lundi 29 décembre 2025

Débats récurrents sur le Général Guisan et la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale.

 Guisan et la Seconde guerre mondiale :

quelques faits pour un débat objectif


par Antoine Schülé, historien


Henri Guisan

De façon récurrente jusqu’en 2024, les mêmes thèmes reviennent dans les débats sur Henri Guisan et la Suisse lors de la Seconde Guerre mondiale : le mythe Guisan; un décideur sous influence; des jugements faciles a posteriori; Guisan ne serait pas un stratège; la menace allemande n’aurait pas existé; utilité et inutilité du Réduit; le vide stratégique en 1940... En 1995, il m’avait paru nécessaire de traiter brièvement et clairement ces différents thèmes dans l’article qui suit et qui garde toute son actualité.


Le "débat" historique et la presse

Le film de Claude Champion "Le Général Guisan et son temps" a suscité dans la presse différentes réactions dont celles de certains historiens. Pour celui qui lit les journaux destinés au “grand public”, la Deuxième guerre mondiale en Suisse se réduit à quelques thèmes à la mode et de préférence non-militaires. Guisan est "jugé" selon des critères partisans et sur des sujets qui ne dépendaient pas directement de lui. Il est surprenant qu'à propos d'une personnalité ayant assumé la responsabilité de la défense armée de notre Pays, la parole n'ait pas été donnée principalement aux historiens militaires (qui sont par ailleurs plus connus à l'étranger qu'en Suisse).

Après mes consultations des sources aux Archives Fédérales, lectures et relectures des ouvrages fondamentaux traitant de la Suisse durant la Deuxième guerre mondiale, Henri Guisan n'en ressort ni comme un mythe, ni comme un personnage de peu d'intérêt, ainsi que des historiens se permettent de le dire, avec une superbe bien déconcertante. Le fait le plus troublant est de les voir épiloguer longuement pour nous présenter ce que Guisan n'a pas été ou aurait pu être, pour se dispenser de nous éclairer tout d'abord sur ce qu'il a été ! Le procédé est commode pour qui veut faire un faux-procès: l'historiographie future devra s'interroger quant au pourquoi de celui-ci.

Sans faire de la "Nouvelle" histoire, au qualificatif présomptueux ou du "Révisionnisme", déterminatif ridicule pour tout historien, il suffit de faire de l'histoire correctement, cela sera amplement suffisant et il ne s'oublie pas que “l'histoire est une création continue”.… L’histoire n’est pas figée selon les vœux d’un vainqueur ou d’un narratif imposé !

Réduire Guisan à un mythe est une erreur grave. Le mythe, encore ce mot est-il utilisé à bon escient dans ce cas-là ? Il a été construit par la population suisse. En fait de mythe, nos sondages spécialisés de nos jours parleraient d’une forte cote de popularité ou d’un sondage plus que favorable en sa faveur. Cet aspect de la question ne peut pas être ignoré, mais il faut aller au-delà. Sans appartenir à un parti politique, Guisan a réussi à être plus populaire que les politiques de son temps, et cela dans toute la Suisse. Ce succès a été obtenu par un non-universitaire et sans l’accompagnement d’un spécialiste en communication. Guisan, aux grands regrets de certains, ne peut pas se piquer d'être un “intellectuel de gauche”, mais que le grand public se rassure, il est encore possible d'être un intellectuel (un être disposé de son intelligence pour comprendre) sans répondre aux clichés ordinaires et partisans de notre temps.

Guisan a osé une indépendance d'esprit: on le dit sans opinion. Il à osé agir concrètement en différents domaines: on le dit téméraire. Il a osé un style de commandement différent: on le dit hésitant. Il a osé contrer des options de ses subordonnés directs: on le dit incompétent. Il a osé concilier des choix apparemment contradictoires: on le dit sous influence de son entourage. Il à osé dire ce qu'il estimait ne pas fonctionner dans notre armée: on le dit prétentieux. Il a osé des arguments qui ont été retenus par ses successeurs: on les attribue à d'autres. Je pourrais continuer, mais la mesquinerie du procédé n'échappera à personne. Le débat historique véritable n'a pas encore eu lieu dans la presse et il convient de revenir aux faits et non pas à des sentiments ou à des opinions qui n'intéressent que leurs auteurs, mais que, malheureusement, ceux-ci nous imposent comme vérités transcendantes.

La "nouveauté" la plus étrange est de reprocher à Guisan des décisions qui ont été de la compétence des parlementaires et du Conseil Fédéral. Avec une facilité surprenante, quelques historiens misent sur l'infaillibilité du Conseil Fédérai. Ce dogme est pratique, car il permet de faire endosser à Guisan ce qui est de toute évidence erreur politique du Conseil Fédéral. Est-il nécessaire de procéder à ce sacrifice de la vérité ? Trouver une victime qui n'appartient pas à un parti, ne rend-il pas leur mission plus facile ? Personne n'oublie que Guisan a réussi à surmonter les tirs de barrage des politiques de son canton d'origine, en raison de soutiens que lui accordaient des personnalités politiques de tous les horizons et de tout le pays.


L'histoire analyse

L'histoire n'a aucune vocation d'être une salle de tribunal. L'historien n'est pas un procureur qui se cacherait derrière le titre d'expert: si c'est la cas, il serait, selon l'expression de Saint-Augustin, “un maître bouffi d'un fastueux savoir". L'historien est encore moins un accusateur public, il est tout au plus un observateur attentif. S'il donne accessoirement ses opinions, sa responsabilité intellectuelle nécessite que celles-là soient étayées par des faits. Ceci n'est malheureusement pas toujours le cas. L'analyse de l'historien porte sur des actes et des évènements, non sur des spéculations ou pire des sentiments. Actes et évènements sont mis en perspective les uns par rapport aux autres, sans répondre aux sympathies ou antipathies de l'analyste.

L'histoire de la Deuxième guerre mondiale en Suisse est encore à la fois bien et mal connue: elle est constituée de ce qu'a retenu la mémoire collective, des témoins (laudateurs, détracteurs, proches, partisans comme adversaires -ils sont nombreux-, etc.), de l'histoire officielle, des recherches spécifiques en cours, de la redécouverte de documents, comme d'une lecture différente des sources ou d’une analyse différente des évènements. Les témoins, sortant de la ligne de la “bien-pensance” admise, sont soit condamnés au silence, soit méprisés, soit encore passés sous silence.

Face à ces multiples facettes de la vérité, il convient de ne pas "se bricoler" une histoire tendancieuse pour satisfaire une école historique. Le débat est sain dans la mesure où celui-ci a le souci de l'objectivité, valeur relative, mais qui n'autorise pas un débat tronqué. L'histoire est encore moins un confessionnal où il conviendrait d'avouer une culpabilité quelconque. Avez-vous entendu des excuses de la part des Anglais pour les massacres qu'ils ont commis en Inde ou en Afrique du Sud et dans bien d'autres pays ? des excuses des Etats-Unis pour les multiples tribus qu'ils ont soit massacrées, soit entreposées dans des ghettos aux conditions de vie difficiles, et cela encore de nos jours ? En attendant que ces pays déclarés "phares de la Civilisation" le fassent, il suffit pour notre pays qu’est la Suisse d'assumer son passé, c'est-à-dire chercher à comprendre pourquoi les faits se sont produits ou pas réalisés, en espérant que l'avenir ne répètera pas les erreurs du passé.

Avec un recul de 50 ans, derrière un bureau, avec la masse d'informations réunies depuis tant d'années dans tous les pays, il est d'une grande facilité intellectuelle, mais d'une futilité tout aussi certaine, de faire défiler les personnalités du passé qui ont eu, elles, le mérite d'agir pour leur servir des "vous auriez dû", "il n'y avait qu'à", des "peut-être" et des "si".


Guisan, une personnalité parmi d'autres

Le général a été influencé par son temps comme tout responsable politique, militaire, économique et tout citoyen de son époque. Parmi les décideurs de ce pays, il a exercé des fonctions militaires que les représentants du peuple lui ont confiées, démocratiquement. Sa nomination lui a permis d'être actif, d'imprimer à son temps quelque chose de son caractère, de ses réflexions, de son travail et de ses aptitudes à la création. Toute personnalité a ses qualités et ses défauts: n'en vouloir voir que les unes ou les autres, c'est du parti pris. Entre la complaisance béate et la critique acerbe, l'histoire a une place suffisante pour un minimum d'objectivité.

Des historiens qui pourtant se piquent de déontologie disent ce que Guisan n'était pas, cela est plus facile. En 900 pages, M. le professeur Gautschi a eu le mérite d'aborder la personnalité complexe d'Henri Guisan en apportant des nuances qui font cruellement défaut aux propos de presse. Et cet imposant ouvrage n'a pourtant pas épuisé le sujet et constitue cependant une source précieuse pour lancer de nouvelles recherches.

Avec une facilité déconcertante, des historiens pour satisfaire les média s'emparent du général pour le considérer comme un jeune étudiant à qui ils distribueraient des notes ou des bons points, selon leurs fantaisies. Le professorat a des incidences sur leurs esprits qui sont inquiétantes. Les historiens ont généralement juste assez de modestie et d'objectivité pour se placer au-dessus de ces hommes qui ne croient jamais les autres capables de ce qu'ils ne sont pas capables de faire eux-mêmes. La Rochefoucauld disait déjà que les esprits médiocres condamnent d'ordinaire tout ce qui passe leur portée. Le raisonnement intellectuel n'est, d'autre part et fort heureusement, pas une concession uniquement attribuée aux universitaires. La science a connu de nombreux progrès hors des écoles ou des universités. Henri Guisan était un homme privilégiant l'action, une action qu'il alimentait par des réflexions personnelles, confrontées avec celles de ses proches. Ses proches étaient choisis pour leurs compétences. Il y avait parmi eux des intellectuels, des techniciens et des praticiens expérimentés.


Etat-major personnel, travail d'équipe

Le général possédait une faculté exceptionnelle à employer ses collaborateurs. Il savait les chercher, les reconnaître et les utiliser, non pour se constituer une cour aristocratique, mais pour œuvrer dans une saine émulation. Ne revendiquant pas l'omniscience (que s'attribuent si facilement certains), Guisan a choisi des hommes capables de faire des propositions, des suggestions, d'avoir un esprit à la fois critique et constructif (à toute critique devait correspondre une proposition) et surtout d'offrir des synthèses pour l'action.

Aux techniciens, l'étude des détails d'exécution; aux décideurs, le choix des moyens. D'autre part et avec sagesse et prudence, il a su ne pas être esclave de ses collaborateurs. Sur un éventail de solutions proposées, il déterminait la ligne directrice après avoir soigneusement pesé le "pour" et le "contre" de ce qui sera, en finalité, "sa" décision et pour laquelle il en prenait toutes les responsabilités. Sa décision n'avait que faire d'être théoriquement bonne, elle se devait être pratiquement réaliste, sans plus c'était modeste et simple, mais efficace. Un décideur qui a le don d'écouter ses collaborateurs ne fait pas preuve d'incompétence, ainsi que certains veulent le faire croire, mais donne l'indice véritable d'un homme responsable, alliant intuition et réflexion pour une analyse objective de la situation en vue de l'action.


Stratégie: tactique et logistique

Guisan était le général mais il y avait des commandants de corps et des responsables militaires à différents niveaux de la hiérarchie qui ont accompli un travail énorme. Selon un vieux principe de la vie militaire suisse, il a réuni ceux-ci en une sorte de conseil de guerre où les décisions à prendre étaient parfois âprement débattues. D’ailleurs, il est étonnant que ces personnes qui ont travaillé dans des conditions difficiles, restent dans l'oubli le plus total. Guisan les a écoutées et même lorsqu'elles exprimaient des options contraires aux siennes. Ainsi, une simple approche des sources permet de constater que la Suisse possédait une hiérarchie militaire composite par la formation intellectuelle variée de ses cadres. Sa diversité tenait aussi au fait que différentes écoles militaires étrangères y étaient représentées. Le danger aurait été qu'une doctrine unique et figée prédomine, telle une entrave. Cela aurait été fatal pour notre pays.

Il est déconcertant que des historiens, se prétendant aptes à juger Guisan comme n'étant pas un stratège, n'aient jamais étudié cet aspect de la question. La pensée militaire de Guisan a eu une originalité pour son temps: il a su que la stratégie n'est pas le fruit d’une doctrine unique, mais qu'elle est une méthode de pensée permettant de rechercher, d'évaluer les évènements pour ensuite choisir les procédés les plus efficaces à mettre en œuvre. Guisan qui ne s'est jamais considéré comme un théoricien, a été avant tout un praticien. Pour lui, à chaque situation correspond une stratégie particulière qui s'adapte à mesure que la situation évolue: c'est ce qui rend complexe l'analyse de ses prises de décision, mais c'est là où se révèle une intelligence supérieure à la moyenne. La stratégie consiste à déployer la force armée pour atteindre les buts de la politique qui étaient doubles: assurer le ravitaillement et la survie économique du pays et interdire notre territoire à l'ennemi. Si certains récusent un Guisan stratège, malheureusement pour eux, les faits cautionnent un Guisan stratège.

Avant le Deuxième conflit mondial, différentes études, méconnues du grand public, prouvent que Guisan a un goût sûr pour la tactique, c'est-à-dire l'art d'employer les armes dans le combat pour en obtenir le rendement le meilleur: ses commentaires sur le règlement de 1927, "Le service en campagne" en témoignent. Lorsque Guisan reprochait l'absence de plans d'opération au début du conflit, il regrettait essentiellement que la logistique, c'est-à-dire la science des mouvements et des ravitaillements, soit absente des réflexions de leurs concepteurs qui avaient peut-être bien travaillé sur des cartes en travail d'Etat-major, mais qui n'avaient pas toujours cerné les problèmes pratiques de la mise en application: le réalisme de Guisan a paré cette déficience. Les multiples informations pratiques données à la troupe, les expériences de guerre notamment, démontrent amplement que Guisan agit en stratège qui sait choisir des tactiques et orienter l'évolution de ces tactiques par le choix des techniciens. Les armements acquis ou construits pendant toute la durée de la guerre, grâce à l'aide de concessions économiques durement négociées, sont des preuves qui ne s'escamotent pas par une simple omission. L'analyse de Guisan intitulée "Etudes opératives sur le cas de guerre avec la France (sans alliances)" démontre qu'il possède une vision personnelle et globale de l'emploi possible des troupes et cela en 1922 déjà, sans que cette étude soit attribuable à un tiers. Au travers des actes de Guisan, l'historien perçoit que le chemin de la réflexion ne se laisse pas réduire par les principes et les opinions à une simple ligne mathématique. En tant que personne agissante, il se fie à son intuition qui est fondée sur sa perspicacité et sa réflexion qu'il alimente par des confrontations d'idées avec ses proches.


La menace allemande

Ce sujet en est un parmi d'autres qu'il est intéressant d'analyser au travers des propos de Messieurs les professeurs Jost et Marguerat. Je laisse au lecteur le soin de tirer les conclusions qui s'imposent, tout en précisant que je n'utilise ici que les écrits de leurs livres, couverts de leur autorité scientifique et de leurs signatures.

Dans le tome III de la "Nouvelle Histoire de la Suisse et des Suisses" (p. 156), M. Jost, professeur d'histoire à l'université de Lausanne, affirme à propos de la menace militaire allemande contre la Suisse: "Les plans allemands d'agression semblent bien n'avoir été que de routine [...] ni le haut commandement de la Wehrmacht ni les responsables politiques n'envisageaient très sérieusement une conquête de la Suisse; au contraire, dans les milieux militaires et économiques, l'opération était en général déconseillée."

M. Marguerat, professeur à l'université de Neuchâtel, réfute avec pertinence, dans son livre "La Suisse face au III Reich" (p. 14-17), cette opinion de son confrère, bien légère face aux faits: "... le nombre de plans, la simultanéité des travaux à l'OKH [le haut commandement de l'armée de terre] et à l'OKW [le haut commandement de la Wehrmacht], l'intervention systématique des plus hautes instances de planification, celle de Hadler [général, chef de l'Etat-Major de l'OKH) -qu'il s'agisse des ordres donnés par Hadler, de ses commentaires en marge des études faites par les instances inférieures ou de ses propres plans-, tout cela va l'encontre de l'hypothèse des travaux de routine."

Des historiens militaires ont démontré ces plans en détails et ceci depuis longtemps. Le public a le droit de savoir que les professeurs d'université ne sont pas d'accord entre eux et, dans ce cas de figure, vous avez un exemple flagrant.


Le Réduit

Le Réduit est une notion encore très mal comprise. En quelques lignes, il est difficile d'en parler autant que le sujet le mériterait. Tout d'abord, le Réduit n'est pas un but, il n'est qu'un moyen. L'idée du Réduit est fort ancienne. Le professeur de l'université de Bâle, M. Germann en était un chaud partisan et a réactualisé cette idée avec Gonard. Par contre Guisan, avec d'autres militaires, avait compris que le Réduit appliqué dès le début du conflit mondial n'aurait tout simplement pas été possible et aurait été une grave erreur militaire.

D'opter pour le Réduit n'était qu'un choix à faire au moment opportun parmi d'autres plans possibles. L'originalité de Guisan ne réside pas dans le choix qu'il a pris: le débat à ce sujet est aussi vain qu'inutile. Par contre, savoir comment le principe a été utilisé, comment il a été adapté au fur et à mesure du conflit, apporte un éclairage nécessaire sur la stratégie de Guisan.

Partons de quelques idées sommaires, nécessaires à la compréhension militaire du Réduit. La Suisse a un terrain qui possède une configuration telle qu'il n'est pas possible pour un agresseur de multiplier à l'infini les variantes d'attaque.

Soit l'agresseur attaque sur un front étroit, par exemples Sargans-Forêt Noire ou Jura Bernois-Sarine, alors la stratégie de Guisan est réaliste quand il ordonne une défense de positions successives et échelonnées, permettant ains une concentration des troupes pour contrer ces attaques.

Soit l'agresseur, au prix d'un engagement de forces considérables, adopte un front d'attaque moyen, par exemple Sargans -Bâle, Guisan engage alors toutes ses troupes en prenant le risque de ne plus avoir de réserve. Dans ce cas, nos moyens d'engagement peuvent être vite épuisés mais, dans la mesure où les armes, nous faisant défaut en raison de choix politiques antérieurs à la guerre, nous sont fournies ou assurées par une force étrangère, cela est concevable quoiqu'il soit toujours aléatoire de se fier à une force étrangère en cas de conflit.

Soit l'agresseur attaque au Nord et à l'Ouest de notre pays, notre armée est alors dans l'impossibilité de soutenir un combat sur tous les fronts, il ne lui reste qu'une seule possibilité, celle de réunir ses forces sur une position centrale pour mener une défense agressive: vous avez le Réduit.

Face à la réalité des menaces, les budgets militaires, avant 1939-1945, n'avaient pas été adaptés suffisamment tôt par les politiques. Signalons que sur ce sujet, Guisan étaient souvent intervenus dans ses prises de parole: oui, il a eu beaucoup de peine à se faire entendre. Conséquence: les unités d'armée manquaient de moyens de transport, de forces aériennes et de forces blindées face à une menace militaire que Guisan (sans un Gonard, sans un Barbey, sans un Wille ou sans un Labhart) avait clairement annoncée en 1936, déjà, à tous ceux qui voulaient l'écouter.

Pour Guisan, la menace la plus dangereuse était un enfoncement rapide du front avec un déferlement d'armes lourdes et très mobiles dans la brèche constituée; le tout, accompagné d'attaques aéroportées afin de prendre à revers nos positions défensives et de semer la panique dans les régions non-occupées par la troupe, et surtout afin de barrer à nos troupes l'accès à la position des Alpes, c'est-à-dire nous empêcher d'assurer la maîtrise des axes stratégiques de l'Europe en guerre.

La stratégie de Guisan privilégiait la défense du territoire qui était pour lui prioritaire et la défense devait s'adapter aussi longtemps que cela était possible à cette seule mission. Choisir le Réduit était renoncer en partie à cette mission et tout chef de guerre doit être certain d'avoir épuisé les autres moyens avant d'opter pour le Réduit. Il est ridicule de parler là d'hésitations. Ainsi l'emploi du Réduit ne devait pas se concevoir comme une attitude statique, mais comme un base d'attaque pour mener une défense agressive du territoire. Les engagements de l'armée depuis le Réduit ou hors du Réduit ont évolué durant toute la suite du conflit. Les différents plans d'opérations mis en œuvre ont démontré une faculté d'adaptation très rapide de l'engagement des troupes en fonction des nécessités stratégiques et des expériences de guerre qu'enregistraient les Services de Renseignement qui ont été d'une rare efficacité, avec un budget financier d'une minceur déconcertante.


1940, le vide stratégique ?

M. le professeur Marguerat soutient, dans son ouvrage déjà cité, la thèse selon laquelle la Suisse aurait connu dès la défaite française un vide stratégique jusqu'en juin 41. Quels sont les faits?

Au début du conflit, en 39, l'armée suisse n'a pas d'artillerie lourde, pas de blindés (à part une trentaine de chars légers de moins de 9 T), peu d'aviation (90 Me 109 et aucun bombardier). En cas d'agression allemande, cas le plus probable, le général Guisan avait planifié dans les détails l'aide française pour assurer à notre défense une couverture aérienne, de la DCA et du feu d'artillerie. L'armée française était réputée invincible, alors qu'elle comptait des stratèges de renom, mais les attaques allemandes contre elle furent rapides et couronnées de succès. La population suisse était sous le choc, les milieux militaires ébranlés: il y avait de quoi.

Guisan, en plein accord avec Pilet-Golaz, a tout de suite précisé que l'armistice n'était pas la fin de la guerre, ceci contrairement à ce que la majorité des civils pensait.

Mai 1940 à été une période de menace militaire pour la Suisse. Cependant fin juin 1940, une menace d'agression allemande comme l’affirme M. le professeur Marguerat ne se justifie en aucun cas. L'Allemagne avait les yeux fixés sur l'Angleterre. L'Allemagne n'avait aucun besoin immédiat de la Suisse, dans la mesure où l'Italie s'engageait à ses côtés. La Suisse encerclée perdait du même coup un caractère prioritaire quant à un engagement militaire, car les réserves allemandes, nécessaires pour d'autres fronts, auraient dû être engagées. D'autre part, par un simple blocus économique, la Suisse se serait trouvée affamée, sans travail, sans matières premières: le blocus allemand sur le charbon est un exemple. Par contre, les actions des politiques et des économistes suisses ont été décisives, à ce moment là, pour ménager les accords avec les Alliés comme avec les forces de l'Axe, tout simplement afin d'assurer la survie de la population.

La menace militaire étant moindre, Guisan avait le temps et le devoir d'aménager le Réduit.

Un réduit ne s'improvise pas, les français en Bretagne et surtout les allemands dans le Tyrol (malgré les qualités de leurs techniciens) en ont fait l'expérience. Il n'est pas besoin de faire des études de haute stratégie pour comprendre cela: un touriste qui voyage à travers les Préalpes et les Alpes de Sargans à St. Maurice et poussant jusqu'au Grand-Saint-Bernard, s'apercevra avec un peu de bon sens qu'il y a peu de place pour concentrer de nombreuses troupes, en tenant compte qu'il faut et les loger et les nourrir, cela même en hiver. D'autre part, la faiblesse des effectifs de troupe mobilisée est compensée par la puissance de feu de l'artillerie de forteresse et la protection partielle propre aux zones fortifiées. Le développement des destructions préparées des axes utiles à l'agresseur nécessitait aussi du temps.

Il est tout aussi évident que pour mener une bataille depuis le Réduit, il n'était pas possible d'y recevoir, en plus, des dizaines de milliers de réfugiés ou d'internés, alors que la population civile suisse se serait vue interdite les passages conduisant au Réduit.

Lorsque les militaires français et polonais ont été internés en Suisse après la victoire allemande, ils ont passé par le Jura et les troupes de Guderian se trouvaient sur leurs arrières. En matière de défense, il y avait une gêne certaine pour l'armée suisse qui avait ses voies de circulation, engorgées par 45'000 militaires étrangers et qui donnait ainsi une occasion de confusion qu'aurait pu saisir l'Allemagne, si elle en avait eu le besoin !

Sur la base des renseignements politiques, économiques et militaires et en vue de la réalisation toute pratique du Réduit, le général Guisan a opté pour une mise en place progressive de celui-ci. Outre les aménagements qu'il nécessitait, Guisan n'a pas perdu de vue l'effet de panique sur la population civile, si les troupes s'étaient repliées immédiatement dans le Réduit lors de l'avancée allemande et de la défaite française. La meilleure solution était de maintenir des troupes à la frontière, de barrer les axes de pénétration vers l'intérieur du pays et de préparer la position des Alpes flanquée par les forteresses de Sargans, de Saint-Maurice et du Gothard. La volonté de résister était patente. L'intention de Guisan était évidente: garder en mains les passages alpestres et mener depuis le Réduit un combat agressif sur le plateau.

Dans le contexte européen qui précède et en raison des mesures stratégiques prises par Guisan, parler de vide stratégique de juin 40 à juin est vide de sens.


1943, le Réduit a joué son rôle

Il est étonnant de découvrir l'acharnement de certains pour rechercher les défauts possibles de notre défense et le soin de ces mêmes personnes à ne pas mentionner, alors qu'un minimum d'objectivité le nécessiterait, les efforts militaires ayant porté entièrement leurs fruits. Restons avec le cas du Réduit. Durant les premiers mois de 1943, celui-ci a joué entièrement son rôle.

A la suite des revers subis par les forces allemandes en Afrique, l'OKW réactualisa ses dossiers pour une action contre la Suisse. Cette intervention contre notre pays est basée sur la quasi certitude allemande que l'Italie sera "éliminée" au courant de l'année 1943. L'invasion de la Sicile et du talon de la botte italienne s'annonçait. Les bombardements massifs du Brenner faisaient que la Wehrmacht accordait une importance accrue au Gothard et au Simplon. Le Brenner, voie unique pour les forces de l’Axe n’aurait pas suffi à canaliser les mouvements nécessités par les troupes allemandes. En raison de la mobilisation totale de l'Allemagne, 40 divisions étaient disponibles pour un nouvel engagement. Dans le cas où la zone lombarde devenait zone de guerre, les Alpes suisses devenaient une position importante militairement parlant pour une Allemagne comptant sur son réduit dans les Alpes du Tyrol.

Le moral de l'armée suisse était bon à ce moment-là, car la population avait confiance en son armée, n'en déplaise à certains. Le général Guisan, le Conseil Fédéral, comme les Allemands et les Italiens, avaient la certitude justifiée que le Réduit pouvait tenir des mois, si nécessaire, et que les voies de communication, si convoitées, seraient détruites en cas d'agression.


Guisan et Pilet-Golaz

Guisan sait parler aux militaires et au peuple suisse. Pilet-Golaz sait parler aux diplomates et aux responsables de l'économie. Pilet-Golaz a une attitude distante et hautaine avec un esprit élitaire qui n'enlève rien à ses qualités pour la fonction qu'il occupe. Pilet-Golaz n'apprécie pas le chef des renseignements, le colonel Masson. Hausamann intrigue politiquement et utilise les renseignements pour influencer le haut commandement de l'armée.

Guisan n'en est pas dupe mais, sans appui politique, il le garde. Hausamann ne se vante-t-il pas de concilier les milieux socialistes aux intérêts de la défense ? Pilet-Golaz et Guisan ont des caractères complètement opposés mais, aux moments de crise, ils deviennent complémentaires: les sympathies ou antipathies ne se commandent pas, mais se maîtrisent. Le meilleur exemple en est au moment de l'armistice de 1940. Guisan parle aux Suisses, après que Pilet-Golaz se soit adressé aux pays étrangers.

Pilet-Golaz mesurait les menaces militaires contre la Suisse sur une échelle d'appréciation différente de celle de l'armée, mais il y a suffisamment d'éléments qui maintenant lui donnent tort quant à sa perception des évènements, sur le plan purement militaire. Il a eu, pour dénouer des situations critiques, de nombreux mérites qui n'ont pas été reconnus par les politiques de son temps, comme ceux qui leur ont succédé, mais ceci est une autre histoire et en aucun cas une raison de nier les compétences du général.


Plusieurs arguments ont préservé la Suisse de conflits armés sur son sol

Le général Guisan a gardé durant tout le conflit une vision globale de la situation internationale et helvétique. Le Conseil Fédéral n'a pas toujours transmis des informations importantes en sa possession au général qui auraient pu modifier l'une ou l'autre de ses initiatives. Les intrigues Kobelt-Labhart n'ont pas été étrangères au climat de tension pouvant régner entre les politiques et l'armée. Guisan s'est donné les moyens de prendre des décisions hardies et d'assurer des risques parfois en accord avec le Conseil Fédéral, parfois sous sa seule responsabilité et cela malgré les nombreux adversaires qu'il a eus avant, pendant et après la Deuxième guerre mondiale. Subissant de son vivant les critiques, il a laissé la parole à ses subordonnés qui les exprimaient: il suffit de lire le volumineux “Rapport sur le service actif 39-45" remis à l'Assemblée Fédérale. C'est dire qu'il ne les craignait pas, car il savait qu'il était, de tous les généraux européens, le seul qui avait gagné la plus belle bataille qui mérite d'être gagnée: épargner la guerre à son pays. Ce succès aurait pu lui suffire, mais il a osé signaler les erreurs et les manques qu'il a constatés et formuler des propositions pour l'armée d'après-guerre dans son "Rapport", public et que chaque citoyen pouvait et peut consulter.


D'autre part, il n'a pas attendu le débat historique présent pour affirmer, lui-même dans ce même Rapport (p.6), que plusieurs arguments ont préservé la Suisse de la guerre, les nuances qu'il donne sur l'argument militaire méritent aussi votre attention:

"Dès le 30 août 1939, je compris que le rôle de l'Armée était d'offrir à chacun des partis belligérants un obstacle suffisant pour qu'ajoutant la force de l'argument militaire à celle des arguments politiques et économiques, elle décourageât tout dessein d'agression et assurât au pays une marge de sécurité aussi grande que possible."

Antoine Schülé


Contact : antoine.schule@free.fr 

La pensée militaire du Général Henri Guisan (Armée suisse, Seconde Guerre mondiale)

 La pensée militaire de Henri Guisan.

Antoine Schülé, historien

Henri Guisan

Il s'agit d'une conférence que j'ai donnée lors d'un colloque international en 1995, tenu en Suisse, après de nombreuses recherches inédites. En 2025, il reste encore des pistes inexploitées et c'est la raison pour laquelle je la mets en ligne. Pour tout chercheur, capable de se libérer des œillères politiques pour des raisons carriéristes militaires ou universitaires (que j'ai connus), oui il existe heureusement et encore des esprits libres, il saura que le sujet n'est pas clos et je peux dire : loin s'en faut ! Cette conférence est abondamment sourcée et, sur ce blog, paraîtront, sous peu, d'autres travaux sur ce thème. 

Introduction

Malraux, dans "La condition humaine", défend l'idée que, je le cite :"Un homme est la somme de ses actes, de ce qu'il fait, de ce qu'il peut faire. Rien d'autre."(1). Ce colloque a permis de connaître Guisan à travers quelques uns de ses actes et mes propos constituent un essai pour une approche de la pensée de Guisan. 

Ni théoricien ou dogmaticien, ni universitaire ou savant, Henri Guisan qui est devenu le général suisse pendant la Seconde Guerre mondiale, reste et restera, peut-être en raison de ces "ni", un type de pensée, de pensée militaire plus spécifiquement, intéressant et original, car il est avant tout un praticien. Henri Guisan n'est pas un contempteur des théoriciens. Ceux-ci sont, pour le chef, des conseillers. Il part d'un principe qui le caractérise que la connaissance théorique est un trésor dont la pratique est la clef.

En quelques pages, il ne me sera pas possible d'étudier autant que je le souhaiterais les questions essentielles de la naissance et du développement de la pensée militaire d'Henri Guisan jusqu'à la fin de sa vie. Je m'efforcerai de donner quelques points de repère et de suggérer quelques pistes. Afin de ne pas me disperser, je m'attacherai à la pensée d'Henri Guisan telle qu'elle s'est développée et affirmée jusqu'au début de la Seconde Guerre mondiale et telle qu'elle transparaît dans la rédaction de son "Rapport à l'Assemblée Fédérale sur le service actif 1939-1945". Les documents des Archives Fédérales que je propose en bibliographie permettent de mieux appréhender la complexité du lien de la pensée à l'acte chez Guisan pendant tout le conflit mondial.

Un terroir

Henri Guisan est avant tout un homme du terroir. Henri Guisan est né le le 21 octobre 1874, année de naissance de l'Armée fédérale dont il sera le quatrième général (pour les Français, je précise que la Suisse nomme un général seulement en temps de guerre ou de menace de guerre). Son enfance s'est déroulée à Mézières, petit village bien du pays qui connaît sa vie militaire par tradition comme les autres cités suisses où tout homme naît soldat. La deuxième influence est celle qu'il a reçue de son père. Militairement, son père était capitaine médecin dans les troupes vaudoises et il ne faut pas oublier qu'il a fonctionné en tant que capitaine médecin avec une ambulance, dans la région de Sedan en 1870 (2). Il ne m'a pas été possible de mesurer l'impact de cette activité paternelle sur les motivations quant à la vocation militaire du jeune Henri Guisan, mais il serait une erreur d'ignorer le poids du témoignage paternel sur l'imagination de son fils. Il est permis de dire que, dès son jeune âge, il a eu une perception du phénomène guerre autre que celle de la majorité des jeunes de son temps.

L'enfance d'Henri Guisan s'est déroulée dans un milieu rural et, très tôt, il fut envoyé au collège à Lausanne (capitale du canton de Vaud). Sa personnalité et surtout son caractère se sont cependant forgés dans le monde de la campagne.  C'est au contact de cette terre qu'il a trouvé un solide équilibre intérieur qui sera sa force constante de commandant militaire et cela même dans l'adversité.

Vivant avec les gens de la terre respectant les lois de la nature, Henri Guisan a développé un sens de l'observation et de l'analyse ainsi qu'un goût inné pour la pratique. A notre époque, il est difficile de se remettre dans ce contexte de la vie en campagne. Pour ma part, la lecture des œuvres de Ramuz (3) ou d'un livre comme celui d'Henri Pourrat intitulé "L'homme à la bêche, Histoire du paysan." (4) m'a permis de mieux comprendre cet aspect de la question. Observant ce monde de la terre, Henri Guisan apprend à calculer (moyen d’anticiper), à décider (après mûre réflexion) et à faire (la seule parole ne suffit pas). Au contact même de la nature, il perçoit la vraie nature des choses. Il est  obligé de se confronter avec ce qui est et non avec des "si" ou des "peut-être". Il comprend qu'il faut accepter les conditions de la terre et du temps. Pour vivre, le terrien sait qu'il doit faire entrer sa vie dans le train vivant des saisons. Il porte un regard sur le monde qui l'entoure, comme Henri Pourrat le dit si bien: "Un industriel peut faire des bêtises pendant 25 ans avec des subventions de l'Etat. Un politicien peut en faire tout son âge. Un paysan, s'il en fait pendant deux saisons, il est perdu." (5).

Pour Henri Guisan, le paysan est par excellence l'homme du pays, d'un coin de terre où il devra en tirer le vivre et le couvert. Il s'établit là et noue une alliance avec la nature qui, au prix de son labeur, lui donnera le nécessaire et le superflu. C'est ainsi qu'il s'enracine au sol. En tant que protestant, Henri Guisan est convaincu que la force d'un peuple naît pour une part du labeur de chacun sur son domaine et non pas de l'effort politique que peut donner en masse la cité. Il y a comme un tentative de retrouver le jardin d'Eden. L'honneur, c'est d'acheter ou de commercer le moins possible pour être tout à sa terre. Cet aspect de la personnalité ne peut pas être contourné. Les propos et les écrits de Guisan révèlent sa certitude que tout ce qui soutient la paysannerie renforce le pays et c'est, selon lui, une manière efficace et durable de le renforcer, car elle est naturelle.

L'histoire

Lors de son passage à l'université, le jeune Henri Guisan rencontre une  personnalité qui exercera une marque profonde sur sa pensée: il s'agit d'Edmond Rossier. Historien et professeur, qui devrait être mieux connu de nos jours pour ses recherches européennes et sur le rôle des femmes dans la civilisation, il a su inculquer à Henri Guisan cette passion de l'histoire qui apparaît régulièrement dans ses propos et ses écrits. La leçon inaugurale d'Edmond Rossier avait pour titre "Comment étudier l'histoire ?" (6). Pour Edmond Rossier, celle-ci est "la science par excellence de l'humanité. Tandis que la philosophie et la littérature étudient l'homme dans les produits de sa spéculation, de son esprit, l'histoire le montre dans son activité, dans sa vie.". S'attachant ensuite à la notion d'évolution, de progrès, il met en évidence deux facteurs: "une loi de nécessité, d'action et de réaction, et l'influence des personnalités." Contredisant la doctrine déterministe de Taine et de sa méthode, Edmond Rossier entreprend avec vigueur ce qu'il nomme "la réhabilitation de la personnalité". A une époque, nous sommes à la fin des années 1800, et surtout dans un pays qui se plaît à atténuer, voire à passer sous silence l'action de la personnalité, cet historien vaudois ose dire: "En histoire, à côté ou en dessous de la loi, il faut tenir compte de la personnalité des différents acteurs qui sont influencés par le mouvement de leur temps, mais qui, à leur tour, sont actifs et impriment à leur époque quelque chose de leur caractère, de leur travail, de leur génie."

C'est au contact et à la lecture d'Edmond Rossier qui à écrit jusqu'à sa mort en 1945 de nombreux livres (7) et près de 2'500 articles dans la "Gazette de Lausanne", qu'Henri Guisan acquiert une perception européenne des évènements et développe son goût pour l'histoire qu'il nourrira par d'abondantes lectures.

Naissance d'une vocation

La vie militaire d'Henri Guisan commence, comme tout soldat de ce pays, par son Ecole de recrue (où se donne la formation initiale de soldat) à Bière, pour devenir officier de milice après une Ecole d'officier et une Ecole centrale en 1899, toutes deux à Thoune, pour être promu capitaine. 

En 1895 déjà, la carrière d'Henri Guisan connaît un premier tournant décisif. Il n'a cependant aucune volonté, à ce moment, de devenir instructeur. Il souhaite reprendre un domaine pour mettre en pratique ses études en agriculture en France (Ecully) et en Allemagne (Ohnheim), après différents stages pratiques en Suisse (études au Champ de l'Air et aux domaines de De Diesbach et De Watteville). Mais plusieurs de ses camarades de l'école d'officier sont dispensés et il y a un manque d'instructeurs de milice. Le Chef de l'instruction, le colonel Hebel, fait appel à différentes reprises à Henri Guisan comme instructeur temporaire. Cette fonction lui  permet d'enseigner et de se perfectionner dans l'artillerie de campagne et de montagne.

Lorsqu'en tant que Commandant de la Batterie 4, il est transféré en 1908 à la 20e Division, en qualité de deuxième officier d'Etat-Major Général, Guisan connaît le deuxième tournant de sa carrière militaire. En 1910 et 1911, il apprend à connaître une forte personnalité militaire qui le marquera durablement, je veux parler de De Loys. Le futur général dit de lui: "C'était un soldat né, un conducteur d'hommes, un chef dans toute l'acceptation du mot, je dirais même un chef de guerre plus encore qu'un chef de paix." (8)

1914-1918

En 1914, Henri Guisan mobilise avec son bataillon, pour se rendre dans le secteur de Lucelle-Pleigne-Movelier-Roggenburg (Nord de Délémont). Il entend "les premiers coups de feu dans la montagne d'en face, le Glaserberg, la région de Kiffis, coups de feu entre patrouilles de cavalerie allemande et française." (9) En tant que major, Henri Guisan est confronté à ce qu'il aime, les réalités pratiques de la mobilisation et du combat qu'il devrait mener en cas d'engagement armé. A ce moment, il ne s'agit plus d'études sans lendemain sur papier, plus de suppositions en salle de théorie ou de flèches fictives sur des cartes, il y a la guerre aux frontières. Il prend aussi conscience de la faiblesse des armes à feu qu'ont les soldats et la faiblesse de la tactique qui serait opposée à l'adversaire. Il effectuera deux relèves, une de 112 jours et une autre de 119 jours. En 1915, Henri Guisan passe à l'Etat-Major de l'Armée. Il travaille sous les ordres du chef de l'Etat-Major Général, le Colonel commandant de corps (en France, ce serait un général) Sprecher von Berneg et c'est à son bureau qu'il observe, analyse et recueille des "expériences précieuses" pour les activités qui l'attendront bien plus tard et dont il ne peut pas encore imaginer l'ampleur. 

Il faut se rappeler aussi, et nombreux sont les témoins de ce fait, que Guisan possède une mémoire étonnante. C'est, à ce moment de la Première Guerre mondiale, qu'il approche régulièrement le Général Wille, pour lui remettre les dossiers préparés par Sprecher. Le Général Wille apparaît à Guisan comme un homme "très aimable, très compréhensif, je dirai très exact en tout. Comme du reste le colonel De Sprecher, qui ne laissait aucun détail inachevé. Autrement dit, j'ai eu, là, affaire à deux chefs remarquables tous deux, mais chacun dans leur genre." (11)

Perceptions du champ de bataille français.

Lors du premier conflit mondial, Henri Guisan, après avoir été officier instructeur extraordinaire, commandant d'un bataillon en service actif, observateur privilégié des deux têtes pensantes de notre armée (le général et le chef d'état-major général), un seul élément fort manquait à sa formation militaire: une approche concrète de la réalité du champ de bataille, c'est-à-dire de la vraie guerre. 

Par deux fois, c'est la France qui lui donnera cette expérience capitale, en 1916 - et pas n'importe où - en Argonne, aux Eparges et à Verdun et, en 1917, pour une deuxième fois, en Lorraine, en Alsace et dans les Vosges. Il réunira de multiples informations, pratiques - bien entendu -, sur la tactique de ce moment, au point de vue du système défensif. Il emportera des croquis des profondes tranchées reliées par des boyaux. Il notera de nombreuses réflexions sur les fortifications de campagne. Il retirera des impressions profondes de ces combats de sape et de contre-sape qui ont atteint un degré inimaginable et dont seules des images illustreraient toute l'intensité. En 1917, il réunit de nombreux renseignements sur les fortifications en forêt et l'installation des troupes en sous-bois.

Evolution d'une carrière

En 1918, Henri Guisan est lieutenant-colonel, commandant du régiment infanterie 9. Après avoir enseigné la tactique d'artillerie dans les Ecoles centrales, il devient chef de classe dans les écoles et cours d'Etat-Major général en qualité, non de permanent, mais d'instructeur extraordinaire.

Jusqu'en 1927, Henri Guisan est un officier de milice, mais lorsqu'il est nommé colonel-divisionnaire (général de division en France), à la tête de la deuxième division, il devient, selon la formule consacrée, un soldat permanent, car commandant d'une unité d'armée. En 1932, il est à la tête du 2eme Corps d'armée, il s'agit d'un corps d'armée de langue allemande (alors que la 2eme Division était bilingue).

Finalement, lorsqu'il devient Commandant du 1er Corps d'armée (son secteur est la Suisse romande avec le canton de Berne) en 1933, Henri Guisan a eu les deux tiers de l'armée suisse sous ses ordres et ceci avant d'être Commandant de l'Armée en 1939.

Ainsi de 1918 à 1939, Henri Guisan a eu vingt-une années pour connaître et apporter, sur les choix en matière de défense, son influence toujours plus grande avec le temps et, surtout, quand le conseiller fédéral Minger (aussi un homme de la terre) est chargé de la responsabilité du Département militaire fédéral,  c'est-à-dire, précision pour nos amis étrangers, le Ministre de la défense. Ce cursus militaire est à garder en mémoire pour poursuivre notre sujet.

Verte-Rive

Henri Guisan mène une vie familiale et une vie intellectuelle très active à Verte-Rive sur la commune de Pully. Il observe de façon attentive les conditions offertes par les  politiques à la défense nationale. Les témoignages nombreux de l'époque démontrent les relations privilégiées qu'il cultive avec les organisations sportives, politiques, patriotiques et militaires du pays. Il est présent aux rencontres d'escrime, de ski, de cheval et d'athlétisme. Il préface de nombreux ouvrages (scientifiques, pédagogiques, historiques, littéraires, sportifs...) qui présentent des idées originales et même avant-gardistes. 

Une étude devrait se faire sur les auteurs, fort nombreux et qui ne méritent pas l'oubli ou pire l'ignorance de la classe dite “intellectuelle” de notre temps et auteurs que Guisan a soutenus et avec qui il a entretenu des correspondances qu'il faudrait réunir. Il assiste aux fêtes populaires et à des concours fort divers. Sans spécialiste de la communication, sans conseiller attaché à ses pas et sans recourir à des concepts théoriques, Guisan pratique la vie en symbiose avec le peuple. Il se rend aux premières du théâtre de Mézières, qui réunissent les gens de la terre du Jorat comme les magistrats cantonaux et fédéraux, comme les gens de lettres et les musiciens. 

D'autre part, Verte-Rive est le lieu idéal pour recevoir, connaître et échanger des points de vue avec les représentants de la presse, des milieux politiques et économiques. 

Une bibliothèque vivante

Verte-Rive est un lieu aussi favorable à la réflexion. La bibliothèque d'Henri Guisan en témoigne. Il est étonnant d'ailleurs que cette bibliothèque n'ait pas suscité plus d'intérêt de la part des chercheurs. Elle recèle des éléments de première importance pour comprendre la construction et l'élaboration de sa pensée militaire. En effet, nombreux sont les livres annotés de sa main: il est donc possible, avec une certaine prudence, de savoir ce qu'il a retenu ou laissé de côté chez des auteurs, non seulement fondamentaux, mais aussi méconnus à tort de nos jours. Les arguments qui l'ont suffisamment impressionné pour déterminer une option militaire essentielle apparaissent avec une soudaine évidente clarté.

D'autre part, Guisan a reçu de nombreuses études originales à la pointe de la recherche de son temps: il en prenait connaissance et par des réponses personnalisées (et non des formules toute faites), il donnait son opinion. En vingt ans de ce type d'activité, il en a appris plus qu'en cinq ans d'étude universitaire. 

Il correspondait avec de nombreux écrivains. Un exemple particulièrement intéressant est celui de Willy Prestre (13). Il est bien sûr tout d'abord l'auteur d'un roman terrien "La lente agonie", mais encore d'un roman ayant trait à la France intitulé "Les suicidés", ainsi que d'un roman à caractère prophétique en 1934 de l'invasion allemande "Tocsins dans la nuit" et celui qui traduit le mieux la perception sociale de Guisan, il s'agit de "La pieuvre".

Il était aussi un lecteur assidu de la Revue Militaire Suisse (14) où écrivaient les Feyler, les Secrétan. Ces deux noms sont importants, car c'est là que Guisan se greffe sur cette filiation de pensée de Jomini. Parmi les livres qu'on remarque comme souvent consultés, il y a des auteurs comme Gustave Le Bon, Mermeix et son ouvrage de 1920 sur "Le commandement unique", le général Bonnal et son étude de 1916 sur "Les conditions de la guerre moderne", de nombreux livres sur les soldats suisses au Service étranger. Un ouvrage de 1851 attire notre attention: celui du lieutenant-colonel Edouard Kuchenbäcker: "Cours d'art et de sciences militaires". Vous trouverez aussi les trois volumes du lt-col Montaigne "Vaincre: esquisse d'une doctrine de la guerre", ainsi que l'excellent "Problème de la guerre" de Feyler. Se trouve aussi un "Précis de la guerre en Suisse" de Louis Marès, écrit en 1799 et qui mérite autre chose que l'oubli qu'il connaît présentement. Et il faut bien s'arrêter, car il y a bien entendu bien des classiques de son temps. Il est à remarquer que, chez Guisan, les livres ne sont pas des mètres linéaires pour la décoration. Les livres lui sont des instruments de travail. Ses annotations marquent un rejet général - c'est le cas de le dire - de la théorie qui se discute à l’infini  et il ne retient que les exemples concrets qui parlent d'eux-mêmes. 

S'il fallait donner un seul nom ou un seul titre d'ouvrage qui a influencé Henri Guisan à plus d'un titre, un livre écrit par un anonyme, lors de sa première édition, serait à citer, celui du général X.Y, intitulé "Réflexions sur l'Art de la Guerre" (15). De sa main Guisan a inscrit que l'auteur en était “De Sérigny” (en fait, le Général Bernard Serrigny,1870-1954). Cet ouvrage apporte de bonnes perspectives, en quelques pages, sur les principes qu'adopte Guisan et l'application pratique d'une pensée militaire qu'il conçoit en l'adaptant aux évènements, donc à la réalité et non à une théorie.

Etudes militaires

D'un point de vue purement militaire, les rapports de Guisan sur les manœuvres françaises ont été signalés. Cependant, l'étude du Col Guisan, établie en novembre-décembre 1921, remise en février 1922, traite d'un sujet passionnant qui a pour titre: "Etudes opératives sur le cas de guerre avec la France (sans alliances)" (16). L'intérêt en est double: sa date, 1921-22, et la francophilie évidente de son auteur. Cependant, il analyse très concrètement comment la France pourrait rechercher la possession du plateau suisse et de ses centres vitaux pour favoriser des lignes d'opération utiles. Ce document, entre de nombreux autres, réfute les propos de quelques-uns qui récusent à Guisan des dons tactiques ou stratégiques. A ma connaissance, il n'est pas possible d'attribuer la valeur de ce travail à un tiers, ainsi qu'une mauvaise habitude d’historiens universitaires  semble se dessiner lorsqu'ils traitent des écrits de Guisan.

Un document mérite aussi notre attention: le règlement de 1927, "Le service en campagne" (17). M. le capitaine Jermann a relevé complètement les remarques et les annotations de Guisan alors que celui-ci était le Commandant de la Deuxième division. A nouveau, il accompagne sa lecture minutieuse d'exemples concrets pour l'instruction. Il y a le règlement et la traduction immédiate de ce que lui, Guisan, attend du soldat pour répondre pratiquement aux exigences de ce règlement. Ce type de document issu de la main même d'un officier supérieur est assez rare pour être signalé. A la lecture de ce règlement de 1927, nous sommes étonnés par la valeur en informations utiles qui seront confirmées par les faits mêmes de la guerre lors du Deuxième conflit mondial. Tout officier qui a étudié "Le service en campagne" pouvait être prêt intellectuellement à agir, car si la Seconde Guerre a été une surprise quant à l'importance des moyens engagés, il n'est pas possible de dire qu'il y ait eu des principes nouveaux en stratégie et en tactique, pour les combats terrestres ou aériens que la Suisse aurait pu affronter (il ne se dirait pas la même chose sur de grands fronts ou sur de grandes profondeurs : confusion fréquente dans les études récentes que j’ai pu lire). Ceci autorise le colonel Frey, Commandant du régiment bâlois, à déclarer, au début de ce conflit, ce constat fait aussi par notre armée: "Ce n'est pas la machine de guerre allemande qui a vaincu, comme l'écrivent la plupart des correspondants de guerre. Des machines ont vaincu, mais servies par des soldats et seulement parce que c'étaient des soldats, qui possédaient des qualités autres que de simples compétences techniques." (18)

L'instruction

Parmi les publications de l'Association Patriotique Vaudoise (19) dont Guisan était le vice-président, il y a deux discours essentiels pour mieux connaître sa pensée. Cette association dont il n'est plus fait mention de nos jours, a eu un rôle non négligeable à l'encontre des activités communistes ou à finalité communiste sur le territoire suisse (car il y en a eu et il ne sert à rien de l'ignorer ou pire de le minimiser, ainsi qu'il est de bon ton de le faire dans certains milieux qui parlent d'un “anticommunisme primaire”: procédé facile et futile, rendu ridicule par la confirmation qui est donnée, et prouvée maintenant, sur les massacres communistes -d'avant, pendant et après 39-45- qui sont banalisés ou ont été occultés, aux noms de la politique d’après-guerre et de la victoire sur le nazisme et le  fascisme).

Traitant de "La loi réorganisant l'instruction de l'armée" (20), il s'exprime en 1935 en tant que Commandant du 1er Corps d'Armée. Il n'hésite pas, déjà à ce moment-là, à révéler sans ambiguïté les lacunes qu'il constate au sein de notre armée (cette caractéristique se retrouvera dans son Rapport sur le Service Actif). Il propose un armement qui soit adapté aux nouvelles formes de combat, une réorganisation qui privilégie une instruction assurant un emploi efficace du nouvel armement. 

Pour ce faire, il défend l'idée d'un prolongement des Ecoles de Recrue et une adaptation des Ecoles de cadre (pour sous-officiers, officiers et officiers supérieurs). Il préconise une instruction individuelle plus intensive et il veut faire du soldat un vrai combattant et un soldat connaissant son engagement dans une action de l'ampleur d'une compagnie, d'un bataillon ou d'un groupe. L'argument qui prime en faveur de la réorganisation de l'armée: "Une Suisse décadente et insuffisamment protégée au beau milieu de l'Europe en armes verrait au  contraire, les concentrations de troupe se rapprocher de ses frontières. Du jour où nos Voisins acquerraient la persuasion que la Suisse appartiendra au premier qui y pénètrera, ce ne sera plus qu'une question de vitesse. Le sort de notre pays sera réglé. Il deviendra l'objectif immédiat de l'un ou de l'autre, peut-être des deux belligérants." (21)

Moyens militaires adaptés

Le deuxième discours (22) date de 1936 et il s'inscrit dans le contexte de la campagne d'emprunt de Défense nationale qui rencontrera un succès extraordinaire, même les socialistes y donneront leur adhésion. Guisan commence ce discours, en caractérisant la guerre de 14-18 succinctement: "L'arrière devient aussi dangereux que le front proprement dit. La stratégie de la guerre mondiale de 1914-18 fut celle de l'épuisement. Elle se caractérise par l'absence de succès pendant quatre ans. La cause en est le déséquilibre existant entre les possibilités défensives et les possibilités offensives, entre l'armement défensif et l'armement offensif. Ce déséquilibre a dominé toute la guerre: l'enfoncement du front adverse n'est plus possible. La mitrailleuse, l'arme automatique révèlent une puissance insoupçonnée. Arme de la défensive, peu coûteuse, multipliable à l'infini, difficile à détruire, elle tend au ras du sol un rideau de feu infranchissable. Son sinistre tac-tac n'était pas certes inconnu avant 1914, mais son emploi généralisé en fit, aux mains du défenseur, l'arme la plus redoutée." (23)

Guisan poursuit son analyse en affirmant: "On cherche à rétablir l'équilibre par le canon, puis par le char d'assaut. Dans tous les temps, l'assaillant a toujours senti le besoin d'une protection, bouclier ou cuirasse. Abandonnée, avec la force de pénétration des armes à feu, cette protection disparaît avec le dernier cuirassier pour faire une réapparition triomphante avec le char d'assaut, grâce au moteur et à la chenille. Du coup, l'attaque et le choc ont repris tous leurs droits, avec un élément capital en plus: la vitesse." (24)

Face à l'apparition des grandes unités de chars, Guisan conçoit, en 1936, une parade où la défense anti-chars, les engins anti-chars ont la priorité. Les nouveaux moyens qu'il veut sont: les canons anti-chars, les mitrailleuses lourdes de gros calibre, les fossés, les pièges, les rails, les mines, etc., sans  que l'on oublie de tirer parti, lorsque cela est réaliste et si souvent possible, du terrain du pays avec ses lignes d'eau, ses canaux et ses forêts. La géographie est en Suisse favorable à la défense : aspect peu pris en compte par les historiens d'après-guerre.

Politique et défense

A la veille du Deuxième conflit mondial, Guisan doit lutter contre un certain engourdissement des esprits: "Et pendant que nos voisins reconstituaient, développaient et modernisaient leur armement, que faisions-nous ? Nous planions dans la stratosphère de l'utopisme ! Nous étions sous l'influence du soporifique, administré par la SDN et vivions dans une psychose de paix avec deux idées fixes: désarmement et paix universelle ! C'était la réponse invariable à toutes nos demandes d'armement." (25)

Guisan se distancie à sa façon des milieux politiques, dans la mesure où il y a un désaccord profond entre les politiques et les responsables de la défense. Les faits sont explicites: "Pendant 18 ans, de par la volonté de notre parlement, nous avons vécu sur nos réserves ! Depuis 1913, le budget annuel du Département militaire fédéral a simplement doublé, tandis que celui des autres départements a sextuplé, si ce n'est pas plus encore." (26)

Le paroxysme du mécontentement de Guisan éclate sans ambiguïté: "Pour le renouvellement et l'augmentation si nécessaires de notre armement, on n'avait pas d'argent. L'Armée, la Grande Muette, était traitée en parent pauvre. C'est un inconvénient d'être muet ! Il n'y a que ceux qui crient qui peuvent se faire  entendre! Je ne sais qui a dit: "Pour qu'un pays vive, il faut que les honnêtes gens aient autant d'énergie que les coquins ! Sinon le pays est...fichu !" Serait-ce aussi vrai en matière de  défense nationale ?" (27)

Vision de la Seconde Guerre mondiale

Par rapport aux propos qui précèdent, vous percevez avec quelle acuité le futur général de notre armée perçoit les menaces à venir et les mesures que nécessitent celles-ci.

D'écouter la voix de Guisan est source de réflexions et pour ma part, je préfère un Guisan au parler clair, au message précis plutôt que d'étudier un statisticien, bardé de chiffres qui viendrait jouer sur des nuances qui ne changeraient rien à la triste réalité des faits. Il est guère utile pour la postérité de savoir s'il faut considérer Guisan comme un stratège ou pas, comme un intellectuel ou pas, comme un penseur militaire ou pas, ou bien encore lui trouver je ne sais trop quelle étiquette qui pourrait lui convenir.

Par contre, je constate que Guisan avait une vision précise du conflit à venir, en 1936, lorsqu'il annonçait: "Il importe avant tout de créer une couverture rapide de la frontière, pour ne pas dire instantanée, et une défense aérienne pour :

- assurer la mobilisation et la concentration de l'armée;

- couvrir les points stratégiques importants;

- empêcher ou atténuer les attaques aériennes contre les centres et établissements importants, au point de vue militaire, politique ou économique.

En un mot: à une attaque qui fondra sur nous comme un coup de tonnerre, il importe de répondre par une couverture-éclair, terrestre et aérienne." (28)

Sans fatras verbaux, il donne ainsi le tableau, en 1936 je le rappelle, de ce que sera et a été la menace militaire de 39-45. Mais Guisan ne s'arrête pas à cette analyse, adressée au grand public. Il propose ensuite les actions concrètes et possibles de notre défense. Dans son esprit, sa perception des réalités le conduit à préciser qu'une préparation économique est aussi nécessaire à la défense : ainsi, il mentionne tout particulièrement les besoins en blé, en chevaux et en carburant notamment. Comme d'habitude, Guisan termine ses propos sur la préparation morale nécessaire à la défense du pays:

"Dans le domaine de la défense nationale, il n'y a ni parti, ni classe. Il n'y a qu'une défense nationale et qu'une armée, celle du pays. Elle n'est ni capitaliste, ni prolétarienne, elle est suisse, simplement ! celle du peuple suisse. Elle ne fait pas de politique. Son corps d'officier n'est ni fasciste, ni naziste, il est suisse tout court, et bon suisse !" (29)

Peuple et armée

Henri Guisan n'a pas écrit de nombreux volumes pour exprimer ses opinions, mais il y a beaucoup à entendre dans la concision de son expression. Sa conférence "Notre peuple et son armée" (30) en est un exemple typique où il démontre, si besoin en était, qu'il appartient au peuple d'abord et à l'armée ensuite.

Il s'adresse au grand public et s'attache à des thèmes qui lui tiennent à cœur:  

- l'essence et le caractère de l'armée; 

- le rôle de l'armée dès l'origine et dans la formation ainsi que la vie du pays, dans les souvenirs du peuple, dans les coutumes encore vivantes en son temps; 

- les attaches parfois complexes qui unissent l'armée et le peuple.

Son parler est franc, direct ainsi qu’une citation, au début de sa conférence, le caractérise: "Je ne viens ni en diplomate, ni en politicien, mais en soldat tout court, qui dit franchement ce qu'il pense et ce qu'il sent." (31) et lorsqu'il dit cela, il est Colonel Commandant de corps (en France, ce serait un général à plusieurs étoiles pour commander un corps d’armée). Les rappels du passé ne sont pas dans la bouche de Guisan des prétextes pour démontrer son savoir. Non, il s'agit pour lui d'appliquer les leçons du passé pour l'avenir, ce qu'il formule d’ailleurs ainsi: "Il faut savoir jeter un regard en arrière, pour ensuite mieux regarder en avant." (32)

Valeur du chant

Ce sujet laisse apparaître différents traits caractérisant le futur général et qui méritent notre attention : 

"Le soldat aime le chant et le chef aime le soldat qui chante, parce que chanter c'est aimer le pays. Un soldat triste est un triste soldat, dit-on avec raison.

Rire, chanter, ronchonner, fumer est aussi nécessaire au soldat que respirer! C'est un besoin naturel de détente.

Ce sont ni les Universités, ni les Heimatschutz, ni les Commissions officielles qui ont remis en vogue certaines de nos vieilles chansons et en ont fait surgir d'autres: c'est le soldat et lui seul. " (33) 

Le soldat

Pour Guisan, la vie militaire suisse marque le soldat de cette façon: "L'uniforme gris-vert se confond avec la vie du citoyen, pénètre ses sentiments et enracine des souvenirs ineffaçables dans les cœurs. Sous l'uniforme, les différences sociales s'égalisent, les jugements préconçus disparaissent. Sous l'uniforme: ni riche, ni pauvre, ni ouvrier, ni patron, ni citadin, ni campagnard, il n'y a qu'un soldat, un homme qui sert son pays ! devoirs individuels, devoirs collectifs, pour le bien de tous. Les efforts communs, la camaraderie, le simple accomplissement du devoir, la formation de la volonté, les randonnées, les privations laissent des impressions profondes, que la vie civile n'effacera plus." (34)

A propos de l'Ecole de recrues (instruction de base pour le soldat), Guisan estime qu': "Il y a des moments durs, fatigants, décourageants parfois, avec l'entraînement intensif qu'on y subit. Mais, en revanche, quelle satisfaction quand on constate qu'on a vaincu les difficultés, qu'on a aguerri son corps, qu'on est devenu un bel outil souple et résistant, qu'on domine les choses de toute sa volonté." (35)

Pour une Suisse fédérale 

Face à la diversité des cultures que représente la Suisse, l'âme de l'armée se ressent ainsi: 

"Bien vite on comprend qu'il y a ni Suisse allemande, ni Suisse française, ni Suisse italienne et qu'il n'y a qu'une Suisse, celle de nos pères, unie, forte et vigilante. - Au dessus des petites querelles de cantons et de partis, il y a le pays: "Suisse … d'abord" doit être le premier commandement des conducteurs spirituels de la nation. - Et en disant unie, je ne dis pas unifiée; ce n'est point la même chose. - Si le fédéralisme est la sauvegarde du pays, l'unification serait sa perte ! 

Laissons aux cantons leurs particularismes, comme à nos régiments leurs particularités.- Nous ne voulons pas nous fondre dans le même moule ! Il serait aussi vain de vouloir unifier les Suisses que de tenter de niveler leurs montagnes ! Si les différences sont ineffaçables, elles ne nuisent pas à la cohésion nationale." (36)

Ces propos ont un caractère permanent qui n'échappera à personne et c'est cela le propre de la pensée. Face aux dangers qui peuvent menacer le pays, Guisan préconise un remède simple: "Se bien connaître et se comprendre entre cantons est une condition de notre existence nationale." (37)

Armée au service de la nation

Le rôle permanent de notre armée est dans ce texte dont toute la formulation mérite notre attention:

"Les hommes vieillissent et passent, les gouvernements changent mais les traditions subsistent et l'armée doit rester éternellement jeune et vivante, au-dessus des passions politiques et des petitesses de la vie journalière. Elle ne sera jamais l'instrument d'un parti politique, elle ne sera jamais qu'au service de la nation suisse.” (38)

Ses considérations révèlent son regard avisé sur ce qu’est la Confédération suisse: elles sont de 1938 et parlent encore à tout Helvète qui connaît encore ses racines. L'armée détient, selon lui, des valeurs qui joueront:

" un rôle de plus en plus grand:

- face au désarroi actuel des esprits;

- face à l'incertitude du temps présent;

- face à l'internationalisme et aux utopies;

- face aux influences étrangères, si contraires à notre esprit national;

- face enfin aux diverses mystiques racistes." (39)

Quelle neutralité ?

Au sujet de la neutralité suisse, Guisan s'exprime dans la droite ligne d'un Secretan ou d'un Feyler: "Dans le domaine des relations internationales le "fait" est primordial. On s'occupe du "droit" quand le "fait" est réglé ! Si le droit des gens connaît la notion de neutralité et lui attribue un sens précis, seule cependant la volonté des puissances qui y ont un intérêt direct, donne la vraie valeur de cette notion." (40)

On ne saurait mieux dire ! Il y a là bien des démarches de Guisan qui trouvent leurs explications. Il poursuit: "On peut donc affirmer que Neutralité absolue et Armée forte sont deux termes inséparables. Lorsque notre armée fut au-dessous de sa tâche, la neutralité fut violée. Notre neutralité comporte une mission stratégique, car la Suisse, qu'elle le veuille ou non, est située sur un point stratégique important dont la garde lui incombe. Il doit être fortement tenu, parce qu'il peut exciter des  convoitises. S'il est bien gardé, la  Suisse subsistera, s'il est mal défendu, elle disparaîtra." (41)

C'est déjà en 1938 que Guisan dit ce qu'il redira souvent aux médias qui peineront à le comprendre: "Le retour à la neutralité intégrale interdit à nos voisins de se mêler de nos affaires, mais la réciproque est vraie. Ne donnons aucun prétexte à l'étranger d'intervenir dans notre maison." (42)

Une cohésion morale

La préoccupation essentielle de Guisan, ce sont les soldats, car le rendement du matériel dépend de celui qui le manie, de ses capacités, de ses réflexes, de sa résistance physique et morale. Au dessus d'une bonne instruction et d'une discipline parfaite, la valeur principale est, j'emploie les termes de Guisan, "la cohésion morale" et pour créer celle-ci: 

"Il faut surtout:

au soldat: des réflexes exercés, la confiance dans son arme, dans ses chefs, dans sa vigueur, dans ses camarades;

au cadre subalterne: des notions simples, mais solides, et surtout le courage de s'affirmer, c'est-à-dire du cran et de la volonté;

aux chefs supérieurs: les connaissances voulues, des nerfs disciplinés, de la psychologie et du cœur;

à tous: de l'enthousiasme, car celui qui n'a ni foi ni enthousiasme, est comme une feuille morte." (43)

Comme vous le constatez, Guisan n'a pas attendu M. le major Barbey, que par ailleurs j'estime beaucoup, pour exprimer une pensée propre, ferme, directe, précise et sans mot inutile.

Les universitaires

Guisan n'ignore pas non plus la place que l'universitaire occupe dans l'armée? C'est pourquoi, il lui adresse ce message : "L'armée est comme une usine de la nation en armes. Elle comprend un corps d'ingénieurs (les officiers), de contre-maîtres (les sous-officiers) et d'ouvriers (les soldats). Tout naturellement l'universitaire, rompu méthodiquement aux techniques de la pensée et de l'action, doit être intégré dans les cadres. Il le doit d'autant plus que la communauté consent de lourds sacrifices pour qu'il puisse étudier; elle peut donc, en retour, exiger ce geste de solidarité de ceux qui profitent des institutions nationales." (44)

Contre la dictature

Face aux dictatures qui gesticulent et qu'elles soient de gauche ou de droite (car il ne faut pas oublier qu'il y en eut de deux souches), Guisan déclare: "Ce qui fait la force des pays dictatoriaux, c'est leur mystique dynamique pour atteindre un but, alors que nous avons à nous défendre pour conserver notre patrimoine national." (45)

Le Rapport

Ce colloque vous a permis de mieux connaître le Général au travers de ses activités de commandant en chef de l'Armée suisse. Permettez-moi en conclusion de mettre en relief certains traits de la pensée de Guisan qui apparaissent dans son "Rapport à l'Assemblée Fédérale sur le service actif. 1939-1945." et qui restent, par ailleurs, dans la continuité de ce qu'il affirmait avant la guerre.

Vie intellectuelle

Face à la menace militaire, il y a une première exigence: la préparation intellectuelle. Une grande habitude de la vie intellectuelle est nécessaire pour passer avec assurance de la pensée à l'action. Le fondement d'une intelligence rapide et originale est une culture générale étendue, approfondie et sans cesse entretenue, pour devenir une source inépuisable d'idées, d'analyses et de suggestions. Le piège à éviter est l'excès de sens critique qui ne peut tendre qu'à faire vaciller la volonté. Il est impossible de peser éternellement le pour et le contre si l'on doit agir.

L'intelligence ne suffit pas, il faut encore le caractère pour passer sans transition et avec résolution de la conception théorique initiale à la réalisation finale toute pratique.

Planification et improvisation

Pour Guisan, il y a la réalité du combat qui distingue ce qui est phase de préparation, celle-ci est planifiée, de la phase d'improvisation, celle-ci nécessite des décideurs à la juste place. Il s'attache au principe qui n'est pas uniquement valable pour les questions militaires: le besoin de prévoir sans disposer à l'avance, ce qui exige des études préalables de chacun des intervenants à l'action.

L'absence de plans d'opération qu'a relevé le général est une polémique qui n'a pas encore trouver son dernier mot. De citer intégralement, afin de mieux situer le débat, la position exacte de Guisan à ce sujet est vraiment nécessaire. Il s'agit de la correction de la version en français de ses propos du 26 février 1947, à Interlaken (46), devant la commission du Conseil national qui devait se déterminer sur le "Rapport" du général et sur le "Rapport" du Conseil fédéral y relatif. 

Tout d'abord, en termes militaires, il distingue fort judicieusement et ce qui n'a pas toujours été compris par des universitaires dits "experts" ou "spécialistes": la mobilisation, le stationnement de neutralité, le plan de concentration des troupes face à différents cas possibles. 

Il mentionne ainsi les plans d'opération ayant été constitués avant 1939: 

"En 1914, des plans d'opération existaient et il en fut préparé d'autres plus tard. 

Le Général ignore à quelle époque on y a renoncé, probablement au moment de la nouvelle organisation des troupes. Sous les Chefs d'Etat-Major von Sprecher, Sonderegger et  Roost, ces plans existaient. Il y a lui-même collaboré jadis comme Officier d’Etat-major-général aux travaux de subdivision. Il eut été plus juste de dire dans le rapport du Conseil fédéral que l'on avait renoncé à l'établissement de ces plans parce que le Service de l'EMG était surchargé de travail et qu'il était allé au plus pressé. - C'est probablement là qu'il faut en chercher la vraie raison.” (47)

La question est explicitée clairement de la façon suivante dans la perspective de Guisan: 

"La Mobilisation de septembre 1939 était bien préparée et a bien fonctionné. Il en est de même pour le stationnement de neutralité qu'il a accepté sans autre à l'exception de quelques modifications dans le dispositif des réserves. Mais ce qui s'est fait défavorablement sentir, c'est le manque de plans de concentration. Un pays qui se défend a autant besoin qu'un pays qui attaque de plans d'opération ou de défense, si l'on veut jouer sur les mots ! Pas seulement la Belgique, mais aussi la Suède possédaient toutes deux des plans de défense préparés.

Pour les cas d'une attaque par surprise, il est nécessaire de pouvoir passer rapidement d'un stationnement après mobilisation, voire de la mobilisation à un dispositif de concentration, ce qui exige un plan préparé d'avance. C'est capital.

Toute étude opérative appelle automatiquement des plans et des tabelles de marches et de transports. Ceux-ci étaient malheureusement inexistants pour la concentration de l'armée en septembre 1939 !

Il précise bien qu'en 1939 le plan de stationnement après-mobilisation existait, ainsi que celui de la phase suivante: le plan de dispositif de neutralité. Mais ceux de la 3eme phase: plans de concentration (ou de mise en ligne de l'armée) sur l'un ou l'autre de nos fronts, faisaient totalement défaut." (48)

Dans "P.C. du Général", le major Barbey - l'homme de confiance de Guisan - écrit le 9 juillet 1944:

"Retour au PC. Etude des plans d'opération. Problème de l'aile gauche de notre dispositif en cas de concentration à l'Ouest. Huber joint à son avis ceux de ses subordonnés: Züblin écarte le Jura, la Menthue et se rabat sur la Sarine; Gonard écarte le Jura et donne à la Menthue -même non fortifiée- la préférence sur la Sarine; Huber lui-même préconise le Jura, dans certains cas, écarte la Menthue et propose la Sarine...

Quand on voit le temps qu'il a toujours fallu - soit en 39, soit en 42, à l'époque du "cas Ouest", soit maintenant - pour dresser des plans d'opérations à l'E.M.A., il est difficile de comprendre ce qui a détourné le service de l'Etat-Major général de préparer au moins, pour la date du 1er septembre 39, quelques plans-types qui auraient constitué des dossiers. Peut-être n'auraient-ils pas été directement utilisables tels quels. Mais ils auraient permis en tout cas de mesurer les difficultés et les divergences de vues. Ils auraient amenés, plus souvent, nos grands chefs et l'Etat-major à "penser stratégique". Sans doute, les problèmes stratégiques se posaient-ils dans nos exercices dits "opératifs" et dans nos exercices des états-majors. Mais, parfois, avec un dilettantisme qui provenait de l'absence d'un chef suprême et d'une certaine confusion des genres qui s'établissait, en fin de l'exercice, entre la "critique" du directeur de l'exercice et la "visite" d'un ministre de la guerre en veston." (49)

Barbey poursuit par deux remarques dont l'actualité ne vous échappera pas:

1) "Mais on voit bien, à l'expérience, que l'élaboration d'un plan, d'un dispositif de défense, exige, encore et toujours, beaucoup de temps. Par définition. Parce qu'il implique toutes sortes d'opérations intellectuelles et techniques."

2) "Le Général m'a dit, à plusieurs reprises, qu'il était décidé à exposer cela quand nous serons hors de danger. Et, sans doute, il aura le courage de le faire. Mais il provoquera une levée de boucliers. Et les avocats du système "pas de plans" auront beau jeu d'élever le débat en démontrant qu'ils s'ingéniaient, précisément, à sauvegarder ainsi la liberté de décision du futur général - du général élu au jour J et à l'heure H..." (50)

Instruction

Guisan défend une instruction pratique pour chaque échelon de la hiérarchie et mettant en œuvre une tactique adaptée à ses visions stratégiques. Sa première priorité est accordée à l'instruction de la troupe aux nouveaux procédés de combat. Pour les concepteurs de la décision, il préconise une claire répartition des fonctions: "C'est le tacticien qui doit jouer le rôle du chef, et le technicien, celui de conseiller et d'exécutant." (5l)

Le savoir du chef n'a nulle besoin d'être la somme du savoir  de ses subordonnés; il lui suffit d'avoir des connaissances générales pour diriger et l'esprit libre pour imaginer.

Conscient des moyens supérieurs d'un adversaire de la Suisse, il veut que l'armée rencontre l'ennemi dans des conditions: "où notre connaissance du terrain, la rapidité de nos actions, la sûreté dans l'emploi de nos armes et notre endurance (physique et morale) pourront se déployer." (52)

Quant au choix des armements, il place le critère suivant en priorité: "L'outil doit être choisi moins en fonction de ses qualités techniques absolues que des services qu'on attend de lui." (53)

Choix des cadres

La guerre est l'occasion pour Guisan de démontrer sa faculté exceptionnelle à  employer les capacités de ses collaborateurs. Il les cherche, les reconnaît et les utilise. En aucun cas, il prétend tout savoir, mais il sait choisir les hommes capables de faire des propositions, des suggestions, d'avoir un esprit critique, mais constructif et surtout ayant la qualité que Guisan prédomine, un esprit de synthèse. 

C'est ainsi qu'il n'a jamais été un esclave de ses collaborateurs, mais qu'il a su adopter sur un éventail de solutions proposées, une ligne directrice en ayant soigneusement soupesé le pour et le contre de ce qui sera "sa" décision. Il travaille avec un collège d'officiers qui fonctionnent sous ses directives, ses impulsions et ses choix. Il laissait volontiers chacun de ses commandants de corps exprimer des  propositions ou des avis parfois très différents entre eux et parfois divergents de ceux de lui, le général. 

Ensuite il étudiait et choisissait pour décider et imposer sa détermination, sans être lié par qui que ce soit. Il serait tout aussi faux de dénier à Guisan toute compétence stratégique, ainsi que certains le font légèrement, que d'attribuer tous les mérites à des tiers que d'autres recherchent laborieusement, je me demande bien dans quel but. 

Il y a eu un travail d'Etat-major où chacun a contribué à la réalisation concrète de la décision du commandant en chef: c'est le plus bel hommage qu'un commandant peut adresser à ses collaborateurs. La réussite militaire nécessite deux éléments: “l'originalité de la pensée et l'imagination créatrice” (54). Ces deux qualités de l'esprit en dose convenable sont les garanties de surprendre l'adversaire, ce qui est un des plus vieux préceptes militaires.

Quant au choix des officiers, il demande que le caractère soit privilégié, sans aucun préjugé de classe. Il avait annoté dans un recueil de pensées attribuées à Napoléon: "le caractère sans intelligence vaut mieux que l'intelligence sans caractère. Le caractère est en effet plus rare que l'intelligence." Le caractère est de ne pas se laisser griser par les succès ou abattre par l'adversité. Il dit encore à ce sujet et à propos de jeunes officiers: "Le manque de caractère qui leur est parfois reproché apparaît comme un défaut de plus en plus répandu dans la classe sociale où la plupart d'entre eux sont recrutés, la bourgeoisie." (55)

Il fait ce constat qui lui appartient et il le complète logiquement: "Mais aujourd'hui, d'autres forces morales disputent à la bourgeoisie la prééminence. Du monde campagnard et ouvrier sortent des chefs qui influencent, autant que l'ancienne classe dirigeante, le destin du pays." (56)

C'est pourquoi il recommande l'élargissement de la base de recrutement des officiers. Nous sommes, là, sur un élément essentiel de sa pensée. Refusant tout formalisme de classe, Guisan est persuadé qu'il appartient à notre armée d'apporter les ressources matérielles et intellectuelles aux candidats ayant du caractère.

Conclusion

Son rapport a suscité des réactions multiples et n'a pas été sans influence quant aux réformes de l'armée par la suite, mais ceci devrait faire l'objet d'un autre exposé. Des critiques aux actions et propos de Guisan n'ont pas manqué. Certains ont dit qu'il n'apportait pas de solutions, mais ces mêmes personnes n'ont pas reconnu que son principal mérite était de signaler les problèmes et qu'il avait eu la modestie de laisser à ses successeurs le soin de choisir les modalités aux lignes directrices qu'il a largement esquissées et dont les axes ont été suivis.

Pour terminer, je laisse la parole à Guisan lorsqu'il s'adresse à ses officiers supérieurs, jusqu'aux commandants de régiment, à Jegenstorf,en 1945:

"Il s'agissait, en somme, de vouloir une chose, une seule chose; de la vouloir sans relâche: être, à chaque instant, de mieux en mieux, prêts à nous défendre. Et, pour l'obtenir, cette chose, il fallait d'abord la concevoir avec une parfaite netteté; puis la traduire en un acte de volonté constante. Vous aurez été à cet école. Vous aurez eu cette froide résolution ou ce feu sacré, selon votre tempérament. Pour vous, d'abord, et ensuite, pour ceux dont vous étiez les chefs.

La récompense est là: notre pays est demeuré libre; et notre Armée intacte, plus forte, sans doute, qu'elle ne l'a jamais été.

La tâche qui vous attend maintenant ne sera pas aisée. Je vous dirai, entre autres, pourquoi:

D'abord, la gratitude n'est pas un sentiment durable. Et si, aujourd'hui, l'opinion publique reconnaît encore ce que vous avez fait pour que le pays demeure libre, cette reconnaissance risque de s'effacer bientôt.

Ensuite l'imagination est un don assez rare. Notre peuple, dans sa grande majorité, ne sera pas enclin à se demander, dans les années à venir pas plus qu'en 1920, en 1930, ou même après, si le pays pourrait se trouver menacé à nouveau, ni comment. Ce que nous avons fait, à partir de 1933 surtout, pour l'alerter, pour en appeler à sa conscience et à sa vigilance, ce que nous avons fait sera toujours à refaire.” (57)

Notes:

1.  André Malraux. "La condition humaine". 1933. Folio.

2. H. Guisan- R. Gafner: "Entretiens". Payot. Lausanne. 1953. 207 p.

(ci-après abrégé GG E). Il s'agit de douze entretiens diffusés par Radio-Lausanne durant l'hiver 1952-3.

3.  Charles-Ferdinand Ramuz: parmi les nombreuses œuvres, il convient de lire tout particulièrement "Les signes parmi nous" (1919), car ce roman préfigure dans une certaine mesure ce qui se retrouve chez W. Prestre dont il sera fait mention ultérieurement ("La Pieuvre", notamment). "Taille de l'homme" (1933) est peut-être une des sources de l'esprit critique de Guisan à l'égard d'une partie de la société bourgeoise. "Besoin de grandeur" (1938) exprime le mieux ce lien homme-nature-Dieu ainsi qu'une fidélité au terroir Romand.

4.  Henri Pourrat: "L'homme à la bêche. Histoire du paysan." E. Flammarion. 1941. Paris. 282 p.

5. Id. p. 9; consulter surtout les p. 7-44 et p. 165-281.

6. G. Rigassi, F. Fornerod, J.-C. Biaudet, M.-C. Jéquier: "Edmond Rossier". Etudes de Lettres. avril-juin 1968. série III, t.1, n° 2.

Ce cahier constitue une bonne introduction à œuvre d'E. Rossier. Consulter tout particulièrement la liste, établie par Mme Marie-Claude Jéquier, des 2'437 articles d'Edmond Rossier pour la Gazette de Lausanne (p.140-179).

7.  Edmond Rossier: à titre indicatif, je vous signale quelques unes de ses études : "Histoire  politique de l'Europe. 1815-1919". Payot. Paris. 1931. 362 p. ; "Du traité de Westphalie à l'Europe de Versailles". Plon et Roth. Paris et Lausanne. 1938. 279 p.; "Sur les degrés du trône. Grandes dames et souveraines". Payot. Lausanne.1939. 211 p.; "Profils de Reines". Payot. Lausanne. 1940. 206 p.

8. GG E: p. 34

9. GG E: p. 30

10. Henri Guisan: "Les leçons de deux mobilisations". Lausanne. F. Rouge. SA librairie de l'Université. 1954. 31 p.

11 GG F: p. 33.

12. Archives Fédérales (AF). AF:27/12611 et AF: 27/12618

13. Willi Prestre: auteur de nombreux romans, il faut retenir son roman terrien: "La lente agonie", "Les suicidés", "Tocsins dans la nuit" et surtout "La pieuvre". Il est à signaler que sous le patronage d'Henri Guisan et de Monseigneur Charrière, W.-A. Prestre a fondé "La chaîne de Reconstruction Européenne", la CRE. Le principe en était simple: 1. faire les avances matérielles nécessaires à la reconstruction de l'Europe ou à la remise en valeur de ses industries et de son agriculture; 2. récupérer ces avances sur le surplus de la production obtenu; 3. demander ensuite aux bénéficiaires un prêt de solidarité pour aider d'autres nécessiteux. Par son automatisme même, la CRE recréait le goût de l'effort, puis le sens de la responsabilité individuelle, enfin l'esprit de solidarité. C'était la régénération de l'économie assurée par le développement des vraies valeurs humaines. Ce projet ambitieux ne reçut pas la caution financière qu'il méritait: le projet était trop bon et visait une autre forme de rentabilité, encore méconnue des capitalistes purs et durs et ceci encore de nos jours.

14. Revue militaire suisse: cette revue est essentielle pour connaître les penseurs militaires suisses de langue française. Sans cette revue, nombreux sont ceux qui resteraient complètement dans l'oubli, bien à tort car la pensée militaire suisse est spécifique à notre politique de défense et représente bien souvent la synthèse européenne d'une conception idéale de la défense.

15. Général X.Y.: "Réflexions sur l'Art de la guerre". Ed. Charles Lavauzelle. 1921. 201 p.. Les pages 5 à 88 sont celles qui ont eu le plus d'écho chez H. Guisan.

16. Henri Guisan. AF:E 27/12790

17. Règlement: "Le service en campagne" 1927. Textes soulignés et annotations manuscrites d'H. Guisan, relevés par M. le cap Jermann (EM rgt chars 7, Sur Cré, 2802 Develier; adresse figurant sur l'exemplaire de la Bibliothèque militaire fédérale, 3003 Berne).

18. Oskar Frey est un colonel schaffhousois qui a su, avec le caporal August R. Lindt, donner une impulsion décisive à "Armée et Foyer" et au "Service des conférences". Il est l'auteur de nombreux bulletins, à distribution réduite, qui permettent une approche réaliste des perceptions militaires du conflit mondial en cours, avec les conséquences déduites pour notre pays.

19. Cette association a publié de nombreuses conférences ayant des lignes politiques marquées tout en restant très helvétiques.

20. H. Guisan: La loi réorganisant l'instruction de l'armée. Publications de l'association patriotique vaudoise. Fascicule 6. Imprimerie Centrale. Lausanne. 1935. p.12-24.

21. Id. p. 24.

22. H. Guisan: Notre défense nationale. Publications de l'Association patriotique vaudoise. Fascicule 7. p.23-35. Ce discours de Guisan fait suite aux propos du col.-div. Guillaume Favre (ancien chef d'arme de la cavalerie).

23. Id. p. 24.

24. Id. pp 24-5

25. Id. p. 25

26. Id. p. 25

27. Id. p. 26

28. Id. p. 28

29. Id. p. 34.

30. H. Guisan: Die Seele unserer Armee und die soziale Rolle des Offiziers. 1934. Sonderdruck der Neuen Schweizer Rundschau. 29 p.

Version allemande d'une conférence qu'H. Guisan donnera souvent et qui verra son édition française: Notre peuple et son armée. 9:12., 1938. Ed. Polygraphiques SA. Zürich. 39 p. (ci-après abrégé NPEA).

31, NPEA: p. 7.

32, NPEA: p. 8

33, NPEA: p.21

34. NPEA: p. 22.

35. Id.

36. NPEA: p. 25

37. NPEA: p. 26

38. NPEA: p. 29.

39. NPEA: p. 30.

40. NPEA: p. 33.

41. NPEA: p. 33

41. id

42. id

43. id

44. NPEA: p. 37.

45. NPEA: p.39.

46. Général Guisan au lt-col Bracher. Lettre du 25 avril 1947. Intitulé de son message: Texte français de mes dépositions à la séance de la Commission du Conseil national le 26 février à Interlaken concernant mon rapport sur le Service actif 1939-1945 et le rapport du Conseil fédéral y relatif. 7p.  AF: 27/15070.

47. Id. p. 1

48. Id. P. 3

49. Major Barbey: "P.C. du Général". Journal du chef de l'Etat-Major particulier du général Guisan. 1940-1945, La Baconnière. Neuchâtel.1948. 280 p.(ci-après abrégé PC G). Du même auteur, "Aller et retour". Mon journal pendant et après la "drôle de guerre" 1939-1940. La Baconnière. Neuchâtel. 1967.179 p.

50. PC G: p. 221-222.

51. Rapport du Général Guisan à l'Assemblée Fédérale sur le service actif 1939-1945. 262 p.(ci-après abrégé: RAFSA). Il est suivi de deux annexes: 

I. Rapport du Chef de l'Etat-Major Général de l'Armée. 

II: Rapport du Commandant de l'Aviation et de la D.C.A.; Rapport de l'Adjudant Général de l'Armée; Rapport du Chef de l'Instruction de l'Armée; Rapport du Chef du Personnel de l'Armée. 

Ceci forme un tout de 1'210 pages où des avis contraires à ceux du Général sont exprimés: une originalité à remarquer.

51. RAFSA: p.84

52. Id.

53. RAFSA: p. 97.

54. La meilleure traduction de la pensée militaire d'Henri Guisan en concepts théoriques a été faite par le col cdt de C (1er CA), le neuchâtelois Samuel Gonard: "Réflexions sur la nature et l'exercice du commandement militaire". Décembre 1959. Cette conférence a été publiée dans la RMS. Auteur dont les œuvres se lisaient avec le plus grand profit (la correction du temps verbal s'impose en 2025).

55. RAFSA: p. 181

56. Id

57. RAFSA: pp. 226-7