jeudi 21 juillet 2016

Un disciple de Rabelais à Bagnols-sur-Cèze : Joseph, dit Caribert, Mourret (1868-1944).



Joseph, dit Caribert, Mourret :

l’indigné aux canards enchaînés !


Antoine Schülé


Introduction

Pourquoi j’ai été amené à m’intéresser à Joseph, dit Caribert, Mourret ? Cultivant la passion de l’histoire depuis l’âge de 14 ans, j’ai fait plus d’une rencontre imprévue avec des personnalités du passé. Joseph Mourret en est un exemple. Mon père m’a eu raconté ses souvenirs de repas et de discussions animées dans les années 1920 avec lui à La Roque-sur-Cèze. Ensuite, en l’an 2000, Mlle Yvette Nouguier, habitant le domaine de Naste, ancienne propriété de Jules Cotton, m’a remis divers documents : une correspondance Mourret-Cotton et quelques numéros de La Chronique bagnolaise et de Lou Calèu. Elle m’a demandé d’en faire le meilleur usage. Il était inévitable que je m’intéresse un peu plus à cette figure locale.
Ainsi, je suis heureux d’avoir remis en don à la Médiathèque de Bagnols-sur-Cèze tous les documents originaux Mourret en ma possession : cela a été ma contribution à une redécouverte de ce Caribert Mourret et la garantie que ces documents longtemps en possession de Mme Yvette Nouguier soient conservés dans de bonnes conditions. D’une part, j’espère qu’un jeune chercheur ou une jeune chercheuse aura le goût d’explorer cette presse satirique locale qui est une richesse aussi bien pour l’étude de l’art que pour une étude sociologique ou anthropologique. D’autre part, je souhaite que les personnes qui ont des documents sur ce Joseph Mourret les confient à la Médiathèque de Bagnols afin de constituer un fond qui lui permettra de sortir de cet oubli qu’il ne mérite pas !

Un avertissement : en tant qu’historien, je m’intéresse à toute personnalité du passé qui peut éveiller ma curiosité. Cela ne signifie pas pour autant que je partage leurs opinions, leurs traits ou partis pris. Ma passion pour le passé est mue par le désir de comprendre : comprendre pourquoi des hommes ont choisi telle ou telle voie à un moment de leurs vies.
Plusieurs études sur l’évolution des idées politiques au XXe siècle m’ont fait bien souvent percevoir que les mêmes causes ont suscité des révoltes s’exprimant en des formes bien différentes les unes des autres : ces formes radicales appelées aussi extrêmes et que ces extrêmes soient de gauche ou de droite. Toute révolte ne finit pas obligatoirement en anarchie ou en révolution : non, l’une en engagement social, l’autre en action politique, une autre encore en vocation religieuse,  ou bien aussi en une vie aventureuse de militaire. Il est impossible d’inventorier toutes les variantes, y compris la folie adoptée par les incompris. J’ai observé des soixante-huitards (et cela n’est pas incongru puisque Mourret est né en mai 68, mais au XIXe siècle !) devenus des esprits bourgeois plus que parcimonieux et se plaisant à garder la couleur 68 tout en ayant perdu totalement les valeurs prêchées en ce temps !

Caribert Mourret est un indigné de son temps, en cette fin du XIXe et ce début de XXe siècle : il a choisi son arme, la plume. Il la manie dextrement aussi bien par le dessin que par le texte. Caricature et pamphlet deviennent ses moyens privilégiés d’expression.

Nul n’est prophète en son pays !
Ce dicton est confirmé en terre bagnolaise. Aucun écrit sur Mourret n’a été produit à l’exception des notes que j’ai pu fournir à l’une ou l’autre personne (sans me citer comme source mais, si ceci est une pratique courante, le procédé reste cavalier). Par contre sur les journaux où Mourret s’est déchaîné, nous avons l’incontournable livre de Jacques Bonnaud qui retrace avec précision l’histoire de la presse bagnolaise de 1840 à 1963. C’est quasiment la seule présentation qui soit faite des trois journaux qui nous occuperont ce soir : la Chronique bagnolaise, Lou Calèu et Lou Gaveù





3 autoportraits

Joseph Mourret est déjà un soixante-huitard mais il est né le 10 mai 1868 et il est mort le 7 février 1944. Il est le fils d’Auguste Mourret qui a épousé Elvia Cotton (la fille d’Adèle - Césarine - Delphine et Auguste Cotton, l’ancien maire de Bagnols-sur –Cèze  et qui avait pour frère Jules Cotton, ancien maire de Saint-Gervais). La famille Mourret est originaire de Tarascon. Il est ainsi issu de familles notables locales. Il connaît parfaitement le biotope et il s’en amuse comme il s’en irrite.
Sur sa vie, il est difficile de réunir des informations et c’est grâce à sa correspondance de Paris avec son oncle Jules Cotton que nous pouvons reconstituer les origines de sa passion pour la caricature et tout simplement la mise en scène de la société de son temps.

Sa correspondance


Correspondances illustrées

De 1893 à 1894, quelques lettres le plus souvent illustrées, et certaines sont même versifiées, sont utiles pour découvrir son enthousiasme d’être à Paris et de se laisser griser par les artistes qu’il rencontre à l’Académie Julian, par les animateurs de cabarets aussi réputés que le Chat Noir et  par la vie parisienne tout simplement.

Incidemment, il donne quelques informations sur ces années qui ont précédé ses 25 ans, âge auquel il est à Paris.
Il a été formé dans une école des Jésuites : la culture littéraire de Joseph Mourret est solide comme en font foi  ses écrits et il a de bonnes connaissances en histoire et sur tout ce qui a trait aux travaux de la vigne. Il a été exclu de l’école des Jésuites avec un de ses camarades et il ne manqua jamais par la suite de décocher des flèches contre les Jésuites. Avant son départ à Paris, il y a eu un procès intenté contre lui et ouvert à Uzès mais les raisons ne sont pas apparentes, il semblerait que ce soit une rixe : tout au plus il craint que cette affaire soit utilisée auprès de Jules Cotton pour le discréditer.




Il a été passionné par la bouvine : dessins expressifs nous sont restés.
Il ne se cache pas d’avoir mené joyeuse vie. Il ne cultive pas un athéisme : rien ne permet de le dire mais il est critique face à ce qu’il considère être la crédulité religieuse. Le récit de sa visite à l’église du Sacré-Cœur à Paris en est le meilleur témoignage. Il aime provoquer et, lors de cette visite, il garde son chapeau sur une chevelure abondante et sa pipe éteinte en bouche : dans la crypte, il lui est demandé de sortir.



Il plaisante volontiers avec la mort (en croyant peut-être ainsi la conjurer ?) et participe à des réunions très prisées par les carabins de Paris qui, pour conjurer l’idée de la mort, ont opté de plaisanter sur elle. Nous avons une lettre avec dessins qui retrace cette soirée pouvant paraître étrange de nos jours (quoiqu’avec la fête d’Halloween, il ne soit fait guère mieux).

L’Académie Julian
Mourret est à Paris pour perfectionner sa technique du dessin et il a déjà déclaré sa vocation d’être un caricaturiste et par conséquent un peintre des mœurs en outrant les défauts de ses proches. Pourquoi l’académie Julian ? Elle a des liens avec notre région en raison de l’origine de Rodolphe Julian, son fondateur, et d’Albert André qui l’a aussi fréquentée.
Cette académie a été créée par Rodolphe Julian, peintre à ses débuts. Il est né, pas loin d’ici, à La Palud (Vaucluse), le 13 juin 1839. Il est mort à Paris, le 12 février 1907. Il est l’élève de L. Cogniet et de Cabanel. A partir de 1865, il figura au salon de Paris avec des sujets de genre et des portraits. Julian occuperait une place « modeste », comme le dit du Dictionnaire des peintres M. Bénézit[1], parmi les peintres français sans la fondation de son Académie.
En s’entourant de professeurs les plus en vue, il y attira un nombre considérable d’élèves : peintres, sculpteurs et dessinateurs. L’Académie Julian devint une autorité artistique, a possédé une réputation mondiale. Julian a dû renoncer à peu près complètement à la peinture pour assumer ses fonctions directoriales.
Il se montra excellent administrateur et amassa, grâce à son école, une fortune assez importante ; cependant, il fut aussi un maître généreux et bien des artistes, peu fortunés, ont pu continuer gratuitement des études qui, sans sa générosité, auraient dû être interrompues. Julian a joui jusqu’à la fin de sa vie d’une grande popularité parmi ses élèves. Il fut décoré de la Légion d’honneur en 1881.
Caribert Mourret est un contemporain d’Albert André[2] (1869-1954), le conservateur en 1918 du Musée de Bagnols et à la carrière pictural si connue : Albert André a commencé, quant à lui, à peindre vers 1892. Fait à remarquer, il a aussi étudié à l’Académie Julian, dès 1889, mais il a commencé dans l’atelier de Bouguereau.
Mourret lui travaillera avec Benjamin Constant qu’il s’agit de ne pas confondre avec l’écrivain du même prénom. Son vrai prénom est Jean-Joseph Constant. Le changement de prénom est assez courant dans les milieux artistiques quand ce n’est pas tout simplement le choix d’un autre patronyme. Albert André a lui aussi suivi ses cours en 1892-3[3]. Ils ont dû se connaître mais je ne n’en ai pas trouvé la preuve.
Quoique né à Paris, ce Constant a passé sa jeunesse à Toulouse. En 1866, il a suivi l’école des beaux-arts dans l’atelier Cabanel. En 1872, avec Tissot, ministres des Finances, il a effectué un voyage au Maroc. A partir de ce moment, il s’est fat connaître comme un peintre de l’Orient. Ce voyage a exercé une influence décisive sur son art. Ses œuvres marocaines ont établi sa réputation. Toutefois, depuis 1880, il se spécialisa dans les portraits comme ceux de la reine Victoria, de la reine Alexandra et du duc d’Aumale. Ainsi, il est très apprécié en Angleterre. Il a aussi peint les plafonds de l’Hôtel de ville de Paris, les figures des Belles-lettres et des Sciences pour la Sorbonne. C’est une autorité artistique reconnue. Son appui pour les études de Caribert Mourret à l’Académie Julian en 1893 est décisif et Mourret a vraiment de quoi s’en réjouir comme il l’écrit dans sa correspondance.
Albert André a connu une voie différente de celle de Mourret mais il est incontestable que Mourret a fréquenté les milieux artistiques parisiens les plus réputés de son temps grâce à cette Académie Julian. Caribert a reçu de nombreux prix accordés par Rodolphe Julian et cela complétait le soutien financier que lui accordait Jules Cotton. A cette Académie, Mourret a développé sa technique du dessin et le travail des couleurs.


Le Chat noir
Mourret doit sa formation humaniste aux Jésuites d’Avignon et, suite à son expulsion, il leur garde une certaine animosité qui se révèle dans sa correspondance. A l’académie Julian, il doit la maîtrise du dessin et à Paris sa découverte de tout ce qu’une capitale culturelle peut offrir  à un esprit curieux comme le sien : curieux au bon sens du terme. Curieux par ce désir de savoir. Son esprit frondeur ne s’est épanoui cependant qu’en fréquentant le Chat noir entre autres cabarets. Pour comprendre l’esprit qui animé les trois journaux satiriques où Mourret a eu un rôle déterminant, il est nécessaire de s’intéresser à ces cabarets parisiens des années 1890.
Les cabarets ont fait la réputation de Paris : c’en est même devenu un des clichés du parisianisme. Il est d’ailleurs à noter que ce parisianisme –cette façon exagérée d’être parisien- n’est pas une création des parisiens eux-mêmes mais une création des Provinciaux à Paris. Ceci s’oublie facilement de nos jours et mérite d’être signalé. Plusieurs exemples illustreront mon propos.
Le Chat noir[4] réunissait de joyeux lurons éloignés de leur terre natale mais habitant Paris. A leur début, ils se nommaient les hydropathes : nom formé sur celui des névropathes, ceux qui soufrent des nerfs. Ensuite, la majorité des participants étant barbus, ils se sont appelé le Club des hirsutes.
Rodolphe Salis est un peintre qui ouvrit en 1881 le Chat noir, à Montmartre, au n° 8 du Bd Rochechouart. Il s’agit d’un cabaret artistique : l’intérieur est de style Louis XIII et les fenêtres ont des vitraux de couleur. Poètes, peintres, musiciens et sculpteurs s’y retrouvent. Jeunesse, gaîté, audace, fantaisie, lyrisme cachent pour plus d’un une vie difficile, voire parfois miséreuse. Il y a une sorte de griserie de cultiver quelques certitudes autour d’une table pour faire face à l’incertitude des lendemains. Chaque soir, il y a des réunions, fêtes, charivaris et récitation de vers. Les personnalités de la finance et de la politique se font plaisir de s’encanailler l’espace d’une soirée régulièrement, spécialement le vendredi soir.
Il s’y publia aussi un journal « Le Chat noir », dont le rédacteur en chef était Alphonse Allais et qui a servi de modèle à Mourret. On y trouve des vers de poètes, quasiment oubliés maintenant : Jean Richepin, Emile Goudeau, Edmond Haraucourt, Maurice Rollinat, Albert Samain et il y a aussi des contes d’Alphonse Allais (originaire d’Honfleur, il faisait des études de pharmacie à Paris mais il a soigné sa clientèle d’une toute autre façon !) et de Gorge Auriol.
En 1885, le Chat noir a déménagé pour la rue Victor Massé. Il y a une salle François Villon et chaque recoin ou escalier possédait un nom reluisant : salle des Gardes, Escalier d’honneur pour un escalier où deux personnes ne pouvaient monter de front, la salle du conseil, l’oratoire, etc... Un Suisse en gardait l’entré. Le service des bières était accompli par un garçon en habit d’académicien : ce qui n’a pas empêché que certains des clients soient devenus des membres de l’Académie ! Debussy et Verlaine l’ont aussi fréquenté.


Les pièces littéraires sont animées d’ombres chinoises. Vous retrouvez souvent ces ombres chinoises dans les dessins de Mourret. L’idée en est venue lorsque le chansonnier Jules Jouy chantait les Sergots, Henri Rivière eut l’idée d’illustrer la chanson en faisant passer derrière un écran blanc de petits personnages découpés dans du carton. Ce jeu fut le point de départ  d’une technique de spectacle qui n’a pas cessé de se perfectionner. Caribert Mourret dit, dans sa correspondance, que Rodolphe Salis lui a payé des ombres chinois de son cru.
Le patron du Chat noir est Rodolphe Salis : il est passé du statut de peintre à celui de cabaretier. Il a réussi financièrement. Il aimait et cultivait l’irrévérence  même à l’égard de grandes personnalités : il jouait un peu le rôle du fou du Roi lorsqu’il y avait des rois !
Aristide Bruant a marqué le style de Caribert Mourret. Cela se retrouve fréquemment dans les textes du Calèu et surtout du Gaveù avec ce goût pour les chansons modernes, réalistes et dont les vers sont souvent beaux comme sa correspondance en témoigne.
Qui est Aristide Bruant ? Il est né lui aussi dans une famille bourgeoise de Courtenay, dans le Loiret, il a subi plusieurs revers de fortune. Il a exercé différents métiers à Paris. Il a été même employé de Chemin de fer du Nord.
Il trouve enfin sa vocation  lorsqu’il se lance comme chanteur de café-concert. C’est « Au Chat Noir » à Paris qu’il trouve sa voie alors qu’il rédige et interprète une ballade qui glorifie le cabaret. Il remplace parfois le maître des lieux, Rodolphe Salis, dans le rôle de bonimenteur. Il se spécialise dans la chanson de barrière ; il magnifie le peuple de petits truands et les gigolettes de la zone. Il glorifie les exploits des gars du bataillon d’Afrique. Il a des qualités : un grand sens de la langue, une rigueur de l’écriture et surtout une efficacité des propos. Il symbolise l’école chansonnière montmartroise. Après le transfert du « Chat Noir » (rue Victor Massé en 1885), il reprend le local de Rochechouart qu’il rebaptise « Le Mirliton ». C’est à ce moment qu’il adopte définitivement la tenue que Toulouse-Lautrec a immortalisée : chapeau noir et foulard rouge. Il houspille la bourgeoisie. Cependant la bourgeoisie l’aime bien car elle se donne le frisson, le temps d’un soir, de s’encanailler à son écoute. Grâce à plusieurs « nègres » (oui, il n’y a pas que les politiques, les militaires et les gens du show biz à en avoir), il est l’auteur de plusieurs pièces.
Dans Lou Calèu par exemple, vous trouvez ces scènes typiques, parfois versifiées, qui font penser à Molière et sont dans la veine d’Aristide Bruant. Plusieurs poèmes peuvent être chantés et j’imaginerais facilement une reprise de certaines scènes et de certains airs pour la plus grande joie du public. N’étant ni comédien, ni musicien, je ne peux pas vous en offrir ce soir mais l’idée est lancée.
L’insouciance caractérisait ce milieu qui cultivait un esprit voltairien sans l’esprit de Voltaire, la joie d’un bon mot ou d’une bonne formule à la façon de Sacha Guitry (1885-1957) qui arrivera à la génération suivante ! C’est véritablement dans ces cabarets que Mourret a mûri sa vocation. Il voulait devenir un caricaturiste et un auteur à la plume acérée.



Origine de ce prénom d’artiste : Caribert.
Joseph Mourret est un passionné d’histoire et il est nécessaire de posséder quelques références historiques pour comprendre son insistance sur tel ou tel personnage ou titre. Ainsi, pourquoi a-t-il choisi ce prénom de Caribert ? Prénom qui n’est pas commun aussi bien dans notre région que dans les pays francophones. Faisons un bref retour au temps des Mérovingiens, au VIe siècle après Jésus-Christ, bien sûr.
Caribert est le fils aîné de Clotaire I, roi mérovingien. Il a eu en héritage le royaume de Paris, avec certaines parties du Quercy, de l’Albigeois et de la Provence. Il a régné de 561 à 567.
L’histoire retient de lui son goût pour la paix en un temps où le royaume vivait la guerre civile. Il s’affirmait savant en jurisprudence c’est-à-dire qu’il possédait une bonne connaissance des coutumes et des droits locaux. Il s’agit d’un roi germanique privilégiant le droit coutumier. Nous sommes en ce moment où le droit devient écrit dans une France en train de se constituer : en histoire du droit, c’est le temps où le droit coutumier d’origine germanique se trouve influencer par le droit romain. Toutefois, ce n’est pas cet aspect qui a intrigué notre Joseph Mourret.
Ce Caribert mérovingien s’était abandonné à la « luxure », dit-on. En fait, il avait épousé une nonne répondant au doux nom de « Marcofeva » et c’est une des raisons pour laquelle son évêque l’avait excommunié. L’autre raison est que Caribert avait voulu rétablir un impôt aboli, y compris sur le clergé. La raison la plus importante reste celle de la querelle sur la nomination des évêques : le roi avait choisi Emericus comme évêque de Bordeaux et le Concile, autorité religieuse, nomma Héraclius. Pour réponse à ce choix, Caribert renvoya ce dernier dans un char rempli d’épines ! Il donna naissance à des filles. C’est pourquoi ses états furent partagés entre ses frères à son décès.
Le choix de ce prénom ne peut être expliqué que par Joseph Mourret mais il dit dans une lettre 16 octobre 1894, à propos d’un filleul de la famille Clastron, qu’il préfère les prénoms comme Robert, Caribert, Norbert, Philibert ou Gaudibert et qu’on n’aille surtout pas à le prénommer Joseph ou Jules !
Il est certain que la vie atypique du Caribert roi mérovingien ne pouvait que plaire à Joseph Mourret : provocation tout en nuance car peu de personnes devaient en savoir la raison réelle ! Il a ainsi satisfait son goût pour une vie aux mœurs légères, son anticléricalisme typique de cette fin du XIXe siècle, sa provocation par le choix de ce prénom que seules les personnes ayant une culture historique pouvait comprendre !
Il renouvelle cela en donnant ce prénom à son fils, comme nom de baptême : une ironie insistante qu’il a dû goûter avec délectation. Parmi nous, les anciens se souviennent d’un Caribert Mourret mais ils me disent qu’il n’a jamais dessiné ou écrit. C’est exact car celui-là est un Caribert II, le fils unique de Caribert I Mourret.
Son prénom d’artiste, Caribert, il l’a choisi et c’est pourquoi, pour respecter son esprit, je préfère le prénommer Caribert Mourret et non Joseph Mourret car l’état-civil est une chose et la liberté en est une autre. On n’est pas l’esclave d’un nom ou d’un prénom.
Ainsi je vous ai brossé rapidement ce contexte de la naissance de la vocation de Caribert Mourret caricaturiste. Venons-en maintenant aux journaux bagnolais.

Trois journaux
La Médiathèque de Bagnols possède un fond ancien dont la grande prêtresse et la gardienne du temple est Valérie Serre. Vous y trouverez la collection complète de La Chronique bagnolaise, Lou Calèu et Lou Gaveù. Dans le cadre d’une numérisation de la presse ancienne, ces trois journaux sont actuellement en cours de numérisation. La consultation en sera plus facile et les originaux souffriront moins d’éventuelles manipulations car la qualité du papier est fragile et l’encrage du Lou Calèu, par exemple, ne cesse pas de diminuer d’une année à l’autre. Il est possible que vous ayez des exemplaires dans vos greniers : il vaut la peine de les préserver de dégradations : souris, gouttière fortuites, quand ils n’ont pas servi à allumer le feu ou à emballer divers objets !
Pour le temps qu’il me reste, je ne pourrai pas développer tous les thèmes traités et donner les explications que mériterait chaque numéro ! Certains textes nous parlent moins dans la mesure où nous n’avons plus une parfaite connaissance du temps de leur parution. Il faudrait faire revivre ce biotope politique et social de ce changement de siècle pour être parfait.
Je me contenterai de vous donner quelques pistes qui n’épuiseront pas le sujet mais qui susciteront peut-être l’intérêt d’un chercheur.
Les trois journaux totalisent 53 numéros du 1er janvier 1896 au 30 août 1902  : 13 pour la Chronique bagnolaise, 25 pour Lou Calèu et 15 pour Lou Gaveù. Plusieurs personnes m’ont demandé s’ils ressemblaient à La Gazette de Petrus dont certains se souviennent encore : à mon avis, il n’y a rien de semblable. L’esprit n’est pas le même ; les dessins n’atteignent pas la qualité de ceux de Mourret et les textes ont généralement une qualité littéraire qui ne se trouve pas dans ladite gazette.




La Chronique bagnolaise
Ce journal s’annonce comme  étant littéraire et artistique. Les questions agricoles sont traitées par C. Montagard et ce collaborateur a vraiment existé. Joseph Mourret est l’auteur de la plupart des articles avec autant de pseudonymes que de rubriques : sur la féminité, il signe Jeanne Quibrode ; pour la critique artistique Zéphirin Sacely ; pour les articles de nature scientifique c’est tantôt Jean Ki, voire Paul Ka ou bien encore, Mau Léon ; les écrits de nature historique F.-A. Walker. La manchette a été réalisée par Paul Gilles. 9 numéros sont édités par Benoit et 4 par Broche.
Les dessins et caricatures sont tous de Joseph Mourret qui signe St. Inès ou John Murray, façon de donner une note britannique à son nom alors qu’il n’apprécie pas du tout la politique impériale anglaise. Ce nom de Saint Inès apparaît déjà à plusieurs reprises dans sa correspondance et il y ajoutait un titre de baron : ce détail n’est pas anodin pour celui qui a des notions médiévales. A l’origine, le baron était un guerrier libre qui pouvait se battre pour la cause qu’il voulait et qu’il choisissait : c’est cette liberté d’esprit qu’il revendique pour mener les combats qu’il veut livrer. Nous y trouvons des rubriques d’état-civil et des informations agricoles officielles.
Il défend les droits de la femme mais ironise sur les féministes. Il critique la formation donnée aux femmes dans les couvents. Il veut une femme qui sait rester femme sans porter la culotte ! L’hygiène rurale est un thème traité avec sérieux. L’article sur le conflit du Transvaal parle des Boers et prend position clairement contre les Anglais et leur violation du droit des gens : ce qui est une vérité. Je vous signale que les premiers camps de concentration, dignes de ce nom, ont été créés par les Anglais lors de ce conflit complètement oublié de nos jours où Français et Hollandais ont souffert. Il y a plusieurs planches magnifiques et vous pouvez en découvrir quelques-unes dans l’exposition. L’examen du candidat à prétendre écrire dans la Chronique est une merveille : cette planche pourrait servir à illustrer la déontologie du caricaturiste de tous les temps ! Mourret ironise sur les promesses électorales : cela ne date pas d’hier. A plusieurs reprises, il parle du Casino et de la gare. Nous y trouvons encore une chronique théâtrale : il profite, pour un spectacle, de dénoncer une claque organisée et je crois que le fait a été vrai. Il ya de nombreuses ombres chinoises. Un article loufoque sur la justice chinoise est en fait une satire sur l’exercice de la justice et là aussi, il y a des lignes écrites qui sont encore actuelles ! L’ironie sur l’actualité bagnolaise est retenue encore. Il y a des articles sérieux sur les chemins de fer dans la vallée de la Cèze et sur la viticulture.
Le public visé par ce journal est celui de gens aisés, ayant de la culture. Le papier est de bonne qualité et l’impression lisible et agréable à lire. Pourquoi cette brève durée de vie ? Le coût d’impression et le manque d’abonnés doivent être les deux principales raisons. Le contenu n’est pas assez incisif pour expliquer sa disparition. Pour Bagnols, cette Chronique devait avoir un air trop parisien et trop intellectuel. Le dernier numéro est en couleur : il conserve l’esprit ludique et, à le lire, il est perceptible que ce numéro annonce déjà une suite qui devait être en train de se penser.



Lou Calèu
Le titre de cet hebdomadaire prend une couleur plus locale. Le Calèu est une lampe à mèche que l’on retrouve encore dans les anciennes demeures. Il veut apporter la lumière sur tout ce que certains veulent cacher. La qualité est différente de celle de la Chronique : moins bonne mais il est vraisemblable que les nécessités économiques aient imposé ce choix.  Les éditions sont entièrement lithographiées à l’Imprimerie spéciale du Calèu, au 1 rue Garibaldi, c’est-à-dire chez Jean Palisse qui est cafetier et le directeur-gérant du journal.



Jean Palisse est un grand ami de Joseph Mourret. Ils sont complices d’écriture et il est parfois difficile de distinguer derrières leurs pseudonymes qui est qui. Le style de Mourret est plus littéraire, celui de Palisse est plus pamphlétaire. Les textes versifiés sont de Mourret mais il y a là un véritable travail d’équipe.
Joseph Mourret, fidèle à sa pratique signe sous d’autres pseudonymes : Polyte, Panurge, Raphaelito. Mais certains articles signés Panurge peuvent être écrits à deux mains c’st-à-dir avec celle de Jean Palisse. Dessins et caricatures sont bien sûr de Joseph Mourret.

Un autre pseudonyme : Tapin, peut-être pour Jean Palisse. Par contre pour  Ginoux, je n’arrive pas à savoir si je suis devant un nom ou un pseudonyme.



Autant la Chronique avait de la retenue, autant Lou Calèu se déchaîne totalement. La municipalité bagnolaise reçoit des flèches sans discontinuer : certaines sont fines, d’autres un peu trop faciles. Dans tous les cas, cela fait mouche et il est évident que le style et le ton ont changé. Nous avons là si vous voulez un Canard enchaîné comme celui que l’on connaît actuellement mais Bagnols est d’avant-garde car le Canard enchaîné que vous connaissez tous a été créé en 1915 !
La gare de Bagnols est encore un sujet qui revient à plusieurs reprises mais tout y passe : l’achat d’un nouveau mobilier municipal considéré munificent, les finances communales (un gros coffre qui s’ouvre sur une toile d’araignée), les impôts sur le marché, un lavoir promis avant les élections au quartier Saint-Martin, les aménagements du Mont Cotton, …
Le Maire Boissin est la cible favorite mais ses proches ne sont pas épargnés : nous pouvons imaginer leur colère, leur irritation. De nos jours, il est difficile d’identifier les personnes au détour de chaque phrase mais il ne fait nul doute que cela devait divertir plus d’un Bagnolais. Un pressoir pour presser le contribuable. Le Château d’Artiffel qui est une usine à fabriquer du vin sans raisins. Le cercle des patates est aussi une cible favorite : . Les « Inséparables » reçoivent des éloges. Les concerts de l’orphéon font l’objet d’une critique régulière.
A travers les articles, il y a des allusions précises à des rixes et les échanges verbaux ont dû être violents. Il est quasiment certain qu’il y a eu des procès et, là, il y aurait une piste de recherche à explorer : j’imagine que les actes de procédure mériteraient à eux seuls un exposé. 
Chronique d’une mort annoncée
Deux évènements allaient sonner le glas du Calèu.
Le numéro du 6 avril 1901 a provoqué la colère de Jules Cotton qui semble bien avoir été le bailleur de fonds de Mourret.  Dans le dossier de correspondance versé à la médiathèque, nous avons la lettre que Jules Cotton a écrite pour marquer sa désapprobation : cela a dû signifier la fin de son soutien et les procès ont complété la mise à mort.
La scène du fond est faite de personnages africains et en ombres chinoises nous avons à droite Jules Cotton qui reçoit un ours blanc de la part de Boissin dit Boissinoff et le Dr Arène dit le prince Arenothé. Un poème signé Panurge s’en prend au Dr Arène. Une pleine page simule ce que nous appellerions aujourd’hui un micro-trottoir.
Le ton de la lettre de Jules Cotton est direct :
« J’ai sous les yeux, neveu compromettant, ton Calèu.
Je te prie à l’avenir de me mettre en dehors et de chercher d’autres personnages à mettre sur la sel[l]ette. Tu te méprends considérablement sur l’ami Boissin dont tu me payes l’ours. Il n’est pour rien dans la manœuvre consistant à lancer ma candidature comme ballon d’essai. Je parle en connaissance de cause.
Tu fais le jeu de mes adversaires et [je] ne serai pas étonné qu’ils se jettent à corps perdu sur tes numéros, distribués largement aux frais du prétendant.
Où en sommes-nous donc ? Que sont devenus ces prétendus sentiments d’affection sincère dont tu m’as fait si souvent la déclaration ?
Oui je te le répète tu me contraries vivement dans les circonstances présentes et fais tout pour m’indisposer. »



Le « Petit bleu » du Dr Arène, membre du Conseil municipal, a été le deuxième coup de grâce. Dans la réponse à ce « Petit bleu  », il y a de la part du Calèu un dérapage surtout de Jean Palisse : l’ironie devient blessante et il y a là une cruauté verbale qui me gêne. Il est vrai qu’il est difficile de mettre une limite à un pamphlet et la politique française nous a offert plus d’un débat où les arguments volaient bas mais c’était aussi parfois pour se mettre à la hauteur du sujet.
Pourtant la première page du 20 avril 1901 est plaisante et a pour titre : Les chiens aboient…La caravane passe… Le conseil municipal se retrouve dans le monde animalier avec des têtes bien reconnaissables. La caravane du Calèu passe et un homme pousse une charrette qui porte les peaux des bourgeois. Je rappelle que Cotton et Mourret font partie de cette bourgeoisie. Mourret se trouve entravé à un  pied avec sa lyre à terre. Palisse répond au Dr Arène   mais ce n’est pas sa meilleure prose. Mourret a été piqué au vif et répond avec des allusions qu’il est impossible de déchiffrer convenablement. Peu importe. Le texte signé Panurge est de Mourret et reste dans un esprit satirique plus convenable.
Il peint François Charrier, membre de la municipalité, de la façon suivante :

Un homme en vue

Fougueux méridional, le verbe haut, criard,
Et la voix enrouée et le mot égrillard,
Les gestes forcenés, l’accent pur de Provence ;
Tel est l’homme connu pour sa munificence.

Son visage arrondi respire la santé,
Son nez est gros et court, son regard effronté,
Sur sa lèvre apparaît un sourire stupide ;
Il marche en trottinant, d’un pas menu, rapide.

Sa mise est sans recherche et son langage aussi :
Il blâme celui-là, diffame celui-ci.
Dans un louable élan, à son pays il offre
Une artère gratuite…afin d’emplir son coffre.

Il se pose en malin, car il est du Midi.
Il se berce de mots qu’il invente et redit…
Quarante-cinq printemps, c’est l’âge qu’on lui donne ;
Au prénom de François il répond en personne.

Par l’esprit querelleur de son pays natif,
Il perturbe le club dont il est membre actif ;
Manque d’instruction, surtout de savoir-vivre
Et fait rire de lui par ses propos d’homme.

 Boissin en un croquis éclair :
Toujours lui !!!...

Le teint frais et gaillard, mais un peu ravagé ;
Car en somme il est mûr sans être très âgé,
Les cheveux grisonnants, les yeux percés en vrille,
Le regard sensuel qui sous ses cils pétille ;

L’allure nonchalante avec l’air protecteur,
Le verbe haut, mais non celui d’un orateur ;
Car il brave en parlant les lois de la grammaire :
Il a besoins pour ses discours d’un secrétaire.

Son cœur est un brasier, son air est conquérant :
Tout visage de femme à ses désirs des rend ;
Il jette sans compter, avec insouciance,
Son cerveau, son argent qu’amant il dépense.

A personne il ne rend le salut en chemin :
Il frôle son chapeau parfois avec la main ;
Posé dessus son chef, il est inamovible.
Seul avec son chapeau ce mot est compatible.

Il est autoritaire ; il mène son conseil
A la baguette, à l’œil : il est le roi soleil.
Comme un chien de quartier, il surveille le garde :
A dresser les verbaux, de loin il regarde.

Il fait servir son titre à son ambition.
Il compte sur un poste en fin de gestion :
Car de nos intérêts, notre maire n’a cure :
Il travaille au pouvoir pour une sinécure[5].

L’attaque est personnelle, clairement dirigée. Ces vers devaient toucher. Je pense qu’à partir de ce moment-là, le temps de vie du journal était compté ! Il faut préciser que Boissin s’affirmait socialiste et Caribert s’interrogeait pour savoir si celui-ci n’était pas plutôt un autocrate. Cela explique aussi le silence qui pèse sur Mourret : il n’est d’intellectuel que de gauche, alors qu’il est d’une sensibilité de droite…sans pourtant défendre les notables qui sont sans mérite. Nous sommes là devant toute la complexité de la personnalité de Caribert Mourret.
Il ne faut pas croire que Caribert Mourret inflige uniquement des traits vengeurs. Non, il sait aussi louer en vers ceux qu’il apprécie. Ainsi, il livre un croquis de M. Ode, chef de musique de l’Orphéon :
Croquis éclair :

Le chef de musique de l’Orphéon
Osseux, grand, élancé, teint hâlé, cheveux blonds,
La figure sévère et les regards profonds.
Virtuose accompli, savant philatéliste :
L’âme de ce jeune homme est celle d’un artiste.

On sent vibrer son être aux accents du violon
Sous son archet puissant – tel l’antique Apollon -
Il fait naître des sons d’une douce harmonie
Qui accèdent à nos sens charmés : le Génie.

Le visage couvert d’une brusque pâleur,
Un archet à la main et conduisant le chœur,
Nous le vîmes en scène : il sut ce soir nous plaire
Par un concert de voix de noble caractère.

Est-il artiste aussi quand il fait collection
Des timbres imprimés par chaque nation ?...
Il l’est parce qu’il a le goût de l’esthétique
Et que ce sentiment est sœur de la musique….

Couvre chef à grands bords, caban bleu sur le dos,
Il foule ainsi vêtu nos pavés inégaux.
Un poète inspiré par plus d’une rasade
Dirait le voyant : « C’est une ode en ballade. »
En lisant les numéros 16 et 17, le journal est face à des procès. La famille Fabry demande réparation en justice car elle se sent concernée par un article sur Briffat (inversion des deux syllabes de son nom). M. Arène se fend contre « Lou Calèu ». Mourret abandonne son pseudonyme pour répliquer avec sa force et sa verve coutumières.
Le numéro 17 du 27 avril 1901 est le dernier du « Lou Calèu ». Il y a déjà l’annonce d’une suite. Mourret dit qu’il croit en la résurrection : c’est un véritable optimiste.


Lou Gaveù
Le samedi 24 mai 1902. No 1 paraît.
En sous-titre, il est précisé qu’il s’agit d’ « un journal indépendant, humoristique, illustré et hebdomadaire. ». Il paraît à Bollène dans le Vaucluse. Paul Cuchet est le directeur gérant. L’abonnement annuel est à 6.-.
Une citation de Mistral orne la bande titre :
« Brulo, aco, mieu que gen de busco :
Es de souquiboun de lambrusco. »[6]
Un « Pierrot rieur » fouette d’un sarment un notable dans le fonds différents personnalités : de la politique, du clergé, de la justice, même Jules Cotton ! et la maréchaussée se tiennent leurs postérieurs suite à la « fessée » reçue !
Il y a bien sûr jeu de mot entre Lou Calèu et Lou Gaveù. « Lou Gaveù » est en provençal « le sarment ». Mais il y a aussi une signification militaire : la fascine, entrelacs de branchages pour renforcer le terrain.
Le siège du journal est maintenant, hors du Gard, dans le Vaucluse, sans aucun doute pour éviter les foudres judiciaires politicogardoises. Il change de pseudonymes : le dessinateur humoriste qu’est Caribert signe « Pulcinella » ; l’éditorial est signé « Jean des Entommeures », allusion à l’œuvre de Rabelais bien sûr et à nouveau. On se souvient qu’il signait déjà Panurge dans le Calèu. Mourret serait fier de savoir que ses écrits dorment avec le Fond Rabelais dans le même dépôt, ici à la Médiathèque. Comme quoi de grands esprits devaient finir par se rencontrer ! J’imaginerai volontiers un dialogue en Rabelais et Mourret pour traiter des droits et devoirs de la satire.
Le principe des journaux précédents reste le même : grand dessin de première page ; deux pages intérieures de textes divers : chronique locale, vers, fable, informations diverses ; quelques prises de position. Avec en dernière page, des dessins humoristiques
La chronique s’ouvre aux secteurs de Bagnols comme précédemment mais s’élargit jusqu’à Pont-Saint-Esprit, s’attaque à un notable du nom de Poisson, d’Uzès. Il fait sa tournée électorale pour devenir député. Son nom ne pouvait que faciliter le travail du caricaturiste. Il est né à Toulouse le 2 août 1870.  Professeur au lycée d’Alès en 1895, il est conseiller municipal et adjoint au maire d’Alès. Il sera élu  député d’Uzès le 11 mai 1902, réélu en 1906 et il meurt en 1909.
Il aborde des sujets internationaux avec l’Arménie et le massacre des Arméniens notamment. Il lance une flèche bien sentie contre la presse, son silence en certaines occasions est inadmissible : comme quoi, rien n’a changé car actuellement vous avez de nombreux conflits et massacres passés sous silence.
Il affiche son indépendance et offre quelques vigoureux portraits avec esprit et bons mots. Fait nouveau, il a plus souvent recours à la langue provençale : quelques textes sont versifiés en provençal. St. Nazaire, La Roque, Saint-Gervais, St. Laurent-les Arbres sont cités et font l’objet d’articles plus ou moins longs. 
On y sent une plus grande maîtrise de la plume comme des sujets et le dessin évolue aussi même si on y perçoit bien la même main. C’est le journal que je préfère des trois. La qualité du papier et de l’impression est bonne. Il est regrettable que cette veine n’ait pas perduré faute d’argent probablement. 
Samedi 6 septembre, le n° 16 est le dernier numéro quoi me soit connu du « Lou Gaveù » et je remercie par avance toute personne qui pourrait m’en dire en plus.



Plaidoyer pour la satire :
No 1
p.2
« De nombreuses personnes considèrent ces mots : « journal satirique » comme agressifs, menaçants ; c’est une erreur profonde, on peut très bien faire de las tire sans forcer, comme Archiloque, ses ennemis à se donner la mort. De même que tous les journalistes ne sont pas des Arétins.
Pour nous, désireux d’aspirer pleins poumons la paix qui s’échappe de certain calumet, nous sommes bien décidés à laisser au carquois les flèches empoissonnées de la satire pour n’user que des fustèles[7] de l’humour.
Nombreux sont les grelots de notre marotte, rares sont les lanières qui forment notre fouet. »

« Nous mettant carrément à la poursuite du mensonge et de l’hypocrisie, nous fustigerons les abus sans pitié, nous soulèverons tous les voiles, nous arracherons tous les masques. Comme le papillon, au risque de nous brûler les ailes, mais volerons vers toutes les clartés…. » 

« ...nous mettrons à la scène que des caractères généraux, voir imaginaires.
A l’instar des atellanes de l’ancienne Rome, si nous nous divertissons, ce sera toujours aux dépens de quelque personnage impertinent ou ridicule, dont la sottise fait partie du domaine public, aux dépens des grands, et surtout aux dépens des ad-mi-nis-tra-tions nos vieilles et tousottantes belles-mères à tous.
Ayant en horreur les forts en thème, des « brutes bardées de grec et de latin » dont parle Daudet, nous fondons, nous, un journal verveux, plein de soubresauts cocasses, de rebondissements comiques, suintant une franche malice.
Nous voulons faire rire et … penser. »

« Qu’importe que notre pensée ne soit pas revêtue de la forme la plus pure, si nous rachetons cette imperfection par la plus large indépendance…
N’est-ce pas assez de n’appartenir à aucun parti, à aucune chapelle, à aucune coterie ? Qu’on nous en montre beaucoup d’hommes ne marchant pas en troupe, allant seuls, comme les lions ! »

« Notre courage de pionniers, négligeant les sentiers battus pour s’égarer dans les chemins nouveaux où ne manquent ni les cailloux pointus, ni les meurtriers « baragnas », ne faillira pas. Pluie ou poussière, ombre ou soleil, rien ne nous arrêtera dans notre course vagabonde. Nos nez de chiens fureteurs marchent devant et nous les suivons, nos yeux fixés sur eux, comme les yeux des mages se fixaient sur l’Etoile. »

« Voyez-vous, lecteurs, nous n’avons qu’une envie : faire un peu de vérité et de lumière. Nous ne prenons la plume et le crayon que pour cette besogne. Etre intellectuellement très braves est notre unique passion.
Que tous ceux qui aiment la vérité, que tous ceux qui ont le dégoût de nos petites saletés sociales lisent « Lou Gaveù », ils verront mieux, à la lueur de notre feu de sarments, ce que valent les hommes et les choses… »

« Oh ! Il peut se faire que nous râlions un jour sous quelque botte puissante et lourde. Ce jour-là nous mourrons[8] debout. Nous saurons nous draper, dans la cape de la fierté, regarder nos tombeurs bien en face et leur jeter, entre un éclat de rire et une cabriole, le ‘’morituri te salutant’’[9] des gladiateurs romains. »

No 15
Arménie : Mourret dénonce le silence des puissances.


No 16, 6 sept 1902.
p. 3
Le bon bourgeois
I
Ne jugeant jamais à la mine
C’est la bourse qu’il examine.
Des plus cossus à pleine voix
Entonnant la louange auguste,
Il prend un riche pour un juste,
Le bon bourgeois !

II
Modeste et faible par essence,
Il courbe devant la puissance
Son dos fait à bien des emplois.
Prêt à baiser toute pantoufle,
Il se tourne où le vent souffle,
Le bon bourgeois !

III
Partisan de la République,
Aux vieux préjugés il applique
Des épithètes de son choix.
Pourtant il accorde sa fille
A quelque duc de pacotille
Le bon bourgeois !

IV
S’il a faim de littérature
Georges Ohnet lui sert de pâture ;
Au théâtre dictant ses lois,
Sarcey Francisque est son critique.
Il n’a pas le goût artistique
Le bon bourgeois !

V
Près de son feu, quand la froidure
Aux pauvres fait l’heure si dure,
Il parle charité parfois.
Dehors, qu’un mendiant s’approche,
Il ferme son cœur et sa poche,
Le bon bourgeois !
VI
Un propos léger effarouche
Ses longues oreilles qu’il bouche ;
Grâce à son petit air sournois,
Croyant que chacun est sa dupe,
De Justine il trousse la jupe,
Le bon bourgeois !

Une certaine amertume apparaît dans ses derniers écrits journalistiques.
Une non-reconnaissance de son talent par un large public en est peut-être la cause.
Il ne se diversifie pas assez pour engendrer le maintien de l’attention de ses lecteurs. Au niveau local, cela est plus difficile que face à une actualité parisienne.
Cependant, je crois que Mourret cherchait à se faire plaisir aussi longtemps que possible sans se soucier de la viabilité économique de sa production.
En combattant, il demande à manier la plume comme une arme et il lui importe peu d’en subir les conséquences.
Conclusion

Pour conclure, je vous dirai que Caribert Mouret est un historiographe des mœurs de son temps. Sa manière mordante peut déplaire mais les raisons qui l’animent, même dites avec passion, sont respectables. Son souci de traiter par le trait comme par la parole une actualité prise sur le vif est un trait de caractère qui méritait les propos que je vous ai tenus.
Pour faire ce qu’il a fait, il fallait beaucoup de sensibilité et d’intérêt à la vie de son temps : excusez-le de ne pas être un indifférent, un blasé, un pessimiste mais d’être un volontaire, un homme à passion, une personne pour qui un oui est un oui et un non est un non. A notre époque, cela est si rare !
Ses ombres chinoises, son trait expressif, sa verve et ses passions sont des témoignages qui nous restent et doivent être conservés : c’est une partie du patrimoine, fragile, difficile à redonner de nos jours car elle se rapporte à la pensée. C’est ce qui la rend, à mes yeux, bien plus belle.
A la Médiathèque de Bagnols-sur-Cèze (F- 30 200), vous pouvez apprécier dans le fonds « Patrimoine » quelques-unes de ses œuvres. Si vous les regardez d’un autre œil, je n’aurais pas manqué de respecter le vœu de Mlle Yvette Nouguier qui m’a remis ces superbes documents : « Faites-en ce que vous voulez, je suis certaine que vous ferez au mieux pour les conserver et le faire connaître ! ».


Contact : antoine.schule@free.fr 

Bibliographie :

Laurent Baridon, Martial Guédron : L’art et l’histoire de la caricature. Mazenod. 2006. 308 p.

Maurice Donnay : Autour du Chat noir. Grasset. 1926. 200 p.

Jacques Bonnaud : Petite histoire de la presse bagnolaise. 1971. 208 p. p. 149-171.

Bertin Boissin (Maire de Bagnols, membre du Conseil général du Gard, chevalier de la Légion d’honneur) : Douze années d’administration municipale de 1900 à 1912.  A. Broche. 1912. 64 p.



[1] E. Bénézit, Dictionnaire des peintres,... p. 193
[2] Bernardy : Artistes gardois de 1820 à 1920, p. 110

[3]  Alain Girard, Béatrice Roche : Albert André : 1869-1954, peintre, un contemporain de toujours. 2011.338 p., p. 14.
[4] Maurice Donnay : Autour du Chat Noir. Grasset. 1926. 200 p.
[5] Fonction, source d’émoluments sans devoir fournir un travail.
[6]
[7] Néologisme de son cru ; de fustiger.
[8] Jeu de mot.
[9] « Ceux qui vont mourir te saluent » : à l’adresse de l’empereur ou de son représentant qui présidait les jeux.

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