Thomas
More:
spiritualité
et politique.
Antoine
Schülé
La
Tourette, février 2018
Introduction
Étudier
la vie de Thomas More est passionnant car il est possible à travers
lui d’analyser pourquoi et comment des hommes de pouvoir - Henri
VIII bien sûr mais aussi Thomas Cromwell - peuvent instrumentaliser
une religion à leur profit. Une historiographie engagée a favorisé
une lecture très partiale des évènements afin de
construire un mythe couramment admis par l’opinion publique :
la liberté de conscience et la tolérance religieuse naissent
avec les Luthériens et les Réformés.
En
60 minutes, je tenterai de vous conduire dans ce XVIe
siècle que certains glorifient à outrance alors que bien de
sombres et sinistres faits, trop souvent occultés, l’ont marqué.
L’humanisme de la Renaissance est né dans le sang versé en son
nom et il convient de le savoir pour ne pas fausser le passé, tout
simplement.
Thomas
More
Quelques
dates clefs pour le situer :
Il
est né le 7 février 1478 et a été décapité, sur ordre de son
roi, le 6 juillet 1535 (date où il est commémoré en Angleterre).
Le
Pape Léon XIII le béatifie en 1886. Pie XI le canonise en 1935.
L’Église le commémore le 22 juin.
Jean-Paul
II le proclame saint patron des hommes d’État en l’an 2000.
C’est pourquoi en fin de cette réunion nous prierons pour les
autorités politiques de ce monde afin qu’elles s’ouvrent à l’Esprit
Saint : la Foi nous dit qu’il n’est rien d’impossible à
Dieu alors n’hésitons pas à demander ce qui nous paraît bel
et bien impossible !
Ses
particularités : un homme d’action, un mystique, un écrivain,
un diplomate, un conseiller du roi avec sa fonction de chancelier.
Son
originalité : son sens de l’humour même en prison, sa
cohérence morale dans les honneurs comme dans les humiliations.
Il
est un saint laïc sachant refuser l’obéissance à un acte ou à
une idée contraire à sa conscience, ne se diluant pas dans le
conformisme ambiant pour plaire. Il distinguait la religion de la
politique, la raison du sentiment et sa critique sociale était
respectueuse des traditions et des coutumes.
Les
commentateurs de Thomas More se partagent en trois catégories. Ceux
qui ne voient que le philosophe humaniste, auteur de l’Utopie,
d’autres que l’homme politique de 1517 à 1532 qu’il a été
sous Henri VIII et les derniers que l’homme ayant la vie
spirituelle d’un saint comme en témoignent ses écrits. Il est
évident que l’erreur serait d’établir des cloisons étanches
entre ces trois états.
More
est un être complet ayant pratiqué un humanisme chrétien dans sa
vie politique animée par une spiritualité chrétienne. Il accepte
de vivre dans le monde de son temps sans illusion : il
s’autorise à en voir les défauts et les qualités.
Réduire
la querelle religieuse auxquelles More a pris part à la seule
traduction de la Bible en anglais est une autre erreur. C’est un
élément parmi d’autres mais commençons par celui-ci.
Traduction
de la Bible en anglais
Le
problème n’a pas été la traduction de la Bible en anglais mais
les lectures qui en ont été faites : des interprétations
contradictoires, des exploitations textuelles pour justifier des
procédés injustifiables (au regard de Nouveau Testament).
L’église anglicane qui naît de et sous Henri VIII n’est pas une
nouvelle religion mais une hérésie : il est d’ailleurs
curieux que les Réformés s’insurgent contre le fait que
la Pape de Rome dispose d’un pouvoir spirituel et
temporel pour accepter que le roi d’un État
s’arroge en plus de son pouvoir temporel
un pouvoir spirituel.
Tyndale
en Angleterre, Luther en Allemagne, Zwingli en Suisse et Calvin en
France et en Suisse ont produit au final de multiples sectes se
voulant de la Réforme : ces divisions perdurent jusqu’à nos
jours. Ce n’est pas en occultant les différences que l’œcuménisme
peut se construire. Reconnaître les différences n’est pas
justifier une nouvelle guerre des religions. Normalement, il devrait
être possible au XXIe siècle de les aborder avec recul
et sagesse si l’esprit de paix et de vérité anime le cœur
de celui qui cherche à comprendre.
Henri
VIII, qui a donné le modèle de Barbe-Bleue du fameux conte, a
imposé par la terreur sa conception religieuse qu’il a forgée
en fonction de ses besoins personnels. Pourquoi ne parle-t-on pas
de ses massacres dont il est l’auteur ?
Il
est vrai qu’il n’a pas été le seul à imposer une réforme
religieuse de cette façon : il a suivi d’autres exemples et
servi de modèle à d’autres rois. Il est d’ailleurs curieux que
les Catholiques n’en fassent jamais mémoire officiellement :
chacun d’entre vous, chaque année, est amené à entendre une
évocation de la Saint-Barthélémy mais nous sommes en droit de nous
interroger pourquoi les media ou les politiques ne se souviennent
jamais d’autres faits et je ne donne que quelques exemples :
- En Suède, le prince Gustave Ier Vasa (1496-1560) a imposé le protestantisme par la terreur et le mensonge.
- En Finlande, les églises furent aussi pillées et de nombreux prêtres catholiques sont dénoncés et expulsés, et c’est ce qui pouvait leur arriver de mieux, quand ils ne sont pas exécutés, après avoir subi diverses tortures.
- Au Danemark , les rois Christian II et Christian III s’emparent des biens du clergé.
- La Norvège a connu des pillages d’église.
- En Islande, le luthéranisme est imposé par l’armée danoise : il y avait deux évêchés. Un des deux évêques meurt en prison et l’autre, qui avait voulu se défendre, a été décapité.
A
notre époque où nous parlons de lutte contre le racisme, je
m’étonne d’un racisme victimaire des bien-pensants
médiatiques ou des journalistes d’investigation qui occultent des
massacres, selon des critères qui ne sont pas humanistes mais
partisans : ils répondent à la devise de « Post
tenebras, lux. » et, pour l’accréditer, il suffit de
noircir 1 000 ans du lumineux Moyen Age qui est à l’origine de
notre Europe actuelle dont la culture, la civilisation et les modes
de vie ont rayonné dans le monde entier, de façon plus ou moins
heureuse d’ailleurs.
Une
fausse image historique s’est imposée dans les esprits : le
protestant est toujours un doux persécuté pour sa foi et le
catholique est le farouche comme retors persécuteur. Alors sortons
de ce cliché en pratiquant de l’histoire objective. Ayant un père
né protestant et une mère catholique, j’ajoute une précision :
il ne s’agit pas pour ma part de dire que les protestants ont été
tous mauvais et que les catholiques ont tous été bons. Mais j’en
ai assez de la méthode qui consiste à culpabiliser les catholiques
de façon systématique et, à un point tel, que des prêtres de nos
jours ignorent tous leurs prédécesseurs et les très nombreux
fidèles qui sont morts de façon ignominieuse au XVIe
siècle pour défendre l’Eglise.
Pour
certains, il y a le devoir de mémoire et pour d’autres le
devoir d’amnésie : je suis contre toute forme d’amnésie
(devoir d’historien et par respect des victimes de toute autorité
tyrannique) ce qui n’interdit pas le pardon (mais je n’ai aucune
autorité pour donner un pardon au nom des victimes). Pour se
réconcilier dans la Foi, ce que je souhaite de tout cœur, il
convient de se réunir dans la vérité et la justice : ce but
ne peut pas être atteint avec des exploitations de culpabilité
ou d’occultations systématiques des faits des uns et des
autres. Nous ne sommes pas responsables des crimes de nos
ancêtres dans la Foi : chacun sait toutes les dérives que cela
a pu donner au XXe siècle !
Plusieurs
facteurs à prendre en considération : les biens de l’Église,
tant convoités par Henri VIII et d’autres gouvernants,
permettaient d’assurer les soins aux malades et aux personnes
âgées, les aides aux prisonniers, les écoles et l’éducation des
enfants abandonnés, etc. Un mensonge de l’histoire fréquemment
commis est de souligner les richesses de l’Eglise catholique sans
mentionner l’usage qu’elle faisait de cette richesse. Par contre,
il y a la dénonciation du moindre abus d’un homme d’Église pour
justifier le démembrement d’une institution sociale qui a bien
fonctionné dans l’ensemble. La vente des biens ecclésiastiques au
profit de la couronne a donné en Angleterre la naissance de la
Middle Class. Donc intéressons-nous à ce pays jusqu’au 28
janvier 1547, date de la mort d’un tyran nommé Henri VIII, cruel,
impitoyable, égoïste, égocentrique, conditionnant
tout à ses appétits de pouvoir et de sexe.
Cette
mise au point nécessaire ayant été faite, revenons à l’œuvre
de More.
L’Utopie
L’œuvre
qui le fait connaître, et reste encore la plus connue de nos jours,
est « L’Utopie ».
Les humanistes, les socialistes, les communistes athées et les
catholiques de toutes tendances politiques s’en réfèrent
volontiers. Phénomène curieux et qui démontre, si besoin est,
qu’il doit y avoir plusieurs lectures de cette œuvre .
Laquelle est la bonne ? Je vous fournis la première piste à
explorer pour comprendre Thomas More : il partage l’esprit
d’Érasme avec une âme de moine médiéval.
Sa
formation
Pour
éviter de fausses lectures de la vie de Thomas More, il est
absolument nécessaire d’analyser
l’éducation intellectuelle et religieuse qu’il a reçue.
Le
père de Thomas voulait que son fils étudie le droit alors que le
jeune More est attiré par la vie contemplative.
Il
a commencé ses études à Saint
Anthony, mais il ne s’agit pas de notre saint Antoine de Padoue,
mais de saint Antoine abbé, représenté avec un sanglier à ses
pieds. Il sera marqué par
la lecture de « La
République »
de Platon qui est une des sources d’inspiration pour
la rédaction de « L’Utopie ».
Il est nourri de lettres grecques et de philosophie, ce qui était
une base, à cette époque,
pour tout homme de Dieu dans le monde. Il y acquiert aussi des
connaissances bibliques qui lui font
goûter les éléments
essentiels du christianisme.
Les
influences
Elles
sont nombreuses et il y a une filiation de pensée à identifier pour
comprendre sa spiritualité.
Le
plus connu est sans aucun doute Érasme
qui est
l’enfant naturel d’un moine. Il
est né en 1478 à Deventer. La pensée d’Érasme et
de Thomas More s’est
construite sur « L’Imitation
de Jésus-Christ »
de Thomas a Kempis, qui a fait justement ses études à Deventer,
pour rédiger cette œuvre majeure du XIVe
siècle. Mais il faut
mentionner d’autres
auteurs quelque peu
oubliés de nos jours.
Gerhard
Groot a initié, au
XVe
siècle, les « Frères
de la vie commune ».
Jan van Ruysbroeck
quant à lui faisait
un large appel à la conversion des cœurs et à la pratique de la
vertu afin de concilier une vie active et contemplative. Le lecteur
contemporain serait surpris en les lisant de voir comme le
thème de la mort est traité avec sérénité :
n’oublions pas que la récente
Grande Peste
avait diminué la population d’un tiers. Il en est né une piété
mystique générale
commune quoique de
profondeurs
différentes
dans toutes les classes de la population.
Érasme
et More cultivent une piété mi-laïque et mi-cléricale construite
à la lecture de la Bible et de l’œuvre de Thomas a Kempis.
Thomas
More s'est inspiré
tout particulièrement la
lecture de la « Cité
de Dieu » de
saint Augustin : lire More, et
tout particulièrement son Utopie,
en ignorant saint Augustin c’est
déjà déformer
sa pensée, ce qui se pratique couramment dans
ce que j’ai pu lire en préparant cette communication.
Pendant
ses études
de droit, donc
quatre ans, il loge chez les Chartreux. Il assiste à la messe tous
les jours. Il adore le
Saint Sacrement. Il médite. Il pratique l’oraison muette (sa façon
de vivre annonce les pratiques préconisées par saint Ignace de
Loyola dans ses « Exercices
spirituels »).
Il vit les veilles, les
jeûnes et les prières. Il exerce
la mortification de la chair, la charité envers autrui et il opte
pour des repas frugaux et sans alcool. Il
est possible de définir More
comme un moine laïc,
ayant une vie intérieure intense et
ascétique. En le lisant,
il me semble que seul son désir d’une vie conjugale et
d’avoir des enfants lui
a fait renoncer à la vie monastique.
A la mort de sa première
épouse, il se
marie une deuxième
fois. Il devient un
juriste international :
la spécialité qui le
fera connaître est le
droit commercial.
Thomas
More vit une philosophie chrétienne en conservant une réflexion
critique sur l’histoire et les pratiques ecclésiastiques. Et ceci
n’a rien d’original. Depuis le XIIIe
siècle, il n’a jamais manqué de représentants de l’Église,
d’un curé de campagne ou
d’un moine à des
évêques ou des cardinaux, pour critiquer les déviances humaines de
certains prélats, voire du Pape. Le
recueil des poésies
goliardiques de Moyen Age
en est
un des témoignages les plus patents. L’Église n’a pas attendu
la Réforme pour dénoncer ses vices intérieurs qui ont, par contre,
été largement exploités pour justifier la Réforme.
More
a été aussi un traducteur de Pic de la Mirandole : il
a rédigé
une biographie spirituelle
de Pic
de la Mirandole qui
lui a donné le goût de l’étude. De
même il traduit du grec
en latin Lucien1
(du IIe
s.) : avec son voyage
futuriste sur la lune,
Lucien
critique les
travers de l’humanité ; il
est accusé de cynisme
alors qu’il s’agit d’une apologie de la vie simple, donc d’un
certain anticonformisme et d’une contestation d’usages
communément admis. More
observe la société de son temps et conclut aussi que la
vraie noblesse dépend des mérites et des vertus pratiquées et non
d’une ascendance. Il
n’y a rien de révolutionnaire en ceci car depuis le XIIIe
s., des débats entre le chevalier et le vilain ont été la source
de multiples écrits pour
démontrer cette réalité.
Lorsque
Henri VIII arrive sur le trône, Érasme et More fondent de grands
espoirs sur un règne qu’ils pressentent comme remarquable :
un despote éclairé, accepté par tous et dont la conduite serait
construite sur les paroles du Christ. Érasme a écrit son « Éloge
de la folie » et More s’est souvent posé la
question : Qui est fou ? Qui est sage ?
Critiquer n’est pas condamner pour nos deux écrivains et
cette erreur est souvent commise par les lecteurs du XXe
siècle. Cela faisait partie d’une saine critique des théologiens
comme des hommes de loi. Une autre erreur consiste à croire la
traduction de la Bible du grec en une langue nationale est une remise
en cause de l’Église. Les grands prélats cultivés, et il y en
avait plus qu’on le dit, ont toujours été attachés à rechercher
une traduction la plus fidèle possible des deux Testaments.
More
est devenu un avocat d’affaires et il a dû se
préoccuper de diplomatie car celle-ci était le prolongement du
commerce. A cette époque, le fait était évident entre des États
qui se livrent des guerres économiques dont les peuples n’ont pas
conscience2.
Il est le représentant du catholicisme vécu et véritablement
laïque (origine du mot laïc, laios, le peuple :
c’est-à-dire un foi vécue dans son quotidien. Fait que les
laïcards ne comprennent pas!). N’appréciant pas François,
roi de France, More ne se cache pas de mener une politique
anti-française, il est un gallophobe.
Devenu
conseiller du roi, More est apprécié pour ses compétences, sa
modération, son jugement.
Vie
personnelle et familiale pieuse
Sa
prière du soir régulière en famille se compose de :
Trois
psaumes : Miserere mei Deus (Ps 50 le plus
probablement ; en prison, Ps 55 ayant le même incipit), Ad
Te domine levavi animam meam (Ps 24) et Deus misereatur
nostri (Ps 66). Il terminait avec le Salve Regina
et le De profundis.
Il
lit et commente des Lectures Saintes, établies par Nicolas
Lyre, théologien franciscain (vers 1270-1349) qui s’inspire de la
traduction en français de la Vulgate, dans un manuscrit appelé la
Bible du XIIIe siècle.
Il
s’est créé un oratoire, une bibliothèque et une galerie où il
aimait se retirer seul pour prier, méditer. Il porte le cilice et
s’inflige la discipline pur mortifier la chair.
Lorsqu’il
fut chancelier et avant chaque mission ou décision importante, il se
rendait à l’église, pour se confesser, assister à la messe,
communier et s’en remettre à Dieu pour opérer le bon
choix c’est-à-dire celui qui servirait la gloire de Dieu.
Il
assistait les pauvres généreusement et il prodiguait ses conseils
aux gens en difficulté.
Ceci
ne l’empêchait pas de de ne pas apprécier certaines personnes
qu’il pouvait observer de près : il ne les haïssait pas ;
il souhaitait et priait pour leur amendement et pour qu’ils
puissent se sauver de l’enfer auquel il croyait. Ainsi au lieu de
leur en vouloir, il en avait de la compassion car ils les savaient
devoir, au dernier passage de cette vie à l'autre, ne pas connaître
une naissance Dieu mais devoir souffrir peines et tourments éternels.
L’Utopie
Cet
ouvrage est animé d’un grand souffle républicain mais
dans son sens d’origine, et il serait une nouvelle erreur de le
prendre dans le sen donné par le grand public, en France de nos
jours. Res publica : la chose publique
c’est tout simplement le
souci de la chose publique
qui est le bien commun : ceci est conciliable, o combien pour
More, avec la monarchie.
Comment
en est-il arrivé à ressentir le besoin d’écrire cet ouvrage ?
Il a d’abord rédigé une étude non publiée sur Richard
III 3
qu’il considère comme un
tyran
selon la définition
donnée par Thomas d’Aquin4.
Il écrit en homme de loi
réaliste car grand
connaisseur de situations
concrètes qu’il a pu analyser. Il veut louer la sagesse des
dirigeants et des
rois tendant à être sages pour décider de l’avenir de tout un
peuple.
Cet
ouvrage a été rédigé en latin5
et c’est plus tardivement qu’il a connu diverses traductions en
français, en néerlandais, en anglais, en allemand et en italien. La
recherche de la meilleure des républiques est son but. Utopie6
signifie aucun lieu :
il s’agit bien d’une cité imaginaire et je vous rappelle que la
Cité de Dieu
de saint Augustin a marqué More. Si vous retenez bien ces deux
éléments, vous pouvez commencer à le lire correctement et non en
collant des principes qui n’ont jamais effleuré l’esprit de
Thomas More. De plus, tous les noms7
retenus par More doivent être étudiés étymologiquement car pour
le lecteur de cette époque, les mots grecs étaient compris
immédiatement, ce qui n’est plus le cas de nos jours !
L’Utopie
est une critique interne de l’humanisme par un humaniste chrétien.
More est un adversaire des thèses luthériennes et nous y
reviendrons.
En
homme de loi, il est contre le gibet pour les voleurs : « Cette
punition de larrons n’est ni juste ni raisonnable, et ne profite en
rien à la république. Elle est trop cruelle pour venger le larcin
et n’est suffisant pour le restreindre. ». Il s’intéresse
aux origines de la pauvreté et du chômage, les deux causes de la
délinquance.
Il
critique la propriété privée en
réaction contre les excès de la noblesse terrienne de
son temps à créer de vastes
domaines provoquant
la disparition de petits propriétaires.
Il croit que l’absence de propriété éviterait
les jalousies, les envies, les accaparements. Là, à mon avis, il se
trompe : la propriété non excessive doit rester un espace de
liberté pour pour pouvoir donner selon les dons reçus.
Les
logements sont tous identiques ; les habillements sont simples
et uniformes. Il s’insurge
contre les dépenses faites par les courtisans du roi mais comment
ne pas penser aux cellules des Chartreux et à leurs habits !
Pour
chaque habitant, il souhaite
une vie tantôt en ville,
tantôt en campagne, de façon alternative.
Il
prône le principe électif (ce qui n’a rien d’original :
les couvents nomment leurs
abbés au cours de chapitres ; il y a un roi
électif en Pologne, un
empereur pour le Saint Empire
et pour le Pape à Rome)
mais il n’est
pas du tout pour une société égalitaire : il défend une
hiérarchie et un
commandement en fonction du
mérite
des
personne qui en exercent
les
charges.
L’émigration
est prônée quand il y a excès démographique : une
conquête territoriale des pays circonvoisins
est réaliste.
Pour
les malades lourdement atteints, il comprend une
cessation de soins. Ne
pas dire qu’il est pour l’euthanasie, comme j’ai pu le lire :
il contre un acharnement thérapeutique dans le mesure où, à cette
époque, le médecin achevait plus vite son malade par ignorance que
par volonté.
More
a inventé un mythe et, à la fin de son livre, quand on le lit
jusqu’au bout, il émet des réserves quant au bonheur réel de
cette île. Il y a quelques bons principes se situant entre un désir
acceptable et une espérance fausse… Après, chaque lecteur peut
exploiter ce texte pour justifier ce qu’il veut : ceci n’a
pas manqué ! En faire une lecture en ignorant résolument le
contexte religieux vécu par More aboutit à des extravagances.
Luther
Moine
augustin, il a soulevé de vifs débats qui ont conduit à ce que
nous savons maintenant. Quelle fut l’attitude More ?
Son
gendre William Roper qui a épousé Margaret, surnommée Meg, était
un Luthérien. Thomas a voulu lui démontrer les erreurs luthériennes
qu’il découvre dans les écrits de Luther.
Mais
avant cela, il faut parler d’Henri VIII qui défend l’Église de
Rome et sa doctrine alors que, dix ans plus tard, il changera
totalement pour des raisons qui n’ont rien de théologiques !
Dans
un écrit qui lui vaudra la reconnaissance du Pape, Henri VIII a
défendu les sept sacrements : baptême, eucharistie, pénitence,
confirmation, onction des malades, ordre et mariage alors que Luther
n’en retient que trois : baptême ; sainte cène mais
avec une approche différente de l’Eglise, et pénitence. Pour
rédiger sa réfutation des thèses de Luther, le roi a bénéficié
de l’aide de Thomas More et de John Fisher, évêque de Rochester.
More
répond à Luther de façon crue et dans un langage plus proche de
celui de Rabelais mais Luther a pratiqué de même : il y avait
moins de pudibonderie dans les propos que de nos jours.
Selon
lui, Luther confond songe et réalité. Je cite More dans sa
« Réponse à Luther », écrite en latin donc
adressée à un public restreint qui est virulente face à la
véhémence de son adversaire et le contestataire de l’Église :
« Il
est certain, beaucoup trop certain que ses doctrines tombent du ciel,
à l’instar de ces dormeurs qui pensent que leurs rêves sont la
réalité, ou du moins il ment les yeux grands ouverts en prétendant
que ses enseignements viennent du ciel, alors même que sa conscience
lui enseigne que ce sont les démons qui le trompent. »8
Il
élève le débat en traitant de la valeur de la tradition qu’il
analyse en juriste. Il est passionnant de voir comment il parvient à
une intime conviction sur le statut de vérité en matière de foi.
La Parole de Dieu se transmet de façon orale et non écrite. Les
exemples donnés par le Christ ont créé l’institution de
l’Église qui se nourrit de la Parole.
Certains
disent de More qu’il est le premier de la Contre-Réforme
catholique, c’est inexact. Il n’est pas le premier de la réforme
catholique non plus. Il développe la logique de saint Augustin tout
simplement.
More
est critiqué de nos jours car il souligne les exactions et massacres
protestants en Allemagne : il estimait que la doctrine de la
prédestination enlevait aux hommes la responsabilité de leurs
actes. Or cet élément capital est vrai et n’est pas une
exagération. De nos jours encore, les catholiques n’osent pas dire
la vérité historique sur ces pages de l’histoire de la naissance
du protestantisme alors que les Protestants cultivent le souvenir des
répliques occasionnées par leurs actes, commis de façon délibérée.
Je
ne veux pas justifier les massacres d’où qu’ils proviennent :
cependant en 2018, il est temps de prendre le recul nécessaire pour
ne pas, selon ses options, rendre l’un ou l’autre, soit tout noir
soit tout blanc. L’histoire - qui veut rendre justice à la vérité
- se doit de tout dire afin que le travail de mémoire conduise au
pardon : le pardon ne peut pas être obtenu en niant la faute
mais en la reconnaissant. Qu’est-ce que la vérité ?
Qu’est-ce que la faute ? La vérité c’est établir les
faits qu’ils se sont produits et non tels qu’on les souhaite.
La
faute est ce qui est contraire à la Parole du Nouveau Testament
et à cette tradition de l’Église qui veut faire vivre cette
Parole. L’homme étant homme cherche à interpréter cette Parole
selon ses vues : l’Église, avec ses conciles, a disposé
d’assez d’intelligences sur plusieurs siècles pour discerner ce
qui est une application ou une manipulation de la Parole !
Les
Luthériens opposaient leur communauté de croyants authentiques et
souterrains comme les représentants de la vraie foi face à
l’Église de Rome corrompue.
Les
biens temporels du clergé sont montrés du doigt par Simon Fish et
l’expropriation des grandes abbayes est ainsi d’abord
envisagée puis planifiée : une façon de remplir les caisses
de Henri VIII. Il est curieux de constater que les riches familles
bourgeoises, devenues protestantes, ont construit leurs fortunes sur
l’achat de biens ecclésiastiques. Faites un saut dans le temps :
après la Révolution de 1789, il en sera de même… Il est toujours
possible de croire que l'histoire ne se répète pas mais tout de
même il est possible de dire Nihil novi sub sole : rien
de nouveau sous le soleil (parole de Salomon dans l’Ecclésiaste
1, 10).
L’existence
du purgatoire est niée : les prières pour les âmes du
purgatoire sont déclarées comme étant de la pure escroquerie. Fish
considère les membres des ordres religieux mendiants (franciscains,
dominicains) comme des imposteurs et des fainéants.
La
mort et l’au-delà sont au cœur de la polémique et c’est
pourquoi More a écrit abondamment à ce sujet.
Le
Dialogue
More,
maître en l’art de la rhétorique, écrit en anglais un entretien
avec un jeune pour réfuter les propos de Luther.
Il
traite de l’intercession des saints, la vénération des images, la
place de l’Église, le rôle de l’Écriture Sainte, l’importance
de la foi individuelle. A la suite de saint Augustin, il souligne le
rôle essentiel du cœur du fidèle dans l’acceptation des mystères
sacrés : le vrai temple du Christ est au cœur de l’homme.
Le
Dialogue se divise en deux parties : la première traite des
formes traditionnelles de l’Eglise quant à la dévotion ; la
deuxième de l’usage de la répression contre l’hérésie
luthérienne ou protestante (brûler leurs livres par exemple).
More
souligne un fait de manipulation médiatique qui a perduré et
perdure encore : les défenseurs de la foi sont des persécuteurs,
des intransigeants et des intolérants alors que les hérétiques
sont des fidèles authentiques, de parfaits tolérants comme des
martyrs chrétiens !
Il
est vrai que les peines pour hérésie pouvaient être aussi
sévères que pour les crimes politiques et de droit commun :
mutilation, pendaison (spécialité anglaise et américaine encore
courante au XXe siècle), bûcher et les aveux sont
obtenus par tortures (les Américains, dans l'esprit des
Évangélistes, en ont donné encore des exemples au XXIe
s.). Les Réformés pratiquent de même : ils déclarent, encore de
nos jours, leur violence comme étant pédagogique alors
que leurs opposants exerçaient une violence exterminatrice.
Le débat est vain : il y a eu des violences que les uns estiment
justifiées et d'autres injustifiées.
Comme
Érasme, More critique des pratiques superstitieuses de la part de
quelques fidèles qu’il considère d’ailleurs comme des
idolâtries, en se référant à un franciscain écossais Donald
Gilbert : il y en a toujours eu. Pour ma part, j’y vois plus
une forme d’expression maladroite de la foi qui n’est pas
à être condamnée mais à être corrigée par une éducation de la
foi. Le fidèle exprimait dans un geste ou
un symbole sa croyance car il ne savait ni méditer, ni
contempler avec intelligence.
Les
images et les statues permettent un élévation de l’âme. La
beauté d’un œuvre d’art ou d’un paysage en dit parfois plus
sur Dieu qu’un long discours : les chefs d’œuvre du Moyen
Age ont plus diffusé la Foi que les livres.
Sur
les miracles, il veut qu’ils soient appréhendés avec
discernement : « La raison et la nature ne
sauraient prétendre qu’un miracle est impossible, mais seulement
qu’il est impossible selon la nature. ». Seule l’action
de Dieu produit un miracle sans oublier que le Diable lui a aussi la
capacité d’effectuer, par contre, des prodiges.
L’Église
est un témoignage du Christ : remettre en cause son témoignage
est aussi puéril que de contester tout témoignage du fait qu’il
soit d’autrui !
La
foi est un lien institutionnel et non une simple conviction
personnelle.
A
l’écoute Thomas d’Aquin, More préconise un juste équilibre
entre la foi et la raison.
Érasme
avait prédit que la réforme religieuse en cours serait le prétexte
d’un transfert de la propriété de l’Eglise à la Couronne
royale : ceci s’est bel et bien réalisé. La prospective
était juste.
More
avait prédit que les remises en cause de Luther et de Calvin
videraient l’Église de son esprit : alors que Calvin et
Luther ne le souhaitaient pas, leurs successeurs les ont utilisé
pour nier la Trinité et refuser la divinité du Christ : ceci
s’est réalisé et même, de nos jours, chez des personnes
s’affirmant encore Catholiques !
Le
Nouveau Testament transmet une tradition orale et l’Église
transmet cette tradition orale. L’Église a retenu quatre Évangiles
et pas d’autres : l’Eglise a procédé à un acte de foi.
Pour More, et ceci est très important, la foi précède
l’écriture alors que le protestantisme naissant affirme que
l’écriture précède la foi. L’infaillibilité de l’Eglise est
dans le choix des textes retenus.
Luther
se discrédite, aux yeux de More, en raison d’un inceste et d’un
sacrilège : Luther a trahi ses vœux monastiques et a épousé
une nonne.
L’hérésie
doit être punie et, à ce sujet, More est intraitable. Il veut
qu’elle soit éradiquée sans attendre : en tant que juge et
en application de la loi, il condamne au bûcher Bilney qui
avait abjuré l’hérésie mais avait ensuite à nouveau embrassé
les thèses luthériennes. Ce dernier était à la fois hérétique
et relaps. Le châtiment nous apparaît cruel de nos jours mais au
XVIe s., ceci était admissible par tous. Bilney est pour
les Protestants leur premier martyr.
25
octobre 1529
More
devient chancelier pour 31 mois et succède au riche, brillant et
puissant cardinal Thomas Wolsey qui, après avoir connu la
disgrâce royale, mourra d’une crise cardiaque officiellement
(certains disent qu’il s’est suicidé), un an plus tard, dans la
misère et rejeté par tous.
More
est un bourgeois ennobli par l’exercice du droit. Il doit cette
nomination à la faveur du roi qui aime à s’entourer de laïcs et
de personnes qu’il élève selon son bon vouloir. Le roi n’aimait
pas les nobles toujours prêts à comploter pour choisir un nouveau
roi : sa légitimité quant à porter la couronne pouvait être
remise en cause juridiquement par d’autres prétendants…
Wolsey
avait commencé la spoliation de biens ecclésiastiques en supprimant
à son profit des fondations monastiques et avait toujours eu le goût
de l’intrigue mais Henri VIII fera mieux encore et sur une plus
grande échelle.
Traité
des fins dernières
Sa
rédaction se produit six ans après celle de l'Utopie. Elle
est dans l'esprit du XVe siècle avec les memento
mori9.
L'art a produit de nombreuses danses macabres, tradition artistique
qui se renouvelle lors des grandes guerres mondiales.
L'influence
de Jean Gerson, mort en 1429, est certaine. La pensée de la mort
empêche de tomber dans l’hédonisme et dans le péché. Il s'agit
de retrouver une jouissance de l’exercice de la vertu. L'amertume
des plaisirs de ce monde est soulignée. Il y a aussi une forte
influence de saint Augustin, avec un ajout à souligner : le
mourant peut encore subir les tentations du diable.
Le
message essentiel est que la maladie doit nous faire réfléchir sur
la mort.
Être
conscient que la vie est elle-même une longue mort : chaque
jour nous achemine vers la fin. D’où la nécessité de vivre en
évitant de succomber aux sept péchés capitaux que More décrit.
Octobre
1527 : la « Grande affaire » d’Henri VIII
Henri
VIII veut divorcer canoniquement de la reine Catherine d’Aragon
qui lui avait donné une fille Marie Tudor : soyons précis Henri
VIII veut initialement respecter les lois de l’Église en faisant
constater l’invalidité de son mariage. Le mariage peut être
dissous dans la mesure où il est démontré qu’il n’a pas
existé. Le droit canon dispose de plusieurs principes : mariage
non consommé charnellement, absence de consentement de l’une ou
l’autre des parties, déficience mentale de l’une des parties
contractantes, etc.
More
est chargé par Henri VIII de soutenir la thèse du divorce.
Deux
motifs : Henri VIII n’a pas d’héritier mâle et il cultive
à l’excès les plaisirs charnels. Pour revendiquer la couronne de
France éventuellement plus tard, il souhaite suivre la loi salique
(les femmes étant évincées de la succession royale). Il n’a pas
eu besoin d’attendre les écrits des Libertins du XVIIIe
s. pour laisser libre cours à ses besoins physiques. A sa décharge,
excusez le mot, les mariages entre nobles européens n’étaient pas
toujours des mariages de cœur mais de raisons d’État.
Devant
les représentants de l’Église, Henri VIII argumente, au nom de sa
conscience, de la façon suivante : Il invoque le Lévitique :
« Tu ne découvriras pas la nudité de la femme
de ton frère. ; C’est la nudité de ton frère. »
et « Si un homme prend la femme de son frère,
c’est une impureté ; il a découvert la nudité
de son frère ; ils seront sans enfants. » mais il
ignore le Deutéronome qui dit aussi qu’en cas de
veuvage, le frère survivant peut épouser sa belle-sœur ! Il
y aurait ainsi, selon la thèse qu’il entend soutenir, un mariage
consanguin au premier degré.
Catherine
d’Aragon avait été mariée avec son frère mais le mariage
n’avait pas été consommé : ainsi le Pape avait autorisé le
mariage.
More
ne prend pas parti sur une question qui relève du droit canon
et choisit le silence, qui lui sera mortel. Les
représentants de l’église anglaise se réunissent pour donner un
avis mais les avis sont contradictoires. Le pape Clément VII
tarde à répondre car il est attaqué militairement à Rome.
More
fait tout pour ne pas intervenir dans ce débat car il est nullement
convaincu des arguments du roi. Il se préoccupe plus des hérétiques
et de la diffusion des idées de Luther dont il pressent tous les
dangers. Il reconnaît très tôt une sorte d’offensive
internationale du luthéranisme. Les hérétiques sont pour lui comme
des voleurs et des homicides : d’où son intransigeance à
leur égard.
Il
n’acceptait pas : la dénomination d’Antéchrist donnée au Pape
de Rome, la négation du purgatoire et le rejet de l’adoration du
Saint Sacrement.
Il
a ainsi condamné six personnes à être brûlées vives :
Calvin a aussi brûlé Servet mais il semblerait que ce soit plus
acceptable selon les historiens revendiquant l’objectivité, bien
entendu. Les Luthériens anglais avec l’autorisation du roi feront
mieux : 4000 fidèles au Pape, dont des femmes et des enfants,
sont massacrés ; des Chartreux sont tous condamnés à mort ;
des couvents sont évacués de leurs occupants ; des églises
pillées et des trésors de l’art chrétien détruits. Pourquoi
encore ce silence ! A-t-on exigé une repentance officielle pour
ces exactions ?
Henri
VIII chef suprême de l’église anglaise
De
1530 à 1532, grand basculement : la diffusion des traductions
de la Bible en anglais est exploitée par les dissidents de l’Église.
Chacun se met à interpréter les textes selon son bon vouloir
ou ses besoins. Le roi
fait de même. J’insiste sur le fait que ce n’est pas la
traduction de la Bible
qui a été dangereuse mais bel et bien l’instrumentalisation
des textes pour
satisfaire des buts personnels
ou politiques.
Sur
la vie du clergé, de
fausses informations sont
mêlées à quelques faits
malheureusement justes (le
cardinal Wolsey avait une épouse ; il s’enrichissait de façon
indue : son excuse était de favoriser l’université
d’Oxford…mais son
avantage faut aussi de construire un prestigieux palais pour lui).
Les rumeurs peuvent
courir : une opinion est préparée pour suivre
les adversaires du clergé.
De
plus, il suffisait que le
roi donne l’exemple pour que cette pratique soit non seulement
autorisée mais
pratiquée avec des excès sur lesquels un voile pudique, au nom de
l’actuel œcuménisme,
est jeté ! Le
politiquement correct est de tous les temps.
Le
roi se place
lui-même à la tête de la contestation : le 15 mai 1532, le
clergé du royaume se soumet à Henri VIII. More est médusé et il
sent que l’amitié que le roi lui portait n’était plus une
protection mais un danger. Henri VIII, très versatile selon les
besoins qu’il voulait satisfaire, pouvait d’un jour à l’autre
brûler ce qu’il avait encensé le jour précédent.
More
demande à être relevé de la chancellerie : il renonce à sa
carrière politique en raison de l’évolution religieuse du
royaume. N’aimant pas les honneurs, étant plus un contemplatif, le
fait de quitter des fonctions officielles a dû lui être plus un
soulagement qu’un regret.
More
tombe en disgrâce
More
ne renonce pas cependant à lutter avec sa plume. Il soutient une
polémique vive avec Christopher
Saint German,
un juriste anticlérical
vingt ans plus âgé que
lui.
Au nom de la séparation du pouvoir temporel et spirituel, Saint
German oppose la justice royale aux jugements ecclésiastiques.
C’est
l’occasion pour More de défendre son bilan : sa lutte contre
l’hérésie, contre des prêtres qui ont manqué à leurs devoirs
auprès des fidèles ou mal représentés leurs ordres. Les
possessions du clergé sont justes en raison de l’usage qui en est
fait : argument qu’esquivent les opposants et et qu’occultent
certains historiens encore de nos jours.
La
virulence de More lui est parfois reprochée mais il a vu toute la
débauche de la cour royale et du roi. Pourquoi
ne pas oser dire que deux motifs ont été prépondérants pour Henri
VIII : son amour des femmes, en se disant désireux d’un
hériter mâle et son
besoin de s’enrichir en s’accaparant les biens du clergé, pour
les revendre à son profit (la
République française ne fera pas mieux à la fin du XIXe
s. et au début du XXe
s.).
More
est scandalisé de que l’on se moque du sacré en paroles et que
l’iconoclasme soit encouragé (la destructions des
œuvres religieuses par les Réformés
est similaire
à la destruction
de sites religieux de nos
jours par des
Musulmans
fanatisés,
formant une exception
comme je tiens le préciser).
More
met en doute diverses
traductions tendancieuses de la Bible : changer
un mot suffit à changer
totalement le sens d’une phrase.
Il critique un attachement à la lettre des Réformés
qui refusent la Parole de l’Église qui est une continuation de la
Parole du Christ.
George
Frith a écrit un ouvrage virulent contre la messe : La Saint
Cène du seigneur. Il nie la consécration des espèce par
le prêtre : le pain et le vin. Thomas More réplique en défendant
la transsubstantiation.
More
défend la Foi et il sera la victime de ce
combat où
si pour lui la foi était essentielle, pour ses adversaires, il y
avait une part de croyance mais beaucoup de cupidité financière ou
charnelle (Cramer
notamment).
Thomas
Cromwell10
Il
est le grand architecte de ce retournement du roi. Il pratique la
terreur à grande échelle. Il finira aussi la tête tranchée.
Mars
1534
Lorsqu’un
gouvernement veut neutraliser
une personne :
cela commence
par un procès. Mais Cromwell
agit avec prudence car
More est un juriste. Il
lui faut
trouver une accusation
où l’habileté
de ce dernier
ne ferait pas retourner le procès en sa faveur.
Quant
à la question du divorce royal,
More se déclare incapable de porter un jugement car il
répète à l’envi que ceci
relève du droit canon : More reste toujours
neutre officiellement
et publiquement par
rapport à Catherine
d’Aragon.
A
travers de nombreux écrits et lors de son procès, il
apparaît que
More est plus pour l’autorité d’un concile que du seul Pape.
Un concile a suspendu un Pape
lors du Grand
schisme au siècle
précédent. La modernité de cette prise de position peut surprendre
mais celle-ci
était couramment
admise durant toute
la fin du Moyen Age. De
même, et c’est en cohérence avec son intime conviction, il
privilégiait une décision du Parlement à la seule décision
royale.
Acte
de succession du 23 mars 1534
Le
Parlement, aux ordres du roi, décide que la fille d’Anne Boleyn,
Élisabeth, soit héritière et que Marie soit considérées comme
bâtarde. Tous le sujets du royaume doivent reconnaître par serment
cette décision.
Le
13 avril, ce serment est demandé à Thomas More. Il n’accepta pas
de renier ses convictions. En juriste, il fut habile : il revendique
l’intime conviction.
Il
s’agit de deux serments en fait : l’Acte de succession et la
reconnaissance de l’autorité royale sur l’Église.
Il
déclare : « Ma
conscience m’amène à vous dire que même si je peux
sans réserve souscrire à la
succession, je ne saurais prêter le serment que l’on me demande,
sans risquer de condamner mon âme à la damnation éternelle. »
Ce
mot conscience est
à considérer avec le sens que le XVIe
s. lui accordait. Il faut l’entendre comme discernement.
Les Protestants
revendiquent la conscience et accusent l’Église de casuistique :
là, More donne la preuve du contraire. Ce qui n’a rien
d’orignal chez un juriste anglais : le juge devait juger en
son âme (Foi et une
morale) et conscience
(intelligence des faits et
des circonstances).
Il
refuse de prêter ses serments alors que tout son entourage
s’exécute : peut-être avec des restrictions mentales mais,
au final, il se trouve seul. Henri VIII s’irrite de voir cet ancien
ami, son homme de confiance, ne pas lui céder.
Prisonnier
de la Tour de Londres, More souffre surtout de l’isolement familial
et l’affection des siens lui manque. Il peut encore écrire :
ceci l’aide à surmonter ces instants de confrontation avec les
adversités suscitées par son choix, son intime conviction.
Sa
femme Alice et ses filles connaissent la misère car elles doivent
payer l’emprisonnement de Thomas et n’ont plus de revenus des
activités de Thomas More ! Elles vendent des terres et une
partie de leurs vêtements. Elles demandent à Thomas Cromwell de
leur venir en aide. Cromwell a l’idée alors d’envoyer Dame Alice
et Meg, une de ses filles, afin de convaincre More de changer
d’avis.
More
ne cède pas et conserve une douce ironie dans ses réponses. Il
écrit sans les livres qu’il souhaite disposer, sans
même la Bible : il cite de mémoire pour
argumenter ses propos.
Deux livres l’accompagnent le Catena
aurea (Chaîne d’or)
de Thomas d’Aquin
(une série de commentaires des Pères de l’Église sur les
Évangiles) et le Monotesaron
du Français Jean
Gerson (un récit
unifié des quatre évangiles). Gerson, homme de la fin du XIVe
s. et du début du XVe
s., est un auteur méconnu de nos jours : son rôle est
essentiel quant à la défense des conciles œcuméniques et il
défend une théologie mystique (c’est-à-dire une perception
expérimentale de Dieu, dans
l’esprit de saint Augustin).
More m’intéresse justement en raison de cette union de mystique et
d’action tout en restant dans le monde, hors d’un couvent.
Œuvres
de prison
- Dialogue du réconfort dans les tribulations
- Traité inachevé sur la Passion du Christ
- Traité sur l’eucharistie
- De tristitia Christi ou en français : De la tristesse du Christ.
Isolé,
More vit grâce à l’écriture, au chant des Psaumes, à la
prière : seuls moyens de conserver son énergie spirituelle
pour ne pas sombrer dans le désespoir. Je me suis souvent intéressé
aux prisonniers de guerre ou d’opinion politique ayant pu livrer
leur témoignage de prison : la foi est d’un grand secours
pour surmonter les épreuves, les humiliations, les attentes,
l’approche possible de la mort.
Il
a lu l’Imitation de Jésus Christ et, en prison, il
la vit. Ses méditations sont très utiles pour celles et ceux qui
veulent se livrer, plus tard, aux Exercices spirituels de
Saint Ignace de Loyola. Ses écrits annoncent aussi un Saint François
de Salles, évêque de Genève, qui luttera, lui aussi, contre la
Réforme protestante.
Il
considère la Réforme comme aussi dangereuse pour la chrétienté
que l’invasion ottomane. Le temps des épreuves est un difficile
mais salutaire temps d’apprentissage à l’acceptation de la
volonté de Dieu.
Son
temps de prison l’invite à pratiquer une introspection, non pour
s’admirer mais pour découvrir la vérité qui parle en son cœur.
Son secret : traiter l’épreuve comme une médication ou un
test de la patience. Nous sommes tout simplement, là, face à une
culture de la résilience qui commence par une résistance morale. Il
assume sa mort comme un témoignage à donner et il ne lui faut donc
pas se dérober au martyre.
Sainte
Eucharistie
La
bonne communion : examen de conscience, sacrement de la
pénitence, éviter la communion sacrilège.
De
la tristesse du Christ.
Ouvrage
inachevé car Henri VIII retire, le 12 juin 1535, livres et papiers à
Thomas More. Sa petite-fille Mary Basset publiera cet écrit en 1557.
Le
titre initialement voulu : La tristesse, la lassitude, la
crainte et la prière du Christ avant son arrestation. Il s’agit
d’une méditation sur le temps qui précède la passion du Christ.
Gethsémani,
en hébreu le « pressoir à huile » : il
insiste sur le fait que le Christ souffre du péché des hommes avant
de souffrir dans sa chair pendant le chemin de croix. Le Jardin
des Oliviers est un lieu privilégié
doublement symbolique : l’arbre de la paix produit l’huile de
l’onction.
Méditation
douloureuse sur le Christ qui est à la fois vrai Dieu et vrai
homme : deux souffrances différentes. Pour More, nous sommes
corps et âme comme le Christ est à la fois homme et Dieu.
La
voie de Jésus est le modèle pour s’interdire à craindre la mort.
Pour More, il vaut mieux subir une mort violente plutôt que la mort
éternelle.
Prier
pour apprendre à mourir est une nécessité pour tous les mortels.
La nature humaine fait craindre la mort : l’instinct de survie
est réel. Il sait que le diable peut le tenter au dernier moment par
ce moyen. D’où la nécessité de prier ou de méditer avec le
Christ.
More
sait qu’il va mourir de façon atroce : pendu, éventré,
castré et écartelé pour finir le corps découpé avec exposition
des restes du corps dans divers lieux de la ville. Imaginez-vous
dans une prison et confronté à cette perspective ?
Garderez-vous la volonté de refuser ce serment qui lui est demandé ?
Personne ne sait quel serait son comportement dans ce genre de
situation : souvent les héros ne sont pas ceux que l’on
croit ! L’histoire militaire nous l’apprend souvent.
Il
garde à l’esprit que la mort est le moment où l’âme quitte le
corps pour connaître une nouvelle naissance et que cette âme est
immortelle.
La
condamnation à mort des Chartreux a pour More un caractère
prémonitoire. Il les voit conduits à leur fin terrestre lorsqu’ils
passent devant sa cellule. Ils chantent pour se rendre à Tyburn, le
lieu des exécutions ordinaires, le Te Deum laudamus,
Dominum.
Le
procès
More
répond en juriste, tantôt avec éloquence, tantôt avec des
réserves. Sa position est simple : il doit choisir entre la
perte de son corps ou la perte de son âme. Son choix est vite fait :
l’âme est éternelle, le corps n’a qu’un temps.
Thomas
Cromwell, ennemi déclaré, et son adjoint Richard Rich,
le faux ami, tentent de piéger Thomas More par divers procédés :
le lien entre l’autorité du roi et celui du Parlement leur paraît
être l’angle d’attaque idéale. Dans sa réplique, il refuse
catégoriquement la suprématie royale pour les questions
religieuses : « On peut être élu roi comme cesser de
l’être par l’autorité du Parlement, et tout citoyen anglais est
tenu d’obéir à cette autorité, mais on ne saurait être élu
légitimement chef de l’Eglise anglicane par aucun statut du
royaume. L’univers chrétien proteste contre contre cette
prérogative attribuée au roi Henri, le gouvernement de l’Église
n’appartenant qu’au souverain pontife. ».
Pourquoi
More est-il si ferme sur cette position ? Il est conscient que
contester le pouvoir du Pape est une première étape pour contester
le pouvoir du roi. L’avenir lui donnera raison dans plus d’un
état européen.
La
lecture du procès montre que More a réussi à mettre dans
l’embarras ses juges, à plusieurs reprises. Il sait que ses
adversaires ont choisi douze jurés sélectionnés pour le condamner
à mort11.
Son sort ne lui faisant aucun doute, il est serein et prêt à
l’accepter mais il ne souhaite pas faciliter la tâche du tribunal.
L’acte
d’accusation est prolixe à souhait pour impressionner le non
juriste. Essentiellement, il lui est reproché de s’être opposé
au second mariage du roi, de refuser de reconnaître le roi comme
chef suprême de l’Église d’Angleterre et donc d’enfreindre un
Acte du Parlement, de refuser le serment de succession et d’avoir
eu une correspondance, qualifiée de criminelle, avec l’évêque
Fischer.
Il
déclare obéir à sa conscience et d’avoir gardé le silence en
public quant à ses options afin de ne pas nuire au roi. Il lui est
reproché son silence que More invoque pour sa défense car son
silence n’indiquait pas plus qu’il était pour que contre la
suprématie du roi ! Argument juridique pertinent même si
l’accusation tente de faire parler le silence contre More !
La
conscience est à cette époque entendu dans son sens juridique
comme étant le jugement personnel, un discernement qu’autorise la
morale. Henri VIII a invoqué sa conscience pour demander
l’annulation de son mariage avec Catherine d’Aragon !
Avec
subtilité, il discrédite Rich lors de son faux témoignage en le
renvoyant à sa réputation et à son mensonge : le
travestissement d’un dialogue. D’accusé, il devient un brillant
accusateur.
Sans
surprise, il est condamné à être tiré sur une claie à travers la
cité de Londres jusqu’au gibet de Tyburn pour y être pendu,
découpé vif, émasculé et éventré, ses entrailles devant être
brûlées sur place, quatre quartiers de son corps exposés aux
quatre principales entrées de la ville, sa tête devant être
exposée sur le London Bridge : Pratique britannique qui, à ce jour,
n'est pas stigmatisée lors d'une commémoration annuelle par "devoir
de mémoire".
Henri
VIII commua la peine en une exécution à la hache. Ce qui eut lieu
le 6 juillet 1535, à neuf heures, à Tower Hill et sa tête fut
placée sur le London Bridge (sa fille Margaret Roper a réussi à
l’enlever). Un résistant est mort ainsi pour rester fidèle à sa
Foi.
Quelques
œuvres de Thomas More
Mise
en garde avant l'enfer
(1522)
Cet
ouvrage a été écrit en 1522 alors que More est déjà un
conseiller du roi : trésorier de la couronne, juriste, ambassadeur.
Il propose des exercices spirituels en anglais au lieu du latin. Il
n'innove pas : cet écrit s'inscrit dans la tradition de l'"ars
moriendi" c'est-à-dire un traité pour mourir en bon fidèle.
Il y en a beaucoup au XVe s. Les populations européennes
ont gardé un vif souvenir des grandes pestes du XIVe s.
Il
s'agit d'une réflexion sur les péchés capitaux. More a la volonté
de mettre ses convictions au service de son pays et démontre son
souci pastoral : il est possible de parler d'une vocation religieuse
laïque. Cultivant avec finesse son art de la rhétorique, il veut
convaincre avec des raisonnements et de l'humour.
Il
nous offre de portraits réalistes de l’orgueilleux, du colérique,
de l'envieux et de l'avare. Ce texte n'a pas vieilli car ces vices
sont toujours vivants, hormis le titre car le mot enfer n'est
plus dans le vocabulaire de nos jours12
et semble même avoir disparu des esprits...
Rassurez-vous
More ne cherche pas à culpabiliser : il ne joue pas avec la peur de
l'enfer. Il veut ouvrir son lecteur à la miséricorde de Dieu.
Sa méthode consiste à démontrer l"inutilité" , voire la
bêtise de ces vices.
Par
contre, il invite à méditer sur la mort et la vie d'après :
la vie d'après se prépare par une vie sainte et propre. En le
lisant, j'ai été frappé des ressemblances de sa pensée avec les
livres que les gens achètent de nos jours avec frénésie sur le
développement personnel. Les rayons des libraires sont inondés de
ce genre d'ouvrages, avec les couleurs de la spiritualité bouddhiste
ou tibétaine. C'est ignorer les auteurs chrétiens qui ont, pendant
de siècles, développé des méditations qui apportent bien plus à
l'âme et à l'esprit. Pourquoi l'Eglise ne les remet pas à
l'honneur ? Dans le cadre de nos rencontres, je ne manquerai pas de
vous les retrouver et de vous les faire goûter par quelques
extraits.
- Il y a une lutte à mener contre le diable qui est tout ce qui peut nous faire rompre le lien avec Dieu. Cette définition me paraît très pertinente.
- Quotidiennement, il faut intégrer en soi l'idée de la mort. Je vous signale pour celle et celui qui fait un Ave Maria, en pensant aux paroles prononcées, et non de façon mécanique, il y a au final la mention "et à l'heure de notre mort" : ce passage ou cette naissance à une autre vie.
- Ne pas avoir peur de visualiser sa mort. J'ai accompagné des personnes en fin de vie et elles m'ont aidé à pratiquer cette démarche sans crainte. Chaque heure, chaque minute et chaque seconde nous approchent d'une fin terrestre inéluctable : personne n'y échappe. Il s'agit au final non de pleurer ou de se regretter par avance (pour employer l'expression de Fontenelle).
- Visualiser sa mort permet : d'éviter les pièges des péchés capitaux, d'éviter une inattention ou un oubli quant à la faute commise, de retrouver une paix de l'esprit et donc une sérénité. Deux moyens à employer : à travers les douleurs physiques que nous pouvons connaître dans nos vies; au moyen de la contemplation des douleurs du Christ dont le corps a été torturé et crucifié.
Les
péchés capitaux
(appelés à tort mortels)
Il
s'agit de huit vices principaux ou dangers que doit affronter
l'ascète : orgueil, vaine gloire, paresse, colère, acédie
(mélancolie pouvant conduire à l'indifférence spirituelle),
avarice, impureté et gourmandise.
Ils
ont été établis par un prédicateur de Constantinople, Evagre
le Pontique
(346-399). Ces péchés découlent tous les uns des autres.
L'orgueil est à l'origine de tous les vices ; il en est la tête qui
se dit "caput"
en latin, d'où capitaux
en français.
A
Marseille, à l'abbaye St. Victor,
Jean
Cassien
(360-435), en retient quant à lui sept. A la fin du VIe
s., Grégoire
le Grand
les détermine clairement pour toute la chrétienté.
More
construit cet ouvrage sur ce verset
tiré
du
livre du Siracide (7, 36) :
"Quoi
que tu fasses, souviens-toi de ta fin et jamais tu ne pécheras."
Pour
More ce verset est une invitation
à prendre en compte quatre éléments : la mort terrestre, le
jugement de Dieu, la souffrance à maîtriser ses désirs et la joie
du ciel qui est promise pour l'éternité.
Penser
la mort ne supprime pas la joie de vivre : il y a la joie à vivre
pleinement
à la suite du Christ. Le plaisir de la vie est dans
l'accomplissement de la loi de Dieu.
Penser
au jugement de Dieu ne terrorise pas : le Christ témoigne de son
infinie miséricorde; il y a encore le purgatoire après la mort pour
accéder au paradis et éviter la peine de l'enfer (cet enfer
qu'il faut d’ailleurs définir).
Le
délice charnel est une contre-façon du plaisir. More en parle ainsi
:
"Car
il faut savoir que, de même que nous sommes faits de deux substances
fort différentes, le corps et l'âme, ainsi sommes-nous aptes à
recevoir deux plaisirs différents, l'un sensuel, l'autre
spirituel."13
La
joie parfaite est dans la joie spirituelle et non dans une joie
sexuelle (More n'ignore pas l'importance de la vie sexuelle du roi
Henri VIII : une des causes de sa scission avec l'Eglise).
A
la suite de saint Augustin,
le repentir ouvre la porte
du ciel :
"Aie
du chagrin (sous
entendu de tes offenses à Dieu)
et réjouis-toi de ton chagrin (car
le fait de regretter tes fautes te donne accès à la miséricorde de
Dieu)."14.
Faire
le bien commence par ne pas faire le mal : c'est simple et à la
portée de toute personne pourvue de discernement. Ensuite, pour
poursuivre le bien dans vie, il faut garder son esprit occupé par de
nobles pensées et privilégier un art de la conversation sur des
sujets qui élèvent ou qui instruisent.
Pour
lutter contre un ennemi, la première règle est de le connaître.
Nous avons trois ennemis : le diable
cherchant à contrôler nos désirs, le monde
cherchant à nous distraire de Dieu et notre propre
chair
voulant
parfois ignorer l'esprit.
Il
faut s'accoutumer à l'idée de mourir. L'illusion est de
croire la mort lointaine afin de ne pas s'y préparer. Notre société
cache la mort, la bannit des esprits. Et pourtant les philosophes de
l'Antiquité ne cessent de pratiquer une méditation sur la mort. La
maladie devrait être un temps de prise de conscience et une
occasion de penser à la mort.
"Non
seulement, nous mourrons pendant toute
la durée de note vie. Qu'est-ce que mourir ? Est-ce autre chose que
le passage et le départ de la vie présente ?"15
Comment
agit le diable ?
Sous de multiples
formes,
Satan rôde autour de l'âme comme un lion. ( 1 P,5,8)
: L'amour
du monde;
L'attachement
aux biens terrestres;
Le
désintérêt aux bonnes œuvres;
La
répugnance à se confesser;
La
présomption de salut en raison de certaines œuvres accomplies;
Le
détournement du regret d'avoir péché;
Privilégier
des funérailles somptueuses plutôt que penser à mourir saintement.
Aux
derniers moments, le diable accomplit encore ses derniers efforts :
montrer à l'homme tous ses crimes pour l'acculer au désespoir, à
une mort triste.
L'orgueil16
Ce
péché est la véritable source et la racine de tous les autres :
colère, envie qui sont les fruits d'une trop haute estime de soi. Il
s'agit d'une sorte d'ivresse du paraître au lieu d'être.
Il
a différentes formes : l'arrogance de celle ou celui qui détient
une fortune, une beauté, une intelligence, une force, un don... Il
entraîne la suffisance, la fatuité. Vouloir recevoir des éloges
entraîne l'hypocrisie et l'amour du monde.
Toutefois
le pire reste l'orgueil spirituel : le fait de se prendre pour un
saint éloigne de la miséricorde de Dieu, provoque un aveuglement
total qui rend impossible de se corriger. Il est nettement plus
facile de corriger les péchés de gourmandise, de paresse ou de
luxure que des vices spirituels. La présomption de croire que le
Ciel est acquis par avance est coupable (il s'agit d'une remise
en cause de la théorie de la prédestination que le protestants,
dont Calvin, développeront plus tard).
More
emploie une comparaison
curieuse
quand on connaît sa fin : la vie terrestre est une prison plus ou
moins belle. La mort est une libération.
Envie
Elle
est la fille aînée de l'orgueil. Elle défigure le visage de celle
ou celui qui en est rongé. Elle assure un dépérissement de la
personne. Elle dévore
tout le temps : une nature envieuse est autant contrariée par le
bien-être d'un autre que par son propre désir
toujours malheureux
car jamais satisfait.
Pourquoi
envier ? La mort égalise tout et emporte tout ce que nous envions.
Colère
Voici
une autre fille de l'orgueil. La colère naît de différentes façons
: une offense qui nous prend au dépourvu; une raison prise de court;
un tort qui nous est fait; une blessure subie ou la perte d'un bien.
Il
convient de réfléchir sur la nature de cette colère. N'est-elle
pas le fruit d'une susceptibilité exacerbée ? d'une trop haute idée
de soi ? du fait d'être moins estimé que l'on croit devoir l'être
? N'a-t-elle pas été produite pour des vétilles ?
Chassons
cette colère qui provient du secret
orgueil qui nous fait nous
surestimer.
Le
juriste More apparaît quand il affirme l'utilité des lois de la
société dans certaines situations : éviter de faire justice
soi-même sur le coup de la colère; prévenir la colère de la
partie lésée. Encore faut-il pouvoir bénéficier d'une justice
impartiale ! Il est possible de commettre des injustices en invoquant
la loi ... Ceci est un autre débat .... More a eu la tête tranchée
en application d'une loi...
La
sainte colère est autorisée car elle provient de la haute estime
que nous avons de Dieu et non de nous-même.
L'avarice
« Les
avares paraissent humbles et sont pourtant très orgueilleux. Ils
paraissent sages mais ils sont fous. Ils paraissent Chrétiens et
n’ont pourtant aucune confiance dans le Christ. Et le plus étonnant
de tout : ils paraissent riches et ne sont pourtant que de vrais
mendiants qui ne possèdent rien. »17
Qu’est-ce
que l’avarisme ? Une crainte permanente de manquer plus tard
aussi grandes que soient ses possessions. Cela traduit une totale
absence de confiance dans le Christ. Pour More, Dieu a fait que le
travail de nos mains nous permette
de nourrir notre estomac.
Les
biens terrestres
sont à Dieu et ils nous ont été remis pour les administrer.
Gourmandise
et luxure
Les
deux sont associées. L’entremetteur est l’œil qui amène à
désirer un plaisir laid et bestial pour la satisfaction du ventre.
La gourmandise entraîne la paresse et la luxure.
Il
insiste sur la caractère éphémère de ce genre de plaisir. Il vaut
mieux souffrir un peu de s’en priver pour gagner un plaisir
éternel, plutôt que de prendre un bref plaisir pour aboutir à des
souffrances éternelles.
« Pourtant,
si nous voulions bien considérer notre péché avec ses conséquences
nous ne manquerions pas de percevoir la pénible amertume de ce sirop
écœurant qu’est le péché qui nous est cher. »18
Aussi
avec ironie, More traite de la gourmandise :
« Et
si un homme est tué dans une rixe, on en parle beaucoup, comme il
est normal . Le coroner siège, l’enquête est menée, le
verdict est rendu, le crime est détecté, l’auteur est inculpé,
le procès intenté, le criminel condamné et mis à mort pour le
forfait. Et cependant, si l’on voulait rechercher combien sont tués
par les armes, et combien se tuent de trop manger ou de trop boire,
on trouverait comme le dit Salomon (Si 37,30-31), que la coupe et la
cuisine tuent plus de monde que la pointe de l'épée : et ce
cela, personne n'en parle. »19
Paresse
De
ce péché, il n’en est fait que trop peu de cas et c’est ce qui
le rend que plus dangereux. Il s’agit d’en peser la gravité.
Curieusement
More a arrêté là son écrit et il convient de poursuivre sa
méditation dans d’autres écrits.
Traité
de la Sainte Communion
A
son époque la communion fréquente était peu courante et Thomas
More pratiquait par contre une communion fréquente. Il a fallu
attendre le Concile de Trente (17 septembre 1562) pour que la
réception sacramentelle de l’Eucharistie soit plus coutumière aux
fidèles.
Son
traité est très court et ne présente pas une difficulté de
lecture. Il nous interroge utilement sur la façon dont
intérieurement nous accueillons le Christ à la Communion. Ce traité
a été rédigé juste avant ses quinze mois d’ emprisonnement.
More a communié pour la dernière fois le 13 avril 1534.
Son
objectif est de réfuter les remises en cause de la Présence réelle
du Corps et du Sang du Christ dans le pain et le vin de
l’Eucharistie. Il a des expressions rudes contre les personnes qui
La nient. Ce débat a été très vif dès 1529.
More
souligne aussi la condamnation de l’homme qui reçoit indignement,
c’est-à-dire en état de péché grave, le Corps du Christ.
Au
XVIe s., le péché et l’indignité du pécheur étaient
souvent traités dans les homélies. Actuellement, nous sommes dans
le style de tout le monde est bon tout le monde est gentil, que, de
toute façon, quoi qu’il fasse le pécheur est pardonné par
avance….et j’ai même entendu dire un prêtre que le pécheur est
pardonné avant qu’il ait besoin de demander le pardon. Je doute
sincèrement quant au sérieux de la formation théologique de ce
prêtre !
Le
débat quant à la présence du Christ à l’Eucharistie
Luther
ne nie pas la Présence réelle mais conteste la transsubstantiation,
c’est-à-dire la conversion du
pain et du vin en Corps et Sang du Christ. Luther parle de
consubstantiation : ainsi après la messe, le pain et le vin ne
sont plus que du pain et du vin car selon Luther, seule la Parole de
Dieu permet de façon temporaire le pain et le vin d’être Corps et
Sang du Christ.. Zwingli et Calvin parlent quant à eux de présence
symbolique.
More
a une violence verbale telle celle de Rabelais et usuelle à cette
époque contre ses contradicteurs.
Conclusion
La
vie est une lutte contre le diable qui agit dans tout ce qui peut
nous faire rompre le lien avec Dieu.
L’homme
doit accueillir la vie et la mort à venir avec une joyeuse
espérance.
Comment
envisager la vie dans le monde politique. C’est dans l’Utopie
qu’il l’exprime le mieux :
« Si
l’on ne peut pas déraciner de suite les maximes perverses, ni
abolir les coutumes immorales, ce n’est pas une raison pour
abandonner la chose publique. Le pilote ne quitte pas son navire,
devant la tempête, parce qu’il ne maîtrise pas le vent […] Si
vos efforts ne peuvent servir à effectuer le bien, qu’ils servent
du moins à diminuer l’intensité du mal. »
Et
il y a une insistance dans son propos, il dit encore dans
l’Utopie:
« Sachez
dire la vérité avec adresse et à propos ; et si vos efforts
ne peuvent servir à effectuer le bien, qu’ils servent à diminuer
l’intensité du mal : car tout sera bon et parfait que lorsque
les hommes seront bons et parfaits. Et, avant cela, les siècles
passeront. »
Et
sa dernière prière en prison sera :
« Seigneur
bon, donne-moi de passer ma vie de telle façon que, lorsque l’heure
de ma mort arrivera, même si j’éprouve de la peine pour mon
corps, je puisse éprouver du réconfort dans mon âme, et qu’avec
l’espérance fidèle de ta miséricorde, dûment rempli d’amour
envers toi et de charité envers le monde, je puisse par ta grâce,
quitter cette terre pour entrer dans ta gloire. »
Deux
conditions : capacité à discerner la vérité en conscience et
détachement du monde sans renoncer à y agir, quitte à connaître
un difficile chemin de croix, à l’imitation du Christ ou de tous
les exemples que nous donnent les Actes des Apôtres.
Vous
souhaitez me joindre :
antoine.schule@free.fr
1 De
belles pages de Lucien que More appréciait particulièrement :
le dialogue des Amis du mensonge ou la Déclamation sur le
tyrannicide.
2 Les
États-Unis, depuis leur création, grâce au soutien financier de
Louis XVI, ont toujours mené une guerre économique à outrance
contre l’Europe.
3 Note
sur R III
4 Pour
mémoire, je rappelle que Thomas d’Aquin justifie le tyrannicide.
5 En
Flandre pour la plus grande partie.
6 Du
grec ou, non et topos, lieu.
7 Hytloday,
qui découvre l’île, colporteur de commérages ;
Amaurote, ville inconnue ; Anhydris , le
fleuve sans eau.
8 CWTM
V p. 315
9 Souviens-toi
de mourir.
10 A
ne pas confondre avec Olivier Cromwell, autre révolutionnaire au
siècle suivant.
11 Ce
cas est fréquent même de nos jours pour certaines affaires où la
"présomption d'innocence " est proclamée alors
que tout a été verrouillé dans un sens avant que le procès
commence. Il y a encore des gens crédules qui croient en
l'impartialité de la justice : douce rêverie politique que des
analyses réalistes effacent vite aux personnes capables encore de
discernement (il est vrai que cette capacité tend à disparaître!).
12 J'ai
même entendu parler de nos jours d'un exorciste diocésain qui ne
croyait ni au Diable, ni aux Enfers : certainement qu'il devait être
très compétent dans sa fonction !
13 P.
19
14 P.
24
15 P.
52
16 P.
57
17 P.
85
18 P.
107
19 P.
111
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