John Henry Newman
(1801 - 1890)
Antoine Schülé
La lecture des écrits de Maurice Zundel m’a conduit à découvrir les œuvres de saint Augustin, de Silesius et aussi de John Henry Newman. Ces quatre auteurs ont un point commun : la découverte de la présence de Dieu au plus intime de soi. Ils nous parlent à partir de ce qu’ils ont vécu. Ainsi ces témoins spirituels deviennent des maîtres spirituels. Ils nous invitent à un voyage intérieur pour aboutir à un cœur à cœur avec Dieu qui a la capacité de transformer (sublimer ou transfigurer) une vie.
Henry Newman est un auteur prolifique, plus de 40 livres publiés. Il use volontiers de l’ironie pour décaper des vernis de christianisme, afin d’en révéler la vraie consistance. En plus d’une volumineuse correspondance, de recueils de poésies, de méditations et de prières, il s’est exprimé sur des sujets d’histoire, de théologie et encore sur sa démarche spirituelle, en une autobiographie. Sa qualité littéraire est grande. Il allie vie et foi.
Il me surprend par sa fine connaissance de la psychologie humaine : il analyse l’âme avec une délicatesse quasi maternelle. Pour les personnes maîtrisant l’anglais, il est possible de lire son œuvre sur Internet.
Personnellement, je vous conseille de commencer avec ses sermons1, traduits en français où vous pouvez découvrir la quintessence de sa pensée et de sa spiritualité.
Henry Newman tenait de longs sermons d’une durée de 30 à 40 minutes2 ; il les lisait sans lever les yeux sur l’auditoire ; il parlait sans grande envolée rhétorique, sur un ton, tout à la fois intime et confidentiel ; entre les phrases, il effectuait de courtes pauses. Et ce style, pourtant déconseillé par les orateurs professionnels, plaisait au public qui était comme envoûté. Ceci tient au souffle profond et sincère animant ses propos.
Relevons ce qui caractérise ses sermons.
Il conserve un grand sens du réel en évitant tout ce qui peut être trop théorique, à la différence de Thomas d’Aquin qui privilégie le raisonnement. Il décrit avec une exactitude déconcertante des situations précises où chacun peut se reconnaître : ceci non pour moraliser, mais pour susciter une prise de conscience et retenez bien ce mot « conscience », car il le définit d’une façon incomparable. Il invite les fidèles à distinguer les mots et ce qu’ils désignent : en priant, en célébrant et en proclamant sa foi, il ne s’agit pas d’aligner des formules péniblement mémorisées, il importe avant tout de se préoccuper du sens. Tout chrétien prononçant le Credo, un Ave Maria ou un Pater est-il vraiment conscient de ce qu’il proclame ? De ce que recouvrent les mots ?
Pour notre auteur, l’irréalité est le refus de chercher à comprendre. Le christianisme, réduit à une simple opinion personnelle ou à une seule dimension morale, est irréel. La réalité du christianisme consiste à ce que le chrétien retrouve la plénitude de sa dimension spirituelle en sa vie.
Le plus remarquable est, sans aucun doute, sa profondeur psychologique : il sait toucher le cœur de son auditeur ou, maintenant, de son lecteur qui est conduit à retrouver, en lui-même et quant à sa foi, les motivations que celui-ci n’avait pas forcément perçues avant de l’avoir entendu ou lu. C’est ainsi le début d’une recherche intérieure, propre à chacun : elle permet de découvrir Dieu en son cœur où Il est Présent, même chez ceux qui L’ignorent, Le nient, Le renient ou Le rejettent3. Le refus de Dieu est le choix de l’individu et non de Dieu. Pour pénétrer les sentiments, les idées et les façons de voir qui nous animent et nous déterminent, le recours à la raison est nécessaire, mais la raison seule ne suffit pas : il lui faut une lumière et c’est la foi.
Dieu n’est pas un sujet de réflexion philosophique : c’est tout d’abord une rencontre spirituelle. Du temps du Christ, les premiers chrétiens ont rencontré le Christ, avant et après sa mort : il serait bon de méditer les différentes rencontres qui se sont faites : d’un saint Jean le Baptiste à saint Paul, en passant par le reniement de Pierre, le doute de Thomas, Marie-Madeleine, le chemin d’Emmaüs, les guérisons miraculeuses, l’action de grâce ou la non-reconnaissance de personnes (pourtant guéries par Jésus), les discussions pour entendre la Parole ou piéger le Christ, la trahison de Judas ; à ceux-ci, ajoutez tous les fidèles, tous les saints et tous les martyrs à la rencontre du Christ, à travers les siècles jusqu’à nos jours…, que de rencontres diverses, riches de sens qui élèvent l’esprit à Dieu, le Créateur !
La question est de savoir quand, nous, dans ce temps que nous vivons actuellement, nous rencontrons Dieu. Vous avez rencontré Dieu lorsque vous avez, en vous, cette conviction intime de Son existence et de Sa présence. Lorsque cette flamme intérieure vous anime, vous reconnaissez facilement les personnes qui la partagent sincèrement, de celles qui sont hypocrites. Ces dernières ont l’apparence, mais il leur manque la substance, cette flamme intérieure, soit parce qu’elle n’a jamais existé, soit parce qu’elle s’est éteinte pour différentes raisons.
Cette rencontre n’est pas toujours facile : les diverses rencontres à méditer dans les Évangiles permettent à chacun de savoir à quelle figure il s’attache le plus. Il peut y avoir soit des faiblesses qui se surmontent, soit des ruptures, non du fait de Dieu, mais de la volonté de l’homme qui cause ainsi sa propre perte. D’où l’importance du choix d’un chemin de vie et la conversion vers Dieu est toujours possible jusqu’au dernier souffle : par exemple, le bon larron est sauvé, mais il n’est pas dit que le mauvais l’ait été !
L’objectif est de devenir un homme religieux, ce qualificatif étant pris au sens étymologique « lié » ou « relié » à Dieu : « Un vrai chrétien vit une relation avec Dieu au plus intime de lui-même, par la présence en lui de l’Esprit de Jésus-Christ. ». C’est ainsi se mettre en chemin, un chemin qui sera long, difficile et parfois parsemé d’embûches, créées par les autres, par soi-même, par des circonstances de vie… Dieu est toujours prêt à travailler en nous pour que nous accédions totalement ou pleinement à sa Lumière : seulement, Il nous a laissés libres de Le recevoir, car Il ne s’impose pas comme un dictateur. Il convient donc, en nous, d’engager notre volonté à travailler avec Lui c’est-à-dire à s’abandonner à sa grâce. Tout commence par un travail sur nous-mêmes : devant le Créateur, commençons par reconnaître notre pauvreté4, notre petitesse sur cette terre et dans l’univers. Mettons de côté nos déterminismes, nos « acquis sociaux » (état de fortune, statut social), nos ambitions, notre orgueil qui nous aveuglent afin de découvrir la présence de Dieu dans nos réalités quotidiennes. Sur ce point, nous retrouvons la pensée de Maurice Zundel.
Ce propos introductif à sa pensée étant établi, intéressons-nous à sa vie.
1. Éléments biographiques
John Henry Newman est issu d’une famille anglicane d’inspiration calviniste. Il est né à Londres le 27 février 1801. Il est l’aîné d’une fratrie de six enfants. Son père banquier a été ruiné en 1816 en raison des campagnes militaires de Napoléon et il doit gérer une brasserie pour nourrir sa famille.
John étudie dans une école privée et, très tôt, sa timidité est remarquée. Il préfère s’isoler de ses camarades. Il lit la Bible, les œuvres de Walter Scott5 et il découvre Ovide6, Virgile7, Homère et Hérodote8.
Il s’intéresse à des auteurs agnostiques comme David Hume et Thomas Paine. Le livre de Thomas Scott « Force de la vérité » et la rencontre de John Wesley, pasteur méthodiste, ont une influence décisive quant à son chemin de foi. En étudiant « L’Histoire de l’Église », il découvre les Pères de l’Église : il est prêt à répondre à sa vocation et attache de l’importance au célibat. Fidèle au calvinisme et au protestantisme évangélique, il considère avec méfiance l’Église catholique : les papistes sont des idolâtres et le Pape, l’Antéchrist.
En 1817, il étudie au Trinity College d’Oxford. Son esprit critique est remarqué. Son père souhaitait qu’il fasse des études de droit, mais Henry veut entrer dans l’Église anglicane. Pour financer ses études, il donne des cours particuliers. Il poursuit ses études universitaires à l’Oriel College où il s’intéresse au protestantisme évangélique. À ce moment, la religion est encore pour lui, plus une affaire de sentiment9 et une expérience10 qu’une foi11. Le 13 juin 1824, il devient diacre et prononce son premier sermon.
En 1826, il est tuteur à l’Oriel College. Il conçoit un tutorat spirituel : diriger la lecture de bons auteurs selon le thème retenu, discuter le contenu des livres. Il s’agit d’un véritable accompagnement.
La rencontre d’un autre enseignant Richard Hurrell Froude lui ouvre un nouveau regard sur l’Église de Rome et la dévotion envers la Vierge Marie. Son détachement de la Réforme commence. Il évolue spirituellement de façon progressive.
En 1827, deux évènements marquent sa vie : un effondrement nerveux12 en raison d’un surcroît de travail et le décès de sa sœur. Il prend conscience de la vision trop intellectualiste de sa foi. Il s’adonne à la poésie. Accomplissant une étude sur l’arianisme13, il est vivement impressionné par l’humanisme chrétien des Pères de l’Église. Dès 1828, il approfondit ses connaissances à leur sujet. Il lit dans des éditions du XVIIe et du XVIIIe s. : Irénée de Lyon, Ignace d’Antioche, Justin de Naplouse, Cyprien de Carthage, Athanase d’Alexandrie et Grégoire le Grand14.
À partir de 1830, il poursuit son éloignement des protestants évangéliques.
La Sicile
En 1833, il visite l’Italie qui lui inspire divers poèmes qu’il publiera dans Lyra apostolica où il exprime son dégoût de la foi chrétienne vécue dans les pays latins et son admiration pour la nature. Il voit en Rome « l’endroit le plus merveilleux de la terre » et il considère encore la religion catholique romaine comme « polythéiste, décadente et idolâtre » : qualificatifs qui ont encore cours chez quelques anglicans ou luthériens.
Il se rend ensuite en Sicile, à Leonforte où il expérimente une confrontation avec sa mort qu’il croit imminente. Il nous en fera part dans un livre publié en 1840 et ayant pour titre : My Illness in Sicily. Cette expérience amorce une meilleure prise de conscience de sa rencontre avec Dieu au plus intime de son cœur, après une vive lutte intérieure entre le Diable et Dieu. Oui, pour lui, le diable existe même si vous rencontrez des prêtres catholiques qui, encore aujourd’hui, en nient l’existence. Lorsque guéri, il quitte Palerme pour se rendre à Marseille, il a vécu une nouvelle conversion intérieure.
Oxford
Le 9 juillet 1833, il revient à Oxford. Il soutient le Mouvement d’Oxford qui souhaite une église anglicane détachée du gouvernement et de la monarchie. La nomination d’un théologien à un poste d’enseignant (Renn Dickson Hampden) choque Newman qui relève, en un pamphlet et par devoir de vérité, de nombreuses hérésies dans les écrits de cet homme (publiés par Hampden dans Conférences de Bampton).
Pour Newman, l’anglicanisme est une voie médiane entre le protestantisme communément admis et le catholicisme. Voulant comprendre l’histoire de la foi, son étude des Pères de l’Église le conduit de plus en plus à orienter l’anglicanisme vers la foi des premiers chrétiens, la vérité révélée et la tradition qui l’a portée à travers les siècles. Refusant les préjugés anticatholiques et en remontant aux sources de la spiritualité chrétienne, il réalise que, contrairement à ce qu’il avait cru, la doctrine catholique était restée fidèle au Concile de Chalcédoine (451). La lecture de Saint Augustin l’incite à s’interroger sur la nature de la foi, la sienne pour commencer et celle de l’Église catholique.
Dans une de ses publications, il relève que les Trente-neuf articles sur lesquels repose l’anglicanisme ne sont pas en contradiction avec la doctrine de l’Église de Rome. Quoique ceci ne soit pas la première fois chez quelques anglicans, sa prise de position occasionne un grand émoi et une profonde indignation au sein du clergé anglican : la publication est interrompue (la censure a toujours été l’arme favorite de ces dictateurs qui, surtout de nos jours, ont les mots « dialogue », « fraternité », « conciliation » à la bouche,15 mais qui, quotidiennement, trahissent tous ces mots dans leurs actes ).
En 1842, il choisit de se retirer à Littlemore où, avec des familiers de sa pensée, il compose un recueil de biographies des saints anglais. Avec son « Essai sur le développement de la doctrine chrétienne », il se rapproche encore un peu plus de l’Église de Rome.
En 1843, dans un journal, le « Oxford Conservative Journal », il publie sa rétractation de tout ce qu’il a pu dire ou écrire contre l’Église romaine. En septembre 1843, à Littlemore, il prononce son dernier sermon en tant qu’officiant anglican et il donne sa démission.
Pourquoi cette rétractation ?
Ce type d’évolution dans la pensée religieuse a quelque chose de fascinant. Nous avons vu que, petit à petit, la compréhension de la doctrine des catholiques l’a conduit à renoncer aux fausses images sur l’Église romaine qui lui avaient été inculquées dans son milieu familial, scolaire et universitaire comme religieux.
C’était un début. La motivation profonde de Newman est le fruit de son étude des sources et des développements de la célébration liturgique.
Un peu d’histoire
Le schisme anglican a été voulu par le roi Henri VIII16 afin de satisfaire ses choix conjugaux et extraconjugaux. Ce fut sa décision politique, mais le concepteur de la réforme anglicane est de l’archevêque de Canterbury : Thomas Cranmer. Celui-ci est l’auteur du « Book of Common Prayer »17 (Le livre de la prière commune) qui, pour les anglicans et pendant plusieurs siècles, a servi de missel, de bréviaire, de rituel et de catéchisme (à la fin figurent les 39 articles qui sont leur profession de foi). Il est plus proche de Zwingli18 que de Luther.
Sa réforme liturgique a consisté à éliminer tout ce qui ne relève pas de la stricte lecture de la Bible et à simplifier les célébrations. Il ne faut plus parler de Messe et l’eucharistie n’est célébrée que quatre fois par an, sous les noms de Holy Communion ou Eucharist, après les prières du matin et sans solennité particulière.
Du XVIIe s. au XIXe s., l’aisance économique et le relativisme touchent le clergé anglican (les parson sont ce que nous appelons les curés). Il y avait des bénéfices et des privilèges accordés aux paroisses : les cadets de famille (ne pouvant hériter) recherchaient une fonction assurant de beaux jours dans les paroisses fortunées. Il existait cependant des paroisses pauvres où les parson souffraient de faiblesses aussi bien intellectuelles que culturelles. Cette situation a provoqué une décadence de la vie pastorale. Les mariages, les baptêmes et funérailles sont les célébrations liturgiques préférées des anglicans. Les offices du dimanche offrent de longs sermons moraux,19 mais sans la vivante substance théologique ou spirituelle : de l’inconsistant comme nous le subissons dans d’incertaines « prédications » de nos jours (ce qui nous permet de nous réjouir quand de vraies homélies offrent une nourriture spirituelle ou théologique consistante20). La lecture de la Bible (avec alternance de l’Ancien et du Nouveau Testament), à l’église, en famille ou en privé reste normalement la pratique régulière de l’anglican qui se revendique comme tel.
Dans la seconde moitié du XVIIe s., il y eut une réaction contre cet état de fait. Ce mouvement se nomme « Renouveau évangélique ». Le prêtre anglican John Wesley donne naissance à ce qui deviendra plus tard le méthodisme. Il préconise la justification par la foi, la croix comme moyen de rédemption et la nécessité d’une piété personnelle. Au XIXe s., le Révérend Mayers — qui a fortement influencé Newman — est un héritier de ce mouvement.
Mouvement d’Oxford ou prise de conscience de l’importance de la liturgie
Les anglicans s’interrogent sur leur liturgie. Pour certains, elle est d’inspiration luthérienne, pour d’autres, elle serait dans l’esprit de la tradition des liturgies anciennes. Froude, qui a joué un rôle déterminant dans la réflexion de Newman, défend les origines traditionnelles du rite anglican que sont le Canon romain, la liturgie de St. Jean Chrysostome, de St. Marc et la gallicane. Toutefois, il regrette les manques de l’oblation sacrificielle, donc de l’eucharistie, et, encore, de la prière pour les défunts, du signe de paix et de la fraction du pain. Ces regrets seront publiés après sa mort et provoqueront de vives réactions dans le monde anglican.
Newman accorde une grande importance à la liturgie qui exprime la plus parfaite louange à Dieu qui prend sa source dans l’Eucharistie et les sacrements. Pour lui, c’est la liturgie qui fait l’Église. À la mort de Froude, Newman hérite du bréviaire de celui-ci. Il a toujours été favorable aux offices quotidiens et à la célébration eucharistique hebdomadaire (ce qu’il pratique depuis 1837). Il invitait les fidèles à participer autant qu’il se peut aux célébrations.
Sa piété lors de ses célébrations et de ses prêches impressionne les fidèles, surtout les étudiants. Newman n’est pas un solitaire derrière son bureau : il accordait à ses prêches une attention toute spéciale pour atteindre le cœur de ses fidèles. Sa sincérité est totale : il convainc, car il allie profondeur et spiritualité.
À mesure qu’il approfondit le sens de la liturgie, il prend conscience que l’Église de Rome a le mieux conservé l’Eucharistie dans l’intégralité de son origine. Le bréviaire, reçu de Froude, achève son cheminement de foi au sein du catholicisme : le bréviaire est la source d’un enrichissement de la vie spirituelle. Les beautés des antiennes, des hymnes, du Psautier et la commémoration des saints, les homélies des Pères de l’Église données à être méditées sont autant d’éléments précieux pour nourrir la foi.
Le catholique
Le 9 octobre 1845, il est reçu dans l’Église catholique romaine. En octobre 1846, il part pour Rome pour commencer sa formation de prêtre. Il poursuit sa vocation dans la Congrégation de l’Oratoire, fondé par saint Philippe Néri21. Le 30 mai 1847, il est ordonné prêtre.
Il est le recteur de l’université catholique d’Irlande. Il devient cardinal tardivement. Il observe une grande obéissance à l’Église. Sans céder à sa pensée, il enseigne la théologie thomiste qui a remis sous un nouvel éclairage la pensée d’Aristote, tout en privilégiant Athanase ou Augustin. Quelle est sa nuance ? Il s’agit d’avoir la raison de la Foi sans qu’il y ait des raisons pour justifier sa Foi. Selon lui, les hérésies sont nées de mauvais usages de la raison. Le peuple des fidèles à travers la liturgie transmet la foi dans ce qu’elle a de plus essentiel. Chaque fidèle y contribue à sa façon. C’est pourquoi il relève l’importance des laïcs dans l’Église.
Il souligne que l’arianisme22 a été produit par des évêques et non par les fidèles. Newman, à la suite de Saint Augustin, entend combattre la tentation donatiste. Le donatisme23 entendait construire une Église de purs, avec exclusion des autres. C’est ce que nous retrouvons dans quelques sectes encore en vogue.
La réponse de Saint Augustin est que : « C’est le consentement de l’Église entière qui constitue le jugement. », d’où l’importance de vivre en communion et la nécessité de consulter des conciles pour des questions de doctrine.
Un constat : c’est par impatience ou par manque de zèle que le fidèle se détache de l’Église. La conclusion de Newman est simple et exigeante : « Si vous voulez réformer l’Église, devenez des saints. ».
Il a un regard peiné sur trois pratiques catholiques : il a souffert d’une Église qui chantait mal et d’un sulpicisme24 qu’il n’aimait pas du tout; il lutte contre le libéralisme qui tend déjà à naître au sein du catholicisme. Il appartient à la Congrégation de l’Oratoire dont les principes fondateurs lui correspondent le mieux.
Le 12 mai 1879, Newman, prêtre catholique, devient cardinal, le Pape étant Léon XII. Sa devise cardinalice est : « Cor ad cor loquitur. » (« Le Cœur parle au cœur »).
Il meurt en Angleterre, le 11 août 1890. Sur sa tombe, il a rédigé cette épitaphe, placée au-dessus de son nom : Ex umbris et imaginibus in veritatem, ce qui signifie : Des ombres et des images vers la vérité25. Tout son parcours spirituel est ainsi retracé.
John Henry Newman a été béatifié le 19 septembre 2010, sous le pontificat de Benoît XVI. Le 13 octobre 2019, le Pape François le canonise, car deux miracles lui sont attribués. Il appartient à ce petit nombre d’universitaires devenus saints : Grégoire le Grand, Thomas d’Aquin et Frédéric Ozanam. Il est probable qu’il devienne Docteur de l’Église.
2. Ses Sermons
Newman a écrit de très belles pages sur le ministère eucharistique de l’Église. Il faudrait les relire dans nos paroisses où des fidèles, et non pas tous, communient machinalement et nullement spirituellement.
Ses prédications portent sur le sens profond de l’année liturgique. À le lire, nous redécouvrons toute la saveur des pratiques établies selon une longue tradition, vécue de façon vivante. Elles forgent le caractère du chrétien qui se reconnaît à sa foi, son espérance, son respect de lui-même et des autres, son abnégation au profit des autres et sa charité. Cette charité commence par l’amour de la vérité : car sans justice, l’amour ne peut pas régner et la justice exige la vérité ; à cette seule condition, le faire et le dire s’unissent, car uniquement la parole sans l’acte est une vaste hypocrisie qui ne trompe que les imbéciles.
La liturgie est le centre de la vie de l’Église. Le cycle pascal, la vision eschatologique du temps, la vie intérieure nourrie des mystères, la Présence du Ressuscité et l’histoire du Salut à travers l’Église sont ses thèmes privilégiés.
La foi : d’abord une expérience de vie
La question principale est savoir comment donner son assentiment à la foi. Pour lui, la raison ne suffit pas. Il y a même une grandeur plus grande que la raison : la charité. Cependant l’acte de foi repose sur des connaissances suffisantes pour aimer : « Nous croyons parce que nous aimons. ». Donc, pour lui, la charité est essentielle et c’est qu’il développe dans ce qu’il est convenu d’appeler la grammaire de l’assentiment. La raison éclairée par la foi conduit à une ouverture du cœur. N’oublions pas que nous sommes au XIXe s. où règnent, en maîtres, le positivisme et l’esprit cartésien qui produiront diverses formes de rationalité. Imaginez donc combien son approche a pu surprendre les intellectuels de son temps, du moins ceux ayant conservé un minimum de spiritualité.
Sa démarche est originale, car il n’y a pas de dialectique chez lui. Il n’a pas cette approche des scolastiques qui raisonnent avec des suites de syllogismes26. Suivons-le bien dans son approche.
Pour l’homme normal, il s’agit de vivre et de penser. La vie précède la pensée : il y a dans la vie même une sorte de préconnaissance27 qui, au moyen de la pensée, vous conduit à conclure en un « OUI, c’est vrai. ». Le point de départ est ce que l’on vit, ce que l’on pense pour aboutir à ce que l’on dit et ce pour quoi l’on agit.
La vie permet d’expérimenter la présence de Dieu au plus profond de soi-même. Il rejoint celui qu’il a considéré comme un maître de vie, le mystique allemand dominicain, Johannes Eckart. Il le considère comme un maître parce qu’il parle à partir de ce qu’il a vécu. Toute personne s’occupant du catéchuménat des adultes devrait garder ce témoignage à l’esprit.
La vie est une révélation perpétuelle dans un temps humain. Il en va de même : l’Église est une réalité vivante qui se développe et qui change alors que le dogme, la doctrine, eux, ne changent pas : le respect de la tradition. Une tradition est vivante quand elle nourrit, illumine, donne de la joie alors qu’une tradition est morte quand elle dessèche, anémie et suscite le désespoir.28
La meilleure façon de découvrir sa pensée est de la dévoiler en quelques citations qui abordent des questions que tout homme se pose une fois ou l’autre dans sa vie. Je vous invite surtout à considérer avec quel réalisme Newman nous partage ses réponses. Inévitablement, vous porterez un regard différent sur le monde, car vous aurez une faculté qui lui manque cruellement, et ceci même au sein de certaines paroisses catholiques, la faculté de discernement en son âme et conscience.
Dans un monde actuel, qui cultive le faux et le mensonge pour manipuler les esprits, qu’est-ce qui peut caractériser un vrai chrétien ?
Un vrai chrétien
Il n’est pas toujours facile de le reconnaître :
"... Parmi ceux qui se disent religieux, il y a ceux qui accomplissent aussi bien qu’ils professent et ceux qui ne le font pas. »29
En effet, les paroles ne suffisent pas. Il convient que les actes témoignent de la foi qui anime le chrétien : ceci vaut aussi bien pour les laïcs que pour les hommes d’Église.
"... La différence entre ceux qui professent le christianisme et les vrais chrétiens n’est pas si claire, pour cette raison que les vais chrétiens, quelque conséquents qu’ils soient, commettent cependant des péchés, puisqu’ils ne sont pas encore parfaits. » 30
Des hérétiques se considéraient comme des « Parfaits » , des « Purs » (les Cathares en sont le plus bel exemple) : or, l’homme est faible ; il suit un chemin qui le conduit à se parfaire malgré ses chutes, ses arrêts, ses doutes. L’orgueil est de se croire parfait. Le but ne sera atteint que lors de la rencontre définitive avec Dieu.
« Et nous ne pouvons rien juger de manière absolue avant le temps, tandis que Dieu “sonde les cœurs ”. Lui seul “sonde les cœurs” et “sait ce qu’est le désir de l’Esprit saint”. Nous ne le savons pas nous-mêmes de manière absolue. […] Dieu seul peut sans erreur discerner entre la sincérité et l’insincérité, entre l’hypocrisie et l’homme au cœur parfait. »31
S’il appartient à Dieu, de juger, il convient à l’homme, de discerner à la lumière de la foi. Trois citations nous aident à comprendre la pensée de Newman :
« Les deux grandes grâces chrétiennes sont la foi et l’amour. Or, comment sont-elles caractérisées dans l’Écriture ? Par le fait d’être honnêtes et résolues. Ainsi, Saint Paul parle dans un passage de “la fin du commandement, qui est l’amour.” Quel amour ? “L’amour qui procède d’un cœur pur, continue-t-il, est d’une bonne conscience” et il ajoute, plus loin, “de la foi”. Quelle sorte de foi ? “La foi sans détour” ; ou comme on pourrait le traduire plus littéralement la “foi non hypocrite” : car tel est le sens du mot grec. Et encore, il parle ailleurs de son “exhortation à se souvenir de la foi non feinte” qui habitait en Timothée, et en sa mère et en sa grand-mère avant lui, c’est-à-dire “la foi non hypocrite”. »32
« Un vrai chrétien peut donc être presque défini comme un homme qui a un sens souverain de la présence de Dieu en lui. »33
Il poursuit sa réflexion ainsi dans une autre citation :
« Un vrai chrétien, ou quelqu’un qui est agréé par Dieu, est celui qui, en ce sens, a en lui la foi au point de vivre avec la pensée de cette présence divine en lui — présence non extérieure, non pas simplement dans la nature ou la providence -, mais au fond de son cœur, ou dans sa conscience. Est justifié celui dont la conscience est illuminée par Dieu, de sorte qu’il soit conscient de manière habituelle que toutes ses pensées, les tout premiers élans de sa vie morale, tous ses mobiles et tous ses souhaits sont ouverts à Dieu Tout-puissant. Ce n’est pas qu’il ne soit pas conscient qu’il y a en lui beaucoup d’impureté et de corruption, mais il désire que tout ce qui est en lui puisse être à nu devant Dieu. »34
Dans la citation qui précède, tout est dit pour comprendre la vraie nature du chrétien véritable.
Discerner les chrétiens hypocrites est une nécessité sur laquelle Newman revient souvent. En voici, un premier indice.
Les chrétiens hypocrites
Hélas, il y en a et de nombreux extraits du Nouveau Testament nous les signalent de façon explicite et nous remettent en question pour notre purification :
« Tels sont ceux qui poursuivent deux buts : la religion et le monde ; ainsi saint Jaques les appelle-t-il des “esprits doubles”. De là vient aussi que notre Seigneur, parlant des pharisiens qui étaient des hypocrites, dit : “Vous ne pouvez pas servir Dieu et Mammon.” Un esprit double, en tant qu’il a deux fins en vue, n’ose pas venir à Dieu, de peur d’être découvert ; car “tout ce qui est mauvais, la lumière le manifestera”. Ainsi tandis que le fils prodigue “se leva et vint vers son père”, Adam, au contraire, se cacha parmi les arbres du jardin. Et ce n’était pas simplement par terreur de Dieu, mais une terreur jointe à une absence de volonté de revenir à Dieu. Il avait dans le cœur un secret qu’il tenait à l’écart de Dieu. »35
Nous y reviendrons, mais l’essentiel de savoir comment reconnaître la présence de Dieu.
Présence de Dieu
Nous sommes tellement attachés à une présence physique qu’il est difficile de percevoir une présence invisible et pourtant forte que nous ressentons dans des moments de grâce. Newman nous aide à reconnaître cette Présence divine et il s’agit de l’écouter :
« Le Christ est réellement avec nous maintenant, quel que soit le mode de sa présence. Cela, il le dit lui-même expressément : “Et moi je suis avec vous pour toujours jusqu’à la fin du monde”. Il dit même : “Que deux ou trois en effet soient réunis en mon Nom, je suis là au milieu d’eux.” Et dans un passage déjà cité plus d’une fois : “Je ne vous laisserai pas orphelin : je reviendrai vers vous.”. La présence du Christ nous est donc toujours promise, bien qu’il soit à la droite du Père. Vous direz : “Certes, il est présent comme Dieu.”. Oui, répondrai-je, et plus que cela, il est le Christ, et c’est le Christ qui nous est promis, et le Christ est homme aussi bien que Dieu. Ceci est l’évidence même, d’après les mots du texte. Il dit qu’il s’en allait. S’en est-il allé comme Dieu ou comme homme ? “Sous peu vous me verrez plus” : ceci se rapportait à sa mort. Il s’en alla comme homme, il mourut comme homme. Si donc il nous promet de revenir, il doit vouloir dire qu’il reviendra comme homme, au sens strict, le seul lequel il pourrait revenir. Comme Dieu, il est toujours présent, il n’a jamais été autrement que présent, il ne s’en est jamais allé ; quand son corps mourut sur la croix et fut enseveli, quand son âme le quitta pour le monde des esprits, il restait toujours avec ses disciples du fait de sa divine ubiquité. La séparation de l’âme et du corps ne pouvait affecter son impassible et éternelle divinité. »36
Le souffle de l’Esprit saint nous donne ces moments de grâce où nous ressentons si vivement la Présence de Dieu en nous, qui n’est pas liée à nos sens, mais à une flamme intérieure qui illumine le cœur :
« L’Esprit saint daigne venir à nous, de sorte que sa venue rende possible celle du Christ, non charnellement, mais réellement au point d’entrer en nous. Ainsi donc, il est à la fois présent et absent : absent en ce qu’il a quitté la terre, présent en ce qu’il n’a pas quitté l’âme fidèle, ou, comme il le dit lui-même, “le monde ne me verra plus, mais vous, vous me verrez.”37.
Tradition
S’appuyant sur sa grande connaissance des Pères, Newman soutenait que la Tradition Apostolique était confiée à l’Église tout entière et que chaque élément de l’Église est impliqué à sa façon dans le processus de préservation et de transmission de la Tradition. Selon lui, la tradition se manifeste de façon différente à des époques différentes :
» quelquefois par la bouche des évêques, quelquefois par les théologiens, quelquefois par les fidèles, quelquefois par les liturgies, rites, cérémonies et coutumes, par les évènements, les controverses, les mouvements et tous les autres phénomènes que l’on regroupe sous le terme d’histoire ».
Newman en tire la conclusion que « aucun de ces canaux de transmission de la tradition ne doit être négligé » et il ajoute aussitôt : « le don de discerner, de juger, de définir, de promulguer, et d’appliquer toute partie de cette tradition appartient uniquement à l’Ecclesia docens (l’Église enseignante) ». On peut toujours insister sur tel ou tel aspect de cette vérité. Newman souligne que, pour sa part, il « attribue une grande importance au consensus fidelium. ».
Réalisez tout ce que nous avons perdu en abandonnant des coutumes et des traditions qui faisaient la vie de l’Église. Actuellement, le Père Noël remplace la Crèche ; le Carnaval n’a plus de sens et se fête à n’importe quel jour de l’année ; une stupide Halloween38 remplace la commémoration des défunts ou la Toussaint ; il est des catholiques qui ignorent tout des cycles liturgiques et qui ne croient plus en la résurrection des morts… Le plus curieux est que des prêtres le savent, mais leur confient tout de même des missions de catéchèse. N’y a-t-il pas là un problème ?
Abordons ce thème de la prière continue qui peut l’être par tous et pas uniquement par les moniales ou les moines.
La prière
Différentes façons de prier existent et rappelons-nous qu’il est possible de prier avec des actes39 :
« Deux modalités de la prière sont mentionnées dans l’Écriture : l’une est la prière qui a lieu à des moments et dans lieux déterminés, aussi bien que dans des formes déterminées ; l’autre est la prière continuelle ou habituelle. »40
Nous sommes des êtres religieux depuis la Création du monde par un Créateur qui est Dieu.
« Il est impossible qu’un homme soit véritablement religieux pendant une heure et ne le soit pas l’heure suivante. [...]Un homme religieux l’est le matin, à midi et le soir ; sa religion a un certain caractère, un moule dans lequel sont coulées ses pensées, ses paroles et ses actions qui, toutes, forment un seul et même ensemble. Il voit Dieu en toutes choses ; toutes ses actions, il les oriente vers les buts spirituels que Dieu lui a révélés ; tout ce qui lui arrive dans la journée, chaque évènement, chaque personne rencontrée, chaque nouvelle qu’il apprend, il en juge à l’aune de la volonté de Dieu. »41
Sans être dans un monastère et dans n’importe quelle vie professionnelle, il est possible de transformer son quotidien en une prière :
« Être religieux, c’est avoir l’habitude de la prière ou prier toujours. »42
Chaque matin, il convient d’offrir les actions de sa journée à Dieu pour que ces actions deviennent une prière.
La prière est la réponse de l’âme à l’esprit de Dieu :
« L’obéissance religieuse est pour ainsi dire un esprit qui demeure en nous, qui étend son influence à chaque mouvement de l’âme. »43
D’où la nécessité de prier avant d’agir : « Seigneur, en cette situation, que dois-je faire ? Quelle sera ma responsabilité morale, si j’agis ou je n’agis pas en telle ou telle circonstance ? Faut-il se taire ou parler ? Faut-il intervenir ou s’abstenir ? » Nul doute qu’une voix sainte donnera une réponse au moment opportun.
Présence du Christ
L’incarnation de Dieu, le Christ, est la grâce ou le don le plus précieux qui ait été donné à l’homme pour reconnaître sa Présence :
« Et de la doctrine de sa résurrection et de son ascension naissent ces paradoxes chrétiens, souvent exprimés dans l’Écriture, que nous sommes affligés tout en nous réjouissant sans cesse, que nous n’avons rien, tout en possédant tout.
Tel est en effet notre état présent : nous avons perdu le Christ et nous L’avons trouvé ; nous ne Le voyons pas, mais nous Le discernons.
[…] Nous avons perdu la perception sensible et consciente de sa personne ; nous ne pouvons pas Le voir, L’entendre, converser avec Lui, Le suivre d’un lieu à l’autre ; mais nous jouissons d’une vision et d’une possession de sa personne, spirituelles, immatérielles, intérieures, mentales et réelles ; une possession plus réelle et plus présente que celle qu’avaient les apôtres aux jours de sa chair, parce qu’elle est spirituelle, parce qu’elle est invisible. »44
Cet aspect capital de la pensée de Newman mérite d’être développé.
La présence invisible du Christ
“La venue du Royaume de Dieu ne se laisse pas observer, et l’on ne dira pas : ‘Voici : il est ici ! ou bien : il est là !’ Car voici que le Royaume de Dieu est au-dedans de vous.” (Luc 17, 20-21)
Ce que le Seigneur avait annoncé s’est réalisé. Le Royaume de Dieu est venu ; il a empli le monde ; il s’est emparé des hauts lieux de la terre ; mais il est venu sans se laisser observer. »45
« Cette venue silencieuse, discrète, fut rendue encore plus furtive parce qu’en dépit de ses propres assurances, les hommes refusaient de croire qu’elle serait furtive. Les pharisiens réclamaient un signe céleste. Ils refusaient de croire qu’il pourrait venir s’il ne venait pas de façon ostensible ; ils attendaient un prince temporel, avec une épée terrestre ; et c’est pourquoi, à cause de l’incrédulité des hommes, il fut “comme un voleur en pleine nuit”, il arriva et s’empara de tout avant qu’ils se soient rendu compte de sa venue. »46
Et pour tous ceux se disant chrétiens, mais ne ressentant pas pleinement cette Présence du Christ, Newman apporte son expérience et ses observations qui restent d’actualité quant à cette prolifération des sectes. La citation est longue, mais mérite d’être entendue :
"... nombreux sont ceux qui ne ressentent pas leur manque et ne croient pas à ce qui leur est offert pour le satisfaire ; ils n’ont jamais pensé à des sujets religieux, et ont permis à la sensualité et à la convoitise d’engourdir leur conscience. J’ai dit également que ceux dont l’esprit a été éclairé et éveillé éprouvent ce besoin ou du moins le ressentent inconsciemment, et sont emplis d’agitation s’il n’est pas satisfait. J’ajouterai maintenant avec une certaine solennité qu’un certain nombre d’entre nous, tout en professant l’Évangile, nous sommes néanmoins dans cet état d’agitation et cherchons toujours, mais ne trouvons jamais ! Regardez autour de vous, mes frères dans toutes les directions : quelle est, dans l’ensemble, la religion de l’Angleterre ? C’est un état d’agitation. Regardez autour de vous, je vous en prie, et dites-moi pour quelle raison il y a tant de changement, tant de querelles, tant de partis et de sectes, tant de croyances ? C’est parce que les hommes sont insatisfaits et pleins d’agitation ; et pourquoi le sont-ils, chacun avec son psaume, sa doctrine, sa langue, sa révélation, son interprétation ? Ils le sont parce qu’ils n’ont pas trouvé. Hélas, c’est ainsi qu’il en va dans ce pays qui se dit chrétien : des multitudes de croyants ont tiré un maigre profit de la religion, si ce n’est la soif de ce qu’ils n’ont pas, la soif d’une vraie paix intérieure, la fièvre et l’agitation de la soif. Leur religion ne leur a pas encore apporté cette Présence du Christ, dans laquelle il y a “plénitude de joie” (Ps 16, 11) et “délices éternelles” (Jean, 6, 35). S’ils avaient été nourris du pain de vie et avaient goûté au rayon de miel, leurs yeux, comme ceux de Jonathan, se seraient dessillés, au point de reconnaître le Sauveur des hommes ; mais ne jouissant pas de cette perception réelle des choses invisibles, il leur faut encore chercher et ils restent à la merci de la moindre rumeur qui leur parvient et prétend les informer de sa venue et du lieu de son séjour. »47
Dans ce dernier extrait, vous avez l’explication de cette floraison de sectes qui se multiplient.
Vaines recherches
La raison de cette insatisfaction de la soif religieuse est simple :
« Pauvres égarés, génération désemparée et infortunée de croyants qui ont compris que le Christ est sur terre, mais se contentent de le chercher au désert ou dans les retraites (Mt 24,26) : Voici, il est ici ! voici, il est là ! Ô spectacle triste et affligeant, celui du peuple du Christ errant sur les collines comme “des brebis qui n’ont pas de berger” (Mt 9,36), qui, au lieu de le chercher dans les lieux qu’il fréquentait jadis et dans sa demeure de toujours, se consacre à des projets humains, se fie à des guides inconnus, se laisse captiver par l’opinion la plus récente, devient le jouet du hasard ou de l’humeur du jour, ou la victime de son obstination, est envahi par l’angoisse, la perplexité, la jalousie et l’inquiétude, “ballotté et emporté à tout vent de la doctrine, au gré de l’imposture des hommes et de leur astuce à fourvoyer dans l’erreur” (Ep 4,14) et tout cela parce qu’il ne recherche pas le “seul corps”, le “seul esprit”, “la seule espérance au terme de l’appel qu’il a reçu” et “le seul Seigneur, la seule foi, le seul baptême, le seul Dieu et Père de tous” (Ep 4, 5-6), qui lui procurerait le repos de l’âme. »48
Et il rejoint Saint-Augustin et affirme ce que ne cessera de proclamer Maurice Zundel :
« Quelle immense bénédiction, mes frères, en tout temps, mais particulièrement à une époque comme la nôtre, que les signes du Christ ne soient pas seulement hors de nous, mais aussi de manière plus appropriée, en nous. »49
Cet extrait est un diamant spirituel qui inspire : relisez-le !
Comment reconnaître la Présence du Christ en nous ?
Signes intimes de la Présence du Christ
Savons-nous encore distinguer ces signes intimes qui nous sont donnés ?
« En conséquence, que la confusion qui règne actuellement parmi nous dans le domaine religieux conduise chacun de nous à se poser la question simple que voici : se pourrait-il qu’il découvre à travers nos rites plus de signes, réels et intimes, de la présence du Christ auprès de lui ou de ses frères qu’il ne trouve de preuves, dans l’éclipse ou la mutilation actuelle de la vérité, de l’absence du Christ auprès de lui ? Il se peut que le Christ soit loin des autres, et qu’il soit pourtant près de lui. On dit couramment : “Qu’il soit fait selon ta foi”. “Si donc il y a quelque consolation dans le Christ […] s’il y a quelque union d’esprit, s’il y a quelque compassion et quelque miséricorde” (Ph 2,1),
si vous avez reçu un bienfait non seulement dans votre Église, mais grâce à elle ;
si vous avez assisté à un office et y avez trouvé la paix ou l’inspiration qui vous faisaient défaut ;
si vous avez en mémoire des occasions où, visitant un lieu consacré, vous y avez perçu un message clair que le monde n’aurait pu vous envoyer ;
si des sermons vous ont atteint avec force et ont contribué à votre bonheur spirituel ;
si votre âme a été pour ainsi dire transfigurée après avoir reçu le Très Saint Sacrement ;
si le temps du Carême et de la Passion vous a apporté quelque chose que vous ne possédiez pas auparavant ;
si, lors d’ordinations, vous avez reçu, même sans vous en rendre compte immédiatement, votre part d’une influence ineffable, d’une espèce d’effluve de grâce ;
si d’étranges bonheurs, des coïncidences presque surnaturelles ont accompagné les rites de l’Église ;
si des pardons ou des sanctions sont parvenus à travers ces rites jusqu’à vous ou votre entourage ;
si vous avez assisté des agonisants et avez appris avec quelle plénitude d’espérance les fils de notre Église peuvent mourir
— alors, ô mes frères ! cessez un instant de douter qu’une présence divine demeure parmi nous, une Présence que nous n’avons pas besoin de chercher.
Jouissons de ce que nous possédons encore, même si le monde nous raille, même si nos frères nous disent que, dans leurs sacrements et dans les nôtres, nous ne détenons pas ce que nous croyons détenir, même s’ils nous disent que tout cela est un songe et nous ordonnent sans ménagement de chercher ailleurs. Non ! Ceux qui ont déjà trouvé n’ont pas besoin de chercher. »50
Cet extrait est lumineux pour celui qui se donne la peine de le lire, de le comprendre, pour ensuite réfléchir et reconnaître en sa vie les signes de la Présence du Christ en son cœur. Oui, le quotidien, avec ses actes les plus simples accomplis avec amour, devient une prière qui n’a plus besoin de mots.
Toutefois, il peut se glisser dans l’amour avec Dieu un esprit de calcul.
Motivations profondes de la relation avec Dieu
Quel type de relation avec Dieu entretient le croyant ? La question doit se poser. Voici l’observation que formule Newman :
« Il est possible d’obéir non par amour pour Dieu et pour l’homme, mais par une sorte d’acquit de conscience où n’entre pas l’amour ; par quelque idée de se conformer à une loi, c’est-à-dire plutôt par crainte de Dieu que par amour pour Lui. » 51
Il est évident que cette relation de crainte est considérée comme ridicule par les personnes qui se complaisent à agir par amour du monde. Ces gens sont vus ainsi :
« Ils se moquent du principe de la simple peur, y voyant un principe capricieux et fantasque qui n’est fondé sur aucune règle, ne possédant aucune preuve de sa valeur et donc à aucun droit à notre respect. » 52
Notre auteur nous rend attentifs :
« Et il est bien vrai que cette sorte de peur de Dieu ou plutôt d’effroi servile, pour user de termes plus appropriés, est en effet contraire à la nature ; mais alors ce n’est pas la religion, car celle-ci ne consiste pas seulement à craindre Dieu, mais à L’aimer. » 53
Ne soyons donc pas des enfants de ce monde « qui voudront si possible, servir Dieu et Mammon et qui, alors que la religion consiste en amour et crainte54, donnent à Dieu leur crainte et à Mammon leur amour. »55
Le manque d’amour de Dieu se manifeste dans l’aversion de la pénitence, de la prière, de la messe ou d’autres formes de dévotion qu’il s’agit de pratiquer non par habitude, mais par amour.
Lors de l’examen de conscience, exercice salutaire qui, à défaut d’être quotidien, doit être au moins hebdomadaire (tant la mémoire tend à effacer ce qui ternit l’image de son ego), les interrogations suivantes méritent d’être posées :
« Comment se fait-il que notre foi se trouve si découragée et affaiblie quand nous entendons formuler des objections passagères contre la doctrine du Christ ? … Comment se fait-il que nous soyons si effrayés par les évènements du monde, ou par les opinions des hommes ? Pourquoi donc redoutons-nous leur blâme ou leur ridicule ?
À coup sûr parce que nous manquons d’amour. Celui qui aime se soucie peu de quoi que ce soit d’autre. Le monde peut continuer comme il veut, cet homme ne le voit ni ne l’entend parce que ses pensées sont orientées dans une autre direction ; son principal désir est de marcher avec Dieu et de se trouver auprès de Lui ; et il est dans la paix parfaite parce qu’il repose en Lui. »56
Sommes-nous tous capables d’atteindre cette sérénité chrétienne ?
Newman privilégie le Nouveau Testament. Il me paraît important, avant de poursuivre, d’en donner les raisons.
Nouveau Testament
À notre époque, il y a une grande confusion entre l’Ancien et le Nouveau Testament. La majorité des fidèles catholiques ignorent l’Ancien et croient sincèrement qu’il n’y a aucune différence entre les deux alliances : or, il y a un Dieu extérieur et le Dieu intérieur; un Dieu au-dessus des hommes et le Dieu incarné; un Dieu qui commande avec autorité et le Dieu qui s’offre totalement comme modèle par charité; un Dieu-pharaon vengeur et le Dieu miséricordieux; un Dieu d’un seul peuple, le Dieu de tous les peuples; un peuple élu et tous les élus de Dieu - de toutes les nations - à l’écoute de la Parole.
« L’Écriture propose une notion très précise de ce qu’est un chrétien. Nous pouvons dire que l’Écriture nous offre une idée générale de ce qu’était un juif, mais que nous sommes bien mieux renseignés sur ce qu’était un chrétien. De même qu’un juif avait un caractère très particulier et qu’un Anglais a un caractère qui lui est entièrement propre, de même le chrétien, tel qu’il est décrit dans les textes inspirés, est semblable à lui-même et à personne d’autre. Il n’est pas semblable au pharisien, ni au sadducéen, ni à l’hérodien, ni au Grec, ni au Romain, ni au Samaritain : il est semblable à un imitateur du Christ et à personne d’autre. »57
Être un imitateur du Christ : c’est déjà ne pas se prendre pour le Christ, mais simplement se mettre sur les pas du Christ. Du Nouveau Testament, certains se trompent quant au modèle à imiter pour adopter des contre-modèles. Oui, cette vérité est cruelle ! Il est dès lors consternant de trouver au sein de l’Église des Judas, des Grands Caïphes, des membres du clergé qui se prennent pour Dieu au lieu d’être des serviteurs de Dieu, des personnes qui dénigrent celles qui leur sont venues en aide, des lâches qui préfèrent fermer les yeux sur les malversations d’un des leurs soit pour se faire pardonner d’anciennes fautes, soit pour être bien considérés des autres, soit de perdre une fonction… La lâcheté au nom du fumeux principe « Il ne faut pas juger ! » a toujours mille prétextes pour justifier son absence volontaire de tout discernement, mais ceci reste de la pure hypocrisie ordinaire.
Quel est donc le rôle de la conscience ?
Témoignage de la conscience
C’est ce sermon sur la conscience qui a retenu mon intérêt pour l’œuvre de Newman. À une personne ne connaissant rien de cet auteur, c’est ce texte à lire en entier que je conseillerai pour aborder sa spiritualité. Voici quelques citations sélectionnées qui devraient, au mieux, susciter votre soif d’en savoir plus et, au moins, satisfaire votre légitime curiosité.
Tout commence avec cet extrait de la lettre de Saint Paul aux Corinthiens58 :
« Car le sujet de notre gloire, c’est le témoignage
que nous rend notre conscience
de nous être conduits dans le monde,
et plus particulièrement à votre égard,
dans la simplicité de cœur et dans la sincérité de Dieu,
non pas avec la sagesse de la chair,
mais avec la grâce de Dieu. » (2 Co 1,12)
C’est en ces mots que le grand Apôtre en appelle à sa conscience, témoin de ce qu’il a vécu dans la sincérité et dans la simplicité, avec un but unique et un cœur innocent, comme un homme que la grâce de Dieu a illuminé et guidé. Il redit la même chose ailleurs ; lorsqu’il comparaît devant le conseil des juifs , il déclare : « Frères, c’est tout à fait en bonne conscience que je me suis conduit devant Dieu jusqu’à ce jour. » ( Ac 23,159) » 60
Et il précise :
« Dans le texte d’aujourd’hui, il dit expressément ce qui sous-entend, bien entendu, toutes les fois qu’il en appelle à sa conscience, c’est-à-dire qu’il se réjouit de pouvoir en appeler ainsi. Il a reçu le don de connaître à tel point sa sincérité qu’il a pu en toute humilité y trouver plaisir et réconfort. “Car le sujet de notre gloire, dit-il c’est le témoignage que nous rend notre conscience.” De même, il dit aux Galates : “Que chacun examine sa propre conduite et alors il trouvera en soi seul et non pas dans les autres l’occasion de se glorifier.” (Ga 6,4) Saint-Jean parle de même : “si notre cœur ne nous condamne pas, nous avons pleine assurance devant Dieu.” (Jn3 ,21). Telle était la confiance, tel était l’objet de la joie de saint Paul et de saint Jean : non pas qu’ils pouvaient agir de façon acceptable devant Dieu par leurs propres forces, sans son aide, mais que, par Sa grâce, ils pouvaient vivre heureux dans l’espérance de Sa faveur, maintenant et à jamais.
Le même sentiment se retrouve fréquemment exprimé dans les Psaumes : être conscient de son innocence et de son intégrité, se réjouir de l’éprouver, adresser à Dieu un appel en ce sens , et avoir confiance par conséquent en Sa faveur. »61
Suffit-il de se proclamer chrétien pour agir selon une conscience éclairée par Dieu ? La question peut paraître saugrenue où des personnes qui, assurées de la miséricorde inconditionnelle de Dieu à leur égard, se permettent d’agir dans un esprit totalement contraire à la Parole de Dieu.
Malheureusement, vous en trouvez parfois dans le clergé comme parmi les fidèles. Tantôt, par aveuglement (si volontaire, il y a faute ; si par manque de discernement, il y a tout au plus négligence), tantôt, par ignorance (de faits si bien cachés), nous risquons de soutenir ces individus qui sont de simples manipulateurs, aux procédés complexes.
Pour les identifier, et non les juger, car le jugement n’appartient qu’à Dieu62, il est donc utile pour un sain discernement d’étudier ce que nous dit Newman.
Et revenons sur l’hypocrisie en fonction des éléments portés maintenant à votre connaissance.
De l’hypocrisie
Notre auteur procède à une analyse, réaliste et pouvant être parfois cruelle à quelque lecteur, je ne le cache pas, mais c’est seulement par une prise de conscience que la vraie conversion ou, plutôt, la conversion totale peut se faire.
En notre âme et conscience, répondons à la question : comment servir Dieu parfaitement dans les circonstances de notre vie quotidienne ? Avons-nous le courage de la foi, le désir de vérité, une volonté de traduire nos paroles en actes, sans nous inquiéter du « qu’en dira-t-on » ou de l’ignorance ou de la méchanceté d’un semblant de majorité de personnes63 ?
« L’hypocrite, c’est celui qui prétend servir Dieu fidèlement, alors qu’il ne Le sert qu’en partie et non en tout. De nos jours, le mot désigne communément quelqu’un qui utilise sa profession religieuse comme un instrument pour arriver à des fins matérielles, ou qui veut faire croire aux autres qu’il est ce qu’il n’est pas. Tel n’est pas exactement le sens du mot dans l’Écriture, où il semble désigner plutôt quelqu’un qui voudrait (si j’ose ainsi parler) tromper Dieu ; quelqu’un à qui son cœur soufflerait, si c’était un homme honnête, qu’il ne sert pas Dieu parfaitement, et qui refuse d’interroger son cœur et de l’écouter ; quelqu’un qui joue avec sa conscience, qui est résolu à se croire pieux et qui (comme pour se confirmer dans son erreur et pour des motifs divers et embrouillés, difficiles à analyser) proteste devant Dieu de sa sincérité et de son innocence, en appelle à Dieu, et réclame comme son dû la récompense de l’innocence. » 64
Aimer Dieu n’est pas négocier avec Dieu !
Jusque là, le lecteur se sent encore à l’aise, mais écoutez ou lisez ce qui suit avec attention afin de pratiquer une introspection65. Une nouvelle fois l’extrait est un peu long, mais mérite d’être cité en entier :
« Nous sommes ce que nous sommes : d’une nature très pécheresse et corrompue, nous le savons ; pourtant nous aimons ce que nous sommes, et pour bien des raisons il nous est très désagréable de changer. Nous sommes incapables de nous changer nous-mêmes ; cela, nous le savons très bien, ou du moins nous l’apprenons par l’expérience, même limitée. Seul Dieu peut nous changer ; seul Dieu peut nous donner les désirs, les dispositions, les principes, les idées et les goûts que suppose un changement : cela aussi nous le savons ; car je ne parle ici que des gens qui ont le sens religieux. De quoi sommes-nous donc dépourvus nous qui faisons profession de religion ? Je le répète : il nous manque une volonté d’être changés, une volonté de permettre (si je puis dire) à Dieu Tout-puissant de nous changer. Nous ne voulons pas lâcher prise sur nous-mêmes ; et totalement ou en partie, bien que tout nous soit offert gratuitement, nous nous accrochons à notre vieux moi. Même si l’on nous assurait que le changement se ferait sans mal, sans sacrifice et sans effort, cela ne ferait pas de différence. Nous n’avons pas envie d’être refaits à neuf ; nous le redoutons ; cela nous arrache à nos façons naturelles, à tout ce qui nous est familier. Il nous semble que nous ne serons plus nous-mêmes si nous ne conservons pas quelque trait de notre ancienne nature ; et malgré nos grandes déclarations générales sur notre désir de changement, lorsque la question se pose vraiment et que nous sont proposés des changements précis, nous nous dérobons, satisfaits de rester inchangés.
C’est ce principe de recherche de soi, pour ainsi dire, cet empire du moi sur le moi, qui cause notre ruine. Je parle, je le répète, de ceux qui professent d’être religieux. D’autres, bien sûr, ne s’intéressent ouvertement qu’à eux-mêmes ; ils satisfont les désirs de la chair ou recherchent les biens de ce monde. Mais si quelqu’un cherche auprès de Dieu le salut, alors, je vous le dis, l’essence de la vraie conversion consiste à se rendre (surrender), sans réserve ni condition ; et c’est là une parole que la plupart de ceux qui viennent à Dieu sont incapables d’entendre. Ils souhaitent être sauvés, mais à leur façon ; ils souhaitent (pour ainsi dire) capituler sous condition, emporter leurs biens avec eux ; alors qu’au contraire la foi amène l’individu à se détourner de lui-même pour se tourner vers Dieu… »66
Il convient de considérer comment un cœur peut devenir parfait dans la sincérité, c’est-à-dire dans la confiance totale en Dieu :
Un cœur parfait
« Ce que le verset d’aujourd’hui entend par “simplicité” et “sincérité” équivaut en pratique, je crois, à ce que l’Écriture appelle ailleurs “un cœur parfait” ; du moins de cette expression nous donnera-t-elle une idée de ce que les deux termes signifient. Vous le savez, on dit souvent des rois de Juda dans l’Histoire sainte qu’ils ont marché avec Dieu “avec un cœur parfait”, ou l’inverse. À l’opposé de cette expression , pensez à ce qui dit notre Sauveur de la tentative faite par les pharisiens pour servir à la fois Dieu et Mammon ; pensez aussi à ce que dit saint Jacques de “l’homme à l’esprit partagé”. Celui qui sert d’un cœur parfait, c’est l’homme qui sert Dieu en toutes choses ; non pas çà et là, mais en tous lieux ; dans une obéissance parfaite, parfaite non pas dans sa qualité, mais dans son étendue ; non pas sans faille, mais sans interruption. »67
Comment adopter le chemin qui conduit à la perfection, en sachant que la perfection n’est pas de ce monde ? Une affaire de cœur, mais de quel cœur s’agit-il ?
Un cœur simple et sincère
En deux citations, vous en aurez une perception assez précise :
« Essayons de décrire cet état que l’Écriture appelle un cœur simple et sincère, ou parfait, ou encore innocent, et qui est tel que son possesseur le reconnaisse et s’en réjouisse humblement. »68
"... La foi amène l’individu à se détourner de lui-même pour se tourner vers Dieu ; à renoncer à ses désirs, à ses habitudes du moment, à son importance ou à son rang, à ses droits, à ses opinions, pour dire une seule chose : “Je me remets entre Tes mains, Seigneur ; fais de moi ce que tu veux ; je ne pense plus à moi, je me sépare de moi-même, je meurs à moi-même, je Te suivrai.”69 Samuel, Isaïe et saint Paul, trois saints dans des circonstances fort différentes, illustrent également cette attitude. L’enfant Samuel, instruit par Élie, dit : “Parle, Seigneur, parce que ton serviteur T’écoute ? ” (1 S 3,9). Le prophète Isaïe dit : “Me voici ; envoie-moi.” (Is 6,8). Plus pertinentes encore sont les paroles de saint Paul lorsque la vision miraculeuse l’a arrêté : “Seigneur, que veux-tu que je fasse ?” (Ac 9,6). Voilà les termes mêmes d’une reddition : “Que veux-Tu que je fasse ? Traite-moi comme il Te plaît ; quoi que Tu décides, que ce soit plaisant ou pénible, je le ferai.” Voilà des paroles qui conviennent à celui qui devait plus tard devenir le modèle de la simplicité, de la sincérité et de la pureté de conscience ; et ce qu’il a dit, il l’a fait. »70
Et Newman donne six imperfections qui permettent un sincère examen de conscience pour un chrétien : reculer le temps de se repentir et de changer ce qui doit être changé ; refus de communier ou des sacrements ; absence de la crainte de Dieu (familiarité excessive71) ; agir par habitude plutôt qu’en conscience ; mettre de l’orgueil dans un pardon à donner ou à demander ; refus de dire la vérité.
Il n’est pas possible de les considérer tous, mais je souhaite attirer votre attention sur le sixième qui a trait à cette fonction si difficile qui consiste à dire la vérité, dans ce monde où le mensonge prédomine, même là où on s’attend le moins à le trouver : Satan existe, encore faut-il avoir la capacité de le discerner.
« On peut mentionner le cas de ceux qui cherchent la vérité. Quelle peur, quelle aversion ils ont souvent à l’idée de s’en remettre aux conseils de Dieu, et de Le supplier de les éclairer ! Quelle aversion à promettre devant Sa face qu’ils poursuivront la vérité partout où elle les conduira ! Mais que ce soit par crainte du qu’en dira-t-on, de peur de déplaire à leurs amis, ou d’encourir les moqueries des inconnus, ou de voir triompher leurs ennemis, ou encore parce qu’ils cultivent une fantaisie ou une idée de leur cru qu’ils refusent d’abandonner, ils renâclent ; ils croient pouvoir atteindre la vérité non pas en s’élevant jusqu’à elle, mais en se contentant en quelque sorte de tendre la main sans effort pour la cueillir, bien assis chez eux ou poursuivant d’autres activités qui les occupent beaucoup. On pourrait s’étendre longuement sur cet aspect très riche du problème. »72
Ce sermon s’achève avec une paraphrase du Psaume 17 qui est une aide puissante pour le croyant en Dieu qui doit affronter des ennemis aussi bien temporels que spirituels. Ainsi s’agit-il de se livrer pleinement à Dieu :
« Je T’offre en sacrifice le désir qui me tient tant à cœur, ma concupiscence, ma faiblesse, mes plans, mes opinions : fais de moi ce que Toi, Tu veux ; je renonce aux marchandages et aux conditions ; je ne cherche pas à savoir d’avance où Tu me mènes ; je serai ce que Tu me feras, et tout ce que Tu me feras. Je ne dis pas que je Te suivrai partout où Tu iras73, car je connais ma faiblesse ; mais je me donne à Toi pour que Tu me conduises là où Tu voudras. Je Te suivrai dans le noir, en Te priant seulement de m’en accorder chaque jour la force. Éprouve-moi, Seigneur, fouille le fond de mon cœur ; mets-moi à l’épreuve, scrute mes pensées, regarde bien s’il reste en moi la moindre méchanceté. »74
Description du cœur parfait selon Newman :
« Un cœur parfait, un simple désir de plaire à Dieu, un “esprit dénué de tromperie”75, une volonté fidèle et loyale : là où se trouvent ces dispositions, la foi est justifiante. »76
Tout est dans la conscience de notre ouverture d’esprit, du sérieux de nos intentions qui résident dans l’harmonie entre notre âme et notre conscience, thème que privilégie saint Paul. Et Newman formule une conclusion qui intéresse toutes les personnes non catholiques et que je conseille pour une discussion éventuelle avec celles-ci. Écoutez plutôt :
« On peut m’objecter que si le sentiment d’une bonne conscience est la preuve de notre justification, alors il existe des hommes qui sont justifiés tout en se trouvant en dehors de l’Église, pourvu qu’ils éprouvent ce sentiment. Je répondrai brièvement […] que chacun sera jugé selon ses lumières et ses privilèges ; et que quiconque a véritablement le témoignage de sa conscience agit selon ses lumières, quelles qu’elles soient. »
Dieu tient ainsi en compte si les erreurs ou les fautes ont été commises de façon volontaire ou par méconnaissance. Maurice Zundel est, quant à lui, plus prudent sur cet aspect : d’ailleurs, le seul où il émet une réserve77 alors qu’il admire beaucoup les écrits de Newman. Selon Zundel, l’introspection ne suffit pas : notre chemin est dans le réel où s’expérimente la Rencontre avec Dieu, dans le silence où l’âme écoute avant de parler. Oui, les lumières du Diable sont périlleuses à la personne qui agit en fonction de celles-ci !
Conclusion
Cet exposé a donné une méthode qui se résume en dix principes simples :
rechercher la vérité ;
comprendre le Nouveau Testament (et donc le lire au moins une fois !) ;
laisser grandir la foi en soi-même ;
nourrir sa foi avec la méditation et la prière et en vivant la liturgie;
accorder ses paroles et aussi ses actes à la lumière de la foi ;
redécouvrir la richesse de la Tradition de l’Église ;
expérimenter la Présence de Dieu en son cœur ;
parfaire sa vie sans craindre les ennemis de Dieu qui se trouvent hors de l’Église, mais aussi, malheureusement, dans l’Église (moqueries, calomnies, injures, mépris, etc.) ;
rester réaliste : ne pas s’illusionner avec les mots et retenir que les actes parlent plus les mots ;
reconnaître le Nouveau Testament comme une nouvelle alliance : avoir conscience de tout ce qu’Il a de nouveau par rapport à l’Ancien Testament : si non, pourquoi serait venu le Christ ?
Le vrai chrétien est indépendant des liens et des objets du monde (gain, honneur, pouvoir, plaisir, confort, etc.). Il vit dans ce monde, mais non pour ce monde. Être dans l’attente de la rencontre définitive avec le Christ, voilà ce qui préoccupe le chrétien, peu importe son degré de fortune, son statut social. Sa confiance est dans le Christ.
Il se prépare à entrer dans le monde invisible par la prière. Durant la prière, il arrive que nous vivions ces moments extraordinaires où nous sommes hors du temps, hors du corps : temps merveilleux qui est signe de la rencontre parfaite avec Dieu, temps qui est source de joie même dans les pires tourbillons de ce monde. La prière est l’expression la plus haute de notre confiance en Dieu. La prière s’exprime de tant de façons différentes : durant un travail accompli avec amour, dans le silence d’une paix intérieure, avec les mots qui ont accompagné les prières de chrétiens animés par l’Esprit saint, lors d’une messe vécue avec une intensité intérieure, à l’écoute d’une musique harmonieuse, devant la beauté d’un paysage, dans l’émerveillement devant le sourire d’un enfant qui ne sait rien de la vie ou le sourire d’une personne chargée de rides, mais avec un cœur qui déborde d’amour pour autrui… Par la prière, tout acte de vie porte un autre sens qui élève vers Dieu.
Newman nous précise78 que la religion commence par le cœur, mais ne s’achève pas avec le cœur, car toutes les facultés de l’âme, tous les membres du corps doivent témoigner de cette Présence du Dieu intérieur, sur le modèle parfait qu’est la vie du Christ et à la façon de Marie, des Saints ou des martyrs. De cette façon et toujours dans l’humilité du cœur et non de façade, nous atteindrons le seul bonheur qui vaut : le bonheur de l’âme. C’est toute la sérénité que je souhaite à chacun d’entre vous.
Pour approfondir, il vous suffit de lire Newman. Si cette communication vous y a incités, j’en serais heureux.
Antoine Schülé, le 17 janvier 2021
1John Henry Newman (Keith Beaumont, Pierre Gauthier) : Être chrétien. Les plus beaux sermons. Cerf. 2017. 460 p. (tous les renvois de page de cette communication se réfèrent à ce livre) ou, en anglais, vous pouvez consulter l’ensemble de son œuvre sur : www.newmanreader.org
2604 sermons sont réunis en 12 volumes.
3Raison pour laquelle il est nécessaire de prier pour ceux-ci : leur conversion libre et consentante peut toujours survenir et la charité accomplit ce miracle.
4La pauvreté, ici, est le renoncement à l’orgueil de l’homme dans sa situation, sa fonction, son état de vie…
5Ayant lu son œuvre de façon presque complète, je vous garantis que cette lecture nourrit l’imagination.
6Dont la lecture était jugée dangereuse pour la jeunesse par certains et utile par d’autres : le danger n’est pas dans le texte, mais dans l’interprétation et les conclusions qui en sont tirées.
7Rien de tel pour tremper une âme.
8À lire pour prendre goût à la recherche en histoire.
9Une intuition qui ne cessera de grandir.
10Due à sa vie familiale et scolaire.
11C’est-à-dire une conviction profonde, un socle pour bâtir sa vie.
12Un burn-out dirions-nous de nos jours !
13Publiée en 1833 : Les Ariens du quatrième siècle. Selon le prêtre Arius et à sa lecture d’Aristote, Dieu ne peut ni engendrer ni être engendré. Le Christ a été fait par Dieu et non engendré par Lui : ce qui est contraire à ce que nous proclamons dans le Credo.
14Autant de grands noms que vous n’entendez jamais citer dans des homélies, malheureusement plus souvent politiques que théologiques. Merci à tous les prêtres, trop peu nombreux, qui osent encore les invoquer.
15Bien comprendre : « dialogue » tant que tu es d’accord avec moi ; « fraternité » pouvant être celle de Caïn si nécessaire ; « conciliation » en réduisant au silence tout contradicteur. Oui, il faut savoir « décrypter » ou « décoder » les mots qui passent dans ces bouches mielleuses pour mieux cacher leur venin.
161509 - 1547. En 1531, le roi se proclame chef suprême de l’Église d’Angleterre.
171re édition en 1549, révision en 1552 et version définitive en 1662.
18Zwingli est à la Suisse germanophone ce qu’est Calvin à la Suisse francophone. Prêtre, il fut aumônier militaire des troupes helvétiques à Marignan. Hostile aux alliances militaires des cantons suisses avec des pays voisins (tout spécialement la France), il s’est engagé dans la vie politique à Zürich. Disciple d’Érasme avec qui il prendra ses distances, en privilégiant l’Ancien Testament au Nouveau Testament, il est influencé par Luther. Il est pour le mariage des prêtres (il épousera une veuve avec qui il vivait maritalement). Il meurt dans une guerre civile, dite de religion, mais, en fait, de luttes pour le pouvoir politique, entre cantons protestants et catholiques.
19Genre cours d’instruction civique du début du XXe s.
20J’en rends grâce à Dieu et j’en remercie tous ces prêtres vraiment dignes de leur fonction.
211515 - 1595 : Disciple de Savonarole, dominicain, ermite, il a mené une vie d’ascèse et d’apostolat. Il veut une vie faite de prières, de prédication et de chants, d’où le nom d’Oratoire pour son mouvement qui deviendra la Congrégation de l’Oratoire. Il organise des pèlerinages. Il est bien accueilli par les jeunes auxquels il propose des exercices spirituels. Il met à l’honneur la confession. St. Ignace de Loyola l’admire.
22La question était de savoir la nature du Christ, Fils de Dieu, par rapport à Dieu le Père : pour Arius (256 - 336), interprétant Aristote, le Christ a été fait et non engendré. Ainsi, pour lui, le Christ n’est pas Dieu, mais une création parfaite de Dieu. Le Concile de Nicée a mis fin à la polémique qui a grandement divisé l’Église et a permis à la politique de s’immiscer dans des questions de doctrine (Constantin).
23Doctrine favorisée par l’antiromanisme des Berbères du nord de l’Afrique que soutient de Donat (IVe s.). Elle propagea des erreurs sur la nature des sacrements et de l’Église (la validité du baptême déjà reçu par ceux accusés d’hérésie).
24Se concentrer uniquement sur la vie douloureuse du Christ, des chrétiens. La joie n’est pas dans la souffrance, mais dans la lumière de la foi, même dans l’adversité. Le christianisme cultive la joie des sauvés.
25Quasiment une réplique à Calvin qui a donné pour devise à la ville de Genève : « Post tenebras, lux », « Après les ténèbres, la lumière ».
26Un intellectualisme excessif.
27Est-ce une intuition, fruit de l’inconscient, que les expériences de vie inspirent ?
28Ce seul critère est essentiel et sur celui-ci vous appartiendrez ou n’appartiendrez pas au Royaume des Cieux qui commence, ici, au cœur de chacun.
29Newman, p. 166
30p. 167
31p. 168
32p. 169
33p. 170
34p. 170
35p. 172
36p. 265
37p. 267
38J’ai connu une responsable du catéchisme pour les enfants qui a milité activement pour fêter Halloween !
39Une mère de famille en sait quelque chose.
40p. 248
41p. 249-250
42p. 250
43Idem.
44p. 261-262
45p. 406
46p. 407
47p. 413
48p. 414
49p. 415
50p. 419
51p. 343
52p. 344
53idem
54La crainte est de perdre l’amour de Dieu en raison de non-respects des Évangiles (le Christ a des paroles dures envers ceux qui refusent son message d’amour).
55idem
56p. 347-348
57p. 184
582 Co 1,12.
59Selon traduction Bible du Maître de Sacy.
60p. 370
61p. 371
62Dieu n’a jamais dit d’aider le Diable. Un fidèle n’a pas le pouvoir de pardonner au diable que Dieu a déjà condamné. Je précise ceci, car j’ai vu des chrétiens qui aiment tenir d’une main celle de Dieu et de l’autre celle du diable, et qui justifient leur comportement par le slogan, répété à l’envi : « Il ne faut pas juger ! ». Ce n’est pas ce que j’appelle le courage de la foi !
63Dont les voix ne sont pas les voies du Seigneur !
64p. 373
65Pour se confesser à Dieu, la première exigence est la sincérité du cœur qui interdit de biaiser, de marchander comme un Oriental marchand de tapis…
66p. 373-374
67p. 372
68p. 373
69C’est le « Que Ta volonté soit faite. » de Marie, des saints et des martyrs. Lorsque nous disons le Notre Père, avons-nous conscience de la portée de ce que nous disons. Sommes-nous sincères avec nos mots dans la joie comme dans la peine ou sommes-nous qu’un moulin à paroles, incapable de moudre notre cœur pour être cette farine qui, avec le levain de l’Esprit saint, fera lever la pâte du Royaume de Dieu ?
70p. 375
71Le Dieu-copain des années 70 !
72p. 379
73Saint-Pierre avait été téméraire dans ses premiers engagements à la suite du Christ, mais, après la Pentecôte, il a surmonté ses faiblesses.
74p. 380-381
75Ps 32,2
76p. 382
77Mauriece Zundel : Itinéraire. La Colombe. Paris. 1947. 196 p., p. 147.
78p. 189