samedi 8 février 2025

Géographie militaire suisse, brefs aperçus.

 


Géographie militaire suisse

par Antoine Schülé

La Tourette, 27 mars 2009


Voici la version orale d'une conférence donnée au centre de formation d'officiers d'infanterie à Colombier (Neuchâtel, Suisse). Il y est mentionné une association d'histoire et de pensée militaires, l'ECRI, qui a eu une existence éphémère en raison du départ, très volontaire, de son animateur bénévole, ayant subi un mépris administratif inacceptable face à un bénéficiaire dans l'incapacité de le contrer. 

Introduction

Avant de commencer cette brève communication sur un sujet qui pourrait nous retenir toute une semaine sans l’épuiser totalement, je dois dire que j’ai deux raisons d’être heureux de prendre la parole devant vous. 

La première raison est que j’ai commencé en 1980 ma vie militaire à Colombier, car je suis un fantassin comme la plupart d’entre vous et que ma joie est de vous voir, vous les jeunes, prêts à vous engager pour cette Armée qui mérite vos efforts, vos connaissances et votre passion. Officier de milice et d’infanterie, j’ai pu apprendre à connaître la nature humaine grâce à l’armée. Vous vivez une expérience humaine qu’aucune autre institution peut vous donner. De plus, j’ai pu découvrir ce pays dans toute sa diversité, puisque, ayant débuté dans la plaine, je me suis retrouvé en montagne, avec les troupes de forteresse où ma spécialité était la défense extérieure de forts au moyen d’armes lourdes : mitrailleuses et canons antichar, aussi bien mobiles que fixes. 

La deuxième raison est que nous inaugurons aujourd’hui les conférences de l’ECRI qui s’adressent à vous, les militaires aussi bien professionnels que de la milice, comme à vous le public qui souhaitez mieux comprendre et donc mieux penser tout ce qui a trait à la défense, aussi bien en Suisse qu’à l’étranger. Car l’ECRI veut s’ouvrir sur le monde et considérer avec une attention particulière les liens qui unissent la Suisse au monde : cela est important pour comprendre certains choix politiques. 

Rien ne vaut mieux qu’un exemple pour illustrer cela. Durant la Deuxième guerre mondiale, les ports de Gênes et de Sète ont été essentiels pour notre survie, aussi bien celle des populations que de notre vie économique. Ces deux sites ont pesé sur les décisions à prendre, alors qu’il en est rarement fait mention, même encore de nos jours ! 

Le sort de la Suisse n’a pas dépendu et ne dépend pas uniquement de ce qui se vit sur son territoire, à l’intérieur de ses frontières. Non, nous vivons dans le monde et avec le monde proche et lointain qui nous entoure.  

La présence du professeur Philippe Boulanger qui nous fait l’amitié de quitter Abou Dhabi où il enseigne pour nous rejoindre ici est une grande joie comme un grand honneur. Surtout, sa présence démontre notre volonté d’ouvrir notre champ de connaissances au-delà de nos frontières et, pour marquer cette volonté, il ne pouvait pas y avoir mieux que lui, professeur de géographie militaire dont les ouvrages sont remarquables et méritent non seulement votre lecture, mais encore votre étude.

Le plan que je vous propose pour ces quelques instants que nous partageons est simple. Je vous invite à un voyage géohistorique. Il s’agit d’une approche originale qui vous donnera peut-être l’envie de mieux associer deux sciences complémentaires : histoire et géographie.

Quelques définitions

Pour éviter toute confusion, quelques définitions doivent être données dès le début : 

La géographie militaire réunit les données qui caractérisent le milieu dans lequel les troupes sont amenées à intervenir. C’est la formule la plus simple mais il y en d’autres comme nous le verrons.

La géopolitique étudie les finalités politiques des décisions d’Etats, d’organismes internationaux ou encore d’organisations non gouvernementales, où la géographie reste un paramètre incontournable avec toute la complexité des motivations, des logiques pouvant animer les uns et les autres.

La géostratégie, finalement, est la variante plus spécifiquement militaire de la géopolitique qui analyse comment les objectifs stratégiques, fixés par les politiques, peuvent être atteints.

La géographie militaire s’est affirmée comme une science à part entière, à la fin du XIXe siècle, et elle a pour but de mettre en relation les activités politiques et militaires avec les données physiques et humaines. Voici la définition qui me paraît la plus judicieuse.  Toutefois, si cette science reconnue en tant que telle est récente dans les sciences, elle a été pratiquée, selon des critères plus souples et sans recourir à son vocabulaire spécifique, bien avant par les historiens, les politiques et les chefs de guerre. Faisons un peu d’histoire, remontons dans le temps pour mieux comprendre.

Lorsque des peuples ont dû migrer en Europe pour des raisons climatiques, ils ont obéi à des nécessités de survie ; lorsque des peuples luttent pour disposer d’une alimentation en eau potable, vous avez un autre facteur géographique déclencheur possible de conflit ou de guerre; lorsque des tribus nomades se déplacent à la recherche de pâturages, ils sont tôt ou tard confrontés à des tribus sédentaires, vivant de l’agriculture, et il y a risque de conflits ; quant un pays cherche une ouverture sur la mer pour sa survie économique, vous avez là encore un autre motif de guerre ;  à la naissance de la Confédération suisse, lorsque les cantons campagnes ont eu besoin des marchés des cantons villes, il y a eu des alliances qui se sont faites : les uns vivaient du transport des marchandises et avaient donc besoin de voies de communication sécurisées et les autres avaient besoin de commercer dans des villes sécurisées…etc. Les exemples ne manquent pas qui vous font percevoir le rôle comme le poids de la géographie et les explications qu’elle nous apporte dans l’histoire des civilisations. 

Alexandre le Grand, César, Hannibal, Tamerlan, Gengis Kahn, Saladin, Charlemagne, Frédéric Barberousse, Eugène de Savoie, Frédéric II et Napoléon, entre de multiples autres, pratiquaient la géopolitique, même si ce mot n’existait pas encore pour définir ce que l’on appelait tout simplement leur sens politique. Cependant Napoléon s’est fait piéger par la géographie comme l’illustre son échec de la campagne de Russie ! Le boiteux et manchot Tamerlan s’est vu dépasser par ses conquêtes, si grandes qu’il ne pouvait plus en assurer la maîtrise ! Le vœu de Charlemagne d’une grande Europe se concrétise maintenant, son empire n’a pas duré pour des raisons successorales qui ont créé les grands Etats européens actuels ! 

Pour 2010, l’ECRI vous propose 8 conférences dont 4 porteront sur la géopolitique et 4 sur la géostratégie. Avec la géopolitique, nous pourrons, je l’espère, porter un regard plus aigu sur la situation politique mondiale actuelle, fruit des histoires de peuples et de civilisations, pour mieux analyser les rapports de puissances ainsi que les évolutions des équilibres de celles-ci dans le monde. 

Avec la géostratégie, notre attention se portera sur les rapports de force entre puissances et continents et le rôle déterminant de la maîtrise de certaines matières premières, leur production comme leur transport. L’originalité sera de s’ouvrir aux regards chinois, russes ou indiens sur des questions trop souvent appréciées avec un regard occidental.   

Ces sciences offrent des méthodes d’analyse qui permettent d’établir la relation complexe qui existe entre puissance et espace et cela vaut pour tous les pays, quelles que soient leurs dimensions ou leurs puissances fortes ou relatives.

Revenons à la géographie militaire, reconnue depuis le XIXe siècle, et en Suisse plus précisément. Elle est liée à deux grands noms : Antoine Henri Jomini et Guillaume Henri Dufour. 

Jomini

Dans son « Précis de l’Art de la guerre », Jomini souligne en 1837, l’importance de la géographie :

« [La géographie] consiste dans la description topographique et stratégique du théâtre de la guerre, avec tous les obstacles que l’art et la nature peuvent offrir aux entreprises, l’examen des points décisifs permanents que présente une frontière ou même toute l’étendue d’un pays. » et il complète cette mise en perspective avec la statistique - qui en est encore à ses débuts - mais dont il perçoit toute l’utilité pour la prise de décision d’un commandant. Il en parle ainsi :

« [La statistique est] la connaissance aussi parfaite que possible de tous les éléments de puissance et de tous les moyens de guerre de l’ennemi que l’on est appelé à combattre. ».

Vous pourriez dire, vous les futurs chefs de groupe ou de section, que cela ne vous concerne pas. Vous auriez tort. Pour apprécier la situation avant la prise de décision, il est nécessaire de recourir à l’analyse géographique de la zone d’engagement : l’équipement du soldat ne sera pas le même en été ou en hiver ; dans des zones comme le Jura où l’eau manque vite en été, cela aura une incidence sur le ravitaillement dont vous serez responsable ; les couverts pour les armes ne seront pas les mêmes en montagne, dans le Jura ou dans une ville aux multiples collines ou une autre ville en terrain plat : par exemple, les types de toiture pourront même intéresser le militaire, un toit plat diffère d’un toit à plusieurs pans quant aux usages à en faire ! Ne serait-ce que pour le choix des camouflages, il faut s’adapter à des données de terrain. Dans nos forêts, les feuillus offrent une bonne protection en été mais, en hiver, seuls les forêts de sapin offrent un couvert utilisable.

Des cas historiques -qui vous sont peut-être connus- vous illustrent cette nécessité de posséder des connaissances géographiques :

En 1813, Napoléon comme ses généraux se faisaient une idée fausse sur la Bohême : ils la voyaient comme un pays coupé de montagnes, alors que la ceinture de montagnes secondaires qui l’entourent  se franchit en une journée de marche pour se trouver finalement en pays plat !

Les Allemands à Stalingrad sont vaincus par le froid, ils n’avaient plus de vêtements ou de chaussures adaptés à l’hiver.

Lors du conflit anglo-argentin aux Malouines, l’équipement des troupes anglaises étaient complètement inadapté, cela ne les a pas empêchés d’avoir la victoire, mais derrière le succès, il est important pour vous d’identifier ce qui aurait pu être la raison d’un échec.

Jomini revient encore plus loin dans son écrit sur ce sujet et avec une insistance qu’il faut souligner, je le cite encore :

« On doit ne rien négliger pour avoir la géographie et la statistique militaires des Etats voisins, afin de connaître leurs moyens matériels et moraux d’attaque et de défense ainsi que les chances stratégiques des deux partis. On doit employer à ces travaux scientifiques les officiers distingués et les récompenser quand ils s’en acquittent d’une manière marquante. ». 

Il souhaite un  développement de la cartographie. Par l’étude de la carte, Jomini veut que l’on puisse réfléchir sur les lignes d’opération qui dépendent des lignes de communication :

« Le grand art de bien diriger ses lignes d’opérations consiste à combiner ses marches de manière à s’emparer des communications de l’ennemi sans perdre les siennes. ».

Jomini est un auteur passionnant car à le lire, vous pouvez voyager avec lui sur tous les grands terrains militaires qu’il décrit avec une minutie de géographe. Nous pourrions développer sur ce thème de nombreux propos de Jomini qui sont peu connus et pourtant plein d’intérêts en cette matière. 

Ce qu’il importe de retenir est qu’une puissance insulaire (pensez à l’Angleterre) ne voit pas la guerre comme une puissance continentale (pensez à l’Autriche avant 14-18) ; une puissance forte à la fois sur terre et sur mer (pensez à aux Pays-Bas autrefois ou aux Etats-Unis actuellement) raisonne de façon différente d’une puissance qui ne possède qu’une armée de terre ou sur mer. Un pays disposant d’un vaste territoire (prenez la Russie) conçoit la défense de ses frontières autrement qu’un petit pays comme la Suisse, entourée de grandes puissances s’exerçant sur de grands territoires ! Pourtant, dans tous ces cas de figures, l’essentiel est de déterminer quel est le point stratégique territorial ou géographique : avec le recul historique, il faut préciser que ce point stratégique subit des évolutions et, dans la longue durée et suivant les cultures, il ne sera pas toujours le même (pour l’un ce sera, une ville, une capitale, des ressources du sous-sol ou des zones agricoles vitales ; pour d’autre, un lieu sacré ou symbolique) ! La géographie physique ne doit pas faire oublier la géographie humaine qui ne peut pas faire abstraction de l’histoire tout simplement ! 

Guerre en montagne

Comme nous sommes en Suisse, pays montagneux, il vaut la peine de s’intéresser brièvement à ce que Jomini nous dit sur la guerre en montagne en parlant des opérations stratégiques. En Europe, il dresse une liste des pays montagneux, et je vous rappelle que les frontières des Etats qu’il cite ne sont pas ceux de ce jour : les frontières européennes sont de création récente lorsqu’on considère leur histoire sur la longue durée.  Pour lui, sont des pays montagneux : le Tyrol ; les provinces noriques c’est-à-dire la Carinthie, la Styrie, la Carniole, l’Illyrie ; s’y trouvent encore quelques provinces de la Turquie et de la Hongrie, la Catalogne et, finalement, le Portugal. Les autres contrées de l’Europe n’ont, selon son analyse, que des ceintures montagneuses.

Les principes de la guerre en pays montagneux ne sont pas identiques à ceux employés en pays ouverts : il serait bon de s’en souvenir car, de nos jours encore, il est fait des comparaisons complètement erronées par quelques historiens. Le meilleur exemple en est la défense de la Suisse en 39-45 : vous trouverez plus d’une comparaison de nos troupes avec les troupes allemandes ou américaines qui ne tiennent pas, car les moyens déployés sur de vastes plaines n’ont pas la même efficacité sur le territoire suisse qui a une configuration particulière et il y a encore des auteurs qui veulent croire que nous aurions dû avoir des armes similaires à l’adversaire, quelle erreur ! Heureusement lors de la Guerre froide, des militaires ont réalisé qu’il valait mieux avoir des armes antichars qu’un nombre inadapté de chars par rapport à la surface de leur zone d’engagement possible en Suisse. 

J’ai encore bien des soucis lorsque je lis des études se voulant sérieuses mais ne reconnaissant pas la spécificité de notre terrain. Les manœuvres sont limitées dans nos plaines ayant des caractéristiques, leurs axes par exemple, pas favorables à l’ennemi. Les forces sont vite fractionnées dans les vallées. Il y a des passages obligés qui encolonnent les troupes de façon défavorable. Les terrains-clefs sont les jonctions entre vallées et rivières : ce qui simplifie la tâche de la défense. L’agresseur est réduit à mener systématiquement des attaques directes et à recommencer autant de fois que cela sera nécessaire, ce qui ne peut que ralentir ses marches comme sa concentration des forces. Un terrain compartimenté comme le nôtre entraîne un fractionnement des forces, ce qui est plus favorable à la défense qu’à l’attaque !

L’importance de notre territoire réside, hier comme aujourd’hui et demain, dans les nœuds de communication routière ou ferroviaire. N’oublions pas que les blocages de quelques défilés peuvent paralyser toute une armée. La défense d’un territoire comme la Suisse relevait véritablement d’un jeu d’échec où chaque compartiment de terrain constituait un pion à jouer, à perdre ou à risquer pour gagner. La multiplicité de nos vallées nuit à la concentration des troupes : l’histoire nous a appris que cela pouvait être généralement en notre faveur, car ce fut très rarement en notre défaveur. La défense de la Suisse n’a pas été et n’est pas statique du tout. En tant que fantassin, je me souviens des déplacements parfois forts longs, en plaine, en montagne que nous pouvions accomplir. Ceci même hier, avec le développement des forteresses qui avaient été pour l’adversaire des obstacles sérieux qui venaient en  complément d’une infanterie mobile et agissant sur d’autres points. La manœuvre de l’infanterie se fait toujours dans ce terrain mixte, la lisière des forêts et les bordures des lieux habités, si avantageux pour ses engagements : le fantassin a, durant tout son histoire qui remonte au Celtes jusqu’à nos jours, cultivé la manœuvre, les déplacements rapides pour bénéficier de la surprise et attaquer de façon favorable. Le principe est fondamental, seuls les moyens ont évolué, plus ou moins vite, les Anciens de l’infanterie motorisée peuvent en témoigner.  

Pour le décideur militaire, la carte est un instrument essentiel à la décision. Qui d’entre vous n’a pas dû fouiller les moindres renseignements donnés par une carte pour choisir un parcours, pour étudier les possibilités ennemies, pour conduire de jour comme de nuit ses hommes sur des chemins inconnus jusqu’alors ? Et il faut encore se pencher sur la carte pour visualiser le terrain où l’action doit se mener. La cartographie est un des moyens d’aide à la décision qui reste essentiel. Brièvement, abordons quelques données sur la cartographie suisse. Il est un nom que vous devez retenir absolument :


Dufour

Dufour a réalisé de 1832 à 1864 la carte de la Suisse avec des triangulations. Avant cette carte Dufour, nous avions des cartes très locales ne couvrant pas systématiquement tout le territoire. Les cartes ont toujours été très précieuses car elles faisaient partie des trésors d’une ville. Sans vouloir faire un développement trop long sur la cartographie en Suisse, ce sujet mériterait une conférence à lui tout seul, je signale juste que la topographie a fait de très grands progrès à la fin du XVIIIe siècle. En France, Vauban avait créé un corps d’ingénieurs - géographes en 1691 déjà.  De nombreux pays européens ont établi des projets nationaux de triangulations. En 1766, le Danemark donne l’exemple ; la Saxe en 1780 ; l’Angleterre en 1784 ; la Prusse en 1796 et la Russie en 1797.

En Suisse, en 1667, le peintre sur verre Gyger dresse une carte remarquable polychrome du canton de Zürich. La carte Scheuchzer est l’une des premières à utiliser la trigonométrie et le baromètre pour déterminer la position des localités et les altitudes. Les cartes Keller de Zürich ont eu un grand succès dans les écoles. 

L’idée d’un relevé général de la Suisse a été lancée, en 1753, par Micheli du Crest, un Genevois. Il a voulu créer un bureau topographique à Genève pour organiser la triangulation du pays. 

Au niveau fédéral, il faudra attendre 1809 pour les premières triangulations systématiques et coordonnées du territoire. Ce travail est relativement aisé sur le Plateau suisse mais les Alpes offrent de nombreuses complications. Il fallait relier les opérations suisses de mesure avec les états voisins ; face à l’inconnu, le plus difficile était de trouver un point de vue visible par trois autres à la fois. La foudre a tué un chargé de la triangulation. D’autres ont dû affronter les avalanches de pierre, des rochers friables, l’incompréhension des montagnards qui détruisaient les signaux en bois péniblement construits etc. Ce projet faillit être abandonné face aux nombreuses difficultés.

Dufour, avec ses compétences de mathématicien, de géomètre et en même temps de dessinateur, reprend en 1832 le projet dont plus personne ne voulait assurer la charge. Au service de la France, il avait déjà établi une carte au 5 000e de Corfou, publiée en 1828. Il se battra pour obtenir des crédits, pour payer des hommes qui prennent des risques pour établir les mesures. Sans imiter les pays voisins mais, connaissant les forces et les faiblesses des choix adoptés pour établir leurs cartes, il a su trouver des solutions pour faire au mieux avec les caractéristiques de notre pays de montagne. Par exemple, il a choisi un ombrage correspondant mieux à nos besoins cartographiques. En 1865, quatre feuilles au 250 000e sont prêtes et elles seront publiées en 1873. Il a fallu trente-deux ans pour mener ce travail à terme. A titre de reconnaissance, Dufour méritait bien un pic à son nom.

Suisse, vue aérienne
Géographie militaire suisse

La Suisse actuelle ne se comprend pas si nous ignorons la géographie et l’histoire. Maintenant, je vous propose cette confrontation entre ces deux approches si complémentaires.

Pour la Suisse actuelle, centre stratégique de l’Europe depuis les temps les plus reculés de son histoire connue, les axes de passage (d’émigrations, de commerce, d’armées, etc.) entre les quatre point cardinaux de l’Europe ont fait qu’elle intéressait toute puissance voulant être européenne ou appartenant à l’Europe. 

Pour cet ensemble d’Etats souverains, connus sous le nom d’Helvétie, qui a mis plusieurs siècles pour se constituer en une Confédération, il y a eu des menaces militaires permanentes en raison de cette position centrale et des passages obligés que les cantons possèdent  sur ce long arc alpin qui s’étend sur 1 200 Km, de Savonna près de Gênes, jusqu’à Vienne, avec un versant Sud plus abrupt que le versant Nord : cette simple notion de déclivité différente a donné un avantage à celui qui dominait les passages, du moins surtout quand les technologies n’avaient pas connu les progrès du XIXe siècle et ceux développés depuis lors. 

Les Alpes sont bornées par trois plaines : à l’Ouest par le Rhône, au Sud par le Pô et à l’Est par le Danube. Au Nord des Alpes, il y a trois plateaux de Genève à Linz : les plateaux suisse, souabe et bavarois. De façon globale, on distingue les Alpes glaronnaises, grisonnes, valaisannes et bernoises.

Pour comprendre l’évolution de l’armée suisse sur la longue durée, il est nécessaire de recourir à la géographie : notre terrain a forgé l’armée et a favorisé des types d’armement ainsi que certaines tactiques plutôt que d’autres. Oublier les contraintes géographiques du territoire qui s’appelle la Suisse, c’est oublier que nous n’avons pas de vastes plaines comme les pays voisins, d’une taille et d’une superficie qui l’obligent à raisonner militairement de façon totalement différente.

Notre relief, nos climats fort variés d’un coin à l’autre du territoire, nos populations reflétant les principales cultures européennes, nos vallées compartimentées, ont favorisé une armée avec une prédominance d’infanterie et nos mœurs où une tradition des armes reste forte -et j’espère que cette affirmation ne sera mise au passé, si nous supprimons la détention d’une arme chez le citoyen soldat. L’actuel développement des milieux urbains et la concentration des populations s’accentuant en zones urbaines ont des conséquences directes en matière de protection et de sécurité des populations. Prendre conscience de cela, c’est mieux percevoir encore pour demain les incidences que les mutations géographiques auront sur notre armée. Les villes s’agrandissent, se rejoignent presque. Le plateau est une vaste zone urbanisée et il est traversé par les axes européens ayant un long passé historique et promis encore à un bel avenir.

L’engagement du fantassin actuel dépend de ces facteurs géographiques. L’analyse du terrain est la première mission du chef d’infanterie : lire la carte et en interpréter les conséquences pour sa mission, reconnaître les lieux quand cela est possible, apprécier les points forts et faibles d’un zone d’engagement sont des automatismes; le couvert favorable au lance-mine, les positons de tir du fusilier, du mitrailleur, d’une arme antichar, les positions de rechange, les passages obligés de l’adversaire ; dans une ville, les carrefours sont spécifiques et la maîtrise de quelques carrefours judicieusement choisis dans une ville permet de la contrôler totalement. Dans une ville, il y a des lieux symboliques qui jouent un rôle médiatique que l’intervenant au moyen de la force doit prendre en compte pour l’engagement.  

Considérations générales

Au vu de la carte aérienne de la Suisse, il est facile de remarquer que Schaffhouse, Bâle et Genève forment des saillants et, dans le cadre d’une guerre conventionnelle, ces cantons sont des zones difficiles à défendre. 

Pour comprendre ce pays qu’est la Suisse, il faut recourir à l’histoire. Notre histoire s’est développée au cœur de l’Europe et finalement, en son sein, s’est opérée une synthèse originale parfois complexe, aussi complexe qu’un mécanisme d’horlogerie, mais qui, en raison de sa lente maturation, est demeuré un organisme toujours vivant et viable. 

La Suisse avec le Pont du Diable, les Schöllenen, est devenu le carrefour des routes européennes : les Gaulois qui ont édifié les premières cités de notre pays en témoignent ; les Romains, quant à eux, ont développé un dense réseau militaire avec des habitats et des places fortes dont les fondements de nos châteaux, je pense à ce château de Colombier, révèlent parfois les traces. 

L’Europe est divisée à ses origines historiques en quatre grandes parties : la germanique, l’italique, la gauloise et la danubienne.

Par simplification, on parle des Alpes (en fait ce terme désigne les alpages c’est-à-dire les pâturages au pied des montagnes et non les sommets qui étaient perçus soit comme des entités vivantes et dangereuses, soit comme la demeure des dieux), du Jura et du Plateau (dénomination trompeuse car le Plateau offre plus  d’un piège que, par comparaison, vous ne trouverez point dans les vastes plaines françaises actuelles). La chaîne des Alpes unit le cœur de l’Europe à la Méditerranée. Le Jura relie les Alpes au Rhin, pour aller au cœur de l’Allemagne. Le plateau est le prolongement sud du grand plateau bavarois : les militaires l’ont toujours vu sous cet angle. Les Romains ont déjà perçu cette valeur stratégique pour contrôler ce Nord où se trouvait des plus barbares que les barbares des Grecs (le barbare désignait un peuple étranger et on est toujours l’étranger d’un autre, donc un barbare !). 

Le plateau a un goulot d’étranglement, en ce point  de rencontre entre les Préalpes et le Jura : le Vully entre le lac de Neuchâtel et le lac de Morat. Et le plateau s’arrête sur le canton de Genève, face au belvédère du Mont Vuache qui, sur territoire français, est un véritable poste d’observation et d’artillerie pour toute action offensive venant du sud. 

Notre territoire ressemble à grande étoffe plissée avec des compartiments : une terre à compartiments, c’est véritablement ce qui explique que notre pays soit devenu une confédération. Des compartiments de terrain ont les mêmes besoins de protection, de défense qui justifient des alliances militaires à la base, politiques ensuite pour répondre à des nécessités économiques vitales. L’histoire de cette défense  a permis la création d’une structure où chacun a voulu préserver son indépendance, dans une logique de jeu d’alliances successives qui ont permis à la Confédération suisse de devenir ce que nous appelons la Suisse : un « faux tout », car en fait c’est « plusieurs touts » qui forment un ensemble sur lequel personne n’aurait parié à l’origine, en raison de ses diversités !

Regardons la Suisse de haut, observons ce massif du Saint-Gothard qui est d’une surface de 520 Km² où nous avons quatre grandes vallées. Les quatre sources de la Reuss et du Tessin, du Rhin et du Rhône sont là voisines. Leurs eaux se séparent et divergent pour descendre à travers l’Europe jusqu’à la Mer du nord et à l’Océan, jusqu’à la Méditerranée et à la mer Noire (avec l’Inn qui alimente le Danube, je le précise). N’est-ce pas fascinant de voir ces liens avec l’Europe partant d’une même terre ?

Notre pays et, en fait, il devrait se dire nos pays, ils sont tellement compartimentés que leur occupation s’est faite lentement, par petits groupes qui ont essaimé et se sont affirmés. Ce compartimentage du terrain a permis que des hommes appartenant à des races différentes et parfois hostiles quand il s’agissait de défendre sa terre nourricière : n’oublions pas que l’autarcie alimentaire était, dans ces temps reculés, la base de la survie. Dans le massif du Gothard, trois langues se rencontrent : l’allemand, le retoromanche et l’italien. Le français quant à lui a remonté la vallée du Rhône mais à la hauteur de Sierre, le bois de Finges, l’allemand ne lui a pas permis de monter plus haut. 

Remémorons-nous les liens qui existent entre la géographie et l’histoire et donc de la terre et des hommes qui l’habitent. Ces groupes humains n’étaient pas là pour s’entendre immédiatement. Chacun s’est affirmé ; ils se sont battus. Mais le voisinage de ces compartiments de terrain les a obligés à s’entendre. Chacun avait un point commun : conserver son indépendance mais aussi devoir vivre avec l’autre. Ce qui a fait la Suisse, c’est cette volonté de ne pas se faire prendre dans le vaste ensemble linguistique d’origine : l’indépendance, être maître chez soi caractérisent notre histoire. Pour une défense commune, des langues différentes, des cultures différentes se sont unies généralement pour répondre à une même nécessité et agir avec une même volonté. Les divisions ont été toujours dommageables à la Suisse naissante.

La Suisse s’est ainsi constituée sur plusieurs siècles avec des hauts et des bas, des actes héroïque et d’autres qui le sont moins, mais un passé est fait de multiples expériences, les bonnes comme les mauvaises (et chacun jugera bon et mauvais selon ses critères qui ne seront pas obligatoirement celui de l’autre…).

Remontons très haut dans le temps, quelques millénaires avant Jésus-Christ. L’intérêt des premiers hommes venant en Suisse ne s’est pas porté sur nos montagnes mais sur nos lacs, cela bien avant que les Celtes soient présents : les lacs ont formé les lieux de vie par excellence pour ces premières populations que nous appelons les lacustres. Nos racines les plus anciennes sont autour des lacs qui étaient des réserve alimentaire, des lieux d’échanges entre plusieurs territoires donc des voies de commerce, des facilités d’accès aux forêts, la surface navigable est aussi une voie de communication.

Une mutation des climats, cause d’inondations, a fait abandonner les lacs pour conquérir les hauteurs. Entre les constructions sur pilotis des rives du lac, du néolithique et des maisons en montagne sur pilotis pour être au-dessus de la neige en hiver, il y a des similitudes fascinantes et troublantes. Les premiers lacustres sont les ancêtres des Valaisans.

Avançons dans le temps, quelques siècles avant l’apparition du christianisme. Notre pays allait devenir le choc entre deux cultures, chacune ayant deux spécificités bien marquées : l’Antique, avec Rome et la Grèce et la Nordique, avec les Celtes et les Germains. 

La Grèce, pour des raisons commerciales, cherche à monter vers le nord, via Marseille ; le monde nordique cherche à descendre vers le Midi. La Grèce est la conquête, pas toujours pacifique d’ailleurs, des commerçants (ils veulent des marchés) et Rome est la conquête plus belliciste des conquérants (ils veulent dominer des territoires). La Tène, tout près d’ici, cette zone  de la Thièle (entre Epargnier et Préfargier) est le point de contact : vous trouvez les mêmes vestiges archéologiques à Marseille que sur les rives du lac de Neuchâtel. L’étain et l’ambre, produits du nord, intéressaient les Grecs; les Celtes sont des gens vivant de l’agriculture et défrichant la forêt pour cela. Les Germains sont les Alémannes, les Burgondes et les Francs qui vivent dans les forêts et sur lesquels je reviendrai rapidement. Retenons que les trois lacs de Neuchâtel, Morat et Bienne ont été un centre essentiel de navigation pour établir des échanges entre les tribus qui se retrouvent en cette zone. 

La géographie de l’Helvétie et j’emploie le nom Helvétie car c’est un terme qui recouvre un territoire ayant souvent changé sur la longue durée : le mot « Suisse » est un terme récent. Il faut attendre 1805 pour qu’il désigne un aboutissement, cette confédération de cantons que nous formons actuellement. L’Helvétie est cette longue période qui a précédé et dont aucun des peuples qui occupaient ce territoire n’aurait pu prédire ce pays que nous formons actuellement. 

Lac des quatre cantons

En remontant plusieurs siècles avant Jésus-Christ, les migrations étaient fréquentes : à cela plusieurs causes, augmentation de la démographie, famine par endroits, inondations probables en d’autres. Celtes et Germains étaient confrontés à conquérir des nouveaux territoires et donc à s’affronter. 

Trois grandes migrations celtiques ont existé depuis leur point de base entre la Marne, la Moselle et le Main : lors de la première migration, les Celtes se portent jusque dans les Iles britanniques et en Irlande. Lors de la deuxième dans les Gaules et jusqu’en Italie (Rome fut prise par surprise). La troisième conduit les Celtes en Grèce et jusqu’en Asie (pensez aux Galates). Il paraît très probable que les Helvètes soient issus de cette troisième migration.  Leur concentration est forte entre les trois lacs de Morat, de Neuchâtel et de Bienne. Leur centre sacré est Avenches. Du lac de Bienne au lac de Zurich, ils sont clairsemés. Des tribus préceltiques, les descendants des premiers lacustres ayant occupé notre territoire actuel, occupent les Alpes, le Valais notamment. 

Ces Helvètes doivent faire face à la poussée des Germains. Les Tigurins, une des tribus celtes, rejoignent les Teutons, qui sont aussi des Celtes, et les Cimbres qui sont des Germains. C’est du temps des Helvètes que les guerriers deviennent des agriculteurs en temps de paix. Les chefs sont pratiquement de grands propriétaires terriens. Les tribus gauloises ne forment pas un tout cohérent : les dissensions sont nombreuses et leur expansion rapide. 

Deux grands opposants ne tardent pas à se confronter : le roi Arioviste avec les Suèves et César avec les Romains. La Gaule devient une proie pour chacun d’eux. Rome se devait de posséder la Gaule car, si Arioviste gagnait, la ville de Rome aurait été menacée de disparition. César ramène les Helvètes, qu’il apprécie pour leurs valeurs guerrières, entre le lac de Constance et Bâle pour défendre la ligne du Rhin contre les Germains. 

Les Alpes décrivent un arc de cercle. Cet arc se développe de la Méditerranée occidentale à l’Adriatique : au milieu, vous avez le massif du Gothard. Pour Rome, cet  arc ne doit pas être une menace mais une protection. Avant l’intervention de César, cet arc était une menace. Seule sa conquête des Alpes en a fait une protection. Avec la Gaule l’empire a eu pour frontière la ligne du Rhin. Ce long fleuve, après le départ des Celtes, marquait une limite pour les Germains qui constituaient une menace pour Rome. Deux raisons à cela : leur forte démographie et leur valeur guerrière éprouvée. 

De la mer du Nord jusqu’au coude du Rhin, la défense du Rhin était facile pour les Romains car il y avait derrière au sud du Rhin toute l’étendue d’une Gaule  conquise et romanisée. Mais de ce coude au lac de Constance, la défense était plus difficile : les Romains avaient, devant eux, la Forêt Noire et, derrière, immédiatement, encore de la forêt et les Alpes.  Or les maîtres de la forêt étaient les Germains et les maîtres des Alpes, les Rhètes.  Qui sont les Rhètes pour les Romains ? Les tribus qui occupent les Alpes de la vallée du Rhône à la vallée de l’Adige. La plaine du Pô était un lieu favori d’excursions pour leurs pillages contre les villes ou les grandes propriétés romaines. Horace, le grand poète latin, les traitait d’hommes terrifiants. César, en plaçant les Helvètes sur le plateau suisse cherche  à faire en sorte que la jonction entre les Germains et les Rhètes ne puissent pas se faire : cela est de la géopolitique. 

En 43 avant Jésus-Christ, Tibère, jeune légat de vingt-six ans, dirige l’armée du Rhin contre les Rhètes. Son frère Drusus, âgé de vingt-deux ans (en paraphrasant une vers célèbre, il est possible de dire que la valeur guerrière n’attend pas le nombre des années), franchit le Brenner avec la seconde armée romaine dans le même but. La rencontre décisive eut lieu dans le Vorarlberg et il y eut une bataille navale sur le lac de Constance. Les Rhètes avec le soutien d’une tribu celte, les Vindélices, livrèrent une lutte acharnée. Dans la région de Bregenz, selon l’historien Florus, les Vindélices jettent leurs enfants sur les pointes des glaives romains, afin que leurs descendants ne deviennent pas des esclaves !

Cette victoire romaine est marquée de façon tangible par la création d’une colonie militaire : Augusta rauracum, Augst, au confluent de l’Ergold et du Rhin. C’est à partir de cette date que ce territoire rhéno-rhodanien forme un ensemble indépendant des grands ensembles voisins. 

Ce territoire deviendra la Suisse et il est le carrefour de l’empire occidental romain, avec six grandes artères fluviales de l’Occident européen : Rhône, Rhin, Danube, Inn, Adige et Pô. 

Val de Münster, lien avec l'Adige, l'Autriche, Ofenpass

Cinq secteurs, reliés par un réseau routier solide, forment l’Helvétie : 

1. secteur rhénan : avec Augst et Windisch ; défense de Rome contre les Germains ;

2. la Rhétique : le quartier général en est Coire, (Chur en allemand et ce nom est plus proche du nom latin : Curia). C’est un terrain clef pour Rome : au nord avec le Rhin, le Danube, avec à l’est, l’Inn et l’Adige, au sud avec les cols : Splügen, Julier, Albula et Brenner, cols décisifs pour se rendre en Italie, vers Rome ;

3. le Pennin : c’est le Valais qui communique avec l’Italie par le Grand-Saint-Bernard et le Simplon ;

Grand Saint Bernard, col avec le lac de Toules

4. Genève, cité des Allobroges, tribu probablement antérieure aux Celtes.

5. Aventicum qui forme le centre du pays : le territoire des Helvètes avec le Plateau et la bordure jurassienne. 

Les architectes de la Suisse sont les Romains : développements des villes, des axes routiers sont leurs oeuvres. Aventicum sera l’illustration la plus remarquable du degré de civilisation de cette époque : les Celtes, contrairement à une idée répandue qui ferait croire que ce sont des brutes se soûlant à la bière, ont développé des arts que les Romains ont adopté par après. 

Des Alémanes, la tribu principale est celle des Semnons. Ils déploient une tactique de combat alliant mobilité et surprise en combinant cavalerie et infanterie.  Le cavalier prenait en croupe un fantassin et tous deux disposaient d’armes légères : le fantassin sautait à terre avec la protection du cavalier et la bataille s’engageait. En cas de retraite nécessaire, ils s’évanouissaient dans la forêt et se retranchaient dans la montagne. A partir de l’an 259-260 ap. J.-C., ils détruisirent Augst et en 354, Aventicum est ravagée. Le nom latin sera remplacé par un nom alémanique : Avenches devient Wibili (probablement le nom du chef alémane qui a conquis la ville) et ensuite Wiflisbourg. Les Alémanes ont résisté à la culture romaine et se sont christianisés très lentement. Entre le Rhin et les Alpes, ils se sont enracinés sur un sol peu fertile. Défricheurs, ils ont prospéré. Paysans libres et montagnards, ils sont attachés au sol, aux traditions. C’est pourquoi nous devons parler de suisse alémanique et non de suisse allemande.

Les Burgondes proviennent de la Suède méridionale, via le Danemark : la Suisse a vraiment des origines européennes ! Ils quittent l’île de Bornholm, appelée aussi Burgundarholm pour se rendre dans le Brandebourg et la Silésie. Des Germains, les Gépides, les massacrent et ils se dirigent vers le Danube dans un premier temps où les Goths en massacrent autant, les survivants se dirigent vers le Rhin. Dans la région de Mayence et de Worms, ils sont sur la rive gauche du Rhin et Rome les accepte dans la mesure où ils s’opposent aux Germains. Mais en 415, ils s’emparent de la Belgique romaine ; aussitôt les Romains, avec Aetius, les châtient en 435 et 436 en leur envoyant les Huns. Vingt mille personnes y laissèrent la vie dont le roi Gundahar, le fameux Gunther de la chanson des Nibelungen.  

Aetius ramène ce peuple plus en arrière, dans une région s’appelant Sapaudia (ce nom signifiant peut-être le pays des sapins). Or le centre de la Sapaudia est Genève. Sapaudia existe encore dans le nom de la Savoie ! Ils s’opposèrent aux Alémanes et se romanisèrent vite. Ces Nordiques, les Burgondes ont créé l’actuelle Bourgogne en France. 

Les Francs viennent des Pays-Bas actuels. Ils ont le culte d’un ancêtre mythique dont ils seraient tous les descendants. Ils revendiquaient une grande liberté d’où leur nom de franc, signifiant leur affranchissement et pas obligatoirement un trait de caractère. Les Francs, dont les représentants les plus connus sont Clovis et Charlemagne, ont pris tout notre territoire et y compris la Rétie (enlevée aux Goths en 575). Les Francs ont uni les Burgondes et les Alémanes dans ce que nous appelons la Suisse allemande actuellement : cela fut une étape décisive de notre création et les Francs ont réussi ce que les Romains avaient réalisé quelques siècles auparavant. 

En alliant histoire et géographie, nous abordons toutes les origines de la Suisse qui possède véritablement un passé pluriel dont la riche diversité est fascinante et nous ne pouvons négliger notre actuelle synthèse européenne qui nous est léguée par héritage.

Actuellement :

Pour finir, revenons à l’actualité et c’est à travers quelques images que je vous la rappelle.

Villes

Le plateau de Genève à Bâle, via Zürich se densifie et devient une zone urbaine. Cette modification du paysage, de moins en moins rural et de plus en plus urbain ou semi urbain, a des conséquences directes en matière de défense des populations. Une réflexion réaliste quant à la défense doit les prendre en compte.  Ce terrain mixte, fait de forêts et de zones découvertes sur de courtes distances,  ce véritable terrain d’infanterie existe encore entre Plateau et Jura comme entre Plateau et Alpes mais il se voit de plus en plus réduit : cela explique que les fantassins doivent encore garder un savoir-faire dans ces zones.  Par contre, la concentration des populations en zone urbaine et les menaces pesant sur ces populations sont devenues plus risquées et ont une probabilité plus forte qui fait que le combat urbain doit aussi faire partie de la formation du fantassin.  

La Suisse dispose de nombreux objectifs qui peuvent intéresser un adversaire menant aussi bien un combat symétrique, ce qui est nettement moins probable, qu’un combat asymétrique, ce qui est le plus probable.  Vous avez les aéroports, les nœuds autoroutiers, les nœuds ferroviaires et tous les ouvrages d’art que la configuration de notre pays,  ce carrefour européen,  impose. Quelques vues aériennes illustrent suffisamment mon propos.

Aéroport de Genève

Nœud autoroutier Brunau sud

Olten, le nœud ferroviaire

Olten, ouvrages d'art

Pour réfléchir à ces différentes possibilités d’engagements du fantassin, le cas le plus typique est le pourtour du lac Léman : avec d’un côté, la cible que peut être Genève  avec ses organismes internationaux et de l’autre, le passage de St Maurice qui a une valeur stratégique aussi importante aujourd’hui qu’hier : gaz, pétrole, énergie électrique, ligne ferroviaire, autoroute  passent dans un goulot qui, militairement, intéressera toujours celui qui veut assurer une défense et une protection crédibles des populations. De Genève à Montreux, avec toute l’agglomération lausannoise, vous avez toute une zone dense d’urbanisation qui change complètement nos engagements d’infanterie. 

Lac Léman, de Genève à Saint-Maurice

Genève, siège de l'ONU, cible symbolique possible

Genève , aéroport, potentielle cible terroriste

Saint-Maurice, axe routier, ferroviaire, énergétique et stratégique

Conclusions :

L’Helvétie, devenue plus tard la Suisse :

S’est construite dans la longue durée, trois mille ans ;

Possède des origines européennes incontestables qui se sont unies harmonieusement, au final en une Confédération et même si cela n’a pas été sans conflits jusqu’au XIXe siècle ;

A subi des contraintes géographiques qui ont pesé sur la création de ses frontières actuelles, il a fallu attendre la fin du XIXe siècle encore pour avoir les frontières que nous avons aujourd’hui ;

Vit de nos jours une urbanisation croissante du plateau qui exige une forte proportion d’infanterie, c’est la constante que l’histoire nous révèle; son adaptation aux réalités du présent pour préserver son avenir, le changement a été et reste aussi une constante ; seuls les moyens techniques suscitent des mutations vraiment révolutionnaires d’emploi;

Sait, par son histoire encore, que le changement doit rester fidèle à une tradition et à des besoins.

Il est temps d’achever et je n’ai pas épuisé ce sujet, mais j’espère, avec ces quelques propos, avoir éveillé vos curiosités à rechercher, plus loin dans le passé et aussi dans le présent, tout le poids de facteurs géographiques qui ont fait que vous êtes là, présents pour défendre un pays complexe qui a pour nom la Suisse.

Antoine Schülé



Doctrines et mutations de l'Armée suisse : 1817-1980.

 

Doctrines et mutations 

de l’Armée suisse 1817-1980 : quelques mises en perspective.

par Antoine Schülé

Athena , Minerve

Cet essai de synthèse a pour objectif de vous présenter brièvement les originalités de notre armée fédérale de 1817 à 1980. Il se dit souvent que la Suisse n’a pas connu la guerre : c’est vrai, si l’on veut dire qu’elle n’a pas subi la guerre avec la même intensité que ses pays voisins, mais c’est faux quand on prend conscience des mesures prises, des sacrifices consentis par une majorité de la population et des dommages qu’ont subi quelques régions de notre pays. Quelle quantité de sang versé faut-il subir pour affirmer que nous avons connu la guerre ? Pourquoi le simple fait d’avoir évité le paroxysme de la guerre par des mesures diplomatiques, économiques, politiques et militaires est-il considéré avec cette désinvolture propre aux dits bien-pensants de notre époque ?

Bien souvent à l’étranger, le sentiment prédominant est que l’armée suisse, n’ayant pas eu à s’engager sur un champ de bataille interétatique durant les XIXe et le XXe siècles, n’a pas d’expériences ou de passé militaires. Cependant, de nombreuses crises internes à la Suisse et des conflits existants ou probables à nos frontières ont décidé l’autorité politique à mobiliser les troupes, à prendre des mesures défensives importantes et ont conduit les officiers supérieurs de l’armée à élaborer des études opératives et des planifications. Elles sont peu connues du public. En prenant connaissance de celles-ci des années 1830 jusqu’au années 1970, un invariant mérite d’être mentionné : le pragmatisme du commandement militaire suisse. Ce dernier ne se fait pas d’illusion sur l’outil de défense qu’est l’armée : il est conscient tout à la fois de ses limites, mais aussi de tous ses potentiels. Un aspect méconnu est la multiplicité des études militaires quant nos alliances envisagées avec un état tiers contre un pays qui serait notre agresseur : cette méconnaissance est due à une idée fausse quant à notre neutralité, réellement affirmée et surtout vécue. En 1939-45, notre territoire a subi des bombardements ; notre force aérienne a engagé des combats aériens ; de nombreux suisses se sont portés volontaires sur les champs de bataille européens. Neutralité ne signifie pas abandon de volonté de défense et n’a pas signifié indifférence face aux enjeux des grands conflits européens.

Genèse de l’armée fédérale

L’armée actuelle prend naissance en 1817 dans un contexte précis. 

L’Europe avait subi les actions napoléoniennes et la future Suisse n’avait pas été épargnée. L’incapacité des autorités politiques avait eu pour résultat que notre neutralité, forgée depuis 1515, a été non seulement ignorée mais encore violée. L’écroulement de l’ancienne Confédération en 1798 en avait été le signe le plus visible : de nos jours encore, pour certains historiens, il s’agit d’une libération et pour d’autres d’une débâcle. La France s’est imposée par la force des armes en 1798 à cette Confédération qui deviendra la Suisse : Masséna en est resté la figure emblématique. L’habillement idéologique donné à cet événement avait tout d’un habit mal coupé et ne correspondait pas à une réelle volonté populaire. Le 18 octobre 1813, les Autrichiens, les Russes et les Prussiens ont traversé le Rhin et pénétré en France par le Jura suisse. Une étude comparative des opinions populaires de 1798 et de 1813 apporterait un éclairage nouveau sur ce temps et mettrait à mal bien des idées reçues dont les ouvrages scolaires sont encore parsemés.

Lors du deuxième traité de Paris du 20 novembre 1815, les Puissance avaient reconnu la neutralité du territoire suisse. Elle nous est imposée en fait. A ce sujet, il ne faut pas se leurrer : cette reconnaissance est faite dans l’intérêt de l’Europe principalement et celui de la Suisse est secondaire. A cette date, une crainte prédomine : l’expansion de la France ainsi que Napoléon l’avait conçue et mise en œuvre. Ainsi, un intérêt stratégique européen détermine le statut que les Puissances veulent bien accorder à la Suisse, pays qui se situe sur des axes de communication, au cœur de l’Europe. 

Le 7 août 1815, les vingt-deux cantons suisses avaient adopté une nouvelle Constitution. Le 20 août 1817, une Ordonnance militaire fixe les devoirs et les limites des activités des forces armées. Il s’agit d’une coalition armée des cantons dans l’esprit du Defensional de l’Ancien Régime.

Lors de la création de cette armée nouvelle de 1817, les esprits sont marqués non par des idéologies, mais bel et bien par les souvenirs de guerres vécues : occupations étrangères successives, lourds tributs de guerre, actions guerrières multiples dont les actes, pas toujours héroïques, relevaient plus du droit commun ! Les récits de guerre, que nous retrouvons souvent dans la littérature populaire, se chargent de maintenir cette mémoire du phénomène guerre. Le rôle de la littérature dans la formation de l’esprit de défense en Suisse au XIXe siècle n’a pas encore fait l’objet d’études approfondies et il y a là un grand domaine à explorer. Il est d’ailleurs surprenant que celles-ci ne soient pas encore réalisées au vu de l’importance accordée, encore au XXe siècle, par les autorités militaires de 14-18 et de 39-45 aux écrivains et journalistes, quant à leur rôle sur la formation de l’opinion publique et dont les réflexions ont été alimentées par les événements du siècle précédent.

Le Sonderbund

De 1834 à 1843, une affaire, politique d’abord et religieuse ensuite, enflamme les esprits. Les catholiques demandent la séparation confessionnelle, avec une administration spéciale pour l’église et l’école, alors que certains cantons veulent subordonner l’Eglise à l’Etat.

Dans le canton d’Argovie, la rédaction de la nouvelle constitution cantonale prévoit la parité confessionnelle : les deux confessions auraient une représentation égale au Grand Conseil. En 1840, cette constitution est refusée en votation populaire. Le gouvernement d’Argovie est obligé de supprimer cette parité religieuse pour que la constitution soit acceptée le 5 janvier 1841.

Tout aurait pu ou dû s’arrêter là, mais les catholiques se considèrent comme étant en danger. Les conflits de la Réforme sont encore dans toutes les mémoires. Les passions sont grandes et des troubles surviennent. Le Grand Conseil argovien rend les couvents responsables des troubles qui ont nécessité l’intervention de la troupe et il vote la suppression des couvents. C’est pourquoi l’histoire retient cet événement sous le nom de l’«Affaire des Couvents ».

Une Diète fédérale extraordinaire se réunit le 2 avril 1841 et déclare la décision du gouvernement comme étant contraire à la Constitution fédérale.

Le 19 juillet 1841, quelques couvents, mais pas tous, sont rétablis. La Diète conclut que le canton d’Argovie ne respecte pas la décision prise. Les cantons catholiques de la Confédération se sentent menacés. Lorsque l’Argovie propose l’expulsion de l’ordre des Jésuites du territoire suisse et lève des Corps-francs pour atteindre cet objectif, ce qui sera appelé l’Affaire du Sonderbund s’ouvre.

Les cantons catholiques de Lucerne, Uri, Schwyz, Unterwald, Zoug, Fribourg et Valais concluent une alliance séparée que traduit le nom allemand de Sonderbund. 

En août 1844, la Diète se prononce à la majorité des cantons contre l’expulsion des Jésuites. Les cantons catholiques établissent des relations diplomatiques avec Paris, Turin et Vienne. Leurs opposants déclarent dès lors que la situation est grave pour l’unité et l’avenir de la Confédération. 

La Diète, sous la présidence d’Ochsenbein, le 7 août 1847, décide de dissoudre le Sonderbund à la majorité des voix.

Les catholiques s’apprêtent à résister par les armes. Leur Général, le Grison Salis-Soglio est mis à la tête de 84 949 hommes. L’armée fédérale se compose quant à elle de 98 861 hommes et le Genevois, le Général Dufour la conduit.

Dufour a l’avantage du terrain et dispose de troupes bien formées et encadrées, issues de cantons protestants. Il peut prendre les dispositions afin de mener des actions rapides : les dangers d’une guerre civile longue et meurtrière, avec intervention de tiers étrangers, lui commandent d’agir vite. En vingt-cinq jours, les troupes catholiques sont battues. L’armée fédérale compte 74 tués et 377 blessés ; le Sonderbund, 39 tués et 175 blessés. 

1848

Avec l’Ordonnance de 1848, une armée suisse fédérale se constitue véritablement. Créer un esprit d’unité dans l’armée est la principale difficulté rencontrée. De 1848 à 1870, l’armée assume de nombreuses occupations de frontière et des services d’ordre.

Lors du printemps et de l’automne 1848, les rébellions dans les provinces de Lombardie et de Vénétie contre l’Autriche mobilisent deux brigades à notre frontière sud.

En mai 1849, les troupes fédérales sont mobilisées en raison des «rebelles » badois et des révolutionnaires lombards. La Suisse est confrontée à un problème qui se reposera  malheureusement souvent : celui du contrôle et de l’accueil des réfugiés. Des journalistes ont parlé, depuis 1995, de l’action d’accueil des réfugiés comme une «nouvelle » mission de l’armée. De même des politiques favorables à une «Suisse sans armée » y ont vu une récupération des «militaires » pour se donner une meilleure image. Quelques connaissances historiques et un message d’autorités politiques ayant conscience que certaines «nouveautés » n’en sont pas, auraient évité des affirmations fantasques ou non fondées lors de ce débat !  

Le 21 juillet 1849, la Suisse connaît un incident grave. Une unité des troupes de la Hesse composée de 170 hommes marche sur une enclave allemande en territoire suisse : BÜSINGEN. L’incident trouvera une conclusion diplomatique mais l’alerte a été chaude.

1848 et 1849 sont les années des turbulences révolutionnaires et, pour la Suisse, les risques militaires augmentent. Dans ce bref parcours, il ne m’est pas possible de développer l’affaire de Neuchâtel mais dans les grandes lignes, voici de quoi il s’agit : 

La question de la Principauté de Neuchâtel, après la révolution du 1er mars 1848 où le régime monarchique tombe, connaît le risque d’être réglée par la force. Les troupes prussiennes victorieuses sont présentes en Allemagne du Sud. Par respect des accords signés par toutes les puissances européennes, la Prusse n’intervient pas dans ce qui a été sa principauté. Toutefois, par précaution, le Général Dufour, Commandant en chef de l’armée suisse, assure la garde des frontières en mobilisant deux divisions. De plus, trois autres divisions sont prévues pour la défense du territoire au cœur du pays. Cette affaire connaîtra un nouveau développement en 1856 (j’y reviendrai ultérieurement).

En 1853, les tensions avec l’Autriche augmentent. Le canton du Tessin est accusé de favoriser l’entrée des réfugiés politiques milanais et les actions révolutionnaires contre les autorités en place. Pour démontrer la bonne foi du canton, le Tessin forme immédiatement une compagnie de tireurs d’élite qui est envoyée à la frontière pour monter la garde.

Lente création du Réduit

Ces différentes tensions proches de nos frontières et mobilisations de nos troupes ont mis en évidence les dangers que notre neutralité et notre territoire pouvaient encourir. Les possibilités de défense dès la frontière sont analysées et la conclusion est simple : l’effort principal de la défense n’est pas réalisable sur la frontière, mais seulement en retrait de celle-ci. Le découpage de notre frontière et notre géographie physique imposent leurs contraintes. 

Le débat est vif à ce sujet et quelques officiers généraux souhaitent cependant une défense dès la frontière. En retrait de celle-ci, en s’appuyant sur un terrain fort, il est par contre possible de mener une conduite offensive de la défense : cette conception prévaudra finalement et sera à la base d’une doctrine de défense suisse. Dès cet instant, Dufour accorde une grande importance aux ouvrages fortifiés et aux fortifications : ils correspondent le mieux aux besoins d’un pays de faible superficie, bénéficiant d’un terrain propice à ce moyen de défense et disposant d’une armée de milice. Plusieurs raisons le motivent, signalons :

- leur efficacité militaire,

- l’expression de la volonté de défense clairement exprimée face à toutes les puissances extérieures,

- les mesures prises ainsi en temps de paix relative renforcent et crédibilisent nos dispositions possibles en temps de guerre.

De 1817 à 1860, les fortifications fédérales sont systématiquement développées sur le long des voies de communication, pour empêcher l’utilisation de notre territoire à toute force armée étrangère. Le premier but est de protéger notre neutralité territoriale contre toute violation. Un but secondaire se dessine : en effet, une zone centrale se crée pour servir de dernier bastion. Ce que nous appellerons, plus tard, le Réduit, s’élabore dès cette période. 

En raison des expériences vécues avec Napoléon, le réduit central est devenu une idée forte chez les responsables militaires. Les invasions en Suisse centrale du début du siècle ont démontré qu’il était illusoire de penser à une défense intégrale du territoire. Par contre, une défense offensive pouvait se concevoir par une concentration des moyens en un point donné, prévu et préparé. Une caractéristique de notre défense s’établit en cette formule : une surveillance plutôt qu’une défense aux frontières et garder une défense décisive à partir soit du réduit alpin fortifié, soit d’une ligne de défense intérieure nous étant favorable. La décision militaire dépendrait de deux facteurs : la situation internationale hors de nos frontières et l’intérêt ou les intérêts spécifique(s) de l’agresseur à l’encontre de notre pays.

C’est ainsi que la ligne de défense intérieure de Bellinzone est améliorée en raison des troubles en Haute-Italie, en 1848. De nouvelles fortifications se multiplient entre Giubasco et Sementina. Les places de Bellinzone et Lütziensteig sont renforcées. Les fortifications de Saint-Maurice sont agrandies pour assurer le verrouillage de la vallée du Rhône.

Lors de la guerre de Crimée de 1853 à 1856, la Suisse exprime sa volonté de rester neutre. 

D’un point de vue politique, une question délicate s’ouvre : l’enrôlement des soldats suisses à l’étranger. Il est interdit, mais cette interdiction doit être rappelée à la population, car n’est pas respectée dans les faits. Ces soldats ne peuvent vivre sur leurs terres d’origine et les revenus de cette activité sont attractifs pour celui qui peut revenir chez lui. Certains s'engagent pour embrasser une cause qu'ils estiment mériter le risque d'y perdre la vie. 

L’affaire de Neuchâtel

De 1856 à 1857, la question de Neuchâtel revient sur le devant de la scène politique. Dans ce canton, deux tendances opposées luttent : les Républicains et les Royalistes. L’affaire se déroule ainsi :

1er acte : Septembre 1856, les Royalistes retiennent prisonniers les membres du Conseil ;

2°acte : Les Républicains libèrent les membres du conseil alors que les royalistes venaient d’engager des pourparlers avec les représentants de la Confédération quant à la libération des prisonniers et au licenciement des troupes. Huit Royalistes sont tués et il y a 26 blessés. Quatre cent quatre-vingt Royalistes sont emprisonnés : seuls 14 d’entre eux le resteront et 38 furent mis en liberté sous caution.

3° acte : Les troupes fédérales se portent sur territoire neuchâtelois pour y ramener l’ordre : la libération des prisonniers reste la cause de divergences.

Deux conseillers fédéraux Frey-Hérosé et Fornerod sont les commissaires fédéraux munis de tous les pouvoirs pour mettre fin à cette crise intérieure.

Une plainte des Républicains est déposée auprès du Tribunal Fédéral, la plus haute instance judiciaire en Suisse et la seule habilitée à trancher un tel litige, contre les Royalistes pour haute trahison. Frédéric - Guillaume de Prusse déclare son intention de soutenir la cause royaliste : il envoie un ultimatum à la Suisse dont la date d’expiration est le 15 janvier 1857.

Le Conseil Fédéral lève aussitôt des contingents de troupe, fortifie des ponts sur le Haut Rhin (dans la région de Bâle) et les places de Rohrschach et de Romanshorn sur les bords du Boden.

L’Assemblée fédérale nomme, le 30 décembre 1856, Dufour Général et Commandant des troupes. Le conseiller fédéral Frey-Hérosé se met à disposition comme chef d’Etat-major. 

Dufour part du principe que les forces prussiennes ne chercheraient pas à franchir le Rhin, mais à s’emparer de territoires suisses, sur la rive droite du fleuve : Petit - Bâle et le canton de Schaffhouse afin d'obtenir en échange une solution à la question neuchâteloise. Or Dufour se trompe. Von Groeben entend reconquérir la principauté de Neuchâtel, pour Frédéric-Guillaume IV, par la force et par une invasion militaire depuis Stockach et Fribourg-en-Brisgau.

L’originalité du plan de Dufour est de prévoir une action offensive en pays de Bade avec :

- 5 divisions (soit 50 000 hommes) pour occuper la rive droite du Rhin

- mise sur pied de 3 autres divisions pour la défense de Bâle

- 1 division pour tenir la place forte de Lütziensteig

- une réserve de 14 000 hommes dans la région de Zürich.

Par une action offensive, il désire occuper deux bonnes positions en territoire badois : Aach et Wutach. Des actions défensives sont organisées en faveur du Petit-Bâle. Le canton de Schaffhouse est difficile à défendre. Ainsi, il met au point un scénario précis. Il s’agit, pour commencer, d’une retraite des forces militaires en présence afin de les ramener progressivement sur deux positions préparées. Ensuite, celles-ci, étant plus fortes, offrent de bonnes possibilités de défense entre l’Aar, la Limmat et les Alpes.

Ce plan fait de mouvements planifiés offensifs et d’une retraite planifiée pour permettre des actions défensives optimales est particulièrement original et peu connu. Cette caractéristique a pourtant marqué certains stratèges suisses au cours du XXe siècle et j’y reviendrais par la suite.

Les dispositions militaires n’ont cependant pas empêché les interventions diplomatiques de Napoléon III ainsi que les pressions politiques de la Grande-Bretagne : la crise de Neuchâtel trouve une solution diplomatique. 

Le 26 mai 1857, les prisonniers Royalistes sont libérés et Neuchâtel est définitivement détaché de la Prusse. Cependant, en 1912, l’empereur Guillaume II visite les manœuvres en Suisse et porte l’uniforme des Gardes neuchâteloises. Les princes de cette famille conservent les titres de Prince de Neuchâtel et de comte de Valangin comme il l’est prévu dans le traité.

1859

En 1859, les frontières grisonnes et tessinoises occasionnent de nouvelles préoccupations à nos autorités : le roi de Sardaigne et du Piémont, avec le soutien de la France, est en guerre contre l’Autriche. La Suisse doit pouvoir empêcher l’emploi de la route de Napoléon et du col du Simplon. La forteresse de Saint-Maurice est renforcée. Dufour est nommé Commandant en chef. Le 22 mai 1859, le Conseil fédéral décrète des instructions pour l’internement de troupes autrichiennes coupées de leur base à Laveno. Cet internement est une nouveauté et notre armée a trouvé ainsi sa première confrontation pratique à des mesures que nous reverrons en 1871 et ultérieurement.

En 1859, les luttes en Italie et les troubles de Naples font apparaître des mercenaires suisses dans les deux camps opposés. L’abolition du mercenariat a de la peine à être acceptée au sein de la Confédération. Le Service étranger se distingue du mercenariat, dans la mesure où c'est le canton qui accorde des soldats selon un traité unissant deux états souverains : on parle, là, des troupes capitulées. Les cantons primitifs sont pour le maintien du service étranger, mais la majorité des cantons libéraux et radicaux sont opposés à ce que des Suisses soient engagés auprès d’états, considérés et qualifiés de réactionnaires.  A cela, viennent s’ajouter les besoins de l’industrialisation naissante : le pays a besoin de forces jeunes et la crainte que celles-ci s’expatrient est réelle. Le 30 juin 1859, il est interdit à tous citoyens suisses de prendre du service à l’étranger, sauf permission expresse du Conseil fédéral.  

Le 24 juin 1859, c’est bien sûr la bataille de Solférino, en Lombardie, opposant Napoléon III à l’empereur François-Joseph. Pour 15 heures de guerre, il y a 50 000 morts. Cette bataille met en évidence un manque total d’aide sanitaire. Le Suisse Henri Dunant décide de fonder la «Croix rouge » et son action sera concrétisée en 1864, lors de la Première conférence de la Croix-Rouge.

L’affaire de Savoie

En 1860, l’affaire de Savoie a suscité de nombreux plans et des commencements de mise en œuvre dont les principes révèlent plusieurs originalités :

un plan d’occupation de la Savoie, très élaboré, a été conçu par le colonel Hans Wieland à la demande du Conseiller fédéral Stämpfli ;

une contre-attaque française sur la frontière ouest est prévue et les moyens à lui opposer sont répertoriés ;

le réseau de communication, les positions et les possibilités de fortification en Savoie sont reconnus ;

l’effet de surprise est escompté ;

les troupes sont convoquées pour des cours usuels, courant mars 1860 ;

une inconnue externe subsiste : quelle sera la volonté des Savoyards à s’engager du côté des Suisses ?

une inconnue interne à la Suisse : la population sera-t-elle prête à ce type d’engagement hors des frontières confédérales ?

sur quel soutien international la Suisse pourra-t-elle compter ?

La cession de la Savoie à la France met fin à ses préparatifs militaires. La gestion politique de ce dossier a été très faible de la part des autorités fédérales et comportait de graves lacunes; par contre, les plans militaires établis frappent par leur réalisme et la qualité de leur mise en œuvre possible. Ce n’est qu’en 1918 que cette neutralisation de la Savoie sous responsabilité suisse trouvera un terme.

La nouvelle donne stratégique

De 1861 à 1865, les militaires suisses dont Ferdinand Lecomte est un représentant notable, étudient la guerre de sécession américaine. Il a participé à cette guerre et des suisses se trouvaient dans les deux camps. 

En 1866, la guerre austro-allemande met en évidence la rapide victoire prussienne qui est soigneusement étudiée dans nos états-majors. Lorsque l’Autriche et l’Italie entrent en conflit, nous avons 3 000 hommes mobilisés pour la protection de Puschlav et de la vallée grisonne de Münster, à notre frontière sud-est. Pour certains militaires, une action offensive dans le Nord de l’Italie serait la bienvenue pour reprendre quelques parties de Valteline, de Chiavenna et de Bormio que Napoléon nous avait fait perdre. Les autorités politiques ne profiteront pas de cette occasion.

1866 est l’année de la nouvelle donne stratégique pour la Confédération. Depuis le Moyen-Age, il existait, d’un point de vue militaire, deux forces principales à nos frontières : la France à l’Ouest et l’Autriche à l’Est. Avec l’Allemagne prussienne et la naissance d’une Italie forte, nous avons quatre puissances qui s’affirment avec deux lignes de tensions pour plusieurs décennies : la tension entre la France et l’Allemagne et la tension entre l’Autriche et l’Italie. Dès cette date, les esprits se préparent à ce nouveau contexte international. Les missions militaires restent fondamentalement les mêmes : les mutations tactiques n’ont pas modifié la doctrine de défense qui est particulière à la Suisse.  

1870

Avec la guerre franco-allemande de 1870-1871, la Suisse est confrontée à ce qu’elle connaîtra encore par deux fois : 1914 et 1939. Les nécessités de la guerre peuvent conduire l’un des belligérants à vouloir utiliser le territoire suisse pour atteindre ses buts de guerre. Lors de ce conflit, les dimensions de la guerre prennent une ampleur telle que des experts auraient dû percevoir les indices suffisants pour prévoir une confrontation ultérieure aux effets plus dévastateurs encore.

Contrairement à ce qui s’était produit avant 1817, les populations de la Confédération  ont été épargnées. Chaque pays voisin de notre territoire a étudié le cas suisse. Les états-majors ont soupesé la valeur de notre défense, l'utilité de franchir ou d'éviter notre pays, les mesures à prendre dans le cas où son adversaire violerait le territoire suisse. Bâle et le Simplon sont les zones observées. Les secteurs chauds sont Schaffhouse et Delémont :  il suffit d’analyser une carte pour en comprendre les raisons.

Les dispositions militaires prises par le général Herzog font en sorte que le gros de l’armée se tienne prêt dans une zone centrale : vallée de l’Aar, Reuss, Entlebuch. Pour nos officiers, cela n’est pas un fait nouveau : il s’agit de plans améliorés et adaptés qui ont été initiés soit en 1848, soit en 1849 ou encore soit en 1859.

Le 1er février 1871, une Convention est signée entre le Général Herzog, le Général commandant de l’armée de la Confédération et le  Général Clinchant, Général en chef de la 1ere Armée française. En quelques chiffres, la situation se perçoit aisément :

En 48 heures, c’est 87 000 hommes épuisés qui sont internés en Suisse

33 000 hommes par Les Verrières,

54 000 hommes par Ballaigues, Ste Croix, Vallorbe et la vallée de Joux (Jura vaudois),

284  canons et mitrailleuses,

63 400 fusils,

1 158    convois de guerre et 10 649 chevaux,

64 800  armes blanches.

En des délais très courts, prendre en charge des troupes aux effectifs aussi considérables, les désarmer, les loger et les nourrir ne sont pas une tâche facile. Les militaires de cette époque n’emploient pas les mots très à la mode de «souplesse, flexibilité, polyvalence », mais ils sont déjà pratiqués.

A ce même moment, la Suisse ne dispose que de 19 500 hommes répartis sur 150 km de frontière afin de faire face à un premier choc sur ce front. Les troupes internées n’abusent pas du droit d’asile, en raison de leur état de choc. La population suisse se montre très solidaire avec ces internés : cela facilite de nombreuses questions d’intendance que l’armée ne peut pas résoudre, en de si courts délais et pour autant de bouches à nourrir. L’Armée de Bourbaki marquera longtemps les esprits. L’impact sur les consciences civiles a été grand, car, en raison de leurs contacts avec la population, chacun a mieux saisi les dangers du phénomène guerre. Les souvenirs des anciens ou transmis par la littérature (comme les récits historiques ou les témoignages d’hommes de guerre du soldat au commandant)  ont pris un sens plus particulier à une époque où les discussions en famille réunissant plusieurs générations et la lecture collective étaient les sources principales d’informations, tout spécialement dans les campagnes.

En août 1872, le gouvernement français paye l’internement des troupes : 2,97 francs suisses par homme et par jour. La Suisse restitue alors les armes et les équipements tenus en gage.   

Lors de cet événement de 1871, différentes mesures et des réglementations sont édictées en vue de l’internement de troupes étrangères sur notre territoire. Cette expérience trouvera plus tard des formes juridiques reconnues internationalement : les articles 53 et 54  de la Conférence de Bruxelles en 1874 ; les articles 57 et 58 de la Convention de La Haye qui seront  d’ailleurs repris, le 10 octobre 1907, lors de la Nouvelle Convention de La Haye, à propos des droits et devoirs des Etats neutres en cas de guerre. En juin 1940, le Général Guisan a utilisé les expériences faites à cette époque pour diriger l’internement du 45e corps d’armée français (du Général Daille) : 67e division française d’infanterie, 2e division polonaise et la 2e brigade de spahis, soit, en tout, 43 000 hommes.  

Le Général Herzog fait partie des officiers qui n’ont pas peur de déclarer haut et fort les imperfections de notre système de défense : un regard critique et un pragmatisme constant pour apporter des solutions. Les faiblesses sont dues à des raisons aussi bien politiques (cantonales plus particulièrement) que militaires (valeurs inégales des responsables d’un canton à l’autre). 

Si le Général a été élu par les politiques et possède leur confiance, il ne convient cependant pas à tous. Il y a eu de nombreuses divergences entre le conseiller fédéral Welti, chef du Département militaire fédéral (c’est-à-dire le ministre de la défense en France) et lui. La compétence pour ordonner la levée des troupes et pour les démobiliser est la pomme de discorde. Le Général veut pouvoir disposer du plus grand nombre de soldats au début du conflit. Le Conseiller fédéral préfère ignorer le plus longtemps possible les besoins militaires réels pour éviter des charges économiques et financières qu’il estime trop lourdes : le poids du budget sur les décisions militaires n’a pas fini de peser.

Cette question de mobilisation est capitale pour une armée de milice. Il faut un temps d’instruction pour passer d’une armée de mobilisés à une armée prête au combat : cette armée de milice pourrait devoir se mesurer à des armées étrangères de métier. 

Ce conflit a mis en évidence que la loi fédérale sur l’Organisation militaire ne précisait ni à quelle date, ni sous quelles conditions le Général en chef devait être élu : au dernier moment ou suffisamment tôt pour qu’il puisse offrir une solution originale. Il est évident que des décisions militaires, pour être efficaces, auraient dû être prises avant son élection : des options engageant l’avenir étaient décidées et appliquées par le chef du DMF en lieu et place du général. Changer un dispositif qui est engagé est un travail délicat, voir périlleux en cas de crise armée soudaine.

De plus, Herzog souligne qu’une autorité politique ne peut pas exiger beaucoup des soldats et des officiers sans donner à l’armée tous les moyens dont elle a besoin pour être efficace. 

L’organisation militaire du 8. 5. 1850 n’a pas été appliquée par tous les cantons. Il en est résulté de grandes disparités. Quelques troupes cantonales sont un état d’impréparation certaine. Les hommes sont là pour  former des troupes de landwehr, mais il n’y a pas d’officiers ou de sous-officiers pour les encadrer. Les armes sont parfois insuffisantes en nombre et les habillements incomplets. Les effectifs sur papier sont assurés, mais les inspections corporelles n’ont pas été faites : des hommes sont mobilisés alors qu’ils sont inaptes physiquement au combat. Ils saturent les services de santé de l’armée, dès les premiers jours de service.  

Les politiques réagissent vivement lorsque Herzog fait de tels constats en 1870. Les Chambres le confirment cependant à son poste et dans ses fonctions, alors qu’il pensait les refuser !

Dans un deuxième rapport, il insistera sur des améliorations du service de transport et celui des communications télégraphiques. Son analyse ferme et franche a permis des améliorations notables de notre armée.

Réorganisation

Pratiquement, les autorités politiques comprennent que les réformes de l’armée proposées par les militaires s’imposent. Une réorganisation de l’armée est entreprise :

création de bataillons de tireurs d’élite

nouvel armement de la cavalerie

création d’une réserve de fusils

augmentation de l’artillerie de campagne.

Les citoyens sont appelés à s’exprimer démocratiquement par un vote sur la révision des articles militaires de la Constitution. La volonté de créer une armée fédérale homogène est crainte par le peuple et les cantons qui sont hostiles à toute centralisation, par tradition politique historique. Après l’échec en votation populaire en 1872, un texte révisé est accepté le 19 avril 1874. Quelques points essentiels :

seule la Confédération peut légiférer sur les questions de l’armée ;

instruction militaire, armement et équipement passent sous contrôle de Berne ;

l’infanterie et la cavalerie sont formées par les corps de troupe cantonaux ;

chaque bataillon est composé d’hommes de la même région ;

les cantons peuvent disposer de leurs contingents pour les services d’ordre et pour de grandes festivités ;

les contingents sont soumis en priorité aux levées de troupes fédérales ;

obligation générale pour tous de servir ;

tous les hommes présentés doivent être aptes au service (avant il suffisait que les contingents soient proportionnels au nombre d’habitants, soit 3 à 4%) ;

originalité européenne :

L’Assemblée fédérale élit le Général ainsi que le chef du département militaire fédéral.

Le rôle prépondérant des politiques est ainsi accordé jusqu’aux plus hautes nominations en cas de crise.

Les nouveaux articles militaires (18 à 22) de la Constitution fédérale seront valables jusqu’à ce que notre dernière nouvelle constitution soit votée en avril 1999 (articles 57 à 61). L’élément majeur est que la concentration de toute l’instruction militaire est entre les mains de la Confédération. Depuis 1874, les mutations ne cessent de se succéder en fonction des innovations technologiques, des nouveaux procédés de combat, des évolutions de la menace et de l’appréciation de celle-ci. 

La doctrine permanente et fondamentale du commandement militaire est simple : créer avec une armée de milice, une armée apte à la guerre, afin d’assurer une sécurité intérieure. Pour atteindre cet objectif, il est nécessaire de doter l’armée de moyens suffisants et performants. L’adoption de ces nouveaux matériels est la source constante de débats entre militaires et politiques : les responsables militaires ont des opinions divergentes quant aux moyens à adopter en priorité et les autorités politiques ne désirent pas accorder des budgets militaires qui, selon eux, pourraient être considérés comme excessifs. Une donnée importante est souvent négligée : le temps qui s’écoule entre le choix d’un nouvel armement et de son emploi efficace à la troupe, a bien souvent été de l’ordre d’une dizaine d’années. 

A la fin du XIXe siècle, notre armée vit déjà une révolution de l’information. Le débat militaire est ouvert au public grâce à la «Revue Militaire Suisse ». C’est une revue publique et disponible dans les bibliothèques. Elle traite de tous les sujets d’actualité : tactiques, stratégies, armements, expériences de guerre en cours, manœuvres etc. Le débat est d’une liberté telle que vous pouvez y découvrir des confrontations musclées d’arguments comme de passions professionnelles : c’est ainsi qu’une unité de doctrine quant à la défense du territoire est explicite. La doctrine fixe les objectifs, mais il y a des divergences quant à la tactique à employer pour les atteindre : sujet de polémiques sans fin.

Avec la loi fédérale du 13 avril 1894 sur l’administration des fortifications, se concrétise la mutation d’une défense des passages alpins à un système complet de défense renforcée du pays. Des raisons financières et techniques limiteront cependant ce projet qui avait été accepté par le Conseil fédéral en 1885. L’irrédentisme italien suscite des craintes. Les priorités se portent sur le passage nord-sud avec l’Axenstrasse et le Gothard. Le pacte unissant l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie nécessite, en Suisse, un renforcement du front sud et du Gothard ainsi que le renforcement du verrou de Saint-Maurice. En raison de leurs coûts, les fortifications dans le Jura, le Plateau et le verrou de Sargans restent à l’état de projet pour l’instant. Lorsque le corps de fortification est créé, il y a une réticence de la majorité de la population qui craint de voir un corps se constituer uniquement de soldats de métier.

En 1886, par une loi fédérale sur l’organisation de la landsturm, les effectifs sont augmentés de 200 000 hommes. 

En 1890, des troubles révolutionnaires dans le Tessin nécessitent l’envoi d’un commissaire fédéral qui ramène l’ordre à la mi-octobre par une occupation du canton avec des unités de cavalerie et d’infanterie.

Les grandes innovations de la fin du XIXe siècle :

création des corps d’armée (avec deux divisions, une brigade de cavalerie et un corps d’artillerie) le 26 juin 1891 ;

création de la Commission de défense : c’est l’organe de consultation du Chef du département Militaire fédéral. Elle réunit les 4 commandants de corps, le Chef d’arme de l’infanterie,  et le Chef du bureau de l’EMG (Chef de l’EMG en temps de guerre). 

Maintiens de l’ordre

A la demande des autorités politiques, l’armée a été engagée pour des services de maintien de l’ordre :

1897, 16 octobre : grève des ouvriers du bâtiment à Lucerne

1898 : grèves des ouvriers du bâtiment à Genève ; graves désordres ; engagement de trois bataillons et d’une compagnie de guides.

1899-1901 : grèves des ouvriers du tunnel du Simplon

1902, 9 et 10 octobre : à Genève, employés du tramway en grève ; grève générale se produit ensuite : 16 000  salariés ; engagement de deux bataillons genevois et de dragons ; parmi les soldats appelés, 125 hommes refusent de servir.

1903, 7 avril : grève des ouvriers bâlois, engagement d’un bataillon renforcé.

1904, 27 juillet : grève des ouvriers du tunnel de Ricken ; trois unités ramènent l’ordre.

1904, 7 août : La Chaux-de-Fonds ; engagement d’un bataillon et d’une compagnie de guides ; la troupe aurait dû intervenir mais elle se retire : la confrontation aurait pu être sanglante ; la grève se termine le lendemain.

1905,  22 et 23 août : grève des ouvriers de la fonderie de Rorschach ; St. Gall organise quatre unités dès le 6 septembre.

1906 : Zürich, grève des ouvriers sur métaux, des  ouvriers du bâtiment ; engagement d’un régiment d’infanterie, d’un escadron de dragons et d’un bataillon de piquet.

1907 : conflits salariaux dans le canton de Vaud ; engagement d’un bataillon de fusiliers, d’un escadron de cavalerie et d’un bataillon de recrues pour assurer la surveillance. 

1912, 11 et 12 juillet : grève générale de Zürich ; service d’ordre assuré par une troupe de forteresse.

1913, 14 juin : grève des teinturiers bâlois

1913, 22 septembre : grève au chantier du tunnel Granges - Moutier

Et cela continuera : 1914, 1916, 1917, 1918, 1919, avec les passions politiques de 1929, 1930 à 1932 … L’armée intervient, à la demande des autorités politiques, lorsque les forces de police ne sont plus suffisantes. 

L’évolution des pratiques des grévistes ou de ceux qui s’incorporent dans le mouvement grève a évolué durant cette période : leurs discours, leurs revendications  et les moyens qu’ils emploient pour se faire entendre ou pour provoquer une révolution qu’ils appellent de leurs vœux, ont changé sur ce long laps de temps. La révolution armée est voulue par plusieurs minorités : elles ont des manuels très explicites quant aux moyens violents à employer (surtout dans les années 1930). Ceci aurait dû entraîner une instruction plus spécifique des forces à engager en de telles circonstances. 

Avant la Première guerre mondiale

De 1899 à 1902, la guerre des Boers suscite un grand intérêt en Suisse. Dans l’opinion publique, la sympathie est forte en faveur des Boers. Cette confrontation armée de milice et armée de métier retient plus particulièrement l’attention. A ce sujet, Ulrich Wille considère cette comparaison du combat qu’ils mènent avec celui que nous aurions à engager comme dangereuse. La leçon qu’il tire de cette guerre est la suivante : une défense ne peut pas être une suite de décisions improvisées.

La présence d’un observateur suisse lors de la guerre russo-japonaise de 1904-1905 n’est pas sans influence sur la nouvelle Organisation militaire. Les méthodes d’instruction et la tactique de combat sont révisées. L’introduction de la mitrailleuse crée une révolution technique en faveur du combat de la cavalerie d’abord et plus tardivement de l’infanterie. La nécessité d’espacer largement les formations de combat est préconisée en théorie, mais ce principe a beaucoup de peine à s’appliquer dans la pratique. Au cours des premières phases de la guerre mondiale de 14-18, la présence d’armes automatiques entraînera de grandes pertes en hommes : l’impact psychologique sur la troupe sera considérable. La conséquence en  sera une meilleure utilisation du terrain par les troupes combattantes. 

Par contre, à la veille du premier conflit mondial, la collaboration si nécessaire entre artillerie et infanterie reste encore théorique et n’est pas exercée comme il le conviendrait. L’efficacité des armes s’améliore et la disponibilité en armement s’accroît. L’artillerie dispose de canons Krupp (Allemagne) et Bofors (Suède). La majorité des pièces a une portée de 6 à 7 km. En 1915, nous aurons des canons d’une portée de 10 km. Les restrictions budgétaires ont imposé une diminution des réserves de munitions. Ainsi pour ces pièces, celles-ci sont insuffisantes en vue d’engagements de longue durée : scandale que plusieurs pays connaîtront avec de graves préjudices.

1914 – 1918

La guerre de 1914-18 surprend l’opinion publique suisse qui n’est pas prête à cette confrontation. Sous l’impulsion du général Ulrich Wille, l’éducation et l’instruction militaires prennent un nouvel élan. Par manque de crédits budgétaires des politiques, certains secteurs techniques de l’armement n’ont pas pu être développés comme souhaités. Les préparatifs militaires suisses sont bons en comparaison des pays voisins : cependant, la longueur du conflit met en évidence des exigences d’instruction et des besoins matériels qui n’avaient pas été envisagés. La résistance morale du peuple face aux événements doit se forger et n’est pas un acquis assuré pour toute la durée d’un conflit. Sur le plan économique, la Suisse découvre la réalité de la guerre économique qu’elle subit et dont elle ne peut alléger l’étreinte que par des négociations. La Suisse ne peut pas subsister en autarcie : les ports de Gênes et de Sète sont essentiels pour sa survie. La population  vivant de  faibles revenus souffre durement des crises économiques. Des produits de consommation courante deviennent rares. Cette situation est favorable à certains courants révolutionnaires qui exploitent un contexte où souffrance et rébellion remplacent toute réflexion véritablement politique. De nombreux réfugiés (comme Lénine à Berne et à Zürich jusqu’en 1917) mûrissent leurs projets politiques dans le pays hôte qu’est la Confédération helvétique : leurs fruits ont été des poisons mortels pour de nombreux peuples, mais il est des courants de pensée qui ont droit à l’impunité, à l’amnésie sélective comme au silence complice.

Le 3 août 1914, 450 000 hommes sont mobilisés et 400 canons de campagne sont prêts à l’engagement. Wille refuse tout plan préétabli. Il exprime sa volonté de gérer chaque situation au cas par cas. Il renforce son rôle d’instructeur et fuit la paperasse : pour lui, le commandement ne s’illustre pas par la production d’un grand volume de papiers, mais transparaît au travers de personnalités qui sont dans le terrain et qui donnent des impulsions constructives en vue de l’action. La valeur humaine du soldat et les capacités des chefs sont ses deux préoccupations majeures : il n’a pas attendu les années 1970 pour s’y intéresser plus particulièrement. 

Sa doctrine est simple : avoir la capacité de réagir face à n’importe quel adversaire et d’où qu’il vienne. Les plans d’opération témoignent que les officiers supérieurs ont étudié régulièrement, en fonction de l’évolution des combats, sans complaisance et sans état d’âme, tous les cas de figures possibles ou probables. Le débat sur les sympathies des officiers supérieurs pour l’un ou l’autre camp est un faux débat à exploitation politique, très à la mode de nos jours, surtout lors de votations ou de prises de décision sur des sujets militaires. Les historiens de la fin du XXe siècle ont créé tout un débat artificiel pour jauger les sympathies et les aversions des uns et des autres membres de l’état-major de l’armée vis-à-vis des voisins belligérants. Il y avait des sympathies pour tous les pays voisins sans aucune exception. Cette situation a été le meilleur gage de neutralité : chacun avait le souci qu’aucun des belligérants ne soit favorisé !

Le seul plan utile et objet de toutes les réflexions des instances dirigeantes de l’armée traite des choix de positions où la troupe pourrait être engagée dans toutes directions utiles. La première priorité est le renforcement de la police des frontières et la deuxième priorité consiste à préparer des lignes de résistance en fonction du terrain sur les arrières. Pour la troupe, l’objectif est simple : améliorer sa valeur combative. 

Il faut attendre 1916-17 pour que la collaboration entre infanterie et artillerie soit véritablement comprise et entre dans les faits.

La guerre impose ses nouveautés, il est à signaler :

les uniformes gris-vert (28 octobre 1914) ;

des coiffures de combat résistantes aux éclats d’obus ;

la prise de conscience des politiques du retard pris quant à l’armement : en priorité, il y a une amélioration de la munition (projectiles en acier, balles traçantes) et une augmentation du nombre de mitrailleuses. Le manque de munitions d’artillerie pour un conflit de longue durée est constaté ;

le combat de tranchée provoque le développement de la grenade à main défensive (1916) ;

la réquisition des véhicules privés est rendue possible dès 1916 pour augmenter la mobilité des troupes.

Pour la Suisse, la violation de son territoire aérien reste ce qui a le plus marqué les esprits. Porrentruy, par son enclavement dans le territoire français, en fait l’expérience. Le rôle nouveau et décisif de l’aviation est vite perçu mais, au début, la défense contre avions est improvisée sans se montrer efficace. Initialement, la création de l’aviation militaire suisse est retenue pour des tâches d’observation. Lors des manœuvres de nos troupes, son utilité a été vraiment appréciée. En 1913, la Société suisse des officiers avait organisé une collecte qui a réuni la somme de 1,75 million de francs suisses de l’époque : c’est ainsi que 120 machines avaient pu être acquises.

Les hommes de troupe considèrent les périodes de service actif comme trop longues. La vie du soldat est monotone. L’aide financière aux familles des soldats n’est pas suffisante. 

Certains partis politiques remettent en cause les crédits et les ordonnances militaires. Robert Grimm n’hésite pas exprimer son refus de défendre «une patrie bourgeoise » et souhaite que «les fusils se retournent contre elle » : ses plus ardents défenseurs actuels affirment qu’il ne faut pas prendre ses propos à la lettre et le louent rétrospectivement, avec l’approbation de politiciens se prétendant d’avant-garde !

De cette guerre, la crise interne du pays surprend le plus : un fossé entre la Suisse alémanique et romande se creuse. Il est impossible de ne pas le constater. Les corps de police cantonaux n’arrivent pas à maîtriser les troubles dans les villes. Les autorités politiques ne sont pas préparées à gérer des situations de crise. Parfois, elles surestiment les dangers de la rue et demandent l’aide de l’armée comme le prévoit la Constitution, je cite : « L’armée doit veiller à l’indépendance de la patrie et arrêter l’ennemi du dehors et faire respecter l’ordre et la tranquillité à l’intérieur. » Le langage volontairement belliqueux des manifestants et leur organisation, dite «spontanée » mais soigneusement concertée, ont certainement contribué à muscler la répression. C’est ainsi que l’armée accomplit différents services d’ordre sans y avoir été véritablement formée. 1917, en mai, émeutes de La Chaux-de-Fonds, en novembre à Zürich. Novembre 1918, nous avons les grèves générales à Berne, à Bienne, à Granges (Soleure) et à Zurich. Juillet 1919, à Bâle, août 1919 à Zurich.

D’un point de vue stratégique, le canton des Grisons prend une nouvelle importance. La région fortifiée de Sargans devient primordiale.

Entre-deux-guerres

Après les horreurs de la première guerre mondiale, un grand mouvement en faveur du désarmement se développe. En 1920, les nécessités des dépenses d’armement ne sont même plus comprises. Les peuples ont la mémoire courte : le manque de réalisme quant aux menaces militaires en est la cause première. Les traités et les organisations internationales semblent éloigner les risques de guerre, alors qu’une lecture attentive desdits traités révèle les germes de guerre qu’ils contiennent. Le traité de paix du 20 juin 1919 contient suffisamment d’esprit de revanche et de haine pour éveiller les inquiétudes ! En juin 1923, la création d’un service civil est refusée par les Chambres fédérales.

En janvier 1920, la Suisse s’oppose à une participation militaire en faveur d’une action de la Société des Nations (SdN). Elle refuse le passage d’un contingent français, troupe de la SdN, par la Suisse alors qu’il devait se rendre dans la ville de Vilna en Lituanie pour remettre de l’ordre lors d’une votation populaire.

Le 16 mai 1929, après de multiples discussions, le peuple suisse accepte l’adhésion à la Société des Nations. Wille et Sprecher von Bernegg  sont contre cette adhésion, car ils craignent une remise en cause de notre neutralité par les puissances victorieuses de la guerre.

Et la Suisse se refuse de soutenir une partie de la population du Vorarlberg autrichien qui demande son rattachement à la Suisse.

En 1933 seulement, la nécessité de reconsidérer les budgets militaires est reconnue. Les autorités politiques ont failli remettre en cause le minimum vital pour que l’armée reste crédible. Les effectifs de l’armée ont diminué dangereusement : le pourcentage des admis au service atteigne, en 1921, le 55,8% !  

Quelques innovations sont initiées malgré les restrictions budgétaires : 5 150 mitrailleuses légères sont introduites à la troupe. Une carabine, dite carabine 31, dispose d’un canon moins long mais possède la précision du fusil modèle 1889. Le pistolet «Parabellum » est revu. En 1930, des nouveaux avions sont achetés : 60 avions de chasse Duvoisin D-27 et 45 avions de reconnaissance du modèle hollandais Fokker-CV.  

Le 9 novembre 1932, le Conseil d’Etat genevois demande une aide militaire pour faire face à une importante manifestation de rue. Dans l’urgence, une compagnie de recrue d’infanterie est engagée sans avoir de formation préalable. La foule est provocante et des recrues sont molestées. Un officier donne l’ordre de tirer dans la foule. Il y a 13 morts. Différentes enquêtes prouveront que des manifestants étaient armés -fait que les antimilitaristes ignorent régulièrement lorsqu’ils en parlent encore de nos jours-, mais cet incident fâcheux restera longtemps un argument de lutte contre l’armée.

Il faut attendre janvier 1935 pour que les sociaux-démocrates réalisent et acceptent la nécessité d’une réorganisation de la défense. Rattraper le temps perdu est une tâche ardue. Le chef du Département militaire fédéral, Rudolf Minger, réussit à créer, dans tout le pays, une unité autour des questions de défense. Les officiers supérieurs s’expriment lors de réunions populaires sur les besoins de l’armée. La situation générale est clairement décrite. Le succès de cette grande opération de communication est efficace : en 1936, un emprunt national de 235 millions est largement couvert puisque 100 millions sont réunis en plus de cette somme initialement prévue !

Les priorités sont la défense des frontières et la défense aérienne. Des sommes sont engagées pour la lutte contre le chômage, pour l’augmentation du nombre des mitrailleuses, l’acquisition des lance-mines 8,1 cm (soutien de l’infanterie depuis une position protégée), de canons d’infanterie 4,7 cm (lutte antichars), de nouvelles pièces d’artillerie de montagne (7,5 cm modèle Bofors) et d’artillerie motorisée, pour l’amélioration de la sécurité des voies ferrées et des installations militaires, de l’aviation et de la défense contre avions. Des suppléments de crédit sont accordés pour une augmentation de la réserve de matériels et de munitions.  

La guerre civile d’Espagne éclate le 17 juillet 1936. Les observateurs militaires y voient très tôt les caractéristiques essentielles du prochain conflit. Plusieurs centaines de suisses s’engagent dans les deux camps en Espagne, malgré les interdictions et au nom d'un idéal. 

Juste avant la guerre, 26 pièces de tanks légers «Praga », modèle tchèque monté en Suisse, sont achetés. Ils sont dotés d’un canon 24 mm blindé et sont appelés «char blindé 39 ». A partir de 1938, on dispose du canon Bofors 10,5 cm. Dès l’été 1939, un canon antiaérien sur le modèle français «Schneider » de 7,5 cm. Pour la DCA légère, Oerlikon fabrique un canon de 20 mm. 289 avions construits en Suisse sont des Morane français construits sous licence. Des ME-109 D et E, 91 avions de chasse,  sont achetés à l’Allemagne. 

Les fortifications renforcent les frontières : elles servent à barrer les défilés et les passages importants de la zone frontière. Des obstacles antichars sont érigés sur les routes importantes, avant des ponts et sur tous les emplacements favorables à ce type d’obstacle. Les fortifications du Gothard, de St. Maurice et de Sargans sont complétées et modernisées.

Il faut bien réaliser que cette masse de nouvel armement juste avant le deuxième conflit mondial nécessite des instructions particulières pour que la troupe soit apte à les utiliser de façon optimale. Il est voté par le peuple une prolongation des écoles de recrues en 1935 et des cours de répétition en 1938. L’obligation de servir est même prolongée jusqu’à 60 ans. 

A la veille de la guerre, les troupes de couverture de frontières ont des formations spéciales pour assurer la sécurité des zones frontières et les opérations de mobilisation. En cas d’attaque surprise, elles étaient les premières formations à faire face à des actions de combat. C’est une nouveauté dans la mesure où jusqu’à maintenant seule une surveillance de frontières était assurée. Ces troupes sont recrutées parmi les habitants de la zone frontière et sont organisées en formation de combat indépendante, disposant de leur matériel en propre. En 1936, cette troupe est composée de volontaires, des hommes au chômage essentiellement. En 1941, ces troupes de couverture frontière forment avec les unités des fortifications un seul corps.

Une escadre permanente d’aviateurs est créée par un arrêté fédéral du 8 juin 1939.

En mai 1938, le Conseil fédéral se libère des contraintes de la SdN car, au nom de notre neutralité, des sanctions exigées contre l’Italie lors de la guerre d’Abyssinie nous placent dans une situation compromettante face à des puissances belligérantes voisines.

1939-1945

Des mesures importantes en faveur d’une économie de guerre sont prises par le Chef du département fédéral de l’économie, Hermann Obrecht. Elles entreront en vigueur le 4 septembre 1939. Le ravitaillement de la population en denrées indispensables est assuré au mieux par la constitution de réserves. Dans le domaine social, les compensations pour perte de salaire pour les hommes en service renforcent la solidarité entre la population et les soldats mobilisés. La défense morale du pays est engagée, dès 1934, par les travaux de la «Fondation Pro Helvetia » et «Armée et Foyer ». 

Le 29 août 1939, 630 000 hommes sont mobilisés : 430 000 hommes pour les troupes de combat et 200 000 hommes pour les troupes de services auxiliaires. Le Général Guisan a annoncé le 16 février 1940 la création du Service complémentaire féminin. Les effectifs évolueront durant tout le conflit selon l’intensité de la menace, les besoins de l’économie et la volonté des politiques.

Pour les deux belligérants, l’Armée suisse mobilisée offre une garantie suffisante pour la couverture de leurs flancs. Une Suisse sur la défense leur permet d’employer des unités sur les fronts plus importants.

Lorsque l’Allemagne ramène sur le front ouest ses troupes de Pologne, la situation est plus dangereuse pour notre pays. 

Les dirigeants de notre armée craignent un mouvement tournant d'une troupe voisine sur notre territoire. En 1914, les risques se portaient sur la pointe nord-ouest de notre territoire, alors qu’en 1939, l’armée allemande mène une guerre de mouvement qui pourrait avantageusement utiliser la totalité du Plateau suisse. En 1939, un front nord, du Jura au lac de Constance, aurait pu s’embraser. Deux facteurs ont fait que la Suisse n’a pas été retenue pour une offensive allemande : une résistance estimée suffisamment forte comparativement à d’autres pays comme la Belgique et la Hollande et un terrain rendant difficile des opérations de grande envergure en un temps court surtout avec des barrages déjà préparés et un réseau fortifié mis à jour.

Lors de la Première guerre mondiale, la direction de l’armée avait pris des contacts avec l’Etat-major allemand dans le cas d’une agression française possible contre notre territoire. Lors de la Deuxième guerre mondiale, des dispositions sont concertées avec la France pour le cas d’une agression allemande. 

Ces discussions militaires ont été critiquées d’un point de vue politique. D’une part, en pratique, il s’agit de ne pas oublier qu’une défense ne s’improvise pas, surtout avec l’intervention nécessaire d’une force étrangère. D’autre part, c’est oublier les négligences politiques qui ont fait prendre un retard à notre armée dans le but de pouvoir assurer une défense autonome. Un état neutre a le droit et parfois même le devoir de préparer une collaboration militaire qui ne peut entrer dans les faits qu’après le constat d’une agression d’un des voisins qui violerait délibérément notre neutralité. 

Il n’est pas le but de cet exposé de présenter toutes les mesures militaires prises et constamment revues lors de l’évolution de la Seconde guerre mondiale. L’armée occupe des positions d’attente nous réservant la possibilité de faire face aux dangers pouvant provenir de toutes les directions. Seulement, une menace imminente ou une agression effective aurait pu faire changer le dispositif. Cette répartition des troupes préserve la susceptibilité des belligérants. Cependant, le poids de notre système défensif est bien placé au nord et au nord-ouest où les risques sont les plus probables. Le travail de l’état-major de l’armée consiste à étudier tous les mouvements nécessaires en fonction de différents événements possibles. Un agresseur prévoit des plans d’opération en vue d’une agression, alors que notre armée met en œuvre des préparatifs pour effectuer des manœuvres défensives dans la profondeur en privilégiant des attaques de flanc. 

La situation politico-militaire évolue sans cesse et, face à la variété des cas de défense étudiés, la souplesse d’engagement de notre armée peut être reconnue.  Les livres suisses d’histoire s’intéressent très peu à ce sujet qui est ignoré du grand public. Il a fallu une véritable «gymnastique intellectuelle » (expression du Général Guisan) pour passer à des plans prévoyant la défense subite d’un secteur précis, pour passer de la défense d’un réduit à des actions offensives et pour se tenir prêt à des opérations offensives tout le long de notre frontière. Il y a de nombreuses analyses profitables à étudier sur les enchaînements de mouvements et de changements de position, en se préoccupant constamment des points pouvant être momentanément faibles. Les lignes de défense sont réétudiées en fonction des possibilités de l’adversaire éventuel et de nos capacités (ne serait-ce qu’afin d’éviter la dispersion des moyens militaires par exemple). 

L’encerclement de la Suisse, pays neutre, par les forces de l’Axe est un cas unique dans cette Europe en guerre. Notre faculté de survivre et de pouvoir agir dans un contexte particulièrement difficile pourrait être un sujet de satisfaction, mais il est de bon ton actuellement d’exprimer une honte vis-à-vis de la politique  suisse de ce temps : je vous rassure, je n’appartiens pas cet effet de mode qui devrait disparaître lorsque les historiens, non soumis à une idéologie, seront entendus. 

La Suisse subit la guerre aérienne, certes à une échelle moindre que les états belligérants. L’obscurcissement de tout le territoire est décrété en raison de nombreux survols des formations alliées. Durant la guerre, il y a eu 7 379 alarmes déclenchées. En 1940, les villes de Bâle et de Zurich sont bombardées par les Etats-Unis. Le 1er avril 1944, la ville de Schaffhouse  l’est aussi encore par les Américains. Les attaques aériennes ont occasionné 84 tués et 260 blessés. Une étude serait à réaliser pour savoir comment les familles ont été indemnisées et par qui. 254 avions sont tombés en Suisse, 64 de l’Axe et 190 des Alliés. Ces chiffres sont parlants.

Après-guerre

Par une ordonnance de 1947, les nouvelles formations de l’armée sont fixées. La réforme de 1951 est en préparation. Les leçons de la guerre 39-45 sont soigneusement étudiées. Cette réforme s’impose car il est prévu une baisse sensible des effectifs pour les 10 années à venir. Les classes d’âge sont modifiées. L’armée lance un programme d’armement : l’acquisition de chars blindés et un renforcement de l’aviation. Des simplifications de structures sont établies.

L’arme atomique suscite nombreuses nouvelles mesures : révision des places de mobilisation, nouvelle répartition des troupes et des moyens militaires dans le terrain, mesures AC plus développées. La protection civile impose la construction d’abris pour les nouvelles habitations : pour les anciennes, des caves sont aménagées à cet effet ; des municipalités édifient des abris collectifs pour un village ou des quartiers dans les villes. Un système d’alarme est installé sur tout le territoire.

L’Organisation de l’armée 1961 peut se résumer ainsi :

le territoire est divisé en 4 zones possédant chacune leurs moyens propres de défense ;

les troupes frontières sont renforcées ;

les unités les plus modernes et les plus mobiles sont réservées à la défense du Plateau, zone d’opération privilégiée par un adversaire ;

la défense des Alpes est placée sous un commandement unique ; 

l’espace aérien doit pouvoir disposer des moyens les plus efficaces.

L’Ordonnance des troupes 1961 est une révision totale de notre armée mais elle continuera à subir un grand nombre de révisions partielles jusqu’à la création d’Armée 95.

La cavalerie sera abolie. Une nouvelle incorporation, les grenadiers de char, fait son apparition. Le service territorial est complètement revu en 1968. Le service de protection AC est réorganisé. Un corps de grenadiers-parachutistes est constitué. Dans le service du génie, des plongeurs  sous-marins sont instruits. Le parc des chars blindés se développe de 1951 à 1968.

Le but principal de l’armée est toujours d’être une armée de dissuasion. Pour ce faire deux doctrines sont étudiées avec passion : l’une prévoit une défense statique avec un échelonnement en profondeur des forces ; l’autre privilégie une défense mobile, souple, exigeant de grands moyens mécaniques.

Finalement les dispositions de l’Ordonnance des troupes 1961 (OT61) permettent les deux variantes au Commandant en chef éventuel.

De 1964 à 1966, les autorités politiques étudient tout particulièrement la défense du pays et cinq points apparaissent comme essentiels : 

Privilégier une haute préparation de l’armée.

Dissuader tout agresseur de tout avantage à s’emparer de notre pays.

En cas d’agression, offrir une résistance longue et opiniâtre.

Infliger le maximum de pertes à l’ennemi.

Garder l’indépendance de la plus grande partie du territoire et de la population pour assurer sa survie jusqu’à la fin des hostilités.

Cette stratégie militaire se concrétise par les documents suivants :

Conduite des troupes 1969

Instructions secrètes pour la conduite opérationnelle 1966

Les dispositions du Conseil fédéral du 11 août 1971 pour le service civil.

Un rapport officiel du 27 juin 1973 établit la conception de la défense militaire du pays et il a pour titre «Défense globale ».

A nouveau, les débats politiques reprennent au sujet des budgets militaires où l’on distingue les dépenses courantes qui sont en sorte les frais du ménage de l’armée et les dépenses extraordinaires qui sont les dépenses d’armement : armes appareils et constructions.

Dès 1946, les demandes de baisse de crédits militaires sont de pratique courante. Les événements de Corée en 1951 changent les tendances qui se voulaient restrictives. Les répressions en Hongrie et la crise de Suez en 1956 ont eu des effets favorables quant à l’acceptation des budgets militaires. Historiquement, les motifs financiers semblent trop décider de l’avenir de la défense et ceci est inquiétant. A plusieurs reprises, les restrictions  ont risqué de compromettre notre capacité de défense : il faut espérer que les politiques ne l’oublient pas et que la guerre ne vienne pas démontrer une fois de plus l’erreur de cette logique. 

Plusieurs votations ont eu pour objet la suppression de l’armée en Suisse. Une particularité mérite d’être signalée : à chaque fois,  le peuple et les cantons sont pour leur armée, mais leurs adversaires ne se découragent pas. Ces derniers utilisent tous les moyens démocratiques pour mener avec une régularité leur combat qui, lui, ne désarme jamais.

En 1963, l’armée intervient lors d’une épidémie de typhus et dès 1975, l’armée intervient régulièrement lors de catastrophes naturelles, tout particulièrement lors d’avalanches ou glissements de terrains.

En été 1968, les luttes pour l’indépendance du Jura vis-à-vis de Berne provoquent la mise de piquet de troupes en cours de répétition : des installations militaires de la région risquent de faire l’objet d’attentats.

Dans les années 1970 et 1971, les attentats terroristes obligent notre armée à protéger les aéroports et l’aviation civile : cette mission est classée comme service d’ordre. Plus tard, les ambassades, des réunions intergouvernementales et les organismes internationaux bénéficient de la protection de l’armée, toujours à la demande des cantons.

Le 29 septembre 1975, le Conseil fédéral lance une nouvelle métamorphose de l’armée, celle des années 80 qui sera complètement revue en 1995. Comme cette période a déjà fait l’objet d’exposé à Montpellier, je ne la traiterai pas plus. Et, avec la réforme Armée XXI qui a fait l’objet d’une autre présentation, vous pouvez constater que la volonté de défense est très ancrée dans notre mentalité et nous ne craignons pas les mutations en vue d’une meilleure efficacité. Il ne s’oublie pas que seule la guerre, que personne ne souhaite, pourrait dire si nous avons tort ou raison. Le fait de ne pas avoir subi la guerre jusqu’à maintenant m’incline à penser que la voie choisie a été favorable à notre sécurité.

Conclusions :

La caractéristique de l’armée suisse est sa volonté d’être un instrument de défense crédible. L’armée de milice a permis d’avoir une structure proche de la population et en harmonie avec un système démocratique. Le fait d’être une armée de milice a permis de minimiser les dépenses militaires. L’armée de métier n’aurait pas pu s’offrir les compétences professionnelles ou techniques que les miliciens, aussi bien soldats qu’officiers, mettent à disposition : ces apports sont une compensation de la formation professionnelle ou universitaire que leur a accordée la Confédération. Cette armée a été façonnée par son passé : notre tradition militaire est vécue et acceptée depuis le Moyen-Age. Les conditions géographiques propres à la Suisse ont été les facteurs décisifs quant aux choix de notre système de défense (qui est à l’origine cantonal avec des alliances librement consenties pour une entraide intercantonale). Il y a eu une doctrine fondamentale très simple et claire avec des doctrines d’engagement, sujets de polémiques constructives. Les structures économiques et politiques spécifiques à la Confédération ont pesé lourdement sur la création et l’évolution de l’armée.

Les mots «réforme » et «adaptation » sont les mots les plus anciens de notre vocabulaire militaire. A la fin de la rédaction de cette synthèse, je me suis aperçu qu’en moyenne tous les dix ans, une réforme majeure était en cours et que, tous les cinq ans, des adaptations d’importance variable  se produisaient soit en armement, soit en engagement des troupes, soit en équipement individuel ou collectif de la troupe, soit en appréciation de la menace la plus probable, soit en raison de la situation européenne.

Les multiples réformes et mutations sont des signes évidents de santé mais elles ne doivent pas nous faire perdre de vue les constantes de notre armée : la recherche de l’efficacité par améliorations incessantes de son organisation et de sa technicité est sa force. Il faut espérer qu’il en sera toujours le cas. 

Antoine Schülé
La Tourette, 2011

***

Vous trouverez d’autres articles en consultant la bibliographie du site antoineschulehistoire.blogspot.com

Thèmes traités : Histoire médiévale et contemporaine; Histoire de la guerre et de la sécurité (de l’antiquité à nos jours); Géopolitique; Histoire de la vallée de la Cèze (Gard, France); Littérature; Poésie; Spiritualité (chrétienne et autres); Maurice Zundel.

Pays traités plus spécialement : Suisse, France, Allemagne, Europe.

Lien : https://www.blogger.com/blog/post/edit/4968441732784536950/3198201820091830081

***