vendredi 6 juillet 2018

Spiritualité de st Antoine de Padoue ou de Lisbonne


Saint Antoine de Padoue 

1195-1231 : sa pensée
Antoine Schülé, La Tourette, juin 2018


« La richesse d’enseignements spirituels contenue dans les « Sermons »
est telle que le vénérable Pape Pie XII, en 1946,
proclama Antoine Docteur de l’Église,
lui attribuant le titre de « Docteur évangélique »,
car de ces écrits émanent la fraîcheur et la beauté de l’Évangile ;
aujourd’hui encore, nous pouvons les lire avec un grand bénéfice spirituel. »
Benoît XVI1


Le culte populaire a réduit trop souvent le St. Antoine du 13 juin à être le guichetier du service des objets perdus : toutefois, en ce XXIe siècle encore, nous pouvons le prier pour que l’humanité retrouve ce précieux trésor qu’est la Foi. Nous vivons des temps en Occident où le christianisme recule alors qu’il prospère en Asie et en Afrique ! Pour rester dans le cadre de cette présentation, je ne développerai pas les raisons de l’existence de ce fait.

Une enquête, établie en 2010 lors de l’ostension de la langue2 de St. Antoine, à la basilique de Padoue, offre une vision des motivations de la vénération qui lui est rendue :
48 %  des pèlerins lui demandent aide et protection 
et 52 %  viennent par attachement à sa dévotion et pour remerciement de vœux exaucés.
Comment est-il perçu par ses adeptes ?
30 % comme protecteur et témoin de sainteté ;
24 % comme intercesseur ;
13 % comme guide spirituel
et seulement 6 % comme prédicateur.
Or St Antoine est honoré par l’Église catholique comme docteur de l’Église. Presque chaque église paroissiale possède une statue et un tronc dédiés à notre saint du jour. Il y a lieu de penser que la piété populaire à son endroit est très forte et qu’il devrait donc être possible de construire une évangélisation efficace en découvrant mieux ses écrits théologiques.

Le lecteur contemporain est désarçonné par le style de St. Antoine : nous sommes face à un auteur du Moyen Age s’exprimant volontiers dans un langage symbolique qui est devenu malheureusement incompréhensible pour la plupart des fidèles de nos jours. Or la force d’un symbole avait plus de poids qu’un écrit théologique pour les fidèles de son temps, ne sachant pas toujours lire ou ne disposant pas de livres tout simplement.
Trois symboles antoniens à retenir : le livre (la Parole de Dieu à faire vivre), le lys (la pureté intérieure à retrouver au moyen d’une conversion sincère) et le pain (la nourriture pas seulement alimentaire mais aussi spirituelle à partager).

Au cours de la dernière période de sa vie, Antoine écrivit deux cycles de « Sermons », intitulés respectivement « Sermons du dimanche » et « Sermons sur les saints », destinés aux prêcheurs et aux enseignants des études théologiques de l’Ordre franciscain.
De nos jours, il existe une version intégrale en français des Sermons en 4 volumes, un cinquième volume numérisé offrant un très utile Index pour profiter au mieux des multiples sujets que traite St. Antoine : théologie, morale, spiritualité, Écriture sainte, animaux et mystique, pénitence, richesse et pauvreté, paix, etc. Nous sommes reconnaissants au Frère Valentin Strappazzon d’avoir effectué ce travail délicat de 2000 à 2009, avec un index paru en 2013.

Un auteur est toujours inscrit dans un contexte particulier qu’il est utile de connaître pour mieux le comprendre. Aussi la question qui se pose est donc : Quelle a été la filiation de pensée de St. Antoine de Padoue ?

Avant de vouloir être disciple de saint François d’Assise pour convertir les peuples du Maroc, Fernand ou Fernandez chez les Portugais, le futur Antoine, a commencé sa vie sacerdotale dans l’ordre de Saint Augustin.
Je me souviens de certains chanoines, suivant la règle de Saint Augustin qui m’interrogeaient pour savoir quel était mon saint patron : je leur répondais que j’étais pour saint Antoine l’Ermite. Et ma réponse leur donnait satisfaction car, encore dans les années 1970, ils ne lui pardonnaient pas d’avoir quitté leur ordre ! Je signale que Fernand a choisi le nom d’Antoine par vénération à saint Antoine l’Ermite.

Il doit sa formation essentiellement aux maîtres parisiens de l’abbaye de St. Victor de Paris :

Hugues de St. Victor ( ? -1141) en était une des grandes figures et, de son temps, il était même considéré comme le saint Augustin de son siècle. Son œuvre la plus réputée est le Didascalicon où Antoine s’est initié aux principes de l’interprétation des Écritures, ce que les théologiens nomment l’herméneutique. Hugues distingue trois sens de l’Écriture :
  • le sens littéral ou historique qui est celui de la lettre ou du récit ;
  • le sens allégorique (une abstraction symbolisée, pour formuler cela autrement) qui constitue le sens théologique ;
  • le sens anagogique ou tropologique, non il ne s’agit pas de deux maladies rares, mais tout simplement de la mise en évidence des enseignements spirituels et moraux devant régir la conduite humaine.
Il allie la lecture de la Bible et la lecture de la vie personnelle du lecteur : c’est son originalité. Cette démarche conduit à la prière et au développement de la vie intérieure. Il analyse avec finesse les différentes étapes qui conduisent l’âme de l’oraison et de la méditation à la contemplation.

Richard de Saint-Victor ( ? -1173) Il est l’auteur de nombreux traités. Il use des notions de philosophie, de géographie et d’histoire et de nombreux textes bibliques pour construire son œuvre théologique : il est un véritable humaniste, non au sens donné au XVIIIe s. mais de cet humanisme occidental initial de nature chrétienne, n’ignorant pas la pensée philosophie antique.
Son ouvrage le plus intéressant, encore de nos jours, est son De trinitate : il développe une dialectique de l’amour pour parvenir à une intelligence, humaine et donc limitée - ce qu’il faut savoir accepter -, du mystère de Dieu.

Thomas Gallus ou Thomas de Saint-Victor : il a initié Antoine à la théologie mystique du Pseudo-Denys l’Aéropagite (auteur du Ve et VIe siècle), transmis par Jean Scot. Que retenir brièvement de cet auteur ? Ses écrits, en grec à l’origine, veulent unir le message évangélique et une lecture de Platon.
Au Moyen Age, ses lecteurs étaient persuadés qu’il avait été converti par saint Paul lui-même. Cela n’a certainement pas été le cas par un contact physique mais une lecture de saint Paul peut convertir bien des cœurs encore de nos jours : je suis surpris que les auteurs critiques ne voient pas la possibilité d’une conversion par un écrit, même plusieurs siècles après la vie de saint Paul ! Il y a un lien avec cette chapelle de Naste car ce Thomas Gallus a été très souvent lu et cité par les Chartreux.

La formation d’Antoine de Padoue a donc été très solide et lui a permis d’assurer une prédication consistante, nourrissante spirituellement. Son sens de la prédication populaire a été développée au contact de saint François d’Assise. Antoine était ainsi armé dans son intention de réformer les mœurs du clergé (sans tomber dans le schisme), et de contrer les Patarins (Milan : réaction extrême contre le concubinage au sein du clergé et la simonie ) comme les Albigeois (Sud de la France : rejet de sacrements de l’Église). Pour lui, il y a nécessité que les pasteurs retrouvent le goût de la vraie pastorale à lecture des Évangiles.

Quatre lectures de l’Evangile

Dans ces Sermons, il commente les textes de l’Écriture présentés par la Liturgie, en utilisant l’interprétation patristique et médiévale des quatre sens :
  • le sens littéral ou historique3 assure une première lecture qui cependant ne suffit pas : les Écritures (AT) sont une préparation de la Parole (NT) qui s’est traduite dans les actes du Christ et de ses disciples4 ;
  • le sens allégorique ou christologique, souligne Dieu fait en homme en le Christ ;
  • le sens tropologique ( la tropologie ; donner un sens par comparaison ) ou moral, donner un sens à sa vie, construit sur l’imitation de la vie du Christ ;
  • le sens anagogique, détermine la conduite du fidèle qui assure ainsi sa vie éternelle : l’anagogie est ce travail d’extraction du sens spirituel des Écritures.
La lecture antonienne consiste à mettre en évidence ces quatre dimensions de la Parole. Ses Sermons sont des textes à la fois théologiques et homilétiques : leur lecture surprend car ils respirent encore de cette prédication vivante, avec laquelle St Antoine offre un itinéraire concret de vie chrétienne.

Voici un extrait d’introduction d’Antoine à ses Sermons , qui explicite très clairement son intention de susciter l’attention et l’intérêt de ses auditeurs :
« L’insipide sagesse des lecteurs et des auditeurs de notre temps en est venue à ce point qu’il leur faut trouver et entendre des phrases soignées, du nouveau qui fasse du bruit ; sinon ils se dégoûtent de lire, ils ne prennent pas la peine d’écouter. Nous n’avons pas voulu que la parole de Dieu, au péril de leurs âmes, leur fût un objet de dégoût ou de mépris. C’est pourquoi au début de chaque évangile nous avons placé un prologue en accord avec le texte. Pour la même raison nous avons inséré dans notre ouvrage certaines observations sur les propriétés des choses et des animaux, ainsi que les étymologies des noms, avec des applications morales. »

Il porte la Parole aux fidèles mais n’en tire pas orgueil, je le cite :
« Très chers frères, moi le plus petit de vous tous, moi votre frère et votre serviteur, pour votre consolation, pour l’édification des fidèles, pour la rémission de mes péchés, j’ai composé de mon mieux ce travail sur les évangiles de l’année. Je vous en prie et vous en supplie, quand vous lirez quelques passages de ce livre, offrez un souvenir pour moi, votre frère, au Fils de Dieu, Dieu lui-même, qui s’est offert à son Père sur le gibet de la croix.
Je vous le demande aussi : quand vous trouverez dans cet ouvrage, quelque chose d’édifiant, de consolant, de bien dit, ou de bien composé, n’en reportez toute louange, toute gloire et tout honneur qu’à Jésus-Christ, le bienheureux et béni Fils de Dieu ; mais ce que vous trouverez de mal ordonné, d’insipide, de mal dit, imputez le à ma misère, à mon aveuglement, à mon ignorance. Enfin, tous les endroits de ce volume qui appellent suppression ou correction, je les soumets aux savants de notre Ordre, afin que, selon leur discrétion, ils les éclaircissent et les corrigent. »5

La prière

Dans ces Sermons, saint Antoine parle de la prière comme d’une relation d’amour, qui pousse l’homme à un confiant dialogue avec le Seigneur, créant une joie sereine, qui enveloppe progressivement l’âme en prière.

Antoine souligne que la prière a besoin d’une atmosphère de silence, qui n’est pas seulement un détachement avec le bruit extérieur : ce silence est surtout une expérience intérieure ayant pour but d’éliminer les distractions provoquées par les préoccupations de l’âme. Obtenir le silence dans l’âme elle-même est une expérience merveilleuse : oui, cela offre des temps intenses et difficiles à décrire, se quittant tantôt avec peine, tantôt avec cette sérénité qui permet d’affronter les tempêtes de la vie.

Selon l’enseignement de notre Docteur évangélique, la prière s’articule autour de quatre attitudes indispensables qu’il nomme en latin : obsecratio, oratio, postulatio, gratiarum actio. Il vaut la peine de bien les comprendre.

Obsecratio : à travers une prière publique et solennelle, c’est ouvrir avec confiance son cœur à Dieu; cette première démarche ne consiste pas simplement à prononcer des paroles, mais surtout à reconnaître en son cœur la présence de Dieu ;

Oratio : parler sereinement avec Dieu, en percevant sa bienveillante présence ; à cet instant, le priant n’est plus seul car il est avec toutes celles et tous ceux qui prient, partout dans le monde, avec cette église de la prière qui est ainsi unie en une communion universelle (catholique);

Postulatio : en enfant adoptif de Dieu que nous sommes devenus par le baptême, c’est formuler au Père besoins, soucis, joies aussi bien de soi que d’autres personnes ;

Gratiarum actio : au final, c’est prononcer les mots qui louent Dieu et qui Lui rendent grâce pour tout ce qu’Il a déjà accompli, ce qu’Il nous a permis de discerner et pour tout ce qu’Il nous permettra de réussir pour Sa plus grande gloire sur cette terre où nous ne faisons que passer.

Nous retrouvons dans les Sermons ce qui fait la force de la pensée franciscaine : la constante reconnaissance de l’amour divin. Le lien avec Dieu se vit dans une sphère affective unissant la volonté et le cœur : nous pouvons ainsi boire à la source d’eau vive dont nous parle le Christ et d’où jaillit une connaissance spirituelle qui dépasse toute connaissance. Nous ne pouvons connaître Dieu qu’en L’aimant et Dieu nous connaît déjà ! Il nous attend avec amour : encore, faut-il répondre à Son attente !

La vie spirituelle dépend de la qualité de la prière : elle seule permet d’échapper aux forces du mal qui agissent avec tant d’efficacité dans le monde : suivez les actualités pour en prendre conscience. Dans nos églises, il a trop souvent été proclamé : « Tout le monde est bon, tout le monde est gentil. » Et finalement, des horreurs se commettent chaque jour. Cette stupide naïveté rend bien des Chrétiens inaptes à lutter contre toutes ces forces qui s’unissent à détruire l’Église. Le pire est que même au sein du clergé, il y a des personnes consacrées qui en sapent les fondements soit par leurs propos, soit par leurs comportements, et le pire est atteint quand c’est les deux à la fois ! Je ne vous cache pas que ceci me fait trop souvent souffrir.
Prier, c’est donner la parole à l’âme et ainsi la vie spirituelle grandit : la prédication de saint Antoine ne cesse de le dire et de le redire. Il ne cultive aucune illusion sur la nature humaine : la tendance à entrer dans le péché exige un combat permanent contre l’avidité, contre l’orgueil, contre l’impureté. La prière sincère et du cœur nous incite à pratiquer les vertus de la pauvreté et de la générosité, de l’humilité et de l’obéissance, de la chasteté et de la pureté. Des vertus à conquérir chaque jour, à chaque instant : il faudrait définir chacune d’entre elles mais ceci n’est l’objectif de cette communication.

La moralité

Nos sociétés actuelles ont horreur des mots comme «morale » ou « moralité ». Elles préfèrent citer des droits qui sont d’ailleurs bien souvent bafoués à l’égard de celles et ceux qui ne partagent pas les « valeurs » sacralisées. Or la valeur qui est la plus honorée de nos jours est le succès financier, peu importe les moyens utilisés pour l’obtenir. En Occident et pour une grand nombre, les valeurs ne relèvent plus de l’existence d’un Dieu créateur mais de l’homme devenu le créateur de soi. D’où cet individualisme outrancier qui règne en maître : les media parlent à longueur de journée de solidarité mais dans les faits, la plupart se replient sur leurs petites intérêts, sur leur « moi possessif », sur leur biologie6, sur une admiration béate de soi (le narcissisme).

Écoutez ce que nous dit Antoine au début du XIIIe siècle et vous le verrez établir un constat qui vaut pour notre temps qui en plus perd la Foi :
« de nos jours, les mœurs sont corrompues, c’est pourquoi, il faut insister plus sur la moralité qui forme les mœurs, que sur l’allégorie qui forme la foi ; la foi en effet, par la grâce de Dieu est répandue dans le monde entier. »7. Je m’inquiète de voir la foi faiblir en Europe mais, heureusement, je vois des noyaux solides où la foi est bien vivante mais ils sont trop souvent ignorés par les media, voire même par le clergé !

Quel est le maître mot de la morale chrétienne : la charité. Soyons prudents avec ce mot : car sous couvert de charité, il y a trop souvent chez des catholiques un prétexte à la lâcheté ! Combien de refus de lutter pour la foi en invoquant la charité envers ces adversaires de la foi. Pour certains, la « charité » aboutit à une acceptation de tout et de n’importe quoi, au nom d’un confortable relativisme, devenu un siège de la paresse spirituelle ! Antoine précise clairement ce qu’est la charité et ce qu’est l’amour. Il écrit cette phrase d’inspiration paulinienne : « La charité est l’âme de la foi, elle la rend vivante ; sans l’amour, la foi meurt »8. 
Aux débuts du XIIIe siècle, les villes naissent et le commerce se développe : le capitalisme prend son essor avec un corollaire négatif dans les villes marchandes : des familles aisées deviennent insensibles aux besoins des pauvres et cultivent une pratique religieuse d’apparence et non de cœur et d’esprit9.

Antoine invite avec insistance les fidèles à penser à la vraie richesse qui est celle du cœur : elle les rend bons et miséricordieux, leur fait accumuler des trésors pour le Ciel. Il existe des richesses intellectuelles, spirituelles, scientifiques, artistiques, techniques et artisanales et ne relevant pas uniquement de la richesse pécuniaire. C’est ainsi que vous entendez mieux notre auteur inspiré quand il dit : « O riches – telle est son exhortation - prenez pour amis… les pauvres, accueillez-les dans vos maisons : ce seront eux, les pauvres, qui vous accueilleront par la suite dans les tabernacles éternels, où résident la beauté de la paix, la confiance de la sécurité, et le calme opulent de l’éternelle satiété »10. 

Nous vivons de graves déséquilibres économiques qui appauvrissent de nombreuses personnes et créent d’inacceptables conditions de pauvreté. De plus, nous vivons un temps de l’Église où, en Europe plus spécialement, son message traditionnel n’est plus entendu alors que le Christ a révélé les Écritures dans leur plus parfaite expression, en les dégageant de cette gangue de l’Ancien Testament. Notre Europe vit en une grande pauvreté spirituelle. Dans l’encyclique de Benoît XVI, « Deus Caritas est »11, ce pape regretté rappelle : « Pour fonctionner correctement, l’économie a besoin de l’éthique; non pas d’une éthique quelconque, mais d’une éthique amie de la personne » . Nos sociétés envisagent trop l’homme non comme une personne mais comme un individu, une sorte d’objet dont le seul critère d’appréciation ou d’évaluation à retenir serait sa rentabilité ou sa non rentabilité. Regardez le monde du travail : la qualité disparaît au nom de la rentabilité dans plus d’un domaine, même celui de la culture !

La cohérence entre la parole et la conduite

Cette cohérence est essentielle pour une morale chrétienne et je donne la parole à notre saint du jour :
« La parole est vivante lorsque les œuvres parlent… Que cessent les paroles et que parlent les œuvres… Proclame inutilement la connaissance de la loi celui qui, par sa vie, détruit ce qu’il enseigne. »12.
Voici une morale exigeante et, une fois de plus, il est démontré qu’un mystique, comme tout chrétien, se doit d’agir selon les dons, les talents reçus.

Et j’ouvre une parenthèse, qui ne manque pas de sel, pour vous parler d’un autre Antoine qui a développé avec une grande vigueur ces propos de saint Antoine. Il s’agit du Père jésuite Antonio Vieira13 (1608-1697) qui a écrit un Sermon aux Poissons pour le 13 juin 1654, donné dans la ville de Saint Louis du Maranhao, au Brésil. Voici un extrait à goûter plus spécialement :

« Vos estis sal terraeVous êtes le sel de la terre…
Vous – dit le Christ, Notre Seigneur, parlant aux prédicateurs – vous êtes le sel de la terre : et Il les appelle sel de la terre parce qu’Il veut qu’ils fassent sur cette terre ce que fait le sel. Le sel empêche la terre de se corrompre. Mais quand la terre est à ce point corrompue que l’est la nôtre, alors qu’il est tant de prédicateurs qui jouent ici-bas le rôle du sel, quelle est ou quelle peut être la cause de cette corruption ?
Ou bien c’est parce que le sel ne sale pas, ou bien c’est que la terre ne se laisse pas saler. Ou bien le sel ne sale pas et les prédicateurs ne prêchent pas la véritable doctrine ; ou bien la terre ne se laisse pas saler, et les auditeurs à qui l’on apporte la véritable doctrine, ne veulent pas la recevoir.
Ou bien le sel ne sale pas, et les prédicateurs disent une chose et en font une autre ; ou bien la terre ne se laisse pas aller, et les auditeurs préfèrent imiter ce que font les prédicateurs plutôt que faire ce qu’ils disent.
Ou bien le sel ne sale pas, et les prédicateurs se prêchent eux-mêmes, et non le Christ ; ou bien la terre ne se laisse pas saler, et les auditeurs, au lieu de servir le Christ, servent leurs appétits. Tout cela n’est-il pas vrai ? Hélas, si.
A supposer par conséquent, ou bien que le sel ne sale pas, ou bien que la terre ne se laisse pas saler, que faut-il faire à ce sel, et que faut-il faire à cette terre ?

Ce qu’il faut faire à ce sel qui ne sale pas, le Christ l’a déjà dit : « Et si le sel perd sa force, avec quoi pourrait-on le saler ? Il n’est plus bon qu’à être jeté dehors et à être piétiné par les hommes. » (Mathieu, 13, 48). Si le sel perd sa substance et sa vertu, et si le prédicateur manque à la doctrine et à l’exemple, ce qu’il faut faire, c’est le jeter dehors, comme inutile, pour qu’il soit piétiné par tous les hommes. Qui oserait dire cela si le Christ Lui-même ne l’avait dit ? De même que personne n’est plus digne de respect et plus digne d’être porté aux nues que le prédicateur qui enseigne et qui fait ce qu’il doit, de même que celui qui, par la parole ou par les actes, prêche le contraire, mérite d’être méprisé et foulé aux pieds. Voilà ce qu’il faut faire pour le sel qui ne sale pas.

Mais à la terre qui ne se laisse pas saler, que devons-nous lui faire ? Ce point le Christ ne l’a pas résolu dans l’Evangile ; mais nous avons à ce sujet la résolution de notre grand Portugais saint Antoine, que nous célébrons aujourd’hui, la plus hardie et la plus glorieuse résolution qu’aucun saint n’ait jamais prise.

Saint Antoine prêchait en Italie, en la ville de Rimini, contre les hérétiques, qui y étaient nombreux. ; et comme les erreurs de l’entendement sont difficiles à extirper, non seulement le saint n’obtenait aucun résultat, mais encore le peuple en vint à se révolter contre lui, et peu s’en fallut qu’il en perdît la vie. Que pouvait faire en ce cas le grand et généreux saint Antoine ?

Secouerait-il la poussière de ses sandales comme le Christ le recommande en un autre endroit ? Mais Antoine, pieds nus, ne pouvait se livrer à cette protestation ; et des pieds auxquels ne s’accrochait la moindre bribe de cette terre n’avaient rien à secouer. Que faire alors ? Se retirerait-il ? Se tairait-il ? Dissimulerait-il ? Laisserait-il faire le temps ? Peut-être est-ce là ce que recommandait la prudence, ou la lâcheté humaine ; mais le zèle de la gloire divine qui brûlait dans son cœur ne pouvait prendre un tel parti. Que fait-il alors ?

Il change seulement de chaire et d’auditoire, mais il ne renonce pas à la doctrine. Il laisse les places et s’en va sur les plages ; il laisse la terre et se dirige vers la mer, et il se met à dire à haute voix : « Puisque les hommes ne veulent m’écouter, m’écoutent les poissons ! »
O ! Merveilles du Très Haut ! O ! puissance de Celui qui créa la mer et la terre ! Les ondes commencent à bouillonner, les poissons commencent à se rassembler, les gros, les plus gros, les petits. Et, s’étant rangés par ordre, la tête hors de l’eau, saint Antoine prêchait ; et eux écoutaient. »14 .

Cet extrait est chargé de symboles et de sens : il s’agit d’une introduction au sermon que prononce le Père jésuite Antonio Vieira. Il veut convaincre les colons de ne pas abuser des indigènes qui étaient exploités par certains : voici un nouvel exemple d’humanisme chrétien15. Ce sermon pique la curiosité et veut amener les fidèles à vivre la foi en vérité et dans son quotidien. N’oublions pas que parmi les premiers apôtres, il y avait les deux frères Simon et André qui exerçaient la profession de pêcheurs. L’intention de ce prêche est de persuader les auditeurs que l’homme ne doit pas exploiter l’homme mais que, dans la paix civile et le respect mutuel, Dieu soit loué en paroles et en actes. Tous les hommes bénéficiant de l’amour de Dieu, il appartient à l’homme de répondre à cet amour donné et non de le nier, non de le refuser, non de le corrompre de cette hypocrisie qui habille l’orgueil : les actes doivent correspondre à la Parole.

Le christocentrisme

Antoine, à l’école de François, place toujours le Christ au centre de la vie et de la pensée, de l’action et de la prédication. Il s’agit d’un autre trait typique de la théologie franciscaine : le christocentrisme se révélant tout spécialement à la Nativité et à la Passion.
La méditation du mystère trinitaire fonde cette conviction que Dieu ne s’approche que par Jésus-Christ. Ce christocentrisme est la source de la vertu de notre religion16 : l'homme ne regarde pas que son intérêt propre ou uniquement de son salut ; il choisit librement à s'intéresser aux seuls intérêts de Dieu. Ainsi, c’est reconnaître une absolue dépendance à l'égard de Dieu, en luttant contre tout ce qui pourrait l’en détourner. Il s’agit de parvenir à Dieu en « adhérant au Christ, à ses divers états », c'est-à-dire en se renonçant totalement, dans une « complète acceptation » s’exprimant dans cette formule à la fois simple et exigeante : « Seigneur que Ta volonté soit faite. ».
Le christocentrisme nous invite à contempler les mystères de l’humanité du Seigneur qui s’est fait homme en Jésus : le mystère de la Nativité révèle Dieu qui s’est fait Enfant, avec toute la fragilité que cela comporte. Dieu s’est remis entre nos mains17 : un mystère qui démontre cette bonté divine qu’il convient de reconnaître.

La Nativité est une preuve de l’amour du Christ pour l’humanité. Mais cet amour qui consiste à se donner pleinement et totalement se démontre de façon encore plus éclatante lors de la Crucifixion. Aussi, la vision du Crucifié inspire à Antoine des pensées de reconnaissance envers Dieu reconnaît ainsi toute la dignité de la personne humaine. Tout croyant et non croyant peut trouver dans le Crucifié et dans Son image une signification qui enrichit la vie. Saint Antoine parle ainsi de la Croix :
« Le Christ, qui est ta vie, est accroché devant toi, pour que tu regardes dans la croix comme dans un miroir. Là tu pourras voir combien tes blessures furent mortelles, aucune médecine n’aurait pu les guérir, si ce n’est celle du sang du Fils de Dieu. Si tu regardes bien, tu pourras te rendre compte à quel point sont grandes ta dignité humaine et ta valeur… En aucun autre lieu l’homme ne peut mieux se rendre compte de ce qu’il vaut, qu’en se regardant dans le miroir de la croix »18 .

Notre Europe dite encore chrétienne mais qui oublie de jour en jour ses racines se doit de redécouvrir l’importance de l’image du Crucifié pour notre culture, pour notre humanisme, né de la foi chrétienne et non d’un reniement de Dieu. En regardant le Crucifié, saint Antoine souligne à quel point la dignité humaine et la valeur de l’homme sont grandes aux yeux de Dieu. Dieu considère l’homme comme si important qu’Il accepte de souffrir la mort la plus ignoble pour le sauver : Il aurait pu contrer Judas, les grands prêtres juifs, les pharisiens. Il a même accepté d’être rejeté par une partie du peuple de sa première alliance !

Le recours au symbolisme

Ce procédé fréquent chez notre docteur de l’Église ne plaît plus beaucoup de nos jours : l’esprit cartésien prédomine si fort les intelligences que le symbolisme n’est plus compris. Or au Moyen Age, les fidèles comprenaient fort bien ce langage. Visitez nos cathédrales : la profusion de symboles est évidente. Les fidèles avaient la capacité de les lire.

J’ai effectué de nombreux travaux sur la symbolique religieuse qui ont suscité un vif intérêt chez des croyants comme des non croyants, chez des jeunes surtout qui n’avaient jamais été instruits sur ce langage symbolique. Le plus surprenant fut l’indifférence avec une nuance de mépris d’un curé affectataire alors que j’avais accompli un travail qui n’avait jamais été fait pour son église paroissiale. Je le lui pardonne très volontiers mais je suis bien obligé de prendre acte de son comportement. Aussi, je prie pour que cette lumière de Dieu qui apparaît dans les symboles illumine un jour son cœur pour ouvrir son esprit !

Prenons quelques exemples : le soleil évoque le Christ, Lumière éternelle ; l’azur du saphir représente la contemplation ; le rouge pourpre est le sang de la Passion. Une roue avec son essieu a un sens religieux : l’essieu est le Nouveau Testament qui était dans la roue qu’est l’Ancien testament ; pour Antoine, l’Ancien Testament se dévoile dans le Nouveau Testament19.
Les noms de personne et de lieux ont un sens étymologique trop souvent négligé dans la prédication : pourtant le seul fait de les comprendre éclairerait les lectures faites aux fidèles.
Les animaux, les plantes, les pierres, les parfums, les couleurs ont du sens. C’est pourquoi je prévois de vous parler du bestiaire chrétien médiéval ou des plantes et des pierres avec Hildegarde de Bingen. Il y a là tout un monde à découvrir !

Toujours dans l’intention de faire goûter la saveur de la Parole de Dieu, Antoine a recours à des images et comparaisons tirées de la vie quotidienne : les arbres nous élèvent à la contemplation céleste ; l’abeille ouvrière symbolise le travail du pénitent sur lui-même ; l’amandier qui fleurit le premier au printemps symbolise la Résurrection ; l’araignée qui tisse sa toile, représente l’astuce du démon qui veut nous prendre dans es filets ; l’hyène qui rode la nuit et trompe le chasseur désigne les agissements de l’hypocrite qui se cache sous une peau de brebis… Ou encore, l’or est le sens spirituel des Écritures ; le jardiner qui arrose son jardin, c’est Jésus qui irrigue l’âme de sa grâce ; etc.

Pourquoi les théologiens ou les prêtres font peu usage de nos jours des Sermons ?

Et c’est avec cette question que je conclus cette présentation. Il y a une réalité : ce talent oratoire qui a fait la réputation d’Antoine en son temps ne suscite plus un grand intérêt chez les prédicateurs depuis deux ou trois siècles.

Il n’a pas établi un traité de théologie avec la structure d’un Thomas d’Aquin : il offre des fragments de théologie en fonction des lectures proposées aux fidèles par l’Église. Il appartient au lecteur actuel de se laisser surprendre d’un sermon à l’autre et d’établir les liens nécessaires : chaque lecture venant compléter l’autre. Le frère Valentin Strappazzon a offert une belle édition en français des Sermons avec un index précieux qui nous permet de voyager dans la théologie mystique d’Antoine. Il est ainsi plus facile de le comprendre. Pour ma part, je vois en lui aussi un poète qui sait en quelques traits vigoureux inviter l’âme à agir : c’est en ceci que se reconnaît la vraie poésie.

Prenons un temps de prière :

Prions pour les prédicateurs
Après avoir accompli le signe de la Croix, nous pouvons avec confiance prier Antoine de Lisbonne ou de Padoue, pour qu’il porte à Dieu nos vœux formulés tout spécialement pour les prédicateurs. De notre docteur de l’Église il est possible d’affirmer avec conviction :
« La bouche du juste murmure la sagesse et sa langue proclame la justice.
La Loi de son Dieu est dans son cœur,
il marche sans trébucher. »

Après chaque intention : « Seigneur écoute-nous, Seigneur, exauce-nous. »
  • Prions le Seigneur afin que l’art de la prédication de saint Antoine se répande sur les Chrétiens qui ont la charge d’évangéliser.
  • Prions pour les prédicateurs, qu’inspirés de l’exemple saint Antoine, ils unissent la doctrine du Christ, et non une opinion personnelle, avec une piété sincère vécue en parole et en acte et avec une conviction profonde.
  • Prions pour les prêtres et les diacres pour qu’ils diffusent la Parole de Dieu aux fidèles, à travers des homélies liturgiques se référant à la seule Parole de Dieu qui est d’une telle richesse et d’une telle perfection.
  • Prions pour que les fidèles découvrent à chaque messe cette éternelle beauté du Christ, le prédicateur gardant en son cœur saint Antoine qui a dit :
    • « Si tu prêches Jésus, il libère les cœurs durs ;
    • si tu l’invoques, il adoucit les tentations amères ;
    • si tu penses à lui, il t’illumine le cœur ;
    • si tu le lis, il te comble l’esprit »20 


« Notre Père... »
Avant de prononcer avec cœur le « Je vous salue Marie... », écoutons

La Prière de Saint Antoine de Padoue à « Notre Dame, notre espérance » :

« Nous te prions donc, Notre Dame, notre espérance.
Toi qui es l’étoile de la mer,
brille sur nous qui sommes ballottés par la tempête de cette mer du monde,
guide nous vers le port,
protège par ta présence notre sortie de ce monde,
afin que nous méritions de quitter en toute sécurité cette prison
et parvenir heureux au bonheur qui n’a pas de fin.
Que nous l’accorde Celui que tu as porté dans ton ventre bienheureux
et allaité avec tes seins très purs.

A Lui soit l’honneur et la gloire pour les siècles des siècles.
Amen. »

« Ave Maria »
Gloire au père, au fils et au Saint Esprit
Comme il était au commencement
Maintenant et pour toujours
Dans les siècles et des siècles.

Amen.


1Catéchèse donnée lors de l’audience générale du 10 février 2010.
2Langue qui est restée intacte.
3Ce qui nous distingue des musulmans lisant le Coran ou les lectures de la Bible par les Évangéliques américains.
4Contemplation et action : Jésus harmonise les façons de vivre et d’être de Marthe et de Marie. La contemplation précède l’action !
5Sermons, fin du Prologue.
6Restant parfois au-dessous de la ceinture et , au mieux, au niveau du ventre !
7Sermons, II, 5, 14-17
8 Sermones, Dominicales et Festivi, II, Messager, Padoue 1979, p. 37
9Ce que nous retrouverons au XIXe s. : l’ère du Progrès qui devait résoudre tous les maux de l’humanité !
10 Idem, p. 29.
11N. 45
12Sermons, I, 384, 24-25 ; 29-30.
13Auteur de deux cents sermons, d’une abondante correspondance, d’ouvrages de nature politique et même des livres de prophétie. Il était considéré comme le Bossuet portugais. Il a lutté contre les abus des colons et a sollicité les souverains européens pour protéger les Indiens.
14Antonio Vieira (trad. Jean Haupt) : Sermon de saint Antoine aux Poissons. Bordas. 1970. 48 p.
15A retenir à notre époque où le Chrétien européen est culpabilisé en raison de sa Foi et, à un point tel, qu’il n’ose plus La proclamer !
16Se relier à Dieu.
17Maurice Zundel insistera sur ce Dieu qui n’est pas un Dieu-Pharaon !
18 Sermones Dominicales et Festivi III, pp. 213-214
19Une approche progressive du mystère de Dieu.
20Sermons, p. 59.

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