mardi 12 juillet 2016

Pour une initiation aux "Carmina burana"

Carmina Burana
Antoine Schülé

                                                                                                 
    I.          Introduction
Lors de mes études médiévales à l’université en 1981, j’ai découvert les Carmina Burana en m’intéressant à la vie des étudiants du XIIIe siècle. Ce recueil de chants me permettait d’allier trois aspects de la recherche qui m’ont toujours passionné : l’histoire, la littérature et la philosophie. En effet, les chants expriment avec réalisme, et parfois avec lyrisme, la vie des étudiants. Ils sont des moyens pour une approche sociologique, en utilisant d’autres sources que les livres de morale, d’éducation ou purement scolastiques.

Versifiés en langue latine principalement et parfois en vieil allemand ou vieux français (certains textes mélangent allègrement les trois langues), je retrouve en eux des thèmes que les auteurs latins comme Ausone, Ovide, Epicure, Horace Juvénal ou encore Virgile avaient déjà traités mais que nos étudiants transforment dans un contexte médiéval qui est tout autre et en faisant référence aux Evangiles.

Depuis que j’étudie ces textes, je me suis ainsi penché plus particulièrement sur ce qu’il convient d’appeler les filiations de pensée à travers le temps long : des temps les plus reculés des grandes civilisations à nos jours. « Nihil novi sub sole », « Rien de nouveau sous le soleil », certes mais je nuancerai en précisant que ces thèmes sont repris avec un esprit nouveau, une interprétation nouvelle. Filiation ne signifie pas un suivisme aveugle des prédécesseurs : chaque période donne sa touche particulière.
Avec les thèmes traités, nous sommes proches des troubadours et des trouvères et de l’amour courtois : plusieurs auteurs ont servi de liens entre cette littérature du sud et du nord de l’Europe. Leur expression ne connaît pas cette fausse pudeur ayant surgi dès la Renaissance ou ce dévergondage propre à la littérature libertine du siècle des Lumières.

Lire ou entendre les Carmina Burana vous permet de comprendre pourquoi il y a eu, après, un Rutebeuf, un Villon, un Rabelais, un Ronsard, un La Fontaine, un Voltaire, un Jarry, le Chat Noir et plus récemment encore un Thierry Le Luron. La mémoire de ces chants se retrouve, partiellement et avec plus de crudité érotique ou d’outrance anticléricale, dans les satires protestantes, les chants irréligieux d’avant la Révolution française ainsi que dans quelques chants d’étudiant et de carabins du XIXe s. à nos jours… Chacun y a puisé ce qu’il voulait soit défendre, soit proclamer, soit justifier !

La particularité de ces chants est de transmettre une philosophie et cet aspect reste encore le plus méconnu de nos jours, pour des raisons politiques et religieuses, comme je vous le démontrerai brièvement au cours de cet exposé. Sur ce point, j’apporte un éclairage original que vous ne trouverez pas dans les études publiées jusqu’à maintenant.  

                                                                      Présentation générale

Pourquoi les Carmina Burana ?

A l’abbaye bavaroise de Benediktbeuren, en 1806, le baron Jean-Christoph von Aretin a découvert un manuscrit non répertorié et l’œuvre de trois copistes, entre 1220 et 1250, probablement en Styrie ou au Tyrol du Sud. Nous sommes face à une anthologie de textes du XIIe et du XIIIe s.
En 1847, Johann Andreas Schmeller, bibliothécaire de la cour de Münich, a publié cette anthologie sans apparat critique. Schmeller a donné définitivement  au recueil, n’ayant eu qu’une audience très limitée, le titre de Carmina Burana (Chants de Beuren[1]).

Sous la cote Codex latinus monacensis 4660 et 4660 a, ce volume est consultable à la Staatsbibliothek de Münich. Par internet, vous pouvez le visionner :

Le manuscrit
Ce recueil de chants fut relié au XVIIe ou au XVIIIe siècle et comporte 112 feuillets de parchemin, plus 7 feuillets isolés. Le manuscrit contient, classés par ordre thématique, plus de 315 pièces[2], en bas latin, en moyen haut allemand[3] et en vieux français. Un certain nombre d’entre elles réunissent en un seul texte ces différentes langues. Nous y découvrons des scènes religieuses (jeu de Noël, de la Passion, prières à la Vierge, demande de pardon à Dieu) ainsi que des critiques percutantes contre la décadence des mœurs et la corruption aussi bien des pouvoirs publics que du clergé. Des textes célèbrent, avec verdeur et sensualité, les plaisirs comme les dangers de manger, de boire, de jouer et d'aimer, de façon déraisonnable. L’analyse des écritures permet d’identifier les mains de 3 copistes.

Les publications
Alphonse Hilka et Otto Schumann ont entrepris une nouvelle édition critique qui fut achevée par B. Bischoff entre 1930 et 1970, publiée par Karl Winter à Heidelberg.

Les enluminures
Le manuscrit comporte 8 illustrations. Les initiales sont en noir ou en rouge, certaines sont ornées de feuillages ou de figures humaines. Des miniatures représentent la roue de la Fortune, Didon et Enée, des paysages (jardin), des joueurs de dés, de trictrac et d’échecs.

Les auteurs
Il a été possible de dater approximativement la plupart des textes du XIIe et du XIIIe siècle. Des auteurs sont restés anonymes : fait assez courant à cette époque, de même pour les peintres ou sculpteurs. D’autres ont pu être assez précisément déterminés (près de 50 %). Les auteurs sont de France, d’Allemagne, de Suisse, d’Angleterre, d’Espagne et d’Italie. Nous sommes face à une véritable œuvre collective européenne d’étudiants ou de maîtres, ayant choisi de délivrer un message aussi bien sacré que profane car, à cette époque, il n’y avait pas cette frontière stricte entre les deux genres comme nous le faisons depuis la Renaissance ou le XVIIIe siècle.

Les neumes
Des notations pour le chant surmontent quelques-uns des textes. C’est une aide précieuse, quoique non encore entièrement résolue par les musicologues, pour essayer d’imaginer le fond musical : l’exemple le plus réussi est celui produit par Clemencic comme j’y reviendrai ensuite.

Les thèmes traités
Le contenu de ce manuscrit est divisé en quatre sections :
1.    Les pièces morales et satiriques.
2.    Les chansons d’amour et de printemps.
3.    Les chansons à boire ou de taverne.
4.    Des jeux théâtraux (Noël et Pâques).

                                                                                          III.          Caractéristiques

Les trois clichés[4] historiques

Trois lectures ont faussé une approche critique et concrète des textes d’origine : il y a eu fautes en paroles et par omissions pour cacher des fautes par actions. Cela est somme toute assez classique.

Les auteurs des chants ont émis des critiques contre certains membres du clergé : leur bonne foi ne peut être mise en doute. Différents ordres religieux sont nés au sein de l’Eglise pour retrouver les valeurs chrétiennes d’origine et cela bien avant la Réforme protestante. Les abus de pouvoir ont été et sont encore des tentations auxquelles tombent plus d’un détenteur de pouvoir politique ou religieux d’ailleurs : l’ironie et la satire sont les armes utilisées pour les stigmatiser, non pas pour détruire l’Eglise en la circonstance, comme on a cherché à le faire croire, mais pour la purifier. La première condition pour se corriger étant de prendre conscience de sa faute : la mission de ces étudiants - qui entendaient la théorie et voyaient la pratique - était là. Plus d’un détenteur du pouvoir ecclésiastique ou philosophique restait un « poteau indicateur » : c’est-à-dire qu’il indiquait le chemin mais ne le suivait pas[5] ! Les premiers écrits parlant des auteurs de ces chants proviennent de l’Eglise qui les traite de clercs vagants, de goliards, de ribauds.

Pourquoi des vagants ? Les étudiants étaient dans leur jeune âge des clercs itinérants pour fréquenter des universités, des écoles et des bibliothèques de couvents qui se trouvaient en de nombreux lieux fort éloignés : Spire, Heidelberg, Saint-Gall, Prague, Paris, Montpellier, Oxford, Cambridge, Bologne, Ferrare…. Sur les chemins, ils voyageaient avec des commerçants parfois ou des baladins, des jongleurs, plus souvent. Avec les gens de théâtre, une certaine affinité devait inévitablement les unir : jouer avec la langue et émerveiller un public friand de spectacles. Le théâtre, à l’origine en Europe, était religieux : le grand public ne sachant pas lire découvrait les Evangiles par les jeux théâtraux, plus vivants que les vitraux ou tableaux des églises ou, pour les plus fortunés, que les peintures de grands maîtres de l’art religieux. Des pièces profanes à but moralisant existaient aussi : une verdeur réaliste est déjà présente non pour louer le vice mais pour le condamner. Il n’a pas fallu attendre longtemps pour que cela soit inversé lors de la Fête des Fous, tradition médiévale servant d’exutoire aux passions les plus refoulées…

Pourquoi des goliards ? L’origine de ce nom a donné lieu à plus d’une fantaisie historique, par extrapolations diverses de textes anciens. Goliard était sensé provenir de Goliath, vaincu par David, le diable et l’ennemi de Dieu. Le jeu des sonorités de ces deux mots y était pour quelque chose. L’origine la plus plausible à retenir est plus simple : le mot goliard provient du latin gula, signifiant la gueule. La raison en est simple : les clercs qui voyageaient sur les routes lorsqu’ils avaient faim et trouvaient à manger devaient avoir un penchant à se bâfrer de nourriture. Démunis d’argent, ils pouvaient divertir leurs hôtes en chantant, en récitant, en plaidoyant la cause de qui les payait afin soit de ridiculiser un adversaire, soit donner une image positive[6] de leur mécène : ils étaient des forts en gueule de leur temps !

Pourquoi ribauds ? Ce nom était attribué aux enfants perdus de l’armée, aux soldats sans solde qui parcouraient les routes à la recherche d’un engagement. Leurs mœurs libres étaient attribuées à nos clercs qui devaient inévitablement les rencontrer sur leurs chemins et quelques-uns d’entre eux ont dû succomber à la tentation de la chair, probablement. La plupart étaient des francs buveurs et plus d’une chanson à boire, que nous retrouvons dans les chansonniers de corps de garde, ont trouvé là leur origine.

Après les condamnations de l’Eglise contre nos auteurs lors de plusieurs conseils synodaux, il est nécessaire de remarquer qu’elles restèrent sans beaucoup d’effets. La raison en est simple : plus d’un clerc vagant a exercé devenu plus âgé des hautes fonctions dans l’Eglise ; quelques-uns sont devenus des autorités spirituelles de leur temps. La tradition goliardique était implantée pour vivre jusqu’à nos jours sous des formes extérieures différentes mais de même nature : employé avec ou sans discernement, le rire reste une arme.

La Réforme colligeant tout ce qui était hostile au clergé a donné une nouvelle image, tout aussi fausse de nos auteurs. Elle publia des textes soigneusement retenus pour leur contenu : les protestants de Bâle ont été très actifs en ce sens. Flaccius Illiricus en est le meilleur exemple. Des publications partielles ont ainsi longtemps rendu crédible l’idée que les goliards étaient des protestants avant l’heure de la Réforme.

Au XIXe siècle, les Romantiques ont émis l’erreur de considérer nos poètes comme un groupe social à part en sélectionnant eux aussi un choix plus large de textes que les Réformateurs. Les poésies d’amour sont privilégiées. Certains y ont même vu une sorte de franc-maçonnerie. Or les goliards n’ont jamais créé une confrérie, un ordre quelconque. Des parodies liturgiques, longue tradition médiévale, l’ont fait croire : il y a eu tentative de récupérer un mouvement littéraire par des personnes qui ignoraient tout du Moyen Age. Nos auteurs, connus ou anonymes,  cultivaient une veine satirique et poétique : là s’arrête leur point commun.

Qui sont nos goliards[7] ou vagants[8] ?

Anonymes ou connus, ils appartiennent au milieu scolaire et universitaire : ils sont jeunes, ils voyagent pour leurs études, ils rencontrent d’autres jeunes et des maîtres de diverses nations. Nous sommes au cœur d’une culture européenne qui se vit et qui n’avait pas besoins de toutes les structures que nous avons maintenant : les couvents, les universités partageaient le savoir aux pauvres comme aux riches. Une langue commune les unissait et rendait le dialogue européen réel : le latin. Etudier leurs chants, c’est découvrir leurs esprits, leurs états d’âme, cette lutte entre la chair et l’esprit comme leur façon de les concilier : l’amour charnel pouvait être un reflet d’un amour divin (lecture particulière du Cantiques des Cantiques, souvent parodié). Quelques chants expriment pas uniquement la vision, tantôt lyrique, tantôt ironique, de l’homme sur la femme  mais encore, il faut le souligner, la vision de la femme sur l’homme, qu’elle soit abusée, désireuse ou satisfaite. C’est une originalité à retenir car, trop souvent, cela n’apparaît pas dans les commentaires usuels à propos des Carmina Burana.

Que découvrons-nous ?

Ironie pittoresque ou acerbe, regards critiques, spontanéité du verbe et maîtrise des orateurs classiques, jeux de mots, goûts de la parodie, plaisanteries de potaches, recherche de la liberté, sensualité en éveil, poids des études (austérité, dureté du maître), recherche de mécènes, réaction face au mauvais emploi des richesses (avoir les moyens pour conserver un espace de liberté), mouvements d’humeur contre les détenteurs du pouvoir spirituel ou temporel.

Les thèmes traités sont multiples : sentencieux, satiriques, amoureux, bachiques, comiques, lyriques, désespérés, populaires, religieux, rhétoriques et philosophiques. Leur diversité est la raison du charme indéniable qu’exerce la lecture de ces œuvres, parfois géniales, parfois trop convenues… La fraîcheur de ton est ce qui les caractérise le mieux.

Le printemps, l’amour, les femmes le vin, le jeu, la taverne. Mélange de sacré et de profane : un clerc n’est pas soit l’un soit l’autre ; il est un homme bien vivant connaissant les joies spirituelles comme les satisfactions matérielles ! Ils ne cultivent pas la misogynie de certains milieux religieux, ni la femme quelque peu évanescente ou trop idéalisée de la femme de la poésie courtoise.

1.    Les pièces morales et satiriques.

S’il y a un genre qui a toujours existé, c’est bien celui de la critique morale des gouvernants pouvant se transformer aussi bien en de savoureuses satires qu’en d’ignobles pamphlets. Un fait occulté dans les commentaires sur les Carmina Burana : il y a parfois, par effet de contraste, quelques textes faisant l’éloge du vice, pour mieux en dénoncer les effets ; pauvreté, déchéance, les fruits de choix qui font tourner la roue de la Fortune dans un sens comme dans un autre.
Des chants expriment la colère de devoir subir des impôts et je ne vous dis pas combien le sujet est encore d’actualité. Quelques prélats étaient connus pour leurs excès quant à remplir leurs bourses d’espèces sonantes et trébuchantes mais cela ne jette pas le discrédit sur tous les autres qui menaient une vie frugale pour aider les pauvres : les clercs pauvres sollicitaient d’ailleurs riches et prélats aisés pour leur demander de l’aide. De riches personnages n’hésitaient pas à engager des clercs pour exercer leurs plumes, affutées vengeresses, sur d’éventuels adversaires : les plans de communication existaient déjà à cette époque sans en porter les déterminatifs actuels ! Le scandale est la victoire du pot de fer contre le pot de terre : la raison du plus fort est toujours la meilleure est un des thèmes récurrent des carmina.

En les lisant, il convient de ne pas confondre des mouvements d’humeur quant à des faits particuliers avec une hostilité anticléricale ou antinobiliaire. Ne dit-on pas « Qui bena amat, bene castigat ! » « Qui aime bien, châtie bien ! ». Au final lorsque nous avons lu tous les textes, nous percevons leur vision assez désenchantée du monde[9].

2.    Les chansons d’amour et de printemps.

Ce thème a donné des chants d’une grande beauté poétique et il est difficile de ne pas succomber à leur charme. Le réalisme amoureux prédomine : l’idéaliste est vite déchanté ; les joies d’un amour partagé sont louées ; les résistances effarouchées de la femme aimée sont discutées ; les violences faites à l’autre, soit par l’abus d’une femme, soit par la vénalité de l’acte amoureux, sont vivement  critiqués. Le printemps, temps de l’espérance, de la renaissance de la nature, est vécu comme un des moments forts qu’offre la roue des saisons. Le désespoir de ne pas être aimé de celle que l’on aime est un sujet offrant des complaintes riches de sensibilité. L’amour est le plus souvent considéré comme un cadeau de Dieu et l’acte charnel comme un miroir d’un amour spirituel : c’est un aspect qui mérite d’être retenu. Le Cantique des cantiques reçoit bel et bien là une lecture particulière. Les affres de l’amour sont craintes, désirées et offrent joie et peine mais certainement pas cette sérénité qu’offre l’amour de Dieu…

3.    Les chansons à boire ou de taverne.

Elles sont les plus célèbres et ont traversé les siècles alors que les auteurs d’origine ont été oubliés. La taverne est devenue un lieu pouvant être dangereux : le vin de la messe est mis en opposition avec le vin de la taverne.
Le rôle du hasard, en partie symbolisé par la roue de la Fortune, est démontré par les jeux de trictrac, d’échecs ou de dés. Le jeu prend un sens particulier car il devient un modèle réduit de la vie : des pions à jouer, des choix, des situations à affronter, un adversaire doué d’une intelligence ; les coups de dés qui peuvent modifier du tout au tout la suite de jeu, les impondérables de la vie. En fait, les textes traduisent les grandes interrogations du sens qu’a la vie d’un homme, dans quelle mesure il peut donner un sens à sa vie en fonction des déterminismes, naître pauvre ou riche, et des circonstances, trouver un mécène ou connaître la félicité. Voltaire dans Zadig s’est longuement interrogé sur la destinée et il croyait en un grand horloger, un architecte de l’univers ; l’homme du Moyen Age croit en la main de Dieu sur son destin même dans le malheur et le Christ, ayant souffert pour lui, il peut jauger sa souffrance qui ne sera jamais aussi forte que celle du Christ !

4.    Des jeux théâtraux (Noël et Pâques).

Le théâtre religieux, les miracles, avait une place de choix dans les spectacles offerts au public médiéval. Il est inévitable que nos clercs aient été inspirés par les deux thèmes essentiels de la vie chrétienne : Noël et Pâques. Nous y trouvons des hymnes à Marie, des implorations à Dieu pour obtenir Son pardon. Plusieurs auteurs des Carmina Burana se sont rendus célèbres pour leurs poésies sacrées, publiées dans d’autres recueils.

Les auteurs identifiés

Parmi les anonymes, nous trouvons des besogneux (pour convaincre un mécène), des écolâtres (pour imiter les Anciens et suivre des modèles, des imitateurs pouvons-nous dire) ou de grands intellectuels (pour offrir une œuvre originale par le style et le contenu) : il n’est pas possible d’y voir une seule classe sociale. Leurs œuvres reflètent une tendance de l’élite intellectuelle de ce temps.

Cependant des auteurs goliardiques ont été identifiés et leurs parcours de vie permettent de saisir la diversité des vocations et des dons.

Archipoète de Cologne : pseudonyme accordé à plusieurs auteurs mais le style de l’un d’entre eux est caractéristique : l’Archipoète de Cologne est le nom qui lui a survécu. Il a vécu dans l’entourage de Reginald de Dassel, son mécène qui est loué dans quelques poèmes.

Hugues d’Orléans (le Primat) (1093-1160) : il est resté une légende encore un siècle après sa mort. Cultivant la science des lettres, grammairien, il a marqué son temps en raison de sa verve facétieuse. Versificateur et improvisateur habile, il a laissé la réputation d’être un pince-sans-rire. Boccace en fait mention dans son Decameron (1,7). Il a manié la satire avec une férocité, contre les pingres  en particulier.

Gautier de Châtillon (env.1135-1179) : maître (= professeur) à Laon et à Châtillon. Reste un des grands poètes latins du XIIe s. Son épopée Alexandreis était lue en classe jusqu’à la fin du Moyen Age. CB 123.

Pierre de Blois (env. 1135-1212) : théologien, littérateur (spécialiste de la littérature classique), poète (grand styliste). Educateur du futur roi de Sicile, Guillaume II. Chassé de Palerme en 1168, il se mit au service du roi d’Angleterre, Henri II : secrétaire royal, il est aussi chancelier, de l’archevêque de Canterbury. En 1192, il est au service de la reine Aliénor. Lui sont attribués les CB 63, 67,72, 83, 84, 108.

Serlon de Wilton :

Abélard (1079-1142) : indépendance d’esprit, talent oratoire et poétique, qualité de sa dialectique, valeur de son enseignement : autant d’éléments qui ont marqué les esprits du Moyen-âge. Il a ouvert de nombreuses écoles. Innovateur dans la forme comme dans la structure strophique et les modes rythmiques dans la prosodie comme dans le maniement de la rime, il a donné un élan à la poésie profane cultivée depuis sa jeunesse.

Walter von der Vogelweide (env. 1170- 1230) : poète lyrique en moyen-haut-allemand. Il a vécu à la cour des ducs autrichiens de Vienne jusqu’en 1198. Il fréquentera différentes cours de rois et empereurs allemands. En 1220, Frédéric II lui donna un fief. Sa spontanéité de ton contraste avec la rigidité de son temps. CB 156,6 ; 169, 5

Et de nombreux autres…

Toutefois tous les clercs n’étaient pas des goliards, tous les goliards n’étaient pas des vagants, tous les vagants n’étaient pas des jongleurs, tous les bouffons n’étaient pas des jongleurs ! L’influence de cette poésie dite goliardique a été certaine sur la versification. Leurs œuvres constituent une étape importante dans l’enrichissement du style poétique, spécialement pour la poésie populaire qui commence à naître dans les différents idiomes européens.
Ces textes ont un sens du rythme et de la musique qui ont fasciné des musiciens du XXe siècle et c’est ainsi que j’arrive à l’approche musicale du sujet.
 
                                                           IV.          La diffusion musicale au XXe siècle

La lecture de Carl Orff

Le public connaît bien les Carmina Burana, par l’ouïe au moins, grâce à Carl Orff qui a été tout d’abord sensible à la sonorité du texte latin. Ainsi, ce musicien[10] remarquable a donné par sa diffusion de 24 chants plus d’audience que tous les travaux de spécialistes qui sont restés inaccessibles au grand public.

En 1934, il découvrit une édition des Carmina Burana chez un bouquiniste de Würzburg. Il fut vivement frappé par « le rythme entraînant et le caractère imagé de ces poèmes, et tout autant [par] la musicalité riche en voyelles et la concision unique de la langue latine ». Il commença spontanément à mettre en musique quelques pièces. Conseillé dans le choix et l'étude des documents par l'archiviste Michael Hofmann, il établit la structure du texte, certains poèmes sont produits dans leur intégralité et d’autres de façon partielle tout en gardant une certaine unité : « Je n'avais pour base de mon exécution qu'un texte tapé à la machine. La musique était tellement achevée et vivante en moi que je n'avais pas besoin du soutien d'une partition. ». C’est déclarer combien ces textes avaient su parler à son cœur et à son esprit.

Lors de la création, le 8 juin 1937, à l'Opéra de Francfort sous la direction de Bertil Wetzelsberger, les Carmina Burana - Chansons profanes pour solistes et chœur avec accompagnement instrumental et tableaux connurent un accueil triomphal. Dès lors nos Carmina figurent régulièrement aux programmes des opéras, des salles de concerts ainsi que des salles de fêtes des universités et des écoles du monde entier. Cela continue de nos jours et encore avec le même succès.

Après la répétition générale, Carl Orff alla trouver son éditeur pour lui faire cet aveu, souvent cité : «Vous pouvez mettre au pilon tout ce que j'ai écrit jusqu'à présent et que vous avez malheureusement imprimé. Mes œuvres complètes commencent avec Carmina Burana.».

Le texte latin état fait pour être scandé et Orff, un passionné de rythme n’a pu être que sensible à cet aspect qu’il a su rendre dans une version contemporaine avec un grand ensemble choral et instrumental qui surprendrait nos clercs du XIIIe s. car, eux, ils avaient une autre pratique.

La lecture Clemencic consort

Grâce au groupe de René Clemencic, réunissant 6 interprètes, nous percevons comment nos Carmina étaient chantés au XIIIe s. : peu d’instruments et uniquement médiévaux (vielle, tambourin, tambour, clochettes, flûte) avec deux ou trois voix (contreténor, baryton). Se basant sur leur lecture des neumes, ils ont réussi à nous rendre cette couleur sonore médiévale et véritablement cette version mérite votre intérêt car ce groupe a, de plus, retenu d’autres chants[11] que ceux interprétés par Carl Orff. 

Nos auteurs sont des témoins en fait d’une double renaissance musicale et poétique.
Les poètes renoncent à cette forme contraignante de la pure prosodie latine, cette prosodie métrique[12], au profit de vers inégaux, parfois courts, parfois longs, pour mieux jouer avec le rythme, les assonances et les accents. Il en résulte une expression plus spontanée qui nous charme encore même si la langue latine échappe à la compréhension de la plupart des auditeurs (malheureusement).
Sur le plan musical, le chant, cultivant l’accent et l’assonance, évolue tout d’abord dans les abbayes bénédictines européennes : il s’agit bel et bien d’un phénomène culturel européen et non spécifique à un seul pays. Le monastère de St. Gall, avec Notker, en a été un des foyers les plus connus pour cette évolution de la poésie liturgique et de la poésie profane. Souvenons-nous qu’Abélard a chanté son amour pour Héloïse avec la harpe. Au XIIe s., le chant polyphonique a été cultivé spécialement dans la France du Nord : refrains, répons, et chœur impliquaient aussi l’intervention du public dans le chant.


                                                                                                    V.          Conclusion

Avec les Carmina Burana, nous disposons d’une merveilleuse anthologie de chants sacrés et profanes, reflets vivants des mouvements d’humeur ou des réactions à chaud d’hommes jeunes et cultivés ayant vécu au XIIe et XIIIe siècle. Joies et désenchantements caractérisent ces œuvres qui inaugurent un renouveau de la poésie européenne. La qualité des textes inspire des compositeurs de notre temps : les succès de Carl Orff, la version luxueuse des Carmina, ou les interprétations réalistes de Clemencic Consort en témoignent. Il y a certainement encore un riche avenir  pour d’autres compositeurs qui considéreront la mine d’inspiration musicale que constitue ce manuscrit. Les Carmina Burana ont marqué un pas décisif dans l’évolution de la musique et de la poésie européennes : chaque pays ayant cultivé à sa façon cet héritage qui a permis de multiples innovations. Rien que pour cette raison,  cela méritait notre attention et je reste à disposition pour vos questions.

Bibliographie

Manuscrit

Staatsbibliothek de Münich : Codex latinus monacensis 4660 et 4660 a

Consultable sur Internet :

Edition complète

Peter et Dorothée Diemer, Benedikt Conrad Vollman : Carmina burana. Deutscher Klassiker Verlag.Bd 15. 1987. 1420 p.
Intégralité des textes avec traduction en allemand. Les numérotations CB fournis dans cette communication se réfèrent à cette édition.  

Editions partielles

A. Micha, F. Joukovsky et P. Bühler : Carmina Burana. Textes choisis. Honoré Champion. Paris. 2002. 280 p.
Edition munie d’une bonne bibliographie et audiographie.

Marcel Gérard : Les Chansons d’Amour des Carmina Burana. Ed. bilingue (latin-français). Ed. Saint –Paul. Luxembourg. 1990. 472 p.
Sélection thématique munie d’une belle traduction en français.

Ouvrages généraux

Joseph de Ghellinck, S.J. : L’essor de la littérature latine au XIIe siècle. Desclée de Brouwer. Paris. T. I, 1946, 236 p. ; T.II, 1946, 356 p.
Ouvrage incontournable pour s’initier à cette littérature de nos origines culturelles européennes.

Geneviève Hasenor et Michel Zink : Le Moyen Age. Coll. Dictionnaire des lettres françaises. La Pochothèque. Fayard. 1992. 1508 p
Ce qu’il y a de mieux pour une recherche précise et fiable sur les auteurs du Moyen Age.

Henry Spitzmuller : Poésie latine chrétienne du Moyen Age. Desclée de Brouwer. 1971. 2012 p.
Textes latins avec traduction française. L’ouvrage de référence en la matière avec un excellent apparat critique.

Ouvrages particuliers

Olga Dobiache-Rojdestvensky : Les poésies de Goliards. Paris. 1939.
Pour s’initier à cette littérature, il est utile de commencer par ce livre qui est pourvu de textes latins avec traductions en français et d’une excellente bibliographie.

Audiographie
Cassettes :
Riccardo Chailly (dir.) : Carmina Burana. Carl Orff. RSO Berlin et chœurs. 1984. Decca.
James Levine (dir.) : Carmina Burana. Carl Orff. Chœur et orchestre symphonique de Chicago. 1985. Polydor International.

CD :
Clemencic consort. Carmina Burana. Codex buranus. Original version. 2009. OehmstClassicproduktion. (durée : 71’58).
Eugen Jochum (dir.) : Carl Orff : Carmina Burana. 1968. Chœur et orchestre de Berlin. Polydor International. (durée : 56’15)

Vidéographie

Avec le moteur de recherche, taper : Carmina Burana et vous trouverez d’excellentes prestations !



[1] Traduit parfois en français par Beuron.
[2] L’édition complète de Diemer en compte 254 : certains textes ont dû être séparés par erreur.
[3] 47 poèmes, la majorité étant en latin.
[4] De nos jours nous dirions les manipulations.
[5] Pour retrouver une dynamique par contre dans des voies qui n’étaient pas celles du Seigneur !
[6] De nos jours, nous dirons des spécialistes de la communication !
[7] Terme préféré en France.
[8] Terme préféré en Allemagne ou en Angleterre.
[9] Ce qui se retrouve aussi derrière le rire de Rabelais.
[10] Passionné d’eurythmie et de danse.
[11] A l’exception du « In Taberna ».
[12] Quantité déterminée de syllabes longues et brèves : la fameuse scansion des vers de Virgile qui a fait souffrir plus d’un jeune latiniste ! 

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