rêvait d’un ailleurs. La messe des funérailles est célébrée par Dom Calmels et deux prêtres. Il est enseveli au petit cimetière de La Treille. 1

Introduction

Pour commencer, je vous livre ma première découverte de cet auteur, à l’âge de 10 ans. Mes vacances scolaires se vivaient à la Roque-sur-Cèze : la beauté de ces moments était véritablement d’être où je me sentais vraiment libre. Par contre, tout plaisir ayant une fin, ma tristesse était de remonter en Suisse et de reprendre la morne vie de classe, mis à part quelques exceptions. Ma mélancolie, que seules mes lectures pouvaient chasser, diminuait à mesure que les vacances suivantes s’annonçaient, toujours plus proches, toujours plus attendues. Ainsi j'ai connu ce plaisir douloureux du désir dont la satisfaction semble plus éloignée alors que, pourtant, sa concrétisation approche.

Un jour et à Lausanne (Suisse), par un temps gris de fin d’automne, dans une librairie que j’aimais visiter régulièrement2, j’ai feuilleté les pages d’un volume de la collection Le livre de poche, ayant pour titre : La Gloire de mon père. J’en lus trois pages et je fus conquis. Dès le samedi suivant, mon imagination voyageait au pied du Garlaban, je parcourais les sentiers de la Treille qui ressemblaient aux sentiers roquerols3. La trilogie4, souvent relue, me donnait ce temps d’évasion qui oxygène l’esprit. Je visualisais les scènes, car j’y retrouvais mes chères garrigues qui étaient aussi les siennes. Sa découverte, en tant qu’enfant, du monde des adultes où pouvait exister le mensonge correspondait à celui que j’observais déjà trop souvent. Son regard incisif sur son entourage familial, scolaire, sociétal et amical l’a conduit à être l’auteur qu’il a été.


Ce que j’appréciais le plus est sa façon de rendre la poésie d’un paysage et je vous donne cet exemple automnal :

" Dans les pays du centre et du nord de la France, dès les premiers jours de septembre une petite brise un peu trop fraîche va soudain cueillir au passage une jolie feuille d’un jaune éclatant qui tourne et glisse et virevolte, aussi gracieuse qu’un oiseau… Elle précède de bien peu la démission de la forêt, qui devient rousse, puis maigre et noire, car toutes les feuilles se sont envolées à la suite des hirondelles, quand l’automne a sonné dans sa trompette d’or.

Mais dans mon pays de Provence, la pinède et l’oliveraie ne jaunissent que pour mourir, et les premières pluies de septembre, qui lavent à neuf le vert des ramures, ressuscitent le mois d’avril. Sur le plateau de la garrigue, le thym, le romarin, le cade et le kermès gardent leurs feuilles éternelles autour de l’aspic toujours bleu, et c’est en silence, au fond des vallons, que l’automne furtif se glisse : il profite d’une pluie nocturne pour jaunir la petite vigne ou quatre pêchers que l’on croit malades, et pour mieux cacher sa venue il fait rougir les naïves arbouses qui l’ont toujours pris pour le printemps."5

Observateur curieux de connaître l’homme, Marcel Pagnol offre des tableaux saisissants de la société de son temps, qu’elle soit urbaine ou rurale. Il cultive le réalisme aussi bien dans les propos qu’il attribue à ses personnages que dans leurs manières d’être. Il use bien souvent d’une ironie de situation, mais, jamais, il ne porte un jugement qui condamne qui que ce soit. Son lecteur ou son spectateur a la liberté de conclure, selon ses propres valeurs ou, plutôt, selon la façon dont lui-même se reconnaît en l’une ou l’autre des figures proposées.

Son talent est sans aucun doute de composer des personnalités en harmonie avec la nature ou en rébellion contre un aspect précis de la société. Son œuvre réunit ses grands thèmes de préoccupation : les diverses formes de l’amour, la paternité, la maternité, l’enfant hors mariage, la trahison conjugale, le mensonge, l’argent, la lutte anticléricale, l’instituteur, la vie scolaire, l’autorité politique, le basculement d’un engagement, le rôle des prêtres, la foi catholique populaire, etc.

Son réalisme tient à ses activités qui lui ont ouvert les yeux sur des mondes bien différents. En un seul homme, il a été homme de théâtre, poète, enseignant, écrivain, cinéaste (mise en scène, production, réalisation), scénariste, homme d’affaires, passionné de science et de technologie, traducteur (latin, anglais), historien et académicien assidu.

Il a réussi à marquer la mémoire collective en créant des noms (Fanny, César, Marius, M. Brun, Me Panisse, le puisatier, le boulanger) qui resteront dans les esprits comme ceux de Molière : Harpagon, Tartuffe, le bourgeois gentilhomme, le misanthrope…

Il a servi deux auteurs avec délicatesse : Jean Giono et Alphonse Daudet.

À travers lui, Marseille, la région d’Aubagne, la Provence se sont révélées au monde entier. Son style d’écriture, son sens du dialogue, sa simplicité et sa confiance en lui, émaillée de quelques doutes parfois, traduisent une vie extérieure empreinte de sérénité6 pour affronter les difficultés du quotidien.

Éléments biographiques

Il a commencé sa carrière très tôt en cultivant le plaisir du verbe : dans sa prime jeunesse, il se plaît à répertorier des mots originaux soit par leur sens, soit par leur sonorité; pour ses camarades, en mal de lettres amoureuses, il se plaît à composer des vers déclarant leur passion, non sans un échange de service en certaines occasions.

Il a débuté auprès du grand public avec deux pièces de théâtre : Topaze et Marius. Très tôt, certains critiques l’ont classé parmi les comiques. Or, il n’en est rien : il nous offre du tragi-comique en tant que peintre des mœurs. Il y a une inquiétude dans son sourire. Je reviendrai par la suite sur le rire selon Marcel Pagnol.

En 1930, il découvre le cinéma parlant à Londres avec la projection de "Broodway Melodies" qu’il visionne quatre fois. À la stupeur de ses proches, il décide de privilégier le cinéma, en lieu et place du théâtre où il a pourtant obtenu des succès. Des acteurs de théâtre lui en voudront longtemps.

Pagnol a défendu la naissance du film parlant français 7. Retenons qu’il n’est pas le seul : il y a eu René Clair et son disciple Georges Lacombe, Jean Renoir, et même, plus progressivement et un peu plus tard, un Sacha Guitry. D’ailleurs, il n’y a pas rupture complète entre l’homme de théâtre qu’il a été et l’homme du cinéma qu’il veut être. Ses premiers films sont quasiment du théâtre en décor naturel. La bonne réception par le public tient essentiellement aux qualités des acteurs. Pour ma part, la voix d’Orane Demazis dans Fanny sonne faux, mais celles des autres interprètes sonnent si juste. Pour les prises de vue, Pagnol a mis au point une technique inédite, le travelling, lorsque Fanny monte à Notre-Dame. Il la précède avec une caméra placée sur un camion.

"Marius" est mis en film la première fois par la Paramount qui en a acheté les droits. Marcel Pagnol écrit les dialogues et Alexandre Korda, un Hongrois, se charge de la mise en scène8. Lors de ce tournage, notre auteur apprend tout de cette pratique. Cette expérience lui donne le goût de s’engager dans cette voie. Ensuite, Fanny sera mis en scène par Marc Allégret et Topaze, par Louis Gasnier qui met en vedette Louis Jouvet. Ce furent trois frustrations pour Pagnol qui voulut dès lors assurer totalement la destinée de ses œuvres.

Il acheta au-dessus d’Aubagne vingt-cinq hectares du vallon Marcellin pour y construire ses studios de cinéma en plein air. Il y tournera en extérieur environ six films. Une vingtaine d’années plus tard, il y réalisera quelques scènes des Lettres de mon moulin. " Il y avait Hollywood, dit-il, il pouvait y avoir un Hollywood provençal " : le château de la Buzine, le fameux château qui a connu la plus grande frayeur de sa mère, devait en être le pôle majeur. Ce projet ne se réalisa pas : sans lui, il se concrétisa à Rome, avec la Cinecitta.

Il engage des interprètes remarquables : Raimu, Josette Day (La fille du puisatier), Fernandel, Ginette Leclerc (La femme du boulanger, d’après Jean le Bleu, de Giono), Charpin (l’inoubliable Panisse), Charles Moulin (le berger), Henri Poupon (Merlusse, Cigalon), Jean Servais, Andrex, Vincent Scotto (Jofroi, œuvre de Jean Giono).

Son Angèle, l’adaptation de Un de Baumugnes de Jean Giono, fut son premier succès en salle, le 12 septembre 1934. Fernandel, pris à la place de Michel Simon, qui avait refusé le rôle, connut ainsi son heure de gloire. Pagnol a dû encore convaincre les exploitants de salles qui hésitaient à projeter ses films.

Henri Dariès9 est l’homme qui est le plus souvent derrière la caméra et il faut lui rendre hommage, car un des atouts des films Pagnol en noir et blanc, c’est la qualité des images. Pagnol aime tourner en équipe, avec ses acteurs et ses techniciens. Il veut que les compétences de chacun se révèlent. Des accrochages verbaux parfois assez vifs surviennent entre lui et Raimu ou encore Giono. Raimu est célèbre pour ses colères et ses exigences : il n'aime pas jouer hors des studios. Giono n’accepte pas toujours la lecture de son œuvre par Pagnol : mettre en scène un roman, c’est offrir une traduction imagée du texte ; une traduction implique bien souvent une trahison, petite ou grande, voilà la seule différence à établir et celle-ci variera en fonction de chaque regard.

Un aspect méconnu de notre homme de scène est son sens prodigieux des affaires : il négocie ses contrats de prêt avec les banques, ceux de ses interprètes. Il veut vivre de son art et il ne l’offre pas : il tient les cordons de la bourse avec efficacité. Il a été producteur, réalisateur, propriétaire de studio, ingénieur son, tireur (exigence quant à la qualité de l’image), constructeur de décors, metteur en scène… Il défend avec vigueur les droits d’auteur ou de la propriété intellectuelle et s’inscrit par son action à la suite de Beaumarchais.

Ses œuvres sont interprétées en allemand : Marius : Zum goldenen Anker (1931) et Fanny : Der schwarze Walfisch (1934). Une version américaine : Topaze (1933), Port of seven seas (1938) pour la trilogie César et une Fanny (1961). Il a été traduit en suédois : Langtan Till Havet (Marius), 1931; en italien : Fanny, 1933; en égyptien : Yacout Effendi (Topaze), 1933; en chinois : Huaxin, (Topaze), 1939 et en anglais : Mr. Topaze, 1961.

Dans Le Schpountz, il nous livre une magnifique et acide description d’un producteur de cinéma, nommé tout spécialement Meyerboom, qui exploite l’acteur Irénée dont le succès paraît assuré. Il me paraît évident qu’à travers ce personnage, Pagnol nous révèle les pratiques de Mayer de la fameuse société américaine, la Goldwyn -Mayer : rentabiliser au mieux un acteur en se montrant généreux apparemment. Voici un bout de ce dialogue :

"Meyerboom : Quand vous avez joué le rôle principal dans ce film, mon cher ami, je faisais une expérience. Expérience qui pouvait me coûter cher, puisque j’ai risqué un million. Ce million ne m’appartient pas : ce n’était pas très grave, mais il faut tout de même un certain courage pour risquer l’argent des autres.

Irénée : Oui, évidemment. Mais il en faut surtout aux autres.

Meyerboom : Non, non. Les commanditaires ne se rendent jamais compte… Cependant, comme je risquais cet argent sur un inconnu, je ne vous ai pas payé très cher.

Irénée : Oh ! huit mille francs pour trente jours, c’était déjà beau !

Meyerboom : Ce n’était pas assez, puisque vous avez fort bien joué le rôle. Devant le succès qui s’annonce j’ai décidé d’arrondir ça. Je vous donne tout de suite un complément de quarante-deux mille francs, ça vous fera cinquante, ce qui est honnête - et vous n’aurez rien à me reprocher.

Il signe le chèque. Irénée tend la main. Meyerboom ne le lui donne pas.

Meyerboom : Seulement vous allez tout de suite me signer un petit papier, un autre contrat.

Irénée empressé : De tout mon cœur. Où est-ce qu’il faut que je signe ?

Françoise, prudent: Le contrat est déjà établi ?

Meyerboom : Oh ! Il pourrait me signer deux ou trois feuilles de papier blanc - et ensuite je l’arrangerai." 10

Françoise repère immédiatement le piège tendu à l’acteur promis à un succès certain. Irénée comprend qu’une femme de cette compétence peut constituer un motif suffisant de mariage : c’est ce qu’il fera. Il serait utile ce comparer les deux mariages de raison : celui de Fanny avec Panisse et d’Irénée avec Françoise. Je vous signale que la question du mariage était déjà une préoccupation majeure chez Rabelais : faut-il se marier ou ne pas se marier ?

Nul doute que Pagnol est un littéraire et, pourtant, c’est un passionné de technique et de physique. Il imagine, il construit. Il aime beaucoup la théorie et a plus de difficulté dans la pratique. Il possède ce côté Jean de Florette qui lit des statistiques et qui s’étonne de cet impondérable qui rend caduques les meilleures statistiques. Il a voulu construire un véhicule à trois roues, trois portes et pour trois mille francs. À Bombay, nous les trouvons. Son projet automobile n’aboutira pas. Par contre, il dépose une demande de brevet d’invention pour un boulon indéboulonnable. Il constate les succès de la radiesthésie et développe volontiers une théorie sur les radiations terrestres, ayant, selon lui, les mêmes pouvoirs que les radiations célestes. Il s’intéresse aux mathématiques comme sa correspondance en témoigne11. Cependant, il ne fait pas de la science une religion et sait garder un regard critique, comme nous l’apprenons dans un livre posthume "Inédit", publié par son épouse Jacqueline et son fils Frédéric.




Il y assume un discours sur les aventures du progrès de la façon suivante :

"Les Progrès,

Un progrès, c’est la reconnaissance d’une erreur.

Les progrès de la science sont immenses, c’est-à-dire que ses erreurs ont été énormes.

Le progrès est continu : c’est la preuve qu’une erreur est remplacée par une autre erreur, qui cédera à son tour la place à une autre erreur.

Notre seul espoir, c’est que les erreurs de nos savants sont peut-être de moins en moins nombreuses, et qu’elles se rapprochent peu à peu de la vérité. "12

Pour les personnes qui ont l’habitude de m’entendre ou de me lire, je souhaite aborder quelques pistes de lectures que je suggère à leur exploration. Il ne m’est pas possible en une seule conférence de donner toutes les sources à exploiter, mais les curieux trouveront déjà ici de quoi satisfaire leur soif.

Regards politiques

Les écrits de son vivant ne nous permettent pas d’identifier ses idées politiques. Topaze et Les marchands de gloire sont les deux pièces où il dévoile le plus des aspects de la société qui ne suscitent pas son admiration, sans toutefois exprimer une condamnation. Topaze est une critique de la corruption des élus. Les Marchands de gloire est une dénonciation de l’exploitation éhontée de l’image d’un héros de guerre. Par contre, dans cette publication posthume déjà citée, nous le voyons plutôt porter un regard quelque peu acerbe sur la vie politique française. Il ne m’appartient pas de lui donner tort ou raison, je me contente de laisser à votre jugement des propos qu’il aimait tenir.

Sur la démocratie, notre auteur se montre critique pour la raison suivante :

"La démocratie repose sur le suffrage universel, c’est-à-dire sur l’idée la plus folle, et la plus évidemment absurde.

On donne à l’idiot du village le droit de vote : c’est-à-dire on lui demande son avis sur le libre-échange, la"coexistence", la liberté de la presse, le divorce, la nécessité de la guerre, la possibilité de la paix, etc. Le pauvre idiot, incapable de former une pensée, donne son avis - sans s’en douter- sur la liberté de pensée."13

Il se méfie d’un seul syndicat omnipotent et s’inquiète de l’implantation progressive d’un parti unique en France. Je vous soumets son observation et si vous voyez une relation directe avec l’actualité présente, ceci serait de votre fait et non du mien14 :

"La suppression de l’individu

Le contrat collectif est un pas décisif. L’ouvrier n’a plus le droit de faire ses conditions. C’est le syndicat qui les impose au patron, mais aussi à l’ouvrier lui-même.

D’autre part, le système électoral vient de supprimer la personnalité de l’élu, par le système des partis. L’électeur ne peut plus choisir son représentant. Il ne peut choisir que sa doctrine. Mais il est clair que cette évolution ne peut qu’aboutir au système russe, c’est-à-dire qu’il n’y aura qu’un seul parti, avec interdiction - sous peine de mort - d’en fonder un autre, ce qui équivaut à la suppression de l’électeur."15

Les mensonges

Marcel Pagnol était accusé par Fernandel d’être un grand menteur. Menteur par politesse : dire qu’on donnera satisfaction à une demande pour faire plaisir au demandeur, sans penser y donner la moindre suite. Menteur pour le plaisir : se mettre en valeur sans trop y croire. Menteur par pudeur et afin de donner plaisir, aussi illusoire qu’il puisse être : Marcel Pagnol, sachant que Fernandel n’a plus longtemps à vivre, va le retrouver quelques jours avant sa mort et lui dit qu’il l’engage pour un prochain grand rôle dans un Marius, pour un film en couleur où il tiendra le premier rôle… Les mille et une nuances du mensonge peuvent se lire dans tous les écrits de Pagnol et c’est une forme de confession.

Dans ses Souvenirs d’enfance16, il y a la gamme complète des mensonges d’enfants ceux qu'ils subissent non sans une certaine inquiétude, ceux qu'ils inventent plus ou moins consciemment et avec plus ou moins de conviction :

le mensonge-orgueil, pour se donner une image auprès du son frère Paul (le grand chef indien ou toutes ses histoires imaginées qui font tant de bien illusoire à l'ego) ou de son ami Lili (vouloir mener la vie d’ermite, être une personne formidable et savoir battre en retraite sous un prétexte ingénieux lorsque l'obstacle au désir est identifié), le mensonge d’amitié pour ne pas blesser la personne aimée (Lili qui dit être à l’arrivée de la famille de Joseph par hasard, alors qu’il a attendu dans la bruine et le brouillard pendant de longues heures), le mensonge calculé pour se dérober à une mission ou à une obligation (dans Le Temps des amours, pour être avec Isabelle; dire à la maman avoir les mains lavées, alors qu'elles ne le sont pas, pour lire une page de plus dans le premier livre à portée de main), le mensonge pudique pour cacher un sentiment (envoi de la photo de chasse des bartavelles par Joseph pour montrer l’enfant et sa valeur cynégétique), le mensonge-rêve qui devient une réalité ou qui aide à surmonter un obstacle (perdu dans la garrigue, il se réfère à des souvenirs de sa lecture de Fénimore Cooper afin de se donner du courage), le mensonge-plaisir pour tromper l’autre (tout spécialement pour le petit frère Paul, sans pour autant chercher à lui nuire), le mensonge par omission (le plus délicat sous une fragile apparence d’innocence)…

Le monde des adultes initie ou encourage bien souvent les faux propos dans la vie d’un enfant. La tante Rose, avec la complicité de celui qui allait devenir l’oncle Jules17, avait fait croire au petit Marcel que celui-ci était le propriétaire du parc Borély. Or, un jour, la vérité lui est livrée ainsi :

" Cependant, comme je lui conseillais un jour de faire construire une petite maison dans son admirable parc Borély, avec un balcon pour voir les cyclistes, il m’avoua sur le mode badin qu’il n’en avait jamais été le propriétaire.

Je fus consterné par la perte instantanée d’un si beau patrimoine et je regrettais d’avoir si longtemps admiré un imposteur.

De plus, je découvrais ce jour-là que les grandes personnes savaient mentir aussi bien que moi, et il me sembla que je n’étais plus en sécurité parmi elles.

Mais d’un autre côté, cette révélation, qui justifiait mes propres mensonges passés, présents et futurs, m’apporta la paix du cœur et lorsqu’il était indispensable de mentir à mon père, et que ma petite conscience protestait faiblement, je lui répondais : "Comme l’oncle Jules !" ; alors, l’œil naïf et le front serein, je mentais admirablement." 18


Mentir avec une bonne conscience, Marcel s’y adapte facilement. L’exemple nous en est donné lorsqu’il veut participer à l’ouverture de la chasse. Les chasseurs avaient convenu qu’il resterait à la maison et qu’on lui fait croire que cette ouverture est le surlendemain. Après avoir éloigné son frère Paul, le petit Marcel engage ce dialogue avec son père et son oncle pour le tenir à l'écart de cette aventure que signifie ce jour tant attendu. Toutefois, Paul, ayant flairé le piège, entend tout, depuis l’extérieur et sans être vu. La discussion de trois menteurs, à des degrés et motifs différents, s’engage comme il suit :

"- Seulement, dis-je ensuite, il ne faudra pas en parler en Paul, parce qu’il est trop petit. Il ne pourrait pas marcher si loin.

— Hé hé, dit mon père, tu vas donc mentir à ton frère ?

— Je ne mentirai pas, mais je ne lui dirai rien.

— Mais s’il t’en parle ? dit ma mère.

— Je lui mentirai, parce que c’est pour son bien.

— Il a raison ! dit mon oncle. Puis, me regardant bien dans les yeux, il ajouta :

— Tu viens de dire une parole importante, tâche de ne pas l’oublier : il est permis de mentir aux enfants, lorsque c’est pour leur bien.

Il répéta : "Ne l’oublie pas". 19

Marcel est ainsi pris à son propre jeu. Le petit Paul ne sera pas rancunier et dévoilera, non sans plaisir, à son frère que les adultes lui ont aussi menti sous ce même prétexte.

Les récits de chasse sont en cette matière une source inépuisable et l’oncle Jules ne s’embarrasse pas de scrupule :

" Bah ! un mensonge de chasseur, ça ne mérite même pas d’être avoué en confession !"20

Bien entendu, le pire est de mentir à soi-même et le refus du réel se retrouve parfois chez certains de nos politiques. Si ceci est excusable chez un enfant, il l’est moins chez un chef d’État ou du moins celui qui croit l’être21. Marcel refuse de croire à la rentrée des classes au mois d’octobre, ce temps qui met fin aux moments de bonheur vécus si intensément dans ses vacances qui s’achèvent. Sa description mérite votre attention :

" Je refusai d’y penser, je repoussai de toutes mes forces la douloureuse idée : je vivais dans un état d’esprit que je ne compris que plus tard, lorsque mon maître Aimé Sacoman nous expliqua l’idéalisme subjectif de Fichte. Comme le philosophe allemand, je croyais que le monde extérieur était ma création personnelle, et qu’il m’était possible, par un effort de ma volonté, d’en supprimer, comme par une rature, les évènements désagréables. C’est à cause de cette croyance innée, et toujours démentie par les faits que les enfants font de si violentes colères lorsque l’évènement dont ils se croient maîtres les contredit impudemment.

Je tentai donc de supprimer le mois d’octobre. Il se trouvait dans l’avenir et offrait donc moins de résistance qu’un fait du présent." 22

Ce rejet de réalité est vraiment magnifiquement décrit et n'est pas propre aux seules enfants !

Avec Topaze, nous découvrons le mensonge politique. La règle est simple : dans un monde malhonnête, pour réussir, il faut l’être davantage. L’argent est la force qui gouverne le monde23 : chez Pagnol, ceci n’est pas une prophétie, mais un constat. En 2023, nous le voyons encore. Oui, je me permets de le dire. Derrière de beaux noms qui enthousiasment les foules "liberté", "démocratie", "droits de l’homme", "droits de la femme", "droits des enfants", "liberté d’expression" vous avez un monde des affaires qui se livre une guerre économique supranationale sans fin, où la vie des hommes n’a aucun prix et pour qui la guerre n’est pas un fléau, mais l’acquisition et la création de nouveaux marchés ! Le mensonge médiatique et historique règne en maître ! L’argent coule à grands flots chez les profiteurs de guerre. Depuis le XIXsiècle, il en a toujours été ainsi, cela l’est encore et le sera encore plus demain. Mais gardez le silence pour ne pas être accusé de "complotisme".

Le traducteur

Virgile a servi de modèle littéraire à Marcel Pagnol. Il a aimé traduire en vers les Bucoliques (mot grec pour les bergers). Il s’agit d’un recueil de 10 églogues (morceaux choisis en grec) : de courtes pièces qui mettent en scène des bergers. Rappelons que le frère de Marcel, Paul est un chevrier.

"Sur les collines de Provence, dans les ravins de Baume Sourne, au fond des gorges du Passe-Temps, j’ai bien souvent vu mon frère Paul, qui fut le dernier chevrier de l’Étoile.

Il était grand, avec un collier de barbe dorée, et des yeux bleus dans un beau sourire.

Sorti d’une école d’agriculture, il avait choisi la vie pastorale. " 24

Signalons deux particularités virgiliennes que nous retrouvons chez Pagnol : une sensibilité attribuée aux arbres, aux sources, à un paysage qui semblent sympathiser avec les sentiments des hommes ; la recherche d’une harmonie de la phrase que nous retrouvons tout spécialement dans les Souvenirs d’enfance.

Pagnol réussit l’exploit de traduire en vers ce poète, car la musique des vers est, selon lui, la moitié de la poésie. La tâche n’est pas facile. Paul Valéry avait produit une traduction en vers blancs, donc sans rime. Pagnol doit renoncer à traduire vers pour vers : il faut en moyenne trois vers français pour deux vers latins, au minimum. Il accompagne sa traduction de notes pertinentes pour tout amoureux du latin.

Je quitte cet aspect passionnant, car il me faudrait une heure pour que vous puisiez goûter la beauté de cet exercice : passer du mot à mot pour trouver l’expression la plus juste en un pur français, tout en gardant un rythme dans le ton.

Pagnol a traduit deux œuvres de Shakespeare : Hamlet et Songe d’une nuit d’étéHomme de théâtre, il n’aime pas la traduction de Marcel Schwob et d’Eugène Morand qui se joue à la Comédie-Française. Il est choqué par des phrases incompréhensibles et parfois absurdes. Pour Hamlet, il ne veut pas une traduction de professeur qui perd le rythme dramatique. Un monologue ne doit pas être une dissertation. Donnons la parole à Pagnol :

"... le texte d’une œuvre dramatique n’est pas tout entier sur le papier, et […] les mots employés par le dramaturge ne sont que la trame de son langage.

Ce qui compte autant que les mots, ce qui leur donne leur vrai sens, ce sont les intonations, la vitesse du débit, les attitudes, les gestes.

Shakespeare est très avare d’indications de jeux de scène. Le traducteur doit le reconstituer ; il faut donc qu’il voie continuellement les personnages, avec leur volume, leur poids, leur vitesse ; il faut qu’il entende leur voix, et non pas qu’il lise leur texte." 25

Je ne vous livrerai pas mon opinion sur son travail de traducteur, car je ne maîtrise pas suffisamment l’anglais. Pour avoir comparé sa version avec d’autres adaptations en français, je constate que la sienne se lit agréablement et ceci me contente amplement.

Le Songe d’une nuit d’été est une traduction de Pagnol pour les fêtes du Jubilé du prince Louis II de Monaco, en 1947. J’avoue ne pas avoir été ému par ce texte qui mélange des scènes réalistes et irréalistes.

"Enfants naturels"

Cette expression suscite toujours un sourire chez moi. Y aurait-il donc des enfants "artificiels? L’expression populaire est probablement plus juste : les enfants de l’amour. Je me réfère à ce dialogue entre Claudine et Honorine dans Fanny :

" Claudine : Dis, Norine, les petits bâtards, ils sont moins jolis que les autres ?

Honorine : Non, au contraire, souvent ils sont plus forts, et plus intelligents, et même, ça s’appelle les enfants de l’amour.

Claudine : Et alors, de quoi tu te plains ? " 26

La maternité et les enfants ont une grande place dans les préoccupations de notre auteur. Les raisons profondes qui l’animent se trouvent probablement dans sa biographie.

Son père Joseph avait eu un enfant avant son mariage à la Mairie (un anticlérical ne voulait pas passer par l’église) et cet aîné mourut très jeune. Marcel est le deuxième enfant. Son frère cadet Paul figure en bonne place dans ses Souvenirs. Par contre, sa sœur et son autre demi-frère René, le benjamin fruit d’un remariage de Joseph, après le décès de sa première épouse, il ne les mentionne guère27. Pourtant, René est membre de l’équipe cinématographique de Marcel Pagnol.

En 1938, Marcel Pagnol a eu trois enfants, avec trois femmes différentes : Cathy Murphy, Orane Demazis et Yvonne Pouperon, alors que toujours marié avec Simonne Collin qui refusa le divorce jusqu’en 1941. Il vivra encore avec Josette Day (La fille du puisatier, La prière aux étoiles), avant de rencontrer Jacqueline Bouvier qui ne le quittera plus et l’accompagnera jusqu’à ses derniers jours. Avec celle-ci, il aura un fils Frédéric, en 1946, et une fille Estelle, en 1951, qui mourra à l’âge de trois ans.

Plusieurs scènes sur l’enfant né hors mariage marquent les esprits.

Lorsque Honorine, la mère, et Claudine, la tante, apprennent que Fanny est enceinte, des dialogues inoubliables sont tenus.

"Honorine : Alors, toi, tu trouves tout naturel qu’une fille rentre chez elle avec un polichinelle sous le tablier ?

Claudine : Quand une fille a un amant, elle attrape un enfant plus facilement que le million !28 çà , ça prouve son innocence, au contraire !"


La solution est un mariage arrangé. La mère Honorine place l’honneur de la famille, avant l’amour réel de sa fille pour Marius alors que celle-ci est pourtant prête à attendre le retour de son voyage sur "La Malaisie". D’où ce dialogue savoureux pour son pragmatisme maternel :

"Honorine : Eh bien ! Nous sommes propres ! Ne pleure pas, vaï. Ça ne sert à rien. Après tout, l’honneur, c’est pénible de le perdre. Mais quand il est perdu, il est perdu. Que voulez-vous y faire ?

Claudine : Et puis tant que personne ne le sait, il n’y a pas de déshonneur ! Si on criait sur la place publique les fautes de tout le monde, on ne pourrait plus fréquenter personne !

Honorine [s’adressant à Fanny] : Toi, maintenant, qu’est-ce que tu comptes faire ?

Fanny (elle se jette dans ses bras) : Je ferai ce que tu voudras, pourvu que tu me gardes.

Honorine : Alors, c’est tout simple, et nous sommes sauvés. Épouse Panisse."

Vingt ans plus tard, après la mort de Panisse, nous assistons au deuxième retour de Marius auprès de Fanny. Leur fils Césariot apprend de sa mère qu’il est en fait le fils de Marius. Fanny déclare à Césariot combien elle a aimé son père biologique et reconnaît qu'elle a sacrifié son véritable amour, pour son fils et l’honneur de la famille :

" Césariot jaloux et sarcastique : Tu l’aimes encore… Tu l’as toujours aimé.

Fanny : Égoïste, va, égoïste… Tu as raison, d’ailleurs. Il n’y a rien de plus égoïste qu’un enfant… Tu as commencé par prendre mon sang pour faire le tien, tu as craquelé mon ventre, et tu m’as fait vomir pendant des mois, pour que ta petite vie devienne forte… Après tu as mangé mon lait… Puis tu m’as réveillée chaque nuit, et tu m’as tenue en esclavage pour ta première dent, pour ta coqueluche, pour ton certificat d’études, pour ta scarlatine, pour ton baccalauréat. Va, tu m’as tout pris, ou plutôt, je t’ai tout donné. Même les enfants que j’aurais pu avoir…

Césariot : Quels enfants ?

Fanny : C’est toi qui m’as forcée à épouser Honoré, et tu m’as fait perdre mes autres enfants… Ceux que mon vieux mari n’a pas pu me donner. Moi, je n’ai vécu que pour toi, et ma vie s’est réduite à t’écouter grandir…

Césariot : Maman…

Fanny : Tu me reproches maintenant ce qui s’est passé avant ta naissance… Mais, avant ton premier cri, je n’étais pas une mère. J’étais une femme, comme toutes les autres, et j’en avais le droit. J’ai eu dix-huit ans, moi aussi. Ne me méprise pas parce que ma vie a commencé par une belle et merveilleuse histoire d’amour… Une histoire où rien n’a manqué, pas même les larmes, pas même le goût du péché.

Césariot stupéfait : Le goût du péché !... Et toi, tu dis ces paroles avec une sorte de regret…

Fanny : J’ai payé ma faute assez cher pour avoir le droit de l’aimer…

Césariot : Oui, évidemment, tu es une femme, et je n’y avais jamais pensé. Vois-tu, il m’a toujours semblé qu’avant moi, tu n’existais pas, tu n’étais pas née…29 C’est peut-être la forme naturelle de l’amour filial… (un long temps) Que tu aies aimé ce Marius, c’est une idée qu’il faut bien que j’accepte, puisqu’il n’y a rien d’autre à faire. 30

Prenons une scène bien différente où c’est le père qui apprend de sa fille qu’il sera grand-père, alors qu’il ignore tout du partage amoureux de sa fille. Situation où les familles catholiques avaient l’habitude de dire et je l’ai même entendu chez les protestants : "Si Dieu a béni votre union par la naissance d’un enfant, c’est qu’Il était d’accord." Une bonne confession et une bénédiction nuptiale rapide et toutes les familles étaient satisfaites d’une naissance dite précoce.

Dans la Fille du puisatier, Patricia annonce à son père qu’elle est enceinte des œuvres de Jacques Mazel, avec une grande pudeur.

                   "Le puisatier : Il t’a promis quelque chose ?

Patricia : Non, père. Il ne m’a rien promis, mais moi je lui ai tout donné.

Un grand silence. Le puisatier est très pâle, il respire profondément.

Le puisatier , à voix basse : Tu as fait le péché ?

Elle baisse la tête. Alors le puisatier dit très simplement

Le puisatier : Moi je croyais que tu étais un ange.

Patricia : Les anges ne sont pas sur la terre. Je suis comme les autres filles. J’ai toujours voulu le bien, et puis, tout à coup, j’ai fait le mal. Je suis malheureuse.

Le puisatier : Tu t’es confessée ?

Patricia : Oui, père

Le puisatier : Tu es pardonnée ?

Patricia : Oui, père. (un silence). Est-ce que tu me permets de m’approcher de toi ?

Le puisatier : Tu es ma fille. Ton malheur est à moi.31

Le père pense encore que tout peut se conclure par un mariage tardif en expliquant aux parents Mazel la situation : il sera rejeté par ceux-ci qui le regretteront amèrement par la suite. C’est de leur refus de cette naissance que le déshonneur tombe sur le puisatier et sur Patricia. Seules la vue de l’enfant mâle et l’assurance qu’il portera son nom : Enfin un petit Moretti ! enlèvent toute autre considération chez le puisatier.

Dans Naïs32, La prière aux étoiles, Angèle, Fabien, nous retrouvons diverses variations sur ce même thème.

Pour clore ce sujet, je vous livre le propos d’Honorine sur les enfants :

" Honorine : Quand on n’a pas d’enfants, on est jaloux de ceux qui en ont et quand on en a, ils vous font devenir chèvre ! La Sainte Vierge, peuchère, elle n’en a eu qu’un, et regarde un peu les ennuis qu’il lui a faits ! " 33

La mort

Avec la plus grande délicatesse, Pagnol traite de la mort en plusieurs de ses œuvres. Dans César, la mort de Panisse et les propos de ses proches sont une source de bien des réflexions. Le maître voilier est bien conscient que sa fin est proche, malgré les propos rassurants de ses amis qui se croient obligés de mentir sur son état. Il n’en est pas dupe et il ne leur en veut pas, car ils mentent par amitié, plus pour tenter de se rassurer eux-mêmes et pour refuser la réalité. Et, face à cet instant incontournable qui est le point final de la vie terrestre, Panisse exprime une sagesse humaine en toute simplicité :

"Escartefigue, curieux à Panisse : Alors, toi, sincèrement, tu crois que tu pars, tu crois que ça y est ?

Panisse : Oui, ça y est. (Tous pleurent, Panisse se met presque en colère) Et puis, quoi, il faut bien que ça y soit un jour ! Vous mourrez vous aussi ! Vous avez l’air de croire que la mort est un accident, et que c’est une catastrophe qui m’est personnelle. Mais pas du tout ! La mort, c’est tellement obligatoire que c’est presque une formalité. Je m’en vais le premier, voilà tout, et je trouve ma consolation dans cette idée que je n’irai pas à votre enterrement, ce qui m’aurait fait de la peine. Je n’irai qu’au mien, et encore on me portera, et tout le monde me saluera au passage, même sans me voir !

Escartefigue : Mais c’est affreux ce qu’il nous dit ! Et en plus, on dirait que de mourir, ça ne lui fait pas peur !

Panisse : Non, Félix, non, ça ne me fait pas peur. Veux-tu que je te dise la vérité ? De mourir, ça ne me fait rien. Mais ça me fait peine de quitter la vie." 34

Notre auteur ne craint pas nous dépeindre des morts violentes selon deux procédés différents : celle de Pique-Boufigue donnée par le Papet ou cet assassinat économique de Jean de Florette, qui est son propre fils, mais il ne le sait pas. L’auteur aurait pu user d’un lyrisme larmoyant. Il n’en est rien. L’horreur du crime commis en bonne conscience par le Papet ne ressort que mieux : l’orgueil et l’argent sont les mobiles comme bien souvent pour les meurtres.

Anticléricalisme paternel et éveil à la Foi

Le jeune fils d’instituteur qu'est Marcel Pagnol a été biberonné avec l’anticléricalisme paternel : Borgia, la papesse Jeanne, l’Inquisition, les guerres de religion, les affreux Jésuites, l’emploi du latin que personne ne comprend ... Il est curieux d’observer comment l’enfant regarde M. le Curé, cet être maléfique qui exploite l’ignorance du peuple, selon les propos du père. Or, M. le Curé se montre plus tolérant que l’apôtre déclaré de la tolérance, l’instituteur laïc ! En fait, Pagnol oppose deux croyances : croire en Dieu, ne pas croire en Dieu. Il livre les arguments des uns et des autres, sans prendre réellement parti dans ses premiers écrits, mais en remarquant l’outrance des propos paternels.

Écoutons sa description de l’École normale et de l’enseignement de l’histoire :

"Les écoles normales primaires étaient à cette époque de véritables séminaires, mais l’étude de la théologie y était remplacée par des cours d’anticléricalisme.

On enseignait à ces jeunes gens que l’Église n’avait jamais été rien d’autre qu’un instrument d’oppression, et que le but et la tâche des prêtres, c’était de nouer sur les yeux du peuple le noir bandeau de l’ignorance, tout en lui chantant des fables infernales ou paradisiaques.

La mauvaise foi des "curés" était d’ailleurs prouvée par l’usage du latin, langue mystérieuse, et qui avait, pour les fidèles ignorants, la vertu perfide des formules magiques.

La papauté était dignement représentée par les deux Borgia, et les rois n’étaient pas mieux traités que les papes : ces tyrans libidineux ne s’occupaient guère que de leurs concubines quand ils ne jouaient pas au bilboquet ; pendant ces temps, leurs "suppôts" percevaient des impôts écrasants, qui atteignaient jusqu’à dix pour cent des revenus de la nation.

C’est-à-dire que les cours d’histoire étaient élégamment truqués dans le sens de la vérité républicaine.

Je n’en fais pas grief à la République : tous les manuels d’histoire du monde n’ont jamais été que des livrets de propagande au service du gouvernement.

Les normaliens frais émoulus étaient donc persuadés que la grande révolution avait été une époque idyllique, l’âge d’or de la générosité et de la fraternité poussée jusqu’à la tendresse : en somme une explosion de bonté.

Je ne sais pas comment on avait pu leur exposer - sans attirer leur attention - que ces anges laïques, après vingt mille assassinats suivis de vols, s’étaient entreguillotinés eux-mêmes." 35

Et de conclure : "Telle est la faiblesse de notre raison : elle ne sert bien souvent qu’à justifier nos croyances." 36

Ce constat ne l’empêche pas de louer l’abnégation de tous ces instituteurs envoyés dans les plus petites communes de France et qui défendent une morale laïque qui est d’ailleurs d’inspiration chrétienne : ils n’ont que repris les valeurs chrétiennes en enlevant toute référence à Dieu. C’est ainsi qu’il se trouve des laïcs ayant parfois une meilleure morale que quelques bigots avec leur attachement aveugle, non à l'Église, mais à un gourou ou à certains curaillons, plus obsédés par la défense de leur image qu'à défendre par des actes la Parole de Dieu.

Plusieurs sermons sont offerts par Pagnol. Ils mériteraient une analyse plus approfondie. Retenons qu’il souligne généralement la grande miséricorde de Dieu. La figure de Dieu n’est pas celle d’un Jupiter ou d’un Dieu vengeur. Son originalité est de dépeindre un Dieu compatissant au sort des hommes. Il n’ignore pas l’esprit qui règne dans une Provence catholique. Les hommes qui boivent le pastis au café pendant la messe ont, malgré tout, un fond chrétien et Pagnol sait qu’ils iront quatre fois au moins à l’église : leur baptême grâce à leurs parents, la première communion par ce que cela se fait ainsi, leur mariage - comme à d’autres pour être vu ou être de la noce - et les funérailles, - la leur certainement et celles de quelques autres, aussi histoire de rencontrer des amis et de se raconter des récits plus ou moins vrais sur le défunt ou sa famille.

Judas

Judas37 est une de ses rares pièces de théâtre qui ne lui a pas réussi. L'action se déroule pendant la semaine de la Passion du Christ. Pagnol tente de comprendre les motivations du comportement de Judas. Nous découvrons dans cet écrit les propos essentiels du message christique : pour un auteur né dans un milieu anticlérical, le fait doit être souligné. Il refuse l'idée que Judas ait pu vendre le Christ pour trente deniers : je veux bien croire avec Pagnol que ceci ne soit pas le motif essentiel.

Par contre, dire que Judas était prédestiné par Dieu à être le traître : là, il n’est pas possible de le dire. C’est ignorer la liberté que Dieu donne à chacun de choisir entre le bien et le mal, en son âme et conscience. Dieu a même donné l’intelligence à l’homme pour discerner : encore faut-il que celui-ci ait la capacité de discernement ! Des membres du clergé ou de l’Église choisissent parfois le mal : ce n’est pas Dieu, mais bel et bien eux qui ont choisi. Refusons cette confusion entre ceux-ci se couvrant hypocritement d'un vernis religieux et les vrais fidèles à la Foi. Refusons cette confusion qui cause un tort considérable à la véritable Église du Christ.

L’excuse de Judas, selon Pagnol, aurait été qu’il attendait un signe éclatant du ciel pour démontrer le Christ vainqueur, alors que condamné par les grands prêtres. Revenons à l'Évangile de Jean.

Caïphe domine habilement la volonté du peuple juif (qui, sur son ordre, crie à Ponce Pilate : "Crucifie-le ! "), en invoquant l’application de la loi d’Israël. Ce grand prêtre juif exige et obtient une application de leur propre condamnation par une juridiction romaine qui répond très clairement "non", selon le droit romain (le lavement des mains de Ponce Pilate est explicite). Par contre, une nécessité politique, qui ne fait aucunement loi, l'emporte38 (la pression de la foule, manipulée par une autorité cléricale juive et qui est poussée à préférer la libération du criminel Barabbas à celle de l’innocent Jésus Christ). Ce cas de figure est très fréquent dans l'histoire : il serait utile de créer un répertoire (il faudra plusieurs volumes pour être exhaustif !).

L’œuvre de Pagnol traite de nombreuses questions de foi. Le plus surprenant est le regard qu'il porte sur la confession dans plusieurs de ses écrits : César, La fille du puisatier, Manon des sources, La femme du boulanger. Il y aurait une étude à envisager. La conversion de Pagnol à la foi catholique est le fruit d'une rencontre.

La rencontre de Pagnol avec Dom Calmels s’est produite grâce à L’élixir du Père Gaucher. Pour réaliser en film cette nouvelle d’Alphonse Daudet, il apprend que les frères Prémontrés vivent toujours près de Tarascon, à l’abbaye de Saint-Michel de Frigolet, et qu'ils produisent encore ce précieux élixir. Daudet avait pourtant osé écrire à propos du Père Gaucher : moine dont la foi était profonde, mais l’alcoolisme certain. Pagnol et ses amis s'attendaient à un refus des Prémontrés pour tourner sur ce site. Contre toute attente, le père Calmels les reçoit cordialement et lui donne toutes les autorisations nécessaires. Le Père Gaucher est joué par Rellys et il faut bien dire : il est irrésistible. L’accueil par le public des quatre films inspirés des Lettres de mon moulin fut assez mitigé. Je leur trouve une beauté qui charme et qui prend le temps de vous porter en un autre temps où le temps n’a aucune importance39.

Norbert Calmels est devenu l’ami de la famille depuis le tournage du Révérend Père Gaucher et à la mort de la petite Estelle. Un échange de correspondance et deux livres de Dom Calmels en témoignent.

À la veille de mourir, Marcel a demandé à pouvoir se confesser auprès de lui. Je tends à penser que Pagnol a plus réfléchi sur la confession40 dans sa vie que bien des chrétiens se disant"bien" sous tout rapport. Nous en avons de nombreux témoignages dans son œuvre, écrite bien avant cet instant qui attend chacun d’entre nous. De cette confession, Raymond Castans nous livre le témoignage de René à qui Pagnol a dit ensuite : "Ça va mieux. Norbert a tout effacé."

Converti à la foi catholique, Marcel Pagnol a porté un regard sévère sur les mutations de l'Eglise de France :

"Tout ce que je puis dire, et tout bien pesé, est que je regrette le latin et la soutane. Un colonel en chapeau melon ne serait pas un officier, un prêtre en veston n'est pas tout à fait un curé. A l'Académie, personne ne fume, parce que sous Louis XIII on ne fumait pas, ça n'est pas une bonne raison mais elle existe. La soutane est un symbole qui craque depuis que les curés se promènent en veston et qu'ils se cravatent. Ils ont tort. Autrefois, ils ne rigolaient pas et nous n'étions pas contents, c'était nous qui avions tort et c'étaient eux qui avaient raison d'être contre le péché et même de le dénoncer d'une voix tonitruante. Ils imposaient une certaine retenue à la conversation, c'était tant mieux. ça n'empêche pas que les chrétiens auraient pu être plus sensibles à la souffrance des autres et même à l'amour." 41

L’historien : Le masque de fer42

Tardivement, j’ai découvert cet écrit de notre auteur. Ma surprise a été grande de savoir qu’il a travaillé pendant près de vingt ans ce sujet ! Il s’acharne à vouloir identifier qui était caché sous le "masque de fer " - qui fut en réalité un masque de velours -, pendant vingt-quatre ans. Pour lui, l’affaire est tranchée : c’est le frère jumeau de Louis XIV, un sosie traité comme un prince dans une geôle et pas tué, car une vieille croyance disait qu’un jumeau ne peut pas survivre à la mort de son autre. Il rédigera une deuxième version de son livre, après la réception de documents inédits de dom Calmels.

Plus d'un historien ou d'un auteur amateur a tenté de résoudre cette énigme de l'histoire : sur ce sujet, les ouvrages surabondent. Après lecture de quelques-uns d'entre eux, je suis arrivé à la conclusion qu'il vaut mieux parfois accepter certains silences de l'histoire plutôt que de trop travailler par l'imagination sur des hypothèses invérifiables.

La critique

Il suffit d’être un créateur pour subir soit la critique, soit le silence. Il y a deux sortes de critiques : la bonne, celle d’un connaisseur voir d’un créateur et elle mérite dans ce cas d’être entendue; la mauvaise, celle d’un incapable de créer qui trempe sa plume dans l’encrier de l’envie ou de son humeur du jour. Dans ces deux derniers cas, le résultat minimum est que les media parlent de vous : en bien ou en mal, c’est tout de même de la publicité. Le public sait parfois donner tort à la critique : Pagnol lui en est reconnaissant.

Cependant, le pire est le silence : pour tuer un créateur, il suffit de ne jamais le nommer, d’ignorer son œuvre et ses mérites. C’est un enterrement première classe par le silence. Ce cas de figure demande une concertation plus ou moins consciente de ceux qui ont la volonté de nuire à une personne ou à une œuvre. Ceci nécessite une conjonction de mauvaises intentions ou d’intérêts, trouvant un dénominateur commun à exploiter. C’est le crime parfait de l’esprit créateur. Heureusement, il y a des créateurs coriaces et, parfois, un public avisé qui sait les reconnaître ! Ce crime est même parfois perfectionné : des individus ont cette capacité extraordinaire de récupérer à leur profit ou à imputer à un autre, le travail accompli par celui qui a eu l’esprit d’initiative ou l’esprit inventif et qui est passé sous silence ! Là, c’est la plus belle couronne mortuaire qui puisse lui être offerte !

Notre auteur cultive une simplicité de ton qui ne cache pas la profondeur des propos : ce style n'a pas toujours plu au monde universitaire ou aux bien-pensants de son époque. Cependant Jean Cocteau encourage Pagnol à suivre sa voix intérieure : " Ce qu'on te reproche, cultive-le parce que c'est toi."

Marcel Pagnol a été très sensible à ce sujet. Et je lui donne volontiers la parole sur ceux qui s’autoproclamant critiques patentés, et d’ailleurs qui leur a demandé de l'être ? Question qu’il faudrait toujours se poser !

" Il faut être bien sûr de soi pour accepter la mission de juger les autres, et bien plus prétentieux encore pour se la donner à soi-même, surtout lorsque personnes ne songerait à vous l’offrir. C’est pourquoi il est nécessaire de s’en montrer digne, en jugeant avec prudence, avec modestie, avec humilité. Il faut juger d’en bas, à moins de se croire Dieu : il est vrai que ce genre de folie est de plus en plus répandu." 43

Il nous délivre encore son avis sur le ton hargneux de certains critiques, en leur adressant cette missive :

"Messieurs les critiques, lorsque vous jugez les auteurs, n’oubliez jamais que, sans vous, ils continueraient d’écrire leurs œuvres : mais que s’ils n’écrivaient pas, vous n’écririez plus. Ne leur parlez donc pas sur un ton magistral et dédaigneux comme un régent de collège à des élèves de sixième, et comme si vous étiez capables de faire mieux qu’eux. Tout le monde sait bien qu’il n’en est rien, et vous le savez mieux que personne, surtout, si en secret, vous l’avez tenté, sans y réussir." 44

Le rire

Est-ce le mot juste, le rire, dans les œuvres de Pagnol ? Nous ne pouvons pas parler d’humour, trop restrictif, et le seul mot ironie serait trop dur. Tendre ironie serait l’expression sans doute la plus convenable. Notre écrivain aborde des sujets sérieux sans prendre des airs graves ou un ton sentencieux. Il nous parle avec des accents de vérité, car il a observé les hommes de son temps. Son but n’est pas tant de nous faire rire, mais de nous inviter à réfléchir avec le sourire sur des situations réelles aux traits à peine outrés.

La pièce de théâtre Le Schpountz et son essai sur Notes sur le rire sont les deux meilleures entrées pour s’ouvrir sur le plaisant spectacle de la condition humaine, dessiné par Pagnol.

Le Schpountz, joué par Fernandel, est la mise en scène d’Irénée qui se prend pour un acteur dramatique, sans réaliser le ridicule de son jeu. Des comédiens et des accessoiristes lui laissent croire en son talent. Il monte à Paris, persuadé d’obtenir un engagement. Finalement, un rôle lui est confié, mais le public rit dans les moments où il pensait les émouvoir par son jeu.

Françoise, qui compatit au sort que son entourage lui impose, console Irénée qui considère la condition de comique comme une condition infamante. Pour le détromper, elle lui donne l’exemple de Charlie Chaplin. Et voici le dialogue :

" Françoise : Quand on fait rire sur la scène ou sur l’écran, on ne s’abaisse pas, bien au contraire. Faire rire ceux qui rentrent des champs, avec leurs grandes mains tellement dures qu’ils ne peuvent plus les fermer. Ceux qui sortent des bureaux avec leurs petites poitrines qui ne savent plus le goût de l’air. Ceux qui reviennent de l’usine, la tête basse, les ongles cassés, avec de l’huile noire dans les coupures de leurs doigts… Faire rire tous ceux qui mourront, faire rire tous ceux qui ont perdu leur mère, ou qui la perdront....

Irénée : Mais qui c’est, ceux-là ?

Françoise : Tous… Ceux qui n’ont pas encore perdu la mère la perdront un jour… Celui qui leur fait oublier un instant les petites misères… la fatigue, l’inquiétude et la mort ; celui qui fait rire des êtres qui ont tant de raison de pleurer, celui-là leur donne la force de vivre, et on l’aime comme un bienfaiteur....

Irénée : Même si pour les faire rire, il s’avilit devant leurs yeux ?

Françoise : S’il faut qu’il s’avilisse, et s’il y consent, le mérite est encore plus grand, puisqu’il sacrifie son orgueil pour alléger notre misère… On devrait dire saint Molière, on pourrait dire saint Charlot…

Irénée : Mais le rire, le rire… C’est une espèce de convulsion absurde et vulgaire…

Françoise : Non, non, ne dites pas de mal du rire. Il n’existe pas dans la nature ; les arbres ne rient pas et les bêtes ne savent pas rire.... Les montagnes n’ont jamais ri… Il n’y a que les hommes qui rient… Les hommes et même les tout petits enfants, ceux qui ne parlent pas encore… Le rire, c’est une chose humaine45, une vertu qui n’appartient qu’aux hommes et que Dieu peut-être leur a donnée pour les consoler d’être intelligents…" 46

Dans son essai intitulé Notes sur le rire, son argumentation est la suivante :

"Il n’y a pas de source du comique dans la nature : la source du comique est dans le rieur.

Ainsi, nous ne chercherons pas à répondre à la question posée par nos maîtres : " De quoi rions-nous ?"

Il nous semble beaucoup plus important de résoudre celle-ci : " Pourquoi rions-nous ? "47

Il donne raison à Bergson ainsi :

" Voici maintenant une autre vérité qui est la grande découverte de Bergson, et la marque de son génie : l’homme ne rit que de l’homme, ou d’un animal qui voudrait ressembler à un homme, ou d’un objet qui a une forme humaine. " 48


Il y a le rire de situation : la surprise des acteurs d’une scène alors que les spectateurs-rieurs ne sont pas surpris49 ou le rire d’une peur surmontée.

Son essai mérite votre lecture, car il y défend sa définition du rire qu’il tente de mettre en équation50 :

  1. Le rire est un chant de triomphe ; c’est l’expression d’une supériorité momentanée, mais brusquement découverte du rieur sur le moqué.

  2. Il y a deux sortes de rires, aussi éloignées l’une que l’autre, mais aussi parfaitement solidaires que les deux pôles de notre planète.

  3. Le premier, c’est le vrai rire, le rire sain, tonique et reposant :

  • Je ris parce que je me sens supérieur à toi (ou à lui, ou au monde entier, ou à moi-même).

  • Nous l’appelons le rire positif.

  1. Le second est dur, et presque triste :

  • Je ris parce que tu es inférieur à moi. Je ne ris pas de ma supériorité, je ris de ton infériorité.

  • C’est le rire négatif, le rire du mépris, le rire de la vengeance, de la vendetta, ou tout au moins, de la revanche.

  1. Entre ces deux sortes de rires, nous rencontrons toutes sortes de nuances. 51

Des actes comiques font rire toute une salle, mais pas toujours pour les mêmes raisons. Et je vous invite à écouter cette observation d’un Pagnol qui a expérimenté les réactions de son public52 :

" … il convient de remarquer que chaque rieur rit à sa façon, qu’il rit plus ou moins violemment et que cet éclat de rire général est fait de mille rires particuliers, tous différents les uns des autres. D’autre part, un examen attentif nous permettrait de découvrir une vingtaine de spectateurs qui n’ont pas ri, plus de cent qui ont à peine souri, et deux ou trois qui ont ri de la sottise des rieurs ?

Il devient donc très évident que le rire est un fait personnel.

Il est non moins évident que le rire est à la mesure du rieur.

En effet, quand on connaît l’un des termes d’un rapport simple (la cause du rire) et le résultat de l’opération intellectuelle qui a résolu le rapport (le rire, dont la durée et l’intensité sont appréciables), il est facile de calculer exactement le second terme du rapport, c’est-à-dire la personnalité du rieur.

Nous résumerons ce raisonnement dans une formule qui sera la conclusion de ces notes :

"Dis-moi de quoi tu ris,et je te dirai qui tu es." 53


Avant de conclure, je vous offre un petit florilège de citations.

Carnet de petites citations

- Non, d’être cocu, ce n’est pas un péché… Va tu iras au paradis quand même ! … Seulement avec la paire de cornes que tu as, comment tu feras, pour te mettre l’auréole ?

César. À Escartefigue qui s’interroge sur sa condition de cocu. p. 59

- Quand on fera danser les couillons, tu ne seras pas à l’orchestre.

Marius. T. 1, p. 76

- À force de soigner la chair, tu la crois plus importante que l’âme.

César. Elzéar, le prêtre à Félicien, le médecin. p. 50

- La pudeur, c’est un sentiment délicat et nuancé, un sentiment très fin, et très joli.

César, A Escartefigue. p. 115

- Quand on doit diriger des enfants ou des hommes, il faut de temps en temps commettre une jolie injustice, bien nette, bien criante : c’est ça qui leur en impose le plus.

Topaze. Acte 1, scène5.

Maudit soit l’oppresseur qui vient avec un fouet et qui nous méprise parce qu’il nous opprime.

Judas. Simon (acte I)

- En politique, tout est comédie.

Les Marchands de gloire. Berlureau. T. 2, p. 145

- J’ai été assez étonné en lisant les journaux. On dirait qu’ils sont écrits par des canailles pour tromper des imbéciles.

Les Marchands de gloire. Henri Bachelet. T. 2, p. 164.

Il faut se méfier des ingénieurs, ça commence par la machine à coudre, ça finit par la bombe atomique.

Critique des critiques. T. 9, p. 105

- Un secret, ce n’est pas quelque chose qui ne se raconte pas. Mais c’est une chose qu’on se raconte à voix basse et séparément.

César.

- Les parents se mêlent souvent de ce qui ne les regarde pas.

Marius. Marius à Fanny. T. 1, p. 122 :

- Dans la vie, il n’y a pas d’irréparable.

César. Césariot à César. p. 109

Telle est la vie des hommes. Quelques joies, très vite effacées par d’inoubliables chagrins. Il n’est pas nécessaire de le dire aux enfants.

Le Château de ma mère. T. 11, p. 321

Les mots qui ont un son noble contiennent toujours de belles images.

La Gloire de mon père.

- Des fois on dit des choses, et puis on pense tout le contraire.

Marius. Fanny à Marius T. 1, p. 123

- Les femmes, c’est fier, et c’est délicat. On a beau ne rien leur dire : ça voit tout, ça comprend tout, ça devine tout.

Marius. César à Marius. T. 1, p. 156

Terminons avec ce propos préféré de Pagnol :

- Tout le monde savait que c’était impossible, il est arrivé un imbécile qui ne le savait et qui l’a fait.

In Raymond Castans, Biographie, p. 162.

Conclusion

Je voudrais poursuivre encore mes propos sur Marcel Pagnol, mais mon temps de parole est écoulé. Par ce court exposé, j'ai tenté de vous présenter quelques facettes de cette personnalité attachante, en raison de son regard, à la fois tendre et acéré, sur les hommes de son époque qui sont de tous les temps : seul le contexte change, l’homme reste le même ! C’est pourquoi l’œuvre de Pagnol ne vieillit pas.

Merci pour votre attention.

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Bibliographie

Marcel Pagnol : Œuvres complètes en 12 volumes. Club de l’Honnête Homme. Paris. 1978.

Les références paginales de cette communication renvoient à cette édition.

T. 1 : Marius. Fanny. César

T. 2 : Les Marchands de gloire. Judas. Phaéton.

T. 3 : Topaze. Fabien. Catulle.

T. 4 : Joffroi. Merlussse. Cigalon. Regain. Naïs.

T. 5 : Le Schpountz. La Femme du boulanger. La Fille du puisatier. La Belle Meunière.

T. 6 : Le Rosier de Madame Husson. Angèle. Les Lettres de mon moulin. La Prière aux étoiles.

T. 7 : L’eau des collines -Jean de Florette - Manon des Sources.

T. 8 : Hamlet. Les Bucoliques. Le Songe d’une nuit d’été.

T. 9 : Cinématurgie de Paris. Critique des Critiques. Notes sur le rire. Discours de réception à l’Académie (27 03 1947). Prix de vertu. Discours de M. Achard. Manon des Sources (dialogue du film 1952).

T. 10 : Pirouettes. Premier Amour. Le Masque de fer.

T. 11 : Souvenirs d’enfance - La Gloire de mon père - Le Château de ma mère.

T. 12 : Souvenirs d’enfance - Le Temps des secrets -Le Temps des amours.

Marcel Pagnol : César. Le Livre de poche. n° 161. 1970. 144 p.

Marcel Pagnol : Pagnol Inédit. Vertiges du Nord/Carrere. 1986. 284 p.

Biographie :

Raymond Castans : Marcel Pagnol. Biographie. JCLattès. 1987. 392 p.

Un ami de 25 ans de Marcel Pagnol fournit des détails précis et des anecdotes pour le découvrir.

Raymond Castans : Il était une fois Marcel Pagnol. France Loisir. 1985.192 p.

Recueil de 350 photographies commentées.




Norbert Calmels (Abbé général des Prémontrés) : Rencontre avec Marcel Pagnol. Pastorelly.

Henri Dariès : Un bout de chemin avec Marcel Pagnol. Edisud.

Karin Hann : Marcel Pagnol. Un autre regard. Rocher. 2014. 280 p.

Filmographie

Je signale qu'il est très facile de visionner les films en noir et blanc au moyen d'Internet.

Notes:

1Lire : Raymond Castans : Marcel Pagnol. Biographie. JCLattès. 1987. 392 p.

2La librairie Payot de la Place du Flon.

3Roucairols pour plaire aux occitanistes.

4T. 11, Le Château de ma mère et T. 12 Le Temps des secrets.

5T. 11 Le Château de ma mère. p. 207-208.

6En apparence à mon avis, je sens en lui une nature profonde inquiète par sa quête du succès, aussi bien littéraire que financier.

7T. 9 Cinématurgie de Paris. A lire pour avoir un aperçu des débats qui ont entouré cette naissance.

8Ce film est médiocre d’ailleurs.

9Henri Dariès : Un bout de chemin avec Marcel Pagnol. Ed. Edisud.

10T 5. Le Schpountz. p. 119

11Marcel Pagnol : Inédit. Textes réunis par Jacqueline et Frédéric Pagnol. ED. Vertiges du Nord/Carrere. 288 p. 1986. La table des matières comporte des erreurs de pagination.

12Idem, p. 127.

13Idem p. 37.

14Le politiquement correct selon des autorités françaises que je ne me permettrai pas de juger, l’exige…, accepter et exiger par "tous" ? Ceci est une considération trop difficile à trancher publiquement . Aussi je m’en remets entièrement à votre jugement, qu’il soit bon ou mauvais ou même nul, ceci est votre affaire, et non la mienne ! Ce genre de propos s’appelle "prudence républicaine" : inclinez-vous !

15idem, p. 51 et sq

16Trilogie : T. 11, La Gloire de mon père, Le Château de ma mère et T. 12 Le Temps des secrets. Plus tard, nous avons T. 12 Le Temps des amours et T.10 Pirouettes.

17Se prénommant Thomas, mais que tante Rose préférait appeler Jules. Elle voulait éviter la confusion entre un Thomas, dit pour le pot de chambre selon une tradition locale, sans savoir que Jules signifiait la même chose ! C’est ce que nous dit Pagnol. Que les porteurs de ces deux beaux prénoms me pardonnent !

18T. 11, La gloire de mon père. p. 78.

19Idem, p. 151.

20Idem, p. 175.

21Porter un titre en signifie pas avoir les compétences qu'exige la fonction : observez et vous verrez !

22T. 11 Le Château de ma mère. p. 208.

23Selon le modèle américain, tant loué par les individus pour qui l'argent est le seul dieu.

24T. 8 Les bucoliques. Préface. p. 157.

25T. 8. Hamlet. Préface. p. 15

26T. 1 Fanny, p. 252

27La différence d'âge explique sans doute cela.

28idem p. 246.

29Dans les Souvenirs, Marcel tient le même propos sur sa mère.

30César. Ed. Livre de poche. Pp. 185-187.

31T. 5, La fille du puisatier. p. 347.

32D'après Émile Zola. Film sorti en 1945.

33T. 1 Fanny, p. 252

34Marcel Pagnol: César, Ed. "Le livre de Poche". 1969. 244 p. p. 17. Dans la version de César de 1936, ce dialogue n’existe pas. Ici texte de 1946.

35T. 11, La Gloire de mon père. p. 60.

36Idem

37T. 2

38Il y a des similitudes avec les lois émotionnelles de nos jours ... pas appliquées d'ailleurs, mais donnant bonne conscience aux "législateurs".

39Le public reprochait le temps long de certaines scènes.

40La confession de Panisse et Le curé de Cucugnan pourraient servir à l'enseignement du catéchisme par des prêtres ayant une culture théologique et littéraire.

41Citation de Souvenirs de Mgr Norbert Calmels, par Pierre de Boisdeffre : Histoire de la littérature de langue française des années 30 aux années 80. T. 1, Roman, Théâtre. 1985. 1392 p., p. 427.

42T. 10

43T. 9, Critique des critiques. p. 137

44Idem, p. 137.

45T. 9. Notes sur le rire. Repris de Rabelais : "Pour ce que le rire est le propre de l’homme." p. 152.

46T. 5. Le Schpountz. p. 116

47T. 9. Notes sur le rire. p. 151.

48Idem, p. 152.

49Exemple donné du préfet et du boucher.

50Comme un essai scientifique sur le rire.

51Idem p. 159.

52Notamment quand sa pièce intitulée Fabien a été jouée.

53Idem, p. 187.

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