Guisan et la Seconde guerre mondiale :
quelques faits pour un débat objectif
par Antoine Schülé, historien
| Henri Guisan |
De façon récurrente jusqu’en 2024, les mêmes thèmes reviennent dans les débats sur Henri Guisan et la Suisse lors de la Seconde Guerre mondiale : le mythe Guisan; un décideur sous influence; des jugements faciles a posteriori; Guisan ne serait pas un stratège; la menace allemande n’aurait pas existé; utilité et inutilité du Réduit; le vide stratégique en 1940... En 1995, il m’avait paru nécessaire de traiter brièvement et clairement ces différents thèmes dans l’article qui suit et qui garde toute son actualité.
Le "débat" historique et la presse
Le film de Claude Champion "Le Général Guisan et son temps" a suscité dans la presse différentes réactions dont celles de certains historiens. Pour celui qui lit les journaux destinés au “grand public”, la Deuxième guerre mondiale en Suisse se réduit à quelques thèmes à la mode et de préférence non-militaires. Guisan est "jugé" selon des critères partisans et sur des sujets qui ne dépendaient pas directement de lui. Il est surprenant qu'à propos d'une personnalité ayant assumé la responsabilité de la défense armée de notre Pays, la parole n'ait pas été donnée principalement aux historiens militaires (qui sont par ailleurs plus connus à l'étranger qu'en Suisse).
Après mes consultations des sources aux Archives Fédérales, lectures et relectures des ouvrages fondamentaux traitant de la Suisse durant la Deuxième guerre mondiale, Henri Guisan n'en ressort ni comme un mythe, ni comme un personnage de peu d'intérêt, ainsi que des historiens se permettent de le dire, avec une superbe bien déconcertante. Le fait le plus troublant est de les voir épiloguer longuement pour nous présenter ce que Guisan n'a pas été ou aurait pu être, pour se dispenser de nous éclairer tout d'abord sur ce qu'il a été ! Le procédé est commode pour qui veut faire un faux-procès: l'historiographie future devra s'interroger quant au pourquoi de celui-ci.
Sans faire de la "Nouvelle" histoire, au qualificatif présomptueux ou du "Révisionnisme", déterminatif ridicule pour tout historien, il suffit de faire de l'histoire correctement, cela sera amplement suffisant et il ne s'oublie pas que “l'histoire est une création continue”.… L’histoire n’est pas figée selon les vœux d’un vainqueur ou d’un narratif imposé !
Réduire Guisan à un mythe est une erreur grave. Le mythe, encore ce mot est-il utilisé à bon escient dans ce cas-là ? Il a été construit par la population suisse. En fait de mythe, nos sondages spécialisés de nos jours parleraient d’une forte cote de popularité ou d’un sondage plus que favorable en sa faveur. Cet aspect de la question ne peut pas être ignoré, mais il faut aller au-delà. Sans appartenir à un parti politique, Guisan a réussi à être plus populaire que les politiques de son temps, et cela dans toute la Suisse. Ce succès a été obtenu par un non-universitaire et sans l’accompagnement d’un spécialiste en communication. Guisan, aux grands regrets de certains, ne peut pas se piquer d'être un “intellectuel de gauche”, mais que le grand public se rassure, il est encore possible d'être un intellectuel (un être disposé de son intelligence pour comprendre) sans répondre aux clichés ordinaires et partisans de notre temps.
Guisan a osé une indépendance d'esprit: on le dit sans opinion. Il à osé agir concrètement en différents domaines: on le dit téméraire. Il a osé un style de commandement différent: on le dit hésitant. Il a osé contrer des options de ses subordonnés directs: on le dit incompétent. Il a osé concilier des choix apparemment contradictoires: on le dit sous influence de son entourage. Il à osé dire ce qu'il estimait ne pas fonctionner dans notre armée: on le dit prétentieux. Il a osé des arguments qui ont été retenus par ses successeurs: on les attribue à d'autres. Je pourrais continuer, mais la mesquinerie du procédé n'échappera à personne. Le débat historique véritable n'a pas encore eu lieu dans la presse et il convient de revenir aux faits et non pas à des sentiments ou à des opinions qui n'intéressent que leurs auteurs, mais que, malheureusement, ceux-ci nous imposent comme vérités transcendantes.
La "nouveauté" la plus étrange est de reprocher à Guisan des décisions qui ont été de la compétence des parlementaires et du Conseil Fédéral. Avec une facilité surprenante, quelques historiens misent sur l'infaillibilité du Conseil Fédérai. Ce dogme est pratique, car il permet de faire endosser à Guisan ce qui est de toute évidence erreur politique du Conseil Fédéral. Est-il nécessaire de procéder à ce sacrifice de la vérité ? Trouver une victime qui n'appartient pas à un parti, ne rend-il pas leur mission plus facile ? Personne n'oublie que Guisan a réussi à surmonter les tirs de barrage des politiques de son canton d'origine, en raison de soutiens que lui accordaient des personnalités politiques de tous les horizons et de tout le pays.
L'histoire analyse
L'histoire n'a aucune vocation d'être une salle de tribunal. L'historien n'est pas un procureur qui se cacherait derrière le titre d'expert: si c'est la cas, il serait, selon l'expression de Saint-Augustin, “un maître bouffi d'un fastueux savoir". L'historien est encore moins un accusateur public, il est tout au plus un observateur attentif. S'il donne accessoirement ses opinions, sa responsabilité intellectuelle nécessite que celles-là soient étayées par des faits. Ceci n'est malheureusement pas toujours le cas. L'analyse de l'historien porte sur des actes et des évènements, non sur des spéculations ou pire des sentiments. Actes et évènements sont mis en perspective les uns par rapport aux autres, sans répondre aux sympathies ou antipathies de l'analyste.
L'histoire de la Deuxième guerre mondiale en Suisse est encore à la fois bien et mal connue: elle est constituée de ce qu'a retenu la mémoire collective, des témoins (laudateurs, détracteurs, proches, partisans comme adversaires -ils sont nombreux-, etc.), de l'histoire officielle, des recherches spécifiques en cours, de la redécouverte de documents, comme d'une lecture différente des sources ou d’une analyse différente des évènements. Les témoins, sortant de la ligne de la “bien-pensance” admise, sont soit condamnés au silence, soit méprisés, soit encore passés sous silence.
Face à ces multiples facettes de la vérité, il convient de ne pas "se bricoler" une histoire tendancieuse pour satisfaire une école historique. Le débat est sain dans la mesure où celui-ci a le souci de l'objectivité, valeur relative, mais qui n'autorise pas un débat tronqué. L'histoire est encore moins un confessionnal où il conviendrait d'avouer une culpabilité quelconque. Avez-vous entendu des excuses de la part des Anglais pour les massacres qu'ils ont commis en Inde ou en Afrique du Sud et dans bien d'autres pays ? des excuses des Etats-Unis pour les multiples tribus qu'ils ont soit massacrées, soit entreposées dans des ghettos aux conditions de vie difficiles, et cela encore de nos jours ? En attendant que ces pays déclarés "phares de la Civilisation" le fassent, il suffit pour notre pays qu’est la Suisse d'assumer son passé, c'est-à-dire chercher à comprendre pourquoi les faits se sont produits ou pas réalisés, en espérant que l'avenir ne répètera pas les erreurs du passé.
Avec un recul de 50 ans, derrière un bureau, avec la masse d'informations réunies depuis tant d'années dans tous les pays, il est d'une grande facilité intellectuelle, mais d'une futilité tout aussi certaine, de faire défiler les personnalités du passé qui ont eu, elles, le mérite d'agir pour leur servir des "vous auriez dû", "il n'y avait qu'à", des "peut-être" et des "si".
Guisan, une personnalité parmi d'autres
Le général a été influencé par son temps comme tout responsable politique, militaire, économique et tout citoyen de son époque. Parmi les décideurs de ce pays, il a exercé des fonctions militaires que les représentants du peuple lui ont confiées, démocratiquement. Sa nomination lui a permis d'être actif, d'imprimer à son temps quelque chose de son caractère, de ses réflexions, de son travail et de ses aptitudes à la création. Toute personnalité a ses qualités et ses défauts: n'en vouloir voir que les unes ou les autres, c'est du parti pris. Entre la complaisance béate et la critique acerbe, l'histoire a une place suffisante pour un minimum d'objectivité.
Des historiens qui pourtant se piquent de déontologie disent ce que Guisan n'était pas, cela est plus facile. En 900 pages, M. le professeur Gautschi a eu le mérite d'aborder la personnalité complexe d'Henri Guisan en apportant des nuances qui font cruellement défaut aux propos de presse. Et cet imposant ouvrage n'a pourtant pas épuisé le sujet et constitue cependant une source précieuse pour lancer de nouvelles recherches.
Avec une facilité déconcertante, des historiens pour satisfaire les média s'emparent du général pour le considérer comme un jeune étudiant à qui ils distribueraient des notes ou des bons points, selon leurs fantaisies. Le professorat a des incidences sur leurs esprits qui sont inquiétantes. Les historiens ont généralement juste assez de modestie et d'objectivité pour se placer au-dessus de ces hommes qui ne croient jamais les autres capables de ce qu'ils ne sont pas capables de faire eux-mêmes. La Rochefoucauld disait déjà que les esprits médiocres condamnent d'ordinaire tout ce qui passe leur portée. Le raisonnement intellectuel n'est, d'autre part et fort heureusement, pas une concession uniquement attribuée aux universitaires. La science a connu de nombreux progrès hors des écoles ou des universités. Henri Guisan était un homme privilégiant l'action, une action qu'il alimentait par des réflexions personnelles, confrontées avec celles de ses proches. Ses proches étaient choisis pour leurs compétences. Il y avait parmi eux des intellectuels, des techniciens et des praticiens expérimentés.
Etat-major personnel, travail d'équipe
Le général possédait une faculté exceptionnelle à employer ses collaborateurs. Il savait les chercher, les reconnaître et les utiliser, non pour se constituer une cour aristocratique, mais pour œuvrer dans une saine émulation. Ne revendiquant pas l'omniscience (que s'attribuent si facilement certains), Guisan a choisi des hommes capables de faire des propositions, des suggestions, d'avoir un esprit à la fois critique et constructif (à toute critique devait correspondre une proposition) et surtout d'offrir des synthèses pour l'action.
Aux techniciens, l'étude des détails d'exécution; aux décideurs, le choix des moyens. D'autre part et avec sagesse et prudence, il a su ne pas être esclave de ses collaborateurs. Sur un éventail de solutions proposées, il déterminait la ligne directrice après avoir soigneusement pesé le "pour" et le "contre" de ce qui sera, en finalité, "sa" décision et pour laquelle il en prenait toutes les responsabilités. Sa décision n'avait que faire d'être théoriquement bonne, elle se devait être pratiquement réaliste, sans plus c'était modeste et simple, mais efficace. Un décideur qui a le don d'écouter ses collaborateurs ne fait pas preuve d'incompétence, ainsi que certains veulent le faire croire, mais donne l'indice véritable d'un homme responsable, alliant intuition et réflexion pour une analyse objective de la situation en vue de l'action.
Stratégie: tactique et logistique
Guisan était le général mais il y avait des commandants de corps et des responsables militaires à différents niveaux de la hiérarchie qui ont accompli un travail énorme. Selon un vieux principe de la vie militaire suisse, il a réuni ceux-ci en une sorte de conseil de guerre où les décisions à prendre étaient parfois âprement débattues. D’ailleurs, il est étonnant que ces personnes qui ont travaillé dans des conditions difficiles, restent dans l'oubli le plus total. Guisan les a écoutées et même lorsqu'elles exprimaient des options contraires aux siennes. Ainsi, une simple approche des sources permet de constater que la Suisse possédait une hiérarchie militaire composite par la formation intellectuelle variée de ses cadres. Sa diversité tenait aussi au fait que différentes écoles militaires étrangères y étaient représentées. Le danger aurait été qu'une doctrine unique et figée prédomine, telle une entrave. Cela aurait été fatal pour notre pays.
Il est déconcertant que des historiens, se prétendant aptes à juger Guisan comme n'étant pas un stratège, n'aient jamais étudié cet aspect de la question. La pensée militaire de Guisan a eu une originalité pour son temps: il a su que la stratégie n'est pas le fruit d’une doctrine unique, mais qu'elle est une méthode de pensée permettant de rechercher, d'évaluer les évènements pour ensuite choisir les procédés les plus efficaces à mettre en œuvre. Guisan qui ne s'est jamais considéré comme un théoricien, a été avant tout un praticien. Pour lui, à chaque situation correspond une stratégie particulière qui s'adapte à mesure que la situation évolue: c'est ce qui rend complexe l'analyse de ses prises de décision, mais c'est là où se révèle une intelligence supérieure à la moyenne. La stratégie consiste à déployer la force armée pour atteindre les buts de la politique qui étaient doubles: assurer le ravitaillement et la survie économique du pays et interdire notre territoire à l'ennemi. Si certains récusent un Guisan stratège, malheureusement pour eux, les faits cautionnent un Guisan stratège.
Avant le Deuxième conflit mondial, différentes études, méconnues du grand public, prouvent que Guisan a un goût sûr pour la tactique, c'est-à-dire l'art d'employer les armes dans le combat pour en obtenir le rendement le meilleur: ses commentaires sur le règlement de 1927, "Le service en campagne" en témoignent. Lorsque Guisan reprochait l'absence de plans d'opération au début du conflit, il regrettait essentiellement que la logistique, c'est-à-dire la science des mouvements et des ravitaillements, soit absente des réflexions de leurs concepteurs qui avaient peut-être bien travaillé sur des cartes en travail d'Etat-major, mais qui n'avaient pas toujours cerné les problèmes pratiques de la mise en application: le réalisme de Guisan a paré cette déficience. Les multiples informations pratiques données à la troupe, les expériences de guerre notamment, démontrent amplement que Guisan agit en stratège qui sait choisir des tactiques et orienter l'évolution de ces tactiques par le choix des techniciens. Les armements acquis ou construits pendant toute la durée de la guerre, grâce à l'aide de concessions économiques durement négociées, sont des preuves qui ne s'escamotent pas par une simple omission. L'analyse de Guisan intitulée "Etudes opératives sur le cas de guerre avec la France (sans alliances)" démontre qu'il possède une vision personnelle et globale de l'emploi possible des troupes et cela en 1922 déjà, sans que cette étude soit attribuable à un tiers. Au travers des actes de Guisan, l'historien perçoit que le chemin de la réflexion ne se laisse pas réduire par les principes et les opinions à une simple ligne mathématique. En tant que personne agissante, il se fie à son intuition qui est fondée sur sa perspicacité et sa réflexion qu'il alimente par des confrontations d'idées avec ses proches.
La menace allemande
Ce sujet en est un parmi d'autres qu'il est intéressant d'analyser au travers des propos de Messieurs les professeurs Jost et Marguerat. Je laisse au lecteur le soin de tirer les conclusions qui s'imposent, tout en précisant que je n'utilise ici que les écrits de leurs livres, couverts de leur autorité scientifique et de leurs signatures.
Dans le tome III de la "Nouvelle Histoire de la Suisse et des Suisses" (p. 156), M. Jost, professeur d'histoire à l'université de Lausanne, affirme à propos de la menace militaire allemande contre la Suisse: "Les plans allemands d'agression semblent bien n'avoir été que de routine [...] ni le haut commandement de la Wehrmacht ni les responsables politiques n'envisageaient très sérieusement une conquête de la Suisse; au contraire, dans les milieux militaires et économiques, l'opération était en général déconseillée."
M. Marguerat, professeur à l'université de Neuchâtel, réfute avec pertinence, dans son livre "La Suisse face au III Reich" (p. 14-17), cette opinion de son confrère, bien légère face aux faits: "... le nombre de plans, la simultanéité des travaux à l'OKH [le haut commandement de l'armée de terre] et à l'OKW [le haut commandement de la Wehrmacht], l'intervention systématique des plus hautes instances de planification, celle de Hadler [général, chef de l'Etat-Major de l'OKH) -qu'il s'agisse des ordres donnés par Hadler, de ses commentaires en marge des études faites par les instances inférieures ou de ses propres plans-, tout cela va l'encontre de l'hypothèse des travaux de routine."
Des historiens militaires ont démontré ces plans en détails et ceci depuis longtemps. Le public a le droit de savoir que les professeurs d'université ne sont pas d'accord entre eux et, dans ce cas de figure, vous avez un exemple flagrant.
Le Réduit
Le Réduit est une notion encore très mal comprise. En quelques lignes, il est difficile d'en parler autant que le sujet le mériterait. Tout d'abord, le Réduit n'est pas un but, il n'est qu'un moyen. L'idée du Réduit est fort ancienne. Le professeur de l'université de Bâle, M. Germann en était un chaud partisan et a réactualisé cette idée avec Gonard. Par contre Guisan, avec d'autres militaires, avait compris que le Réduit appliqué dès le début du conflit mondial n'aurait tout simplement pas été possible et aurait été une grave erreur militaire.
D'opter pour le Réduit n'était qu'un choix à faire au moment opportun parmi d'autres plans possibles. L'originalité de Guisan ne réside pas dans le choix qu'il a pris: le débat à ce sujet est aussi vain qu'inutile. Par contre, savoir comment le principe a été utilisé, comment il a été adapté au fur et à mesure du conflit, apporte un éclairage nécessaire sur la stratégie de Guisan.
Partons de quelques idées sommaires, nécessaires à la compréhension militaire du Réduit. La Suisse a un terrain qui possède une configuration telle qu'il n'est pas possible pour un agresseur de multiplier à l'infini les variantes d'attaque.
Soit l'agresseur attaque sur un front étroit, par exemples Sargans-Forêt Noire ou Jura Bernois-Sarine, alors la stratégie de Guisan est réaliste quand il ordonne une défense de positions successives et échelonnées, permettant ains une concentration des troupes pour contrer ces attaques.
Soit l'agresseur, au prix d'un engagement de forces considérables, adopte un front d'attaque moyen, par exemple Sargans -Bâle, Guisan engage alors toutes ses troupes en prenant le risque de ne plus avoir de réserve. Dans ce cas, nos moyens d'engagement peuvent être vite épuisés mais, dans la mesure où les armes, nous faisant défaut en raison de choix politiques antérieurs à la guerre, nous sont fournies ou assurées par une force étrangère, cela est concevable quoiqu'il soit toujours aléatoire de se fier à une force étrangère en cas de conflit.
Soit l'agresseur attaque au Nord et à l'Ouest de notre pays, notre armée est alors dans l'impossibilité de soutenir un combat sur tous les fronts, il ne lui reste qu'une seule possibilité, celle de réunir ses forces sur une position centrale pour mener une défense agressive: vous avez le Réduit.
Face à la réalité des menaces, les budgets militaires, avant 1939-1945, n'avaient pas été adaptés suffisamment tôt par les politiques. Signalons que sur ce sujet, Guisan étaient souvent intervenus dans ses prises de parole: oui, il a eu beaucoup de peine à se faire entendre. Conséquence: les unités d'armée manquaient de moyens de transport, de forces aériennes et de forces blindées face à une menace militaire que Guisan (sans un Gonard, sans un Barbey, sans un Wille ou sans un Labhart) avait clairement annoncée en 1936, déjà, à tous ceux qui voulaient l'écouter.
Pour Guisan, la menace la plus dangereuse était un enfoncement rapide du front avec un déferlement d'armes lourdes et très mobiles dans la brèche constituée; le tout, accompagné d'attaques aéroportées afin de prendre à revers nos positions défensives et de semer la panique dans les régions non-occupées par la troupe, et surtout afin de barrer à nos troupes l'accès à la position des Alpes, c'est-à-dire nous empêcher d'assurer la maîtrise des axes stratégiques de l'Europe en guerre.
La stratégie de Guisan privilégiait la défense du territoire qui était pour lui prioritaire et la défense devait s'adapter aussi longtemps que cela était possible à cette seule mission. Choisir le Réduit était renoncer en partie à cette mission et tout chef de guerre doit être certain d'avoir épuisé les autres moyens avant d'opter pour le Réduit. Il est ridicule de parler là d'hésitations. Ainsi l'emploi du Réduit ne devait pas se concevoir comme une attitude statique, mais comme un base d'attaque pour mener une défense agressive du territoire. Les engagements de l'armée depuis le Réduit ou hors du Réduit ont évolué durant toute la suite du conflit. Les différents plans d'opérations mis en œuvre ont démontré une faculté d'adaptation très rapide de l'engagement des troupes en fonction des nécessités stratégiques et des expériences de guerre qu'enregistraient les Services de Renseignement qui ont été d'une rare efficacité, avec un budget financier d'une minceur déconcertante.
1940, le vide stratégique ?
M. le professeur Marguerat soutient, dans son ouvrage déjà cité, la thèse selon laquelle la Suisse aurait connu dès la défaite française un vide stratégique jusqu'en juin 41. Quels sont les faits?
Au début du conflit, en 39, l'armée suisse n'a pas d'artillerie lourde, pas de blindés (à part une trentaine de chars légers de moins de 9 T), peu d'aviation (90 Me 109 et aucun bombardier). En cas d'agression allemande, cas le plus probable, le général Guisan avait planifié dans les détails l'aide française pour assurer à notre défense une couverture aérienne, de la DCA et du feu d'artillerie. L'armée française était réputée invincible, alors qu'elle comptait des stratèges de renom, mais les attaques allemandes contre elle furent rapides et couronnées de succès. La population suisse était sous le choc, les milieux militaires ébranlés: il y avait de quoi.
Guisan, en plein accord avec Pilet-Golaz, a tout de suite précisé que l'armistice n'était pas la fin de la guerre, ceci contrairement à ce que la majorité des civils pensait.
Mai 1940 à été une période de menace militaire pour la Suisse. Cependant fin juin 1940, une menace d'agression allemande comme l’affirme M. le professeur Marguerat ne se justifie en aucun cas. L'Allemagne avait les yeux fixés sur l'Angleterre. L'Allemagne n'avait aucun besoin immédiat de la Suisse, dans la mesure où l'Italie s'engageait à ses côtés. La Suisse encerclée perdait du même coup un caractère prioritaire quant à un engagement militaire, car les réserves allemandes, nécessaires pour d'autres fronts, auraient dû être engagées. D'autre part, par un simple blocus économique, la Suisse se serait trouvée affamée, sans travail, sans matières premières: le blocus allemand sur le charbon est un exemple. Par contre, les actions des politiques et des économistes suisses ont été décisives, à ce moment là, pour ménager les accords avec les Alliés comme avec les forces de l'Axe, tout simplement afin d'assurer la survie de la population.
La menace militaire étant moindre, Guisan avait le temps et le devoir d'aménager le Réduit.
Un réduit ne s'improvise pas, les français en Bretagne et surtout les allemands dans le Tyrol (malgré les qualités de leurs techniciens) en ont fait l'expérience. Il n'est pas besoin de faire des études de haute stratégie pour comprendre cela: un touriste qui voyage à travers les Préalpes et les Alpes de Sargans à St. Maurice et poussant jusqu'au Grand-Saint-Bernard, s'apercevra avec un peu de bon sens qu'il y a peu de place pour concentrer de nombreuses troupes, en tenant compte qu'il faut et les loger et les nourrir, cela même en hiver. D'autre part, la faiblesse des effectifs de troupe mobilisée est compensée par la puissance de feu de l'artillerie de forteresse et la protection partielle propre aux zones fortifiées. Le développement des destructions préparées des axes utiles à l'agresseur nécessitait aussi du temps.
Il est tout aussi évident que pour mener une bataille depuis le Réduit, il n'était pas possible d'y recevoir, en plus, des dizaines de milliers de réfugiés ou d'internés, alors que la population civile suisse se serait vue interdite les passages conduisant au Réduit.
Lorsque les militaires français et polonais ont été internés en Suisse après la victoire allemande, ils ont passé par le Jura et les troupes de Guderian se trouvaient sur leurs arrières. En matière de défense, il y avait une gêne certaine pour l'armée suisse qui avait ses voies de circulation, engorgées par 45'000 militaires étrangers et qui donnait ainsi une occasion de confusion qu'aurait pu saisir l'Allemagne, si elle en avait eu le besoin !
Sur la base des renseignements politiques, économiques et militaires et en vue de la réalisation toute pratique du Réduit, le général Guisan a opté pour une mise en place progressive de celui-ci. Outre les aménagements qu'il nécessitait, Guisan n'a pas perdu de vue l'effet de panique sur la population civile, si les troupes s'étaient repliées immédiatement dans le Réduit lors de l'avancée allemande et de la défaite française. La meilleure solution était de maintenir des troupes à la frontière, de barrer les axes de pénétration vers l'intérieur du pays et de préparer la position des Alpes flanquée par les forteresses de Sargans, de Saint-Maurice et du Gothard. La volonté de résister était patente. L'intention de Guisan était évidente: garder en mains les passages alpestres et mener depuis le Réduit un combat agressif sur le plateau.
Dans le contexte européen qui précède et en raison des mesures stratégiques prises par Guisan, parler de vide stratégique de juin 40 à juin est vide de sens.
1943, le Réduit a joué son rôle
Il est étonnant de découvrir l'acharnement de certains pour rechercher les défauts possibles de notre défense et le soin de ces mêmes personnes à ne pas mentionner, alors qu'un minimum d'objectivité le nécessiterait, les efforts militaires ayant porté entièrement leurs fruits. Restons avec le cas du Réduit. Durant les premiers mois de 1943, celui-ci a joué entièrement son rôle.
A la suite des revers subis par les forces allemandes en Afrique, l'OKW réactualisa ses dossiers pour une action contre la Suisse. Cette intervention contre notre pays est basée sur la quasi certitude allemande que l'Italie sera "éliminée" au courant de l'année 1943. L'invasion de la Sicile et du talon de la botte italienne s'annonçait. Les bombardements massifs du Brenner faisaient que la Wehrmacht accordait une importance accrue au Gothard et au Simplon. Le Brenner, voie unique pour les forces de l’Axe n’aurait pas suffi à canaliser les mouvements nécessités par les troupes allemandes. En raison de la mobilisation totale de l'Allemagne, 40 divisions étaient disponibles pour un nouvel engagement. Dans le cas où la zone lombarde devenait zone de guerre, les Alpes suisses devenaient une position importante militairement parlant pour une Allemagne comptant sur son réduit dans les Alpes du Tyrol.
Le moral de l'armée suisse était bon à ce moment-là, car la population avait confiance en son armée, n'en déplaise à certains. Le général Guisan, le Conseil Fédéral, comme les Allemands et les Italiens, avaient la certitude justifiée que le Réduit pouvait tenir des mois, si nécessaire, et que les voies de communication, si convoitées, seraient détruites en cas d'agression.
Guisan et Pilet-Golaz
Guisan sait parler aux militaires et au peuple suisse. Pilet-Golaz sait parler aux diplomates et aux responsables de l'économie. Pilet-Golaz a une attitude distante et hautaine avec un esprit élitaire qui n'enlève rien à ses qualités pour la fonction qu'il occupe. Pilet-Golaz n'apprécie pas le chef des renseignements, le colonel Masson. Hausamann intrigue politiquement et utilise les renseignements pour influencer le haut commandement de l'armée.
Guisan n'en est pas dupe mais, sans appui politique, il le garde. Hausamann ne se vante-t-il pas de concilier les milieux socialistes aux intérêts de la défense ? Pilet-Golaz et Guisan ont des caractères complètement opposés mais, aux moments de crise, ils deviennent complémentaires: les sympathies ou antipathies ne se commandent pas, mais se maîtrisent. Le meilleur exemple en est au moment de l'armistice de 1940. Guisan parle aux Suisses, après que Pilet-Golaz se soit adressé aux pays étrangers.
Pilet-Golaz mesurait les menaces militaires contre la Suisse sur une échelle d'appréciation différente de celle de l'armée, mais il y a suffisamment d'éléments qui maintenant lui donnent tort quant à sa perception des évènements, sur le plan purement militaire. Il a eu, pour dénouer des situations critiques, de nombreux mérites qui n'ont pas été reconnus par les politiques de son temps, comme ceux qui leur ont succédé, mais ceci est une autre histoire et en aucun cas une raison de nier les compétences du général.
Plusieurs arguments ont préservé la Suisse de conflits armés sur son sol
Le général Guisan a gardé durant tout le conflit une vision globale de la situation internationale et helvétique. Le Conseil Fédéral n'a pas toujours transmis des informations importantes en sa possession au général qui auraient pu modifier l'une ou l'autre de ses initiatives. Les intrigues Kobelt-Labhart n'ont pas été étrangères au climat de tension pouvant régner entre les politiques et l'armée. Guisan s'est donné les moyens de prendre des décisions hardies et d'assurer des risques parfois en accord avec le Conseil Fédéral, parfois sous sa seule responsabilité et cela malgré les nombreux adversaires qu'il a eus avant, pendant et après la Deuxième guerre mondiale. Subissant de son vivant les critiques, il a laissé la parole à ses subordonnés qui les exprimaient: il suffit de lire le volumineux “Rapport sur le service actif 39-45" remis à l'Assemblée Fédérale. C'est dire qu'il ne les craignait pas, car il savait qu'il était, de tous les généraux européens, le seul qui avait gagné la plus belle bataille qui mérite d'être gagnée: épargner la guerre à son pays. Ce succès aurait pu lui suffire, mais il a osé signaler les erreurs et les manques qu'il a constatés et formuler des propositions pour l'armée d'après-guerre dans son "Rapport", public et que chaque citoyen pouvait et peut consulter.
D'autre part, il n'a pas attendu le débat historique présent pour affirmer, lui-même dans ce même Rapport (p.6), que plusieurs arguments ont préservé la Suisse de la guerre, les nuances qu'il donne sur l'argument militaire méritent aussi votre attention:
"Dès le 30 août 1939, je compris que le rôle de l'Armée était d'offrir à chacun des partis belligérants un obstacle suffisant pour qu'ajoutant la force de l'argument militaire à celle des arguments politiques et économiques, elle décourageât tout dessein d'agression et assurât au pays une marge de sécurité aussi grande que possible."
Antoine Schülé
Contact : antoine.schule@free.fr
