Saint
Antoine de Padoue
1195-1231
: sa pensée
Antoine
Schülé, La
Tourette, juin 2018
« La
richesse d’enseignements spirituels contenue dans les « Sermons »
est
telle que le vénérable Pape Pie XII, en 1946,
proclama
Antoine Docteur de l’Église,
lui
attribuant le titre de « Docteur évangélique »,
car
de ces écrits émanent la fraîcheur et la beauté de l’Évangile
;
aujourd’hui
encore, nous pouvons les lire avec un grand bénéfice spirituel. »
Benoît
XVI1
Le
culte populaire a
réduit
trop
souvent le St.
Antoine du 13 juin à
être le
guichetier du
service des objets perdus : toutefois, en
ce XXIe
siècle
encore, nous pouvons le prier pour que l’humanité retrouve ce
précieux trésor qu’est la Foi. Nous vivons des temps en Occident
où le christianisme recule alors qu’il prospère en Asie et en
Afrique ! Pour
rester dans le cadre de cette présentation,
je ne développerai pas les raisons de l’existence de ce fait.
Une
enquête, établie en 2010 lors de l’ostension de la langue2
de St. Antoine, à la basilique de Padoue, offre une vision des
motivations de la vénération qui lui est rendue :
48 %
des
pèlerins
lui
demandent
aide et protection
et
52 % viennent
par
attachement
à
sa dévotion et pour
remerciement de
vœux exaucés.
Comment
est-il perçu par
ses adeptes ?
30 %
comme protecteur et témoin de sainteté ;
24 %
comme intercesseur ;
13 %
comme guide spirituel
et
seulement 6 % comme prédicateur.
Or
St Antoine est honoré par
l’Église catholique
comme
docteur de l’Église. Presque
chaque église paroissiale possède une statue et un tronc dédiés à
notre saint du jour. Il
y
a lieu de penser
que la piété populaire à son endroit est très forte et qu’il
devrait donc
être
possible de
construire
une évangélisation efficace en
découvrant mieux
ses écrits théologiques.
Le
lecteur contemporain est désarçonné par le style de St. Antoine :
nous sommes face à un auteur du Moyen Age s’exprimant volontiers
dans un langage symbolique qui est devenu malheureusement
incompréhensible pour la plupart des fidèles de nos jours. Or la
force d’un symbole avait plus de poids qu’un écrit théologique
pour les fidèles de
son temps, ne
sachant pas toujours
lire
ou ne disposant pas de livres tout simplement.
Trois
symboles antoniens à
retenir :
le livre (la Parole de Dieu à faire vivre), le lys (la pureté
intérieure à retrouver au moyen d’une conversion sincère) et le
pain (la
nourriture
pas
seulement alimentaire mais aussi
spirituelle
à
partager).
Au
cours de la dernière période de sa vie, Antoine écrivit deux
cycles de « Sermons »,
intitulés respectivement « Sermons
du dimanche
» et « Sermons
sur les saints »,
destinés aux prêcheurs et aux enseignants des études théologiques
de l’Ordre franciscain.
De
nos jours, il
existe une version intégrale en français des Sermons
en
4
volumes, un
cinquième
volume numérisé
offrant
un très utile Index
pour
profiter au mieux des multiples sujets que traite St. Antoine :
théologie, morale, spiritualité, Écriture sainte, animaux et
mystique, pénitence, richesse et pauvreté, paix, etc. Nous
sommes reconnaissants au Frère Valentin
Strappazzon
d’avoir effectué ce travail délicat de 2000 à 2009, avec un
index paru en 2013.
Un
auteur est toujours inscrit dans un contexte particulier qu’il est
utile de connaître pour mieux le comprendre. Aussi la question qui
se pose est donc : Quelle a été la filiation de pensée de St.
Antoine de Padoue ?
Avant
de vouloir être disciple de saint François d’Assise pour
convertir les peuples du Maroc, Fernand ou Fernandez chez les
Portugais, le futur Antoine, a commencé sa vie sacerdotale dans
l’ordre de Saint Augustin.
Je
me souviens de certains chanoines, suivant la règle de Saint
Augustin qui m’interrogeaient pour savoir quel était mon saint patron :
je leur répondais que j’étais pour saint Antoine l’Ermite. Et
ma réponse leur donnait satisfaction car, encore dans les années
1970, ils ne lui pardonnaient pas d’avoir quitté leur ordre !
Je signale que Fernand a choisi le nom d’Antoine par vénération à
saint Antoine l’Ermite.
Il
doit sa formation essentiellement aux maîtres parisiens de l’abbaye
de St. Victor de Paris :
Hugues
de
St. Victor
( ?
-1141) en
était une des grandes figures et, de son temps, il était même
considéré comme
le saint Augustin de son siècle. Son œuvre la plus réputée est le
Didascalicon
où
Antoine s’est initié aux principes de l’interprétation
des Écritures,
ce que les théologiens nomment l’herméneutique.
Hugues distingue trois sens
de
l’Écriture :
-
le sens littéral ou historique qui est celui de la lettre ou du récit ;
-
le sens allégorique (une abstraction symbolisée, pour formuler cela autrement) qui constitue le sens théologique ;
-
le sens anagogique ou tropologique, non il ne s’agit pas de deux maladies rares, mais tout simplement de la mise en évidence des enseignements spirituels et moraux devant régir la conduite humaine.
Il
allie la lecture de la Bible et la lecture de la vie personnelle
du lecteur : c’est son originalité. Cette démarche conduit à
la
prière
et au développement
de la vie intérieure.
Il
analyse
avec
finesse les différentes étapes qui conduisent l’âme de l’oraison
et de la méditation à la contemplation.
Richard
de Saint-Victor
( ? -1173) Il est l’auteur de nombreux traités. Il use des
notions de philosophie, de géographie et d’histoire et de nombreux
textes bibliques pour construire son œuvre théologique : il
est un véritable humaniste, non au sens donné au XVIIIe
s.
mais de cet humanisme occidental initial de nature chrétienne,
n’ignorant pas la pensée philosophie antique.
Son
ouvrage le plus intéressant, encore de nos jours, est son De
trinitate :
il développe une dialectique de l’amour pour
parvenir à une intelligence, humaine et donc limitée - ce
qu’il faut savoir accepter -,
du mystère de Dieu.
Thomas
Gallus
ou Thomas de Saint-Victor : il a initié Antoine à la théologie
mystique du Pseudo-Denys l’Aéropagite (auteur
du Ve
et VIe
siècle),
transmis par Jean Scot. Que
retenir brièvement de cet auteur ? Ses écrits, en grec à
l’origine, veulent unir le message évangélique et une lecture de
Platon.
Au
Moyen Age, ses lecteurs étaient persuadés qu’il avait été
converti par saint
Paul lui-même.
Cela n’a
certainement
pas été
le
cas par un contact physique mais une lecture de saint Paul peut
convertir bien des cœurs encore de nos jours : je suis surpris
que les auteurs critiques ne voient
pas la possibilité d’une conversion par un écrit, même plusieurs
siècles
après la
vie de saint Paul !
Il
y a un lien avec cette
chapelle de Naste car ce Thomas Gallus
a
été très souvent lu et cité par les Chartreux.
La
formation d’Antoine de Padoue a donc été très solide et lui a
permis d’assurer une prédication consistante, nourrissante
spirituellement. Son
sens de la prédication populaire a été développée au contact de
saint François d’Assise. Antoine était ainsi armé dans
son intention de réformer
les mœurs du clergé (sans
tomber dans le schisme), et
de
contrer
les Patarins
(Milan :
réaction
extrême contre le concubinage au sein du clergé et la simonie )
comme
les
Albigeois
(Sud
de la France : rejet de sacrements de l’Église). Pour
lui, il y a nécessité que
les pasteurs retrouvent le goût de la vraie pastorale à lecture des
Évangiles.
Quatre
lectures de l’Evangile
Dans
ces Sermons, il commente les textes de l’Écriture présentés
par la Liturgie, en utilisant l’interprétation patristique et
médiévale des quatre sens :
-
le sens allégorique ou christologique, souligne Dieu fait en homme en le Christ ;
-
le sens tropologique ( la tropologie ; donner un sens par comparaison ) ou moral, donner un sens à sa vie, construit sur l’imitation de la vie du Christ ;
-
le sens anagogique, détermine la conduite du fidèle qui assure ainsi sa vie éternelle : l’anagogie est ce travail d’extraction du sens spirituel des Écritures.
La
lecture antonienne
consiste
à mettre en évidence
ces
quatre dimensions de la
Parole.
Ses
Sermons
sont des textes à
la fois théologiques
et homilétiques : leur
lecture surprend car ils respirent encore de
cette
prédication vivante, avec
laquelle
St
Antoine
offre
un itinéraire concret
de
vie chrétienne.
Voici
un extrait d’introduction d’Antoine à ses Sermons ,
qui explicite très clairement son intention de susciter l’attention
et l’intérêt de ses auditeurs :
« L’insipide
sagesse des lecteurs et des auditeurs de notre temps en est venue à
ce point qu’il leur faut trouver et entendre des phrases soignées,
du nouveau qui fasse du bruit ; sinon ils se dégoûtent de
lire, ils ne prennent pas la peine d’écouter. Nous n’avons pas
voulu que la parole de Dieu, au péril de leurs âmes, leur fût un
objet de dégoût ou de mépris. C’est pourquoi au début de chaque
évangile nous avons placé un prologue en accord avec le texte. Pour
la même raison nous avons inséré dans notre ouvrage certaines
observations sur les propriétés des choses et des animaux, ainsi
que les étymologies des noms, avec des applications morales. »
Il
porte la Parole aux fidèles mais n’en tire pas orgueil, je le
cite :
« Très
chers frères, moi le plus petit de vous tous, moi votre frère et
votre serviteur, pour votre consolation, pour l’édification des
fidèles, pour la rémission de mes péchés, j’ai composé de mon
mieux ce travail sur les évangiles de l’année. Je vous en prie et
vous en supplie, quand vous lirez quelques passages de ce livre,
offrez un souvenir pour moi, votre frère, au Fils de Dieu, Dieu
lui-même, qui s’est offert à son Père sur le gibet de la croix.
Je
vous le demande aussi : quand vous trouverez dans cet ouvrage,
quelque chose d’édifiant, de consolant, de bien dit, ou de bien
composé, n’en reportez toute louange, toute gloire et tout honneur
qu’à Jésus-Christ, le bienheureux et béni Fils de Dieu ;
mais ce que vous trouverez de mal ordonné, d’insipide, de mal dit,
imputez le à ma misère, à mon aveuglement, à mon ignorance.
Enfin, tous les endroits de ce volume qui appellent suppression ou
correction, je les soumets aux savants de notre Ordre, afin que,
selon leur discrétion, ils les éclaircissent et les corrigent. »5
La
prière
Dans
ces Sermons, saint Antoine parle de la prière comme
d’une relation d’amour, qui pousse l’homme à un confiant
dialogue avec le Seigneur, créant une joie sereine, qui
enveloppe progressivement l’âme en prière.
Antoine
souligne que la prière a besoin d’une atmosphère de silence, qui
n’est pas seulement un détachement avec le bruit extérieur :
ce silence est surtout une expérience intérieure ayant pour but
d’éliminer les distractions provoquées par les préoccupations de
l’âme. Obtenir le silence dans l’âme elle-même est une
expérience merveilleuse : oui, cela offre des temps intenses et
difficiles à décrire, se quittant tantôt avec peine, tantôt avec
cette sérénité qui permet d’affronter les tempêtes de la vie.
Selon
l’enseignement de notre Docteur évangélique, la prière
s’articule autour de quatre attitudes indispensables qu’il nomme
en latin : obsecratio, oratio, postulatio, gratiarum actio. Il vaut
la peine de bien les comprendre.
Obsecratio
: à travers une prière publique et solennelle, c’est ouvrir avec
confiance son cœur à Dieu; cette première démarche ne consiste
pas simplement à prononcer des paroles, mais surtout à reconnaître
en son cœur la présence de Dieu ;
Oratio :
parler sereinement avec Dieu, en percevant sa
bienveillante présence ; à cet instant, le priant n’est plus
seul car il est avec toutes celles et tous ceux qui prient, partout
dans le monde, avec cette église de la prière qui est ainsi unie en
une communion universelle (catholique);
Postulatio :
en enfant adoptif de Dieu que nous sommes devenus par le baptême,
c’est formuler au Père besoins, soucis, joies
aussi bien de soi que d’autres
personnes ;
Gratiarum
actio : au final, c’est prononcer les mots qui louent Dieu et
qui Lui rendent grâce pour tout ce qu’Il a déjà accompli, ce
qu’Il nous a permis de discerner et pour tout ce qu’Il nous
permettra de réussir pour Sa plus grande gloire sur cette terre où
nous ne faisons que passer.
Nous
retrouvons dans les Sermons ce qui fait la force de la pensée
franciscaine : la constante reconnaissance de l’amour divin.
Le lien avec Dieu se vit dans une sphère
affective unissant la volonté et le
cœur : nous pouvons ainsi boire à la source d’eau vive
dont nous parle le Christ et d’où jaillit une connaissance
spirituelle qui dépasse toute connaissance. Nous ne pouvons
connaître Dieu qu’en L’aimant et Dieu nous connaît déjà !
Il nous attend avec amour : encore, faut-il répondre à Son
attente !
La
vie spirituelle dépend de la qualité de la prière : elle
seule permet d’échapper aux forces du mal qui agissent avec
tant d’efficacité dans
le monde : suivez
les actualités pour en prendre conscience.
Dans
nos églises, il a trop souvent été proclamé : « Tout
le monde est bon, tout le monde est gentil. »
Et finalement, des horreurs se commettent chaque jour. Cette
stupide naïveté rend bien des Chrétiens inaptes à lutter contre
toutes ces forces qui s’unissent à détruire l’Église. Le pire
est que même au sein du clergé, il y a des personnes consacrées
qui en sapent les fondements soit par leurs propos, soit par leurs
comportements, et le pire est atteint quand c’est les deux à la
fois !
Je
ne vous cache pas que ceci me fait trop
souvent souffrir.
Prier,
c’est donner la parole à l’âme et ainsi
la vie spirituelle grandit
:
la prédication de saint Antoine ne
cesse de le dire et de le redire.
Il
ne cultive aucune illusion
sur
la
nature humaine : la
tendance à entrer
dans le péché exige
un combat permanent contre
l’avidité, contre
l’orgueil, contre
l’impureté. La
prière sincère et du cœur nous incite
à pratiquer les vertus de la pauvreté et de la générosité, de
l’humilité et de l’obéissance, de la chasteté et de la pureté.
Des
vertus à conquérir chaque jour, à chaque instant : il
faudrait définir chacune d’entre elles mais ceci n’est
l’objectif de cette communication.
La
moralité
Nos
sociétés actuelles ont horreur des
mots
comme
«morale »
ou
« moralité ».
Elles
préfèrent citer des droits
qui
sont d’ailleurs bien souvent bafoués à l’égard de celles et
ceux qui ne partagent pas les
« valeurs »
sacralisées.
Or la valeur qui est la
plus honorée
de nos jours est le succès financier, peu
importe les moyens utilisés pour l’obtenir. En
Occident et pour une grand nombre, les
valeurs ne relèvent plus de
l’existence
d’un Dieu créateur mais de
l’homme
devenu le créateur de soi.
D’où cet individualisme outrancier qui règne en maître :
les media parlent à longueur de journée de solidarité mais dans
les faits, la plupart se replient sur leurs petites intérêts, sur
leur « moi
possessif »,
sur leur biologie6,
sur une admiration béate de soi (le narcissisme).
Écoutez
ce que nous dit Antoine au début du XIIIe
siècle
et vous le
verrez
établir
un
constat qui vaut pour notre temps qui
en plus perd la Foi :
« de
nos jours, les mœurs sont corrompues, c’est pourquoi, il faut
insister plus sur la moralité qui forme les mœurs, que sur
l’allégorie qui forme la foi ; la foi en effet, par la grâce
de Dieu est répandue dans le monde entier. »7.
Je m’inquiète de voir la foi faiblir en Europe mais, heureusement,
je vois des noyaux solides où la foi est bien vivante mais ils sont
trop souvent ignorés par les media, voire même par le clergé !
Quel
est le maître mot de la morale chrétienne : la charité.
Soyons prudents avec ce mot : car sous couvert de charité, il y
a trop souvent chez
des catholiques un
prétexte à la lâcheté ! Combien de refus de lutter pour la
foi en invoquant la charité envers ces adversaires de la foi. Pour
certains, la
« charité »
aboutit
à une
acceptation de tout et de n’importe quoi, au
nom d’un confortable relativisme, devenu un siège de la paresse
spirituelle !
Antoine précise clairement ce qu’est la charité
et
ce qu’est l’amour.
Il
écrit cette
phrase d’inspiration paulinienne
: « La
charité est l’âme de la foi, elle la rend vivante ; sans l’amour,
la foi meurt »8.
Aux
débuts du XIIIe
siècle, les
villes naissent
et
le
commerce
se
développe : le capitalisme prend son
essor
avec un
corollaire négatif
dans les villes marchandes :
des
familles
aisées
deviennent
insensibles
aux besoins des pauvres et
cultivent une pratique religieuse d’apparence et non de cœur et
d’esprit9.
Antoine
invite avec
insistance les
fidèles à penser à la vraie
richesse qui
est
celle du cœur : elle
les
rend
bons et miséricordieux, leur
fait
accumuler des trésors pour le Ciel. Il
existe des richesses intellectuelles, spirituelles, scientifiques,
artistiques, techniques
et artisanales
et ne
relevant
pas uniquement de la richesse pécuniaire. C’est ainsi que vous
entendez mieux notre auteur inspiré quand il dit : « O
riches –
telle est son exhortation - prenez
pour amis… les pauvres, accueillez-les dans vos maisons : ce seront
eux, les pauvres, qui vous accueilleront par la suite dans les
tabernacles éternels, où résident la beauté de la paix, la
confiance de la sécurité, et le calme opulent de l’éternelle
satiété »10.
Nous
vivons de
graves déséquilibres économiques qui
appauvrissent
de nombreuses personnes et créent d’inacceptables
conditions
de pauvreté. De
plus,
nous vivons un temps de l’Église où, en Europe plus spécialement,
son message traditionnel n’est
plus entendu alors
que le Christ a révélé les Écritures dans leur plus parfaite
expression, en les dégageant de cette gangue de l’Ancien
Testament. Notre
Europe vit en
une grande pauvreté spirituelle.
Dans l’encyclique
de
Benoît XVI, « Deus
Caritas est »11,
ce
pape regretté rappelle
: « Pour
fonctionner correctement, l’économie a besoin de l’éthique; non
pas d’une éthique quelconque, mais d’une éthique amie de la
personne » .
Nos
sociétés envisagent trop l’homme non comme une personne mais
comme un individu, une sorte d’objet dont le seul critère
d’appréciation ou d’évaluation à retenir serait sa rentabilité
ou sa non rentabilité. Regardez le monde du travail : la
qualité disparaît au nom de la rentabilité dans plus d’un
domaine, même celui de la culture !
La
cohérence entre la parole et la conduite
Cette
cohérence
est
essentielle
pour une morale chrétienne et je donne la parole à notre saint du
jour :
« La
parole est vivante lorsque les œuvres parlent… Que
cessent les paroles et que parlent les œuvres… Proclame
inutilement la connaissance de la loi celui qui, par sa vie, détruit
ce qu’il enseigne. »12.
Voici
une morale exigeante et, une fois de plus, il est démontré qu’un
mystique, comme tout chrétien, se doit d’agir selon les dons, les
talents reçus.
Et
j’ouvre une parenthèse, qui
ne manque pas de sel,
pour vous parler d’un autre Antoine qui a développé avec une
grande vigueur ces
propos de
saint Antoine.
Il s’agit du Père jésuite Antonio Vieira13
(1608-1697)
qui
a écrit un Sermon
aux Poissons
pour
le 13
juin
1654,
donné dans la ville de Saint
Louis du Maranhao, au Brésil.
Voici
un extrait à goûter plus spécialement :
« Vos
estis sal terrae…
Vous
êtes le sel de la terre…
Vous
– dit le Christ, Notre Seigneur, parlant aux prédicateurs – vous
êtes le sel de la terre : et Il les appelle sel de la
terre parce qu’Il veut qu’ils fassent sur cette terre ce que fait
le sel. Le sel empêche la terre de se corrompre.
Mais quand la terre est à ce point
corrompue que l’est la nôtre, alors qu’il est tant de
prédicateurs qui jouent ici-bas le rôle du sel, quelle est ou
quelle peut être la cause de cette corruption ?
Ou
bien c’est parce que le sel ne sale pas, ou bien c’est que la
terre ne se laisse pas saler. Ou bien le sel ne sale pas et les
prédicateurs ne prêchent pas la véritable doctrine ; ou bien
la terre ne se laisse pas saler, et les auditeurs à qui l’on
apporte la véritable doctrine, ne veulent pas la recevoir.
Ou
bien le sel ne sale pas, et les prédicateurs disent une chose et en
font une autre ; ou bien la terre ne se laisse pas aller, et les
auditeurs préfèrent imiter ce que font les prédicateurs plutôt
que faire ce qu’ils disent.
Ou
bien le sel ne sale pas, et les prédicateurs se prêchent eux-mêmes,
et non le Christ ; ou bien la terre ne se laisse pas saler, et
les auditeurs, au lieu de servir le Christ, servent leurs appétits.
Tout cela n’est-il pas vrai ? Hélas, si.
A
supposer par conséquent, ou bien que le sel ne sale pas, ou bien que
la terre ne se laisse pas saler, que faut-il faire à ce sel, et que
faut-il faire à cette terre ?
Ce
qu’il faut faire à ce sel qui ne sale pas, le Christ l’a déjà
dit : « Et
si le sel perd sa force, avec quoi pourrait-on le saler ? Il
n’est plus bon qu’à être jeté dehors et à être piétiné par
les hommes. » (Mathieu,
13, 48). Si
le sel perd sa substance et sa vertu, et si le prédicateur manque à
la doctrine et à l’exemple, ce qu’il faut faire, c’est le
jeter dehors, comme inutile, pour qu’il soit piétiné par tous les
hommes. Qui oserait dire cela si le Christ Lui-même ne l’avait
dit ? De même que personne n’est plus digne de respect et
plus digne d’être porté aux nues que le prédicateur qui enseigne
et qui fait ce qu’il doit, de même que celui qui, par la parole ou
par les actes, prêche le contraire, mérite d’être méprisé et
foulé aux pieds. Voilà ce qu’il faut faire pour le sel qui ne
sale pas.
Mais
à la terre qui ne se laisse pas saler, que devons-nous lui faire ?
Ce
point le Christ ne l’a pas résolu dans l’Evangile ; mais
nous avons à ce sujet la résolution de notre grand Portugais saint
Antoine, que nous célébrons aujourd’hui, la plus hardie et la
plus glorieuse résolution qu’aucun saint n’ait jamais prise.
Saint
Antoine prêchait en Italie, en la ville de Rimini, contre les
hérétiques, qui y étaient nombreux. ; et comme les erreurs de
l’entendement sont difficiles à extirper, non seulement le saint
n’obtenait aucun résultat, mais encore le peuple en vint à se
révolter contre lui, et peu s’en fallut qu’il en perdît la vie.
Que pouvait faire en ce cas le grand et généreux saint Antoine ?
Secouerait-il
la poussière de ses sandales comme le Christ le recommande en un
autre endroit ? Mais Antoine, pieds nus, ne pouvait se livrer à
cette protestation ; et des pieds auxquels ne s’accrochait la
moindre
bribe de cette terre n’avaient rien à secouer. Que faire alors ?
Se retirerait-il ? Se tairait-il ? Dissimulerait-il ?
Laisserait-il
faire le temps ? Peut-être est-ce là ce que recommandait la
prudence, ou la lâcheté humaine ; mais le zèle de la gloire
divine qui brûlait dans son cœur ne pouvait prendre un tel parti.
Que fait-il alors ?
Il
change seulement de chaire et d’auditoire, mais il ne renonce pas à
la doctrine. Il laisse les places et s’en va sur les plages ;
il laisse la terre et se dirige vers la mer, et il se met à dire à
haute voix : « Puisque
les hommes ne veulent m’écouter, m’écoutent les poissons ! »
O !
Merveilles du Très Haut ! O ! puissance de Celui qui créa
la mer et la terre ! Les ondes commencent à bouillonner, les
poissons commencent à se rassembler, les gros, les plus gros, les
petits. Et, s’étant rangés par ordre, la tête hors de l’eau,
saint Antoine prêchait ; et eux écoutaient. »14 .
Cet
extrait est chargé de symboles et de sens : il s’agit d’une
introduction au sermon que prononce le Père jésuite Antonio Vieira.
Il
veut convaincre les colons de ne pas abuser des indigènes qui
étaient exploités par certains : voici un nouvel exemple
d’humanisme chrétien15.
Ce
sermon pique la curiosité et veut amener les fidèles à vivre
la foi en vérité et dans
son quotidien.
N’oublions pas que parmi les premiers apôtres, il y avait les deux
frères Simon et André qui exerçaient la profession de pêcheurs.
L’intention de
ce prêche est
de
persuader les auditeurs que
l’homme ne
doit pas exploiter
l’homme mais que, dans la paix
civile et
le
respect
mutuel,
Dieu
soit loué en paroles et en actes.
Tous
les hommes bénéficiant de l’amour de Dieu, il appartient à
l’homme de répondre à cet amour donné et non
de le nier, non
de le refuser, non
de le corrompre de
cette
hypocrisie qui habille l’orgueil : les
actes doivent correspondre à la Parole.
Le
christocentrisme
Antoine,
à l’école de François, place toujours le Christ au centre de la
vie et de la pensée, de l’action et de la prédication. Il s’agit
d’un autre trait typique de la théologie franciscaine : le
christocentrisme se révélant tout spécialement à la Nativité et
à la Passion.
La
méditation du mystère trinitaire fonde cette conviction que Dieu ne
s’approche que par Jésus-Christ. Ce christocentrisme est la source
de la vertu de notre religion16 :
l'homme ne regarde pas que son intérêt propre ou
uniquement de son salut ; il choisit librement à
s'intéresser aux seuls intérêts de Dieu. Ainsi,
c’est reconnaître une absolue dépendance à l'égard de Dieu, en
luttant contre tout ce qui pourrait l’en détourner. Il s’agit de
parvenir à Dieu en « adhérant au
Christ, à ses divers états », c'est-à-dire en se
renonçant totalement, dans une « complète acceptation
» s’exprimant dans cette formule à la fois simple et
exigeante : « Seigneur que Ta volonté soit faite. ».
Le
christocentrisme nous invite à contempler les mystères de
l’humanité du Seigneur qui s’est fait homme en Jésus : le
mystère de la Nativité révèle Dieu qui s’est fait Enfant,
avec toute la fragilité que cela comporte. Dieu s’est remis entre
nos mains17
: un mystère qui démontre cette bonté divine qu’il convient de
reconnaître.
La
Nativité est
une
preuve
de l’amour du Christ pour l’humanité. Mais
cet amour qui consiste à se donner pleinement et totalement se
démontre
de façon encore plus éclatante lors de la Crucifixion. Aussi,
la
vision du Crucifié inspire
à Antoine des pensées de reconnaissance envers Dieu reconnaît
ainsi toute
la dignité de la personne humaine. Tout
croyant et non croyant peut trouver dans le Crucifié
et dans Son
image une signification qui enrichit la vie. Saint Antoine parle
ainsi de la Croix
:
« Le
Christ, qui est ta vie, est accroché devant toi, pour que tu
regardes dans la croix comme dans un miroir. Là tu pourras voir
combien tes blessures furent mortelles, aucune médecine n’aurait
pu les guérir, si ce n’est celle du sang du Fils de Dieu. Si tu
regardes bien, tu pourras te rendre compte à quel point sont grandes
ta dignité humaine et ta valeur… En aucun autre lieu l’homme ne
peut mieux se rendre compte de ce qu’il vaut, qu’en se regardant
dans le miroir de la croix »18 .
Notre
Europe dite encore chrétienne mais qui oublie de jour en jour ses
racines se doit de redécouvrir l’importance de l’image du
Crucifié pour notre culture, pour notre humanisme, né de la foi
chrétienne et non d’un reniement de Dieu. En
regardant le Crucifié, saint Antoine souligne à quel point la
dignité humaine et la valeur de l’homme sont grandes aux
yeux de Dieu. Dieu considère l’homme comme si important qu’Il
accepte de souffrir la mort la plus ignoble pour le sauver : Il
aurait pu contrer Judas, les grands prêtres juifs, les pharisiens.
Il a même accepté d’être rejeté par une partie du peuple de sa
première alliance !
Le
recours au symbolisme
Ce
procédé fréquent chez notre docteur de l’Église ne plaît plus
beaucoup de nos jours : l’esprit cartésien prédomine si fort
les intelligences que le symbolisme n’est plus compris. Or au Moyen
Age, les fidèles comprenaient fort bien ce langage. Visitez nos
cathédrales : la profusion de symboles est évidente. Les
fidèles avaient la capacité de les lire.
J’ai
effectué de nombreux travaux sur la symbolique religieuse qui ont
suscité un vif intérêt chez des croyants comme des non croyants,
chez des jeunes surtout qui n’avaient jamais été instruits sur ce
langage symbolique. Le plus surprenant fut l’indifférence avec une
nuance de mépris d’un curé affectataire alors que j’avais
accompli un travail qui n’avait jamais été fait pour son église
paroissiale. Je le lui pardonne très volontiers mais je suis bien
obligé de prendre acte de son comportement. Aussi, je prie pour que
cette lumière de Dieu qui apparaît dans les symboles illumine un
jour son cœur pour ouvrir son esprit !
Prenons
quelques exemples : le soleil évoque le Christ, Lumière
éternelle ;
l’azur du saphir représente
la contemplation ; le rouge pourpre
est le sang de la Passion. Une
roue avec son essieu a un sens religieux : l’essieu
est le Nouveau Testament
qui était dans la roue
qu’est l’Ancien testament
; pour
Antoine, l’Ancien
Testament se dévoile
dans le Nouveau Testament19.
Les
noms de personne et de lieux ont un sens étymologique trop souvent
négligé dans la prédication : pourtant le seul fait de les
comprendre éclairerait les lectures faites aux fidèles.
Les
animaux, les plantes, les pierres, les parfums, les couleurs ont du
sens. C’est pourquoi je prévois de vous parler du bestiaire
chrétien médiéval ou des plantes et des pierres avec Hildegarde de
Bingen. Il y a là tout un monde à découvrir !
Toujours
dans l’intention de faire goûter la saveur de la Parole de Dieu,
Antoine a recours à des images et comparaisons tirées de la vie
quotidienne : les
arbres nous élèvent à la contemplation céleste ; l’abeille
ouvrière symbolise le travail du pénitent sur lui-même ;
l’amandier qui fleurit le premier au printemps symbolise la
Résurrection ; l’araignée qui tisse sa toile, représente
l’astuce du démon qui veut nous prendre dans es filets ;
l’hyène qui rode la nuit et trompe le chasseur désigne les
agissements de l’hypocrite qui se cache sous une peau de brebis…
Ou encore,
l’or est le sens spirituel des Écritures ; le jardiner qui
arrose son jardin, c’est Jésus qui irrigue l’âme de sa grâce ;
etc.
Pourquoi
les théologiens ou les prêtres font peu usage de nos jours des
Sermons ?
Et
c’est avec cette question que je conclus cette présentation. Il y
a une réalité : ce talent oratoire qui a fait la réputation
d’Antoine en son temps ne suscite plus un grand intérêt chez les
prédicateurs depuis deux ou trois siècles.
Il
n’a pas établi un traité de théologie avec la structure d’un
Thomas d’Aquin : il offre des fragments de théologie en
fonction des lectures proposées aux fidèles par l’Église. Il
appartient au lecteur actuel de se laisser surprendre d’un sermon à
l’autre et d’établir les liens nécessaires : chaque
lecture venant compléter l’autre. Le frère Valentin Strappazzon a
offert une belle édition en français des Sermons
avec un index précieux qui nous permet de voyager dans la théologie
mystique d’Antoine. Il est ainsi plus facile de le comprendre.
Pour ma part, je vois en lui aussi un poète qui sait en quelques
traits vigoureux inviter l’âme à agir :
c’est en ceci que se reconnaît la vraie poésie.
Prenons
un temps de prière :
Prions
pour les prédicateurs
Après
avoir accompli le signe de la Croix, nous
pouvons avec confiance prier Antoine de Lisbonne ou de Padoue, pour
qu’il porte à Dieu nos vœux formulés tout spécialement
pour les prédicateurs. De
notre docteur de l’Église il est possible d’affirmer avec
conviction :
« La
bouche du juste murmure la sagesse et sa langue proclame la justice.
La
Loi de son Dieu est dans son cœur,
il
marche sans trébucher. »
Après
chaque intention : « Seigneur écoute-nous,
Seigneur, exauce-nous. »
-
Prions le Seigneur afin que l’art de la prédication de saint Antoine se répande sur les Chrétiens qui ont la charge d’évangéliser.
-
Prions pour les prédicateurs, qu’inspirés de l’exemple saint Antoine, ils unissent la doctrine du Christ, et non une opinion personnelle, avec une piété sincère vécue en parole et en acte et avec une conviction profonde.
-
Prions pour les prêtres et les diacres pour qu’ils diffusent la Parole de Dieu aux fidèles, à travers des homélies liturgiques se référant à la seule Parole de Dieu qui est d’une telle richesse et d’une telle perfection.
-
Prions pour que les fidèles découvrent à chaque messe cette éternelle beauté du Christ, le prédicateur gardant en son cœur saint Antoine qui a dit :
-
« Si tu prêches Jésus, il libère les cœurs durs ;
-
si tu l’invoques, il adoucit les tentations amères ;
-
si tu penses à lui, il t’illumine le cœur ;
-
« Notre
Père... »
Avant
de prononcer avec cœur le « Je
vous salue Marie... »,
écoutons
La
Prière de Saint Antoine de Padoue à
« Notre Dame,
notre espérance » :
«
Nous te prions donc, Notre Dame, notre espérance.
Toi
qui es l’étoile de la mer,
brille
sur nous qui sommes ballottés par la tempête de cette mer du monde,
guide
nous vers le port,
protège
par ta présence notre sortie de ce monde,
afin
que nous méritions de quitter en toute sécurité cette prison
et
parvenir heureux au bonheur qui n’a pas de fin.
Que
nous l’accorde Celui que tu as porté dans ton ventre
bienheureux
et
allaité avec tes seins très purs.
A
Lui soit l’honneur et la gloire pour les siècles des
siècles.
Amen.
»
« Ave
Maria »
Gloire
au père, au fils et au Saint Esprit
Comme
il était au commencement
Maintenant
et pour toujours
Dans
les siècles et des siècles.
Amen.
1Catéchèse
donnée lors de l’audience générale du 10 février 2010.
2Langue
qui est restée intacte.
3Ce
qui nous distingue des musulmans lisant le Coran ou les lectures de
la Bible par les Évangéliques américains.
4Contemplation
et action : Jésus harmonise les façons de vivre et d’être
de Marthe et de Marie. La contemplation précède l’action !
5Sermons,
fin du Prologue.
6Restant
parfois au-dessous de la ceinture et , au mieux, au niveau du
ventre !
7Sermons,
II, 5, 14-17
9Ce
que nous retrouverons au XIXe s. : l’ère du Progrès qui
devait résoudre tous les maux de l’humanité !
11N.
45
12Sermons,
I, 384, 24-25 ; 29-30.
13Auteur
de deux cents sermons, d’une abondante correspondance, d’ouvrages
de nature politique et même des livres de prophétie. Il était
considéré comme le Bossuet portugais. Il a lutté contre les abus
des colons et a sollicité les souverains européens pour protéger
les Indiens.
14Antonio
Vieira (trad. Jean Haupt) : Sermon de saint Antoine aux
Poissons. Bordas. 1970. 48 p.
15A
retenir à notre époque où le Chrétien européen est culpabilisé
en raison de sa Foi et, à un point tel, qu’il n’ose plus
La proclamer !
16Se
relier à Dieu.
17Maurice
Zundel insistera sur ce Dieu qui n’est pas un Dieu-Pharaon !
19Une
approche progressive du mystère de Dieu.
20Sermons,
p. 59.
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