Carmina Burana
Antoine Schülé
I.
Introduction
Lors de mes études médiévales
à l’université en 1981, j’ai découvert les Carmina Burana en m’intéressant à la
vie des étudiants du XIIIe siècle. Ce recueil de chants me
permettait d’allier trois aspects de la recherche qui m’ont toujours
passionné : l’histoire, la littérature et la philosophie. En effet, les
chants expriment avec réalisme, et parfois avec lyrisme, la vie des étudiants.
Ils sont des moyens pour une approche sociologique, en utilisant d’autres
sources que les livres de morale, d’éducation ou purement scolastiques.
Versifiés en langue latine
principalement et parfois en vieil allemand ou vieux français (certains textes
mélangent allègrement les trois langues), je retrouve en eux des thèmes que les
auteurs latins comme Ausone, Ovide,
Epicure, Horace Juvénal ou encore Virgile avaient déjà traités mais que nos
étudiants transforment dans un contexte médiéval qui est tout autre et en
faisant référence aux Evangiles.
Depuis que j’étudie ces
textes, je me suis ainsi penché plus particulièrement sur ce qu’il convient
d’appeler les filiations de pensée à travers le temps long : des temps
les plus reculés des grandes civilisations à nos jours. « Nihil novi sub sole », « Rien de nouveau sous le soleil »,
certes mais je nuancerai en précisant que ces thèmes sont repris avec un esprit
nouveau, une interprétation nouvelle. Filiation ne signifie pas un suivisme aveugle des
prédécesseurs : chaque période donne sa touche particulière.
Avec les thèmes traités, nous
sommes proches des troubadours et
des trouvères et de l’amour
courtois : plusieurs auteurs ont servi de liens entre cette littérature du
sud et du nord de l’Europe. Leur expression ne connaît pas cette fausse pudeur ayant
surgi dès la Renaissance ou ce dévergondage propre à la littérature libertine
du siècle des Lumières.
Lire ou entendre les Carmina Burana vous permet de comprendre
pourquoi il y a eu, après, un Rutebeuf, un Villon, un Rabelais, un Ronsard, un
La Fontaine, un Voltaire, un Jarry, le Chat Noir et plus récemment encore un
Thierry Le Luron. La mémoire de ces chants se retrouve, partiellement et avec
plus de crudité érotique ou d’outrance anticléricale, dans les satires
protestantes, les chants irréligieux d’avant la Révolution française ainsi que
dans quelques chants d’étudiant et de carabins du XIXe s. à nos
jours… Chacun y a puisé ce qu’il voulait soit défendre, soit proclamer, soit
justifier !
La particularité de ces chants
est de transmettre une philosophie
et cet aspect reste encore le plus méconnu de nos jours, pour des raisons
politiques et religieuses, comme je vous le démontrerai brièvement au cours de
cet exposé. Sur ce point, j’apporte un éclairage original que vous ne trouverez
pas dans les études publiées jusqu’à maintenant.
Présentation générale
Pourquoi les Carmina Burana ?
A l’abbaye bavaroise de
Benediktbeuren, en 1806, le baron Jean-Christoph von Aretin a découvert un manuscrit non répertorié et l’œuvre de trois
copistes, entre 1220 et 1250, probablement en Styrie ou au Tyrol du Sud. Nous
sommes face à une anthologie de textes du XIIe et du XIIIe
s.
En 1847, Johann Andreas Schmeller, bibliothécaire de la cour de
Münich, a publié cette anthologie sans apparat critique. Schmeller a donné
définitivement au recueil, n’ayant eu
qu’une audience très limitée, le titre de Carmina Burana (Chants de
Beuren[1]).
Sous la cote Codex
latinus monacensis 4660 et 4660 a,
ce volume est consultable à la Staatsbibliothek
de Münich. Par internet, vous pouvez le visionner :
http://daten.digitale-sammlungen.de/~db/ausgaben/thumbnailseite.html?fip=193.174.98.30&id=00085130 .
Le manuscrit
Ce recueil de chants fut relié
au XVIIe ou au XVIIIe siècle et comporte 112 feuillets de parchemin, plus 7 feuillets isolés. Le manuscrit
contient, classés par ordre thématique, plus de 315 pièces[2],
en bas latin, en moyen haut allemand[3] et
en vieux français. Un certain nombre d’entre elles réunissent en un seul texte ces
différentes langues. Nous y découvrons des scènes religieuses (jeu de Noël, de
la Passion, prières à la Vierge, demande de pardon à Dieu) ainsi que des critiques
percutantes contre la décadence des mœurs et la corruption aussi bien des
pouvoirs publics que du clergé. Des textes célèbrent, avec verdeur et sensualité,
les plaisirs comme les dangers de manger, de boire, de jouer et d'aimer, de
façon déraisonnable. L’analyse des écritures permet d’identifier les mains de 3
copistes.
Les publications
Alphonse Hilka et Otto Schumann ont entrepris une nouvelle
édition critique qui fut achevée par B. Bischoff entre 1930 et 1970, publiée
par Karl Winter à Heidelberg.
Les enluminures
Le manuscrit comporte 8
illustrations. Les initiales sont en noir ou en rouge, certaines sont ornées de
feuillages ou de figures humaines. Des miniatures représentent la roue de la
Fortune, Didon et Enée, des paysages (jardin), des joueurs de dés, de trictrac
et d’échecs.
Les auteurs
Il a été possible de dater
approximativement la plupart des textes du XIIe et du XIIIe
siècle. Des auteurs sont restés anonymes : fait assez courant à cette
époque, de même pour les peintres ou sculpteurs. D’autres ont pu être assez
précisément déterminés (près de 50 %). Les auteurs sont de France, d’Allemagne,
de Suisse, d’Angleterre, d’Espagne et d’Italie. Nous sommes face à une
véritable œuvre collective européenne d’étudiants ou de maîtres, ayant choisi
de délivrer un message aussi bien sacré que profane car, à cette époque, il n’y
avait pas cette frontière stricte entre les deux genres comme nous le faisons depuis
la Renaissance ou le XVIIIe siècle.
Les neumes
Des notations pour le chant
surmontent quelques-uns des textes. C’est une aide précieuse, quoique non
encore entièrement résolue par les musicologues, pour essayer d’imaginer le
fond musical : l’exemple le plus réussi est celui produit par Clemencic
comme j’y reviendrai ensuite.
Les thèmes traités
Le contenu de ce manuscrit est
divisé en quatre sections :
1.
Les pièces morales et satiriques.
2.
Les chansons d’amour et de printemps.
3.
Les chansons à boire ou de taverne.
4.
Des jeux théâtraux (Noël et Pâques).
III.
Caractéristiques
Les trois clichés[4]
historiques
Trois lectures ont faussé une
approche critique et concrète des textes d’origine : il y a eu fautes en
paroles et par omissions pour cacher des fautes par actions. Cela est somme
toute assez classique.
Les auteurs des chants ont
émis des critiques contre certains membres du clergé : leur bonne foi ne
peut être mise en doute. Différents ordres religieux sont nés au sein de
l’Eglise pour retrouver les valeurs chrétiennes d’origine et cela bien avant la
Réforme protestante. Les abus de pouvoir ont été et sont encore des tentations
auxquelles tombent plus d’un détenteur de pouvoir politique ou religieux
d’ailleurs : l’ironie et la satire sont les armes utilisées pour les
stigmatiser, non pas pour détruire l’Eglise en la circonstance, comme on a
cherché à le faire croire, mais pour la purifier. La première condition pour se
corriger étant de prendre conscience de sa faute : la mission de ces
étudiants - qui entendaient la théorie et voyaient la pratique - était là. Plus
d’un détenteur du pouvoir ecclésiastique ou philosophique restait un « poteau indicateur » :
c’est-à-dire qu’il indiquait le chemin mais ne le suivait pas[5] !
Les premiers écrits parlant des auteurs de ces chants proviennent de l’Eglise qui les traite de clercs vagants, de goliards, de ribauds.
Pourquoi des vagants ? Les étudiants étaient
dans leur jeune âge des clercs itinérants pour fréquenter des universités, des
écoles et des bibliothèques de couvents qui se trouvaient en de nombreux
lieux fort éloignés : Spire, Heidelberg, Saint-Gall, Prague, Paris,
Montpellier, Oxford, Cambridge, Bologne, Ferrare…. Sur les chemins, ils
voyageaient avec des commerçants parfois ou des baladins, des jongleurs, plus
souvent. Avec les gens de théâtre, une certaine affinité devait inévitablement
les unir : jouer avec la langue et émerveiller un public friand de
spectacles. Le théâtre, à l’origine en Europe, était religieux : le grand
public ne sachant pas lire découvrait les Evangiles par les jeux théâtraux,
plus vivants que les vitraux ou tableaux des églises ou, pour les plus
fortunés, que les peintures de grands maîtres de l’art religieux. Des pièces
profanes à but moralisant existaient aussi : une verdeur réaliste est déjà
présente non pour louer le vice mais pour le condamner. Il n’a pas fallu
attendre longtemps pour que cela soit inversé lors de la Fête des Fous, tradition médiévale servant d’exutoire aux passions
les plus refoulées…
Pourquoi des goliards ? L’origine de ce nom a
donné lieu à plus d’une fantaisie historique, par extrapolations diverses de
textes anciens. Goliard était sensé
provenir de Goliath, vaincu par
David, le diable et l’ennemi de Dieu. Le jeu des sonorités de
ces deux mots y était pour quelque chose. L’origine la plus plausible à retenir
est plus simple : le mot goliard
provient du latin gula, signifiant la
gueule. La raison en est
simple : les clercs qui voyageaient sur les routes lorsqu’ils avaient faim
et trouvaient à manger devaient avoir un penchant à se bâfrer de nourriture. Démunis
d’argent, ils pouvaient divertir leurs hôtes en chantant, en récitant, en
plaidoyant la cause de qui les payait afin soit de ridiculiser un adversaire,
soit donner une image positive[6] de
leur mécène : ils étaient des forts
en gueule de leur temps !
Pourquoi ribauds ? Ce nom était attribué aux enfants perdus de l’armée,
aux soldats sans solde qui parcouraient les routes à la recherche d’un
engagement. Leurs mœurs libres étaient attribuées à nos clercs qui devaient
inévitablement les rencontrer sur leurs chemins et quelques-uns d’entre eux ont
dû succomber à la tentation de la chair, probablement. La plupart étaient des
francs buveurs et plus d’une chanson à boire, que nous retrouvons dans les
chansonniers de corps de garde, ont trouvé là leur origine.
Après les condamnations de l’Eglise contre nos auteurs lors de plusieurs conseils synodaux, il est nécessaire de
remarquer qu’elles restèrent sans beaucoup d’effets. La raison en est simple :
plus d’un clerc vagant a exercé devenu plus âgé des hautes fonctions dans
l’Eglise ; quelques-uns sont devenus des autorités spirituelles de leur
temps. La tradition goliardique était implantée pour vivre jusqu’à nos jours
sous des formes extérieures différentes mais de même nature : employé avec
ou sans discernement, le rire reste une arme.
La Réforme colligeant tout ce qui était hostile au clergé a donné une
nouvelle image, tout aussi fausse de nos auteurs. Elle publia des textes
soigneusement retenus pour leur contenu : les protestants de Bâle ont été
très actifs en ce sens. Flaccius Illiricus en est le meilleur exemple. Des
publications partielles ont ainsi longtemps rendu crédible l’idée que les
goliards étaient des protestants avant l’heure de la Réforme.
Au XIXe siècle, les
Romantiques ont émis l’erreur de
considérer nos poètes comme un groupe social à part en sélectionnant eux aussi
un choix plus large de textes que les Réformateurs. Les poésies d’amour sont
privilégiées. Certains y ont même vu une sorte de franc-maçonnerie. Or les
goliards n’ont jamais créé une confrérie, un ordre quelconque. Des parodies
liturgiques, longue tradition médiévale, l’ont fait croire : il y a eu
tentative de récupérer un mouvement littéraire par des personnes qui ignoraient
tout du Moyen Age. Nos auteurs, connus ou anonymes, cultivaient une veine satirique et
poétique : là s’arrête leur point commun.
Anonymes ou connus, ils
appartiennent au milieu scolaire et universitaire : ils sont jeunes, ils
voyagent pour leurs études, ils rencontrent d’autres jeunes et des maîtres de
diverses nations. Nous sommes au cœur d’une culture européenne qui se vit et
qui n’avait pas besoins de toutes les structures que nous avons
maintenant : les couvents, les universités partageaient le savoir aux
pauvres comme aux riches. Une langue commune les unissait et rendait le
dialogue européen réel : le latin. Etudier leurs chants, c’est découvrir
leurs esprits, leurs états d’âme, cette lutte entre la chair et l’esprit comme
leur façon de les concilier : l’amour charnel pouvait être un reflet d’un
amour divin (lecture particulière du Cantiques
des Cantiques, souvent parodié). Quelques chants expriment pas uniquement
la vision, tantôt lyrique, tantôt ironique, de l’homme sur la femme mais encore, il faut le souligner, la vision
de la femme sur l’homme, qu’elle soit abusée, désireuse ou satisfaite. C’est
une originalité à retenir car, trop souvent, cela n’apparaît pas dans les
commentaires usuels à propos des Carmina Burana.
Que découvrons-nous ?
Ironie pittoresque ou acerbe,
regards critiques, spontanéité du verbe et maîtrise des orateurs classiques,
jeux de mots, goûts de la parodie, plaisanteries de potaches, recherche de la
liberté, sensualité en éveil, poids des études (austérité, dureté du maître),
recherche de mécènes, réaction face au mauvais emploi des richesses (avoir les
moyens pour conserver un espace de liberté), mouvements d’humeur contre les
détenteurs du pouvoir spirituel ou temporel.
Les thèmes traités sont
multiples : sentencieux, satiriques, amoureux, bachiques, comiques,
lyriques, désespérés, populaires, religieux, rhétoriques et philosophiques.
Leur diversité est la raison du charme indéniable qu’exerce la lecture de ces
œuvres, parfois géniales, parfois trop convenues… La fraîcheur de ton est ce
qui les caractérise le mieux.
Le printemps, l’amour, les
femmes le vin, le jeu, la taverne. Mélange de sacré et de profane : un
clerc n’est pas soit l’un soit l’autre ; il est un homme bien vivant
connaissant les joies spirituelles comme les satisfactions matérielles !
Ils ne cultivent pas la misogynie de certains milieux religieux, ni la femme
quelque peu évanescente ou trop idéalisée de la femme de la poésie courtoise.
1.
Les pièces morales et satiriques.
S’il y a un genre qui a
toujours existé, c’est bien celui de la critique morale des gouvernants pouvant
se transformer aussi bien en de savoureuses satires qu’en d’ignobles pamphlets.
Un fait occulté dans les commentaires sur les Carmina Burana : il y a parfois,
par effet de contraste, quelques textes faisant l’éloge du vice, pour mieux en
dénoncer les effets ; pauvreté, déchéance, les fruits de choix qui font
tourner la roue de la Fortune dans un sens comme dans un autre.
Des chants expriment la colère
de devoir subir des impôts et je ne vous dis pas combien le sujet est encore
d’actualité. Quelques prélats étaient connus pour leurs excès quant à remplir
leurs bourses d’espèces sonantes et trébuchantes mais cela ne jette pas le
discrédit sur tous les autres qui menaient une vie frugale pour aider les
pauvres : les clercs pauvres sollicitaient d’ailleurs riches et prélats
aisés pour leur demander de l’aide. De riches personnages n’hésitaient pas à
engager des clercs pour exercer leurs plumes, affutées vengeresses, sur
d’éventuels adversaires : les plans de communication existaient déjà à
cette époque sans en porter les déterminatifs actuels ! Le scandale est la
victoire du pot de fer contre le pot de terre : la raison du plus fort est
toujours la meilleure est un des thèmes récurrent des carmina.
En les lisant, il convient de
ne pas confondre des mouvements d’humeur quant à des faits particuliers avec
une hostilité anticléricale ou antinobiliaire. Ne dit-on pas « Qui bena amat, bene castigat ! »
« Qui aime bien, châtie bien ! ».
Au final lorsque nous avons lu tous les textes, nous percevons leur vision
assez désenchantée du monde[9].
2.
Les chansons d’amour et de printemps.
Ce thème a donné des chants
d’une grande beauté poétique et il est difficile de ne pas succomber à leur
charme. Le réalisme amoureux prédomine : l’idéaliste est vite
déchanté ; les joies d’un amour partagé sont louées ; les résistances
effarouchées de la femme aimée sont discutées ; les violences faites à
l’autre, soit par l’abus d’une femme, soit par la vénalité de l’acte amoureux,
sont vivement critiqués. Le printemps,
temps de l’espérance, de la renaissance de la nature, est vécu comme un des
moments forts qu’offre la roue des saisons. Le désespoir de ne pas être aimé de
celle que l’on aime est un sujet offrant des complaintes riches de sensibilité.
L’amour est le plus souvent considéré comme un cadeau de Dieu et l’acte charnel
comme un miroir d’un amour spirituel : c’est un aspect qui mérite d’être
retenu. Le Cantique des cantiques
reçoit bel et bien là une lecture particulière. Les affres de l’amour sont
craintes, désirées et offrent joie et peine mais certainement pas cette
sérénité qu’offre l’amour de Dieu…
3.
Les chansons à boire ou de taverne.
Elles sont les plus célèbres
et ont traversé les siècles alors que les auteurs d’origine ont été oubliés. La
taverne est devenue un lieu pouvant être dangereux : le vin de la messe
est mis en opposition avec le vin de la taverne.
Le rôle du hasard, en partie
symbolisé par la roue de la Fortune, est démontré par les jeux de trictrac,
d’échecs ou de dés. Le jeu prend un sens particulier car il devient un modèle
réduit de la vie : des pions à jouer, des choix, des situations à
affronter, un adversaire doué d’une intelligence ; les coups de dés qui peuvent
modifier du tout au tout la suite de jeu, les impondérables de la vie. En fait,
les textes traduisent les grandes interrogations du sens qu’a la vie d’un
homme, dans quelle mesure il peut donner un sens à sa vie en fonction des
déterminismes, naître pauvre ou riche, et des circonstances, trouver un mécène
ou connaître la félicité. Voltaire dans Zadig
s’est longuement interrogé sur la destinée et il croyait en un grand horloger,
un architecte de l’univers ; l’homme du Moyen Age croit en la main de Dieu
sur son destin même dans le malheur et le Christ, ayant souffert pour lui,
il peut jauger sa souffrance qui ne sera jamais aussi forte que celle du
Christ !
4.
Des jeux théâtraux (Noël et Pâques).
Le théâtre religieux, les
miracles, avait une place de choix dans les spectacles offerts au public
médiéval. Il est inévitable que nos clercs aient été inspirés par les deux
thèmes essentiels de la vie chrétienne : Noël et Pâques. Nous y trouvons
des hymnes à Marie, des implorations à Dieu pour obtenir Son pardon. Plusieurs
auteurs des Carmina Burana se sont rendus célèbres pour leurs poésies sacrées,
publiées dans d’autres recueils.
Les auteurs identifiés
Parmi les anonymes, nous
trouvons des besogneux (pour convaincre un mécène), des écolâtres (pour imiter
les Anciens et suivre des modèles, des imitateurs pouvons-nous dire) ou de
grands intellectuels (pour offrir une œuvre originale par le style et le
contenu) : il n’est pas possible d’y voir une seule classe sociale. Leurs
œuvres reflètent une tendance de l’élite intellectuelle de ce temps.
Cependant des auteurs goliardiques
ont été identifiés et leurs parcours de vie permettent de saisir la diversité
des vocations et des dons.
Archipoète de Cologne : pseudonyme accordé à plusieurs auteurs
mais le style de l’un d’entre eux est caractéristique : l’Archipoète de
Cologne est le nom qui lui a survécu. Il a vécu dans l’entourage de Reginald de
Dassel, son mécène qui est loué dans quelques poèmes.
Hugues d’Orléans (le Primat) (1093-1160) : il est resté une
légende encore un siècle après sa mort. Cultivant la science des lettres,
grammairien, il a marqué son temps en raison de sa verve facétieuse.
Versificateur et improvisateur habile, il a laissé la réputation d’être un
pince-sans-rire. Boccace en fait mention dans son Decameron (1,7). Il a manié la satire avec une férocité, contre les
pingres en particulier.
Gautier de Châtillon (env.1135-1179) : maître (= professeur) à
Laon et à Châtillon. Reste un des grands poètes latins du XIIe s. Son épopée Alexandreis était lue en classe jusqu’à
la fin du Moyen Age. CB 123.
Pierre de Blois (env. 1135-1212) : théologien, littérateur
(spécialiste de la littérature classique), poète (grand styliste). Educateur du
futur roi de Sicile, Guillaume II. Chassé de Palerme en 1168, il se mit au
service du roi d’Angleterre, Henri II : secrétaire royal, il est aussi
chancelier, de l’archevêque de Canterbury. En 1192, il est au service de la
reine Aliénor. Lui sont attribués les CB 63, 67,72, 83, 84, 108.
Serlon de Wilton :
Abélard (1079-1142) : indépendance d’esprit, talent oratoire
et poétique, qualité de sa dialectique, valeur de son enseignement :
autant d’éléments qui ont marqué les esprits du Moyen-âge. Il a ouvert de nombreuses
écoles. Innovateur dans la forme comme dans la structure strophique et les
modes rythmiques dans la prosodie comme dans le maniement de la rime, il a
donné un élan à la poésie profane cultivée depuis sa jeunesse.
Walter von der Vogelweide (env. 1170- 1230) : poète lyrique en
moyen-haut-allemand. Il a vécu à la cour des ducs autrichiens de Vienne
jusqu’en 1198. Il fréquentera différentes cours de rois et empereurs allemands.
En 1220, Frédéric II lui donna un fief. Sa spontanéité de ton contraste avec la
rigidité de son temps. CB 156,6 ; 169, 5
Et de nombreux autres…
Toutefois tous les clercs
n’étaient pas des goliards, tous les goliards n’étaient pas des vagants, tous
les vagants n’étaient pas des jongleurs, tous les bouffons n’étaient pas des
jongleurs ! L’influence de cette poésie dite goliardique a été certaine
sur la versification. Leurs œuvres constituent une étape importante dans
l’enrichissement du style poétique, spécialement pour la poésie populaire qui
commence à naître dans les différents idiomes européens.
Ces textes ont un sens du
rythme et de la musique qui ont fasciné des musiciens du XXe siècle
et c’est ainsi que j’arrive à l’approche musicale du sujet.
IV.
La diffusion musicale au XXe
siècle
La lecture de Carl Orff
Le public connaît bien les Carmina Burana, par l’ouïe au moins,
grâce à Carl Orff qui a été tout d’abord sensible à la sonorité du texte latin.
Ainsi, ce musicien[10] remarquable
a donné par sa diffusion de 24 chants plus d’audience que tous les travaux de
spécialistes qui sont restés inaccessibles au grand public.
En 1934, il découvrit une
édition des Carmina Burana chez un bouquiniste de Würzburg. Il fut vivement
frappé par « le rythme entraînant et
le caractère imagé de ces poèmes, et tout autant [par] la musicalité riche en
voyelles et la concision unique de la langue latine ». Il commença
spontanément à mettre en musique quelques pièces. Conseillé dans le choix et
l'étude des documents par l'archiviste Michael Hofmann, il établit la structure
du texte, certains poèmes sont produits dans leur intégralité et d’autres de
façon partielle tout en gardant une certaine unité : « Je n'avais pour base de mon exécution qu'un
texte tapé à la machine. La musique était tellement achevée et vivante en moi
que je n'avais pas besoin du soutien d'une partition. ». C’est
déclarer combien ces textes avaient su parler à son cœur et à son esprit.
Lors de la création, le 8 juin
1937, à l'Opéra de Francfort sous la direction de Bertil Wetzelsberger,
les Carmina Burana - Chansons profanes pour solistes et chœur avec
accompagnement instrumental et tableaux connurent un accueil triomphal. Dès
lors nos Carmina figurent
régulièrement aux programmes des opéras, des salles de concerts ainsi que des
salles de fêtes des universités et des écoles du monde entier. Cela continue de
nos jours et encore avec le même succès.
Après la répétition générale,
Carl Orff alla trouver son éditeur pour lui faire cet aveu, souvent cité : «Vous pouvez mettre au pilon tout ce que j'ai
écrit jusqu'à présent et que vous avez malheureusement imprimé. Mes œuvres
complètes commencent avec Carmina Burana.».
Le texte latin état fait pour
être scandé et Orff, un passionné de rythme n’a pu être que sensible à cet
aspect qu’il a su rendre dans une version contemporaine avec un grand ensemble
choral et instrumental qui surprendrait nos clercs du XIIIe s. car, eux, ils
avaient une autre pratique.
La lecture Clemencic
consort
Grâce au groupe de René Clemencic,
réunissant 6 interprètes, nous percevons comment nos Carmina étaient chantés au XIIIe s. : peu
d’instruments et uniquement médiévaux (vielle, tambourin, tambour, clochettes,
flûte) avec deux ou trois voix (contreténor, baryton). Se basant sur leur
lecture des neumes, ils ont réussi à nous rendre cette couleur sonore médiévale
et véritablement cette version mérite votre intérêt car ce groupe a, de plus,
retenu d’autres chants[11]
que ceux interprétés par Carl Orff.
Nos auteurs sont des témoins
en fait d’une double renaissance musicale et poétique.
Les poètes renoncent à cette
forme contraignante de la pure prosodie latine, cette prosodie métrique[12],
au profit de vers inégaux, parfois courts, parfois longs, pour mieux jouer avec
le rythme, les assonances et les accents. Il en résulte une expression plus
spontanée qui nous charme encore même si la langue latine échappe à la
compréhension de la plupart des auditeurs (malheureusement).
Sur le plan musical, le chant,
cultivant l’accent et l’assonance, évolue tout d’abord dans les abbayes
bénédictines européennes : il s’agit bel et bien d’un phénomène culturel
européen et non spécifique à un seul pays. Le monastère de St. Gall, avec
Notker, en a été un des foyers les plus connus pour cette évolution de la
poésie liturgique et de la poésie profane. Souvenons-nous qu’Abélard a chanté
son amour pour Héloïse avec la harpe. Au XIIe s., le chant
polyphonique a été cultivé spécialement dans la France du Nord : refrains,
répons, et chœur impliquaient aussi l’intervention du public dans le chant.
V.
Conclusion
Avec les Carmina Burana, nous disposons d’une merveilleuse anthologie de
chants sacrés et profanes, reflets vivants des mouvements d’humeur ou des
réactions à chaud d’hommes jeunes et cultivés ayant vécu au XIIe et
XIIIe siècle. Joies et désenchantements caractérisent ces œuvres qui
inaugurent un renouveau de la poésie européenne. La qualité des textes inspire des
compositeurs de notre temps : les succès de Carl Orff, la version luxueuse
des Carmina, ou les interprétations réalistes de Clemencic Consort en
témoignent. Il y a certainement encore un riche avenir pour d’autres compositeurs qui considéreront
la mine d’inspiration musicale que constitue ce manuscrit. Les Carmina Burana ont marqué un pas décisif
dans l’évolution de la musique et de la poésie européennes : chaque pays
ayant cultivé à sa façon cet héritage qui a permis de multiples innovations.
Rien que pour cette raison, cela
méritait notre attention et je reste à disposition pour vos questions.
Bibliographie
Manuscrit
Staatsbibliothek de Münich : Codex latinus monacensis 4660 et 4660 a.
Consultable sur
Internet :
http://daten.digitale-sammlungen.de/~db/ausgaben/thumbnailseite.html?fip=193.174.98.30&id=00085130 .
Edition complète
Peter et Dorothée Diemer,
Benedikt Conrad Vollman : Carmina
burana. Deutscher Klassiker Verlag.Bd 15. 1987. 1420 p.
Intégralité des textes avec traduction en allemand. Les numérotations CB fournis dans cette
communication se réfèrent à cette édition.
Editions partielles
A. Micha, F. Joukovsky et P.
Bühler : Carmina Burana. Textes
choisis. Honoré Champion. Paris. 2002. 280 p.
Edition munie d’une bonne bibliographie et audiographie.
Marcel Gérard : Les Chansons d’Amour des Carmina Burana.
Ed. bilingue (latin-français). Ed. Saint –Paul. Luxembourg. 1990. 472 p.
Sélection thématique munie d’une belle traduction en français.
Ouvrages généraux
Joseph de Ghellinck,
S.J. : L’essor de la littérature
latine au XIIe siècle. Desclée de Brouwer. Paris. T. I, 1946, 236 p. ;
T.II, 1946, 356 p.
Ouvrage incontournable pour s’initier à cette littérature de nos
origines culturelles européennes.
Geneviève Hasenor et Michel
Zink : Le Moyen Age. Coll.
Dictionnaire des lettres françaises. La Pochothèque. Fayard. 1992. 1508 p
Ce qu’il y a de mieux pour une recherche précise et fiable sur les
auteurs du Moyen Age.
Henry Spitzmuller : Poésie latine chrétienne du Moyen Age.
Desclée de Brouwer. 1971. 2012 p.
Textes latins avec traduction française. L’ouvrage de référence en la matière
avec un excellent apparat critique.
Ouvrages particuliers
Olga
Dobiache-Rojdestvensky : Les
poésies de Goliards. Paris. 1939.
Pour s’initier à cette littérature, il est utile de commencer par ce
livre qui est pourvu de textes latins avec traductions en français et d’une
excellente bibliographie.
Audiographie
Cassettes :
Riccardo Chailly (dir.) :
Carmina Burana. Carl Orff. RSO
Berlin et chœurs. 1984. Decca.
James Levine (dir.) : Carmina Burana. Carl Orff. Chœur et orchestre
symphonique de Chicago. 1985. Polydor International.
CD :
Clemencic consort. Carmina Burana. Codex buranus. Original
version. 2009. OehmstClassicproduktion. (durée : 71’58).
Eugen Jochum (dir.) : Carl
Orff : Carmina Burana. 1968. Chœur
et orchestre de Berlin. Polydor International. (durée : 56’15)
Vidéographie
Avec le moteur de recherche,
taper : Carmina Burana et vous
trouverez d’excellentes prestations !
[1]
Traduit parfois en français par Beuron.
[2]
L’édition complète de Diemer en compte 254 : certains textes ont dû être
séparés par erreur.
[3]
47 poèmes, la majorité étant en latin.
[4]
De nos jours nous dirions les manipulations.
[5]
Pour retrouver une dynamique par contre dans des voies qui n’étaient pas celles
du Seigneur !
[6]
De nos jours, nous dirons des spécialistes de la communication !
[7]
Terme préféré en France.
[8]
Terme préféré en Allemagne ou en Angleterre.
[9]
Ce qui se retrouve aussi derrière le rire de Rabelais.
[10]
Passionné d’eurythmie et de danse.
[11]
A l’exception du « In Taberna ».
[12]
Quantité déterminée de syllabes longues et brèves : la fameuse scansion
des vers de Virgile qui a fait souffrir plus d’un jeune latiniste !
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