mardi 26 juillet 2016

Jules Verne et ses perceptions de la guerre.

Perceptions de la guerre :
Jules Verne et les voyages extraordinaires.

Antoine Schülé 

Introduction

Un thème me tient à coeur depuis plusieurs années, celui de « Guerre et littérature », sous le regard de l’histoire militaire. C’est dire que je suis heureux de pouvoir présenter un travail quelque peu différent de celui qui nous occupe habituellement. Cependant, je crois qu’il peut intéresser des personnes passionnées d’histoire car cette passion a aussi besoin de rêves et d’imagination.

Ma passion pour l’histoire a été suscitée, alors que j’avais entre treize et quinze ans, par les romanciers historiques : Alexandre Dumas et surtout Walter Scott. Walter Scott m’a sans doute le plus influencé car il a su rendre vivants les faits historiques en alliant poésie et connaissance de la nature humaine. Son « Histoire d’Ecosse » en trois volumes a été une première quête historique que j’ai analysée avec plaisir. Les vieilles gravures qui ornaient ses textes me permettaient de visualiser des personnages qui avaient marqué leur pays. Ainsi, en moi est née la passion de l’histoire. L’histoire est une enquête délicieuse dont les résultats se partagent et qui peut se pratiquer en groupe ou en solitaire. Elle ne vous déçoit plus à partir du moment où cette constante observation de l’homme nous apprend à ne plus être déçu par les hommes. L’histoire est faite de beautés et d’horreurs. Elle est comme la vie qui offre de vivre le meilleur et le pire.

Le roman est porteur de messages, de héros, d’anti-héros ; le roman est le révélateur de ces liens subtils entres les causes et les faits. Il y a au-delà de l’aspect jubilatoire à découvrir des mondes nouveaux, un travail de réflexion de la part du lecteur qui est possible et qui doit même se faire, sous peine de pratiquer un exercice stérile. Georges Duhamel (1884-1966), dans « La nuit de la Saint-Jean » a écrit :
« Le romancier est l’historien du présent,
alors que l’historien est le romancier du passé ».

Cela nous fera peut-être souffrir mais il y a des historiens qui sont plus des romanciers que des historiens : c’est un fait dont il convient de prendre acte. Le romancier imagine les causes et les faits ; l’historien identifie les causes et les faits mais, entre les deux activités, il y a une frontière délicate que quelques uns ne trouvent jamais ou que d’autres mélangent allègrement. Les frères Edmond et Jules de Goncourt ont exprimé, en une formule dont la concision ne vous échappera pas, un précepte que je soumets volontiers à votre réflexion :
« L’histoire est un roman qui a été,
le roman est de l’histoire qui aurait pu être. ».

Ses romans ont la particularité d’offrir plusieurs lectures et il ne m’appartient pas de dire que la mienne est préférable à une autre. Cependant, je pense que la lecture que j’en fais est aussi digne d’intérêt que celui d’un autre.

Jules Verne est venu dans mes lectures alors que j’étais âgé entre quinze et dix-sept ans : autant ses descriptions géographiques ou biologiques m’irritaient au début, autant j’étais intrigué par les contextes historiques qu’il donnait à la plupart de ses romans. Par la suite, j’ai compris que Jules Verne était bien un représentant de son temps par son besoin de classer ses connaissances, de rechercher une sorte d’assurance face à l’inconnu, cette assurance que donne le savoir. Plus tard, j’ai perçu que Jules Verne livre une quête de sens, aussi bien de celui de la vie de l’homme que de celui de la Terre, voire du Cosmos. Il dévoile qu’il y a des causes pour lesquelles un homme peut préférer sacrifier sa vie comme celle des autres. Il y a des personnages en révolte à des degrés divers et pour des raisons fort différentes. Fuir le monde, vivre avec ou détruire le monde pour créer un nouveau ou pour revenir en des temps plus reculés, au nom du progrès, au nom de valeurs perdues. Mais au fond de toute chose, il y a l’homme avec toutes ses capacités de créer ou de détruire. Toutefois, il convient de ne pas oublier la nature avec ses caprices, cette nature capable de détruire en quelques heures la lente et laborieuse création des hommes et les hommes eux-mêmes. Il y avait un Dieu, un Dieu qu’il appelle parfois Providence. Jules Verne dévoile en fait les forces et les faiblesses de la Création, la Création selon la Genèse. Nos civilisations peuvent mourir et tout peut recommencer.
Je suis un admirateur de l’œuvre de Jules Verne. Je ne m’en cache pas. Cependant, je garde la distance critique par rapport à son œuvre et ; ainsi, je perçois que mieux les contradictions internes à la réflexion de Jules Verne. On lui a fait dire tout et son contraire parfois. Cet exposé me donnera parfois l’occasion de vous le démontrer.
Sujet difficile à traiter car chacun l’a lu à sa façon et en a gardé une image qui lui est propre. En cet instant, je me permets de vous faire découvrir ma lecture de cet auteur en sachant qu’elle ne sera pas forcément la vôtre. Cependant, l’approche que j’adopte aujourd’hui vous fera peut-être soit relire certains de ses ouvrages soit remémorer quelques pages que vous avez lues, il y a longtemps peut-être, et c’est là tout le bien que vous souhaite.

Les avis sont partagés sur les qualités littéraires de Jules Verne : les uns affirment qu’il n’est pas un grand écrivain et d’autres que ces romans sont à être placés au même rang que l’Iliade et l’Odyssée. Pour ma part, j’ai commencé à lire Jules Verne et, très naturellement, je me suis intéressé à toute son œuvre. J’en relis volontiers les livres. Des pages que je mettais volontiers de côté initialement, je les ai lues plus tard avec intérêt car je n’avais pas identifié immédiatement les raisons de cette abondance scientifique de détails.
Et, je vous fais volontiers un aveu. J’ai lu Balzac et j’ai été curieux d’abord et ensuite obligé de lire quelques uns de ces ouvrages : j’ai poussé l’effort plus loin car je me suis forcé à les relire à des âges différents. Lors de mes études au lycée comme à l’université, je me suis attiré les foudres de mes professeurs de littérature en expliquant le pourquoi de mon désintérêt pour Balzac mais j’assume mon choix et je persiste et je signe. La conclusion est nette pour moi : je n’aime toujours pas ses écrits.

Etudier Jules Verne est une gageure car lorsqu’on croit l’avoir enfin découvert, on se surprend à chaque lecture à percevoir des aspects qui nous avaient échappés les fois précédentes. Ses livres se lisent à tous les âges car avec ce regard qui s’acquiert dans les temps - ce que certains appellent l’expérience -, il parle encore à chacun, il dit vrai, quoique cela soit du roman. Actuellement, je doute que Jules Verne offre systématiquement un plaidoyer du progrès (j’y reviendrai) mais je suis certain qu’il offre une quête de sens, de sens donné à une vie, donné au rôle de la connaissance un sens donné finalement aux liens qui unissent les hommes.

L’extraordinaire de Jules Verne est parfois difficilement perceptible actuellement. Il a écrit des scènes « futuristes » pour son époque qui sont devenus des scènes d’actualité pour notre temps. Pour quelques lecteurs, cela suffit amplement à leur joie. Mais notre attachement à son œuvre dépend d’un autre facteur. Des situations, des personnages sont devenus des mythes au même titre que certains tableaux de la poésie homérique. 

Les voyages mythiques

« Les voyages extraordinaires » de Jules Verne réunissent la majeure partie de ses œuvres. Ils sont mythiques en un certain sens. La question à se poser est : Pourquoi parler d’aventure mythique à propos des « Voyages extraordinaires » ?
Rappelons-nous que les plus anciens récits de l’humanité racontent d’anciennes migrations collectives, des expéditions aventureuses où le personnage principal est un voyageur. Des civilisations lient leurs origines au voyage d’un homme qui décide de quitter une terre pour acquérir un nouveau territoire. Abraham quitte la Chaldée, Moïse guide son peuple pendant quarante ans dans le désert. Les grecs, peuple de navigateurs, nous ont laissé de nombreux voyages mythiques : Hercule, Jason, Persée. Ulysse tente un long voyage qui vous est connu. Comme déjà dit. Enée dans l’Enéide voyage aussi. Sindbad le Marin est le voyageur des Mille et une nuits. Les chevaliers errants : Tristan, Perceval, Galaad, Lancelot effectuent de longues pérégrinations avec des épreuves, des quêtes. Don Quichotte de Cervantès est aussi un voyageur. Panurge de Rabelais réalise aussi des navigations aventureuses dans le Quart livre et dans le Cinquième livre. La littérature du XVIIIe siècle offre des récits nombreux de voyageurs ingénus.

Les récits de naufragés lors de voyages en mer développent un thème qui fascine. C’est l’homme qui affronte la nature, voire une certaine forme de chaos pour la vaincre, pour en faire un territoire humain en effectuant des actes rationnels. Une « terra incognita » ne le demeure pas longtemps : l’homme doit donner des noms aux terres qu’il découvre, il établit une carte. Avec Jules Verne nous effectuons des voyages avec carte fournie à chaque étape. La carte est encore plus fascinante quand il reste des inconnues à situer ou des sites qui disparaissent.
Une terre doit se mettre au service de l’homme : elle se travaille, se transforme. La quête du feu est toujours un moment particulièrement fort du récit. La création d’un habitat et sa spécificité comportent un luxe de détails. La nature souvent hostile dans un premier temps devient une alliée. Les récits des naufragés deviennent des récits d’une renaissance.

Ces récits nous fascinent pour une autre raison encore. Ils illustrent :
·       La lutte de l’homme contre l’infini (céleste ou terrestre)
·       La lutte entre le bien et le mal (car ce manichéisme est nécessaire à un certain stade de la réflexion, le tout est de ne pas être piégé ; il faut savoir répondre par oui ou par non…mais garder suffisamment de raison pour comprendre le pourquoi de certains engagements au regard de valeurs différentes que les siennes).

La quête du Graal est le roman de la grâce au sens religieux du terme. La quête du Graal est le roman de la vie de la grâce dans l’âme chrétienne qui lutte soit contre une foi insuffisante, soit contre des fautes de décision ou de volonté, soit contre des tentations de toute sorte.
Chez Jules Verne, il y a aussi une quête, une quête de sens, de sens à donner à sa vie : c’est ce qui caractérise les héros verniens. Le héros vernien donne sa vie pour une cause, pour son pays, pour sa famille.

Pourquoi ai-je aimé Jules Verne ? Non pour ses descriptions scientifiques et rationnelles : ce qui peut vous surprendre. Mais parce qu’ils abordent de façon rationnelle les questions essentielles qui se posent à l’homme. Il ne le fait pas en partant d’une connaissance religieuse du sujet mais il a une approche rationnelle, et non rationaliste[1], du sujet. Il laisse le lecteur le soin de trouver sa réponse et il ne le la lui dicte pas. Il reconnaît un Dieu qu’il appelle Providence parfois. Il critique dans Robur le Conquérant, les hommes qui refusent de voir l’œuvre de la providence pour l’appeler du nom du hasard.

Quelles sont ces questions qui toujours inquiéteront l’homme à un moment ou l’autre de son existence :
·       Le Vie et la Mort
·       l’Origine
·       le Bien et le Mal
·       quel rapport établir avec l’Autre qui soit vous apprécie, soit vous haït.

Sous la plume apparemment scientifique de Jules Verne, le plus fascinant est en réalité sa qualité de poète romantique qui exploite avec brio deux mondes que trop souvent l’on oppose : le monde du réel et le monde du symbole. Ainsi le passionné de littérature médiévale, que je suis, prend plaisir à lire Jules Verne et je ne peux que vous inviter à relire cet auteur sans vous laisser hypnotiser par le décor scientifique pour mieux percevoir cette substance symbolique qui fait que Jules Verne se lira encore demain avec passion, même si les technologies auront été encore plus loin que ce notre auteur a pu imaginer.
Michel Serres traite cet aspect avec passion dans son livre : « Jouvences sur Jules Verne ». Sa lecture n’est pas facile au premier abord mais sa façon de jongler avec les symboles dans l’œuvre de Jules Verne ne pourra que fasciner celles et ceux qui veulent approfondir cette mise ne perspective.

Poésie, connaissance de l’homme et science animent l’œuvre vernienne. C’est une poésie de l’action, c’est une connaissance de l’homme qui lute pour la vie et pour des valeurs, c’est la science qui doit se mettre au service de l’homme et non contre l’homme.

Après avoir effectué cette première approche partielle de l’œuvre de Jules Verne, il me faut aborder les perceptions de la guerre dans son œuvre.

De façon plus générale

Peut-on identifier les idées politiques de Jules Verne ? Je répondrai non à cette question. Par contre, il effectue des plaidoyers pour certaines causes mais sans quitter les modes de pensée de son temps qui croit au progrès et qui accepte certains actes répréhensibles aux yeux de la morale au nom des progrès inéluctables de la civilisation. Ce côté m’a d’ailleurs plus d’une fois irrité.

Soulever cette question c’est aussitôt réveiller cette image qui a marqué mes jeunes années : la figure du capitaine Nemo qui déploie au pôle Sud un drapeau noir. Est-ce que pour autant Jules Verne célèbre un anarchiste souterrain ? Franchement je ne crois pas à la figure de l’anarchiste mais je crois à la figure du Résistant. Il n’est pas un « anti » mais il résiste à sa façon et j’y reviendrai ultérieurement. Un roman posthume « Les naufragés du Jonathan » pourrait accréditer la thèse l’anarchiste mais c’est le fils de Jules Verne qui a apporté des corrections au texte paternel en faveur de la figure du révolté. C’est une fausse piste. Il faut se référer à d’autres formes de résistance qui méritent toute notre attention comme par exemples Michel Strogoff et Mathias Sandorf.

La conviction de Jules Verne éclate chaque fois qu’il s’agit des luttes pour les libertés et les nationalités et particulièrement pour certaines minorités. Nemo a un regard et une pensée critiques sur les hommes mais il aide les grecs qui entendent se libérer du joug turc. Ce thème est repris dans « L’Archipel en feu ». Un courrier de Jules Verne à Hetzel nous apprend qu’au départ Nemo devait être un Polonais dont la famille aurait été massacrée par les Russes mais Hetzel l’a fait changer d’avis car ses livres se vendaient bien en Russie. Les pressions commerciales et les lois du marché ont déjà leurs règles à cette époque.

Le thème de la Guerre de Sécession revient à de nombreuses reprises dans les romans :
·       Nord contre Sud
·       Les forceurs de blocus
·       L’Ile mystérieuse

Jules Verne est un partisan des abolitionnistes et condamne les négriers :
·       Cinq semaines en ballon
·       Un capitaine de quinze ans

Par contre, en ce qui concerne l’Afrique, il a une position plus ambiguë. Il prend facilement les noirs pour des sauvages. Il est fermement persuadé que l’Europe est porteuse de civilisation. Il signale qu’elle ne leur apporte pas que des bienfaits. Il faut inscrire sa réflexion dans le contexte de son temps où la colonisation était le progrès nécessaire à porter à des peuples arriérés. Jules Verne adhère aux principes de la colonisation mais forme des réserves. Victor Hugo et Georges Sand seront eux cependant moins élogieux sur le rôle colonisateur de l’Europe. Il est vrai que la colonisation a des nuances différentes suivant les pays. Angleterre n’a pas colonisé de la même façon que la France ou l’Allemagne.

Dans « La Jaganda », il souligne que le progrès dans les régions du Brésil si riches se fera « au détriment des races indigènes ». Il le regrette et il déclare :

« C’est la loi du progrès. Les Indiens disparaîtront. Devant la race anglo-saxonne, Australiens et Tasmaniens se sont évanouis. Devant les conquérants du Far-West s’effacent les Indiens du Nord Amérique. Un jour peut-être, les Arabes se seront anéantis devant la colonisation française. » (1ere partie, chap. V)
Pour le monde arabe, notre auteur ne s’est pas montré bon prophète, il serait surpris de nos jours de constater la présence du monde arabe en France. 
L’anéantissement de la culture arabe n’est pas pour demain. Il suffit de prendre conscience de ce prodigieux réveil musulman. Jules Verne n’a pas pu apprécier la force de ce qui fait « la substance d’un peuple » comme dirait le colonel Reichel. J’ose espérer que la substance d’un peuple comme celui de la France et de la Suisse pour parler de celles que je connais, resteront assez fortes par rapport à la substance arabe.

Dans « Le superbe Orénoque » il est fait l’éloge du père Espérante, alias le colonel Kermor, qui lègue aux Indiens la civilisation dans une perspective physique et morale. Il leur apprend l’art militaire à la manière occidentale.

Mon admiration pour notre auteur n’empêche pas que je sois parfois irrité par ses contradictions : lorsque Jules Verne parle de la guerre de Sécession, il se montre vivement abolitionniste mais il accepte avec une facilité déconcertante le massacre des Indiens aux Etats-Unis. Il y a une forme d’acceptation, sans remise en cause, de certains massacres où les Américains se sont montrés particulièrement inhumains sans que le jugement de la société dite bien-pensante ne s’exerce véritablement à leur encontre. Il y a perpétuellement cette démonstration entre ceux qui ont le droit de tuer et ceux qui sont des criminels mêmes lorsqu’ils ne font qu’appliquer le maintien de l’ordre ou défendre des valeurs autres que celles du dominant.
Je suis surpris de cette constance de l’histoire en faveur de l’immunité de certains pays : pas de tribunal de Nuremberg pour juger la longue histoire des massacres en Inde par les Anglais, des tribus indiennes par les Américains, des Anglais encore en Afrique du Sud, des Anglais en Palestine ? Certains peuples ont droit à l’immunité et d’autres pas, c’est sans doute une notion d’égalité devant le droit qui m’échappe complètement mais je préfère avouer ma non adhésion à cette forme de pensée dominante plutôt que d’accepter ce non-dit aussi criminel que les acteurs de ces massacres.
Jules Verne cependant se montre critique : Hector Servadac, lieutenant de la coloniale nous en donne la preuve. Servadac est un palindrome pour « cadavres ». Il a pour passe-temps favori de composer des vers pour la dame de ses pensées, entre deux relevés géographiques. « Les Aventures de trois Russes et trois Anglais », donne l’occasion à Jules Verne de démontrer l’absurdité de la guerre qui du jour en lendemain transforme six savants amis, attelés à une tâche pacifique et scientifique, la mesure du méridien terrestre, en deux clans ennemis car la guerre à été déclarée en leurs deux nations.

Dans « De la Terre à la Lune », Jules Verne décrit avec une ironie toute particulière des hommes de guerre américains, à la retraite. Ils s’ennuient. Le thème du canon est essentiel à ce roman. Un engin en soit n’est pas condamnable mais c’est l’emploi que l’on en fait qui est essentiel. Michel Ardan (Ardan est l’anagramme de Nadar, ami de notre écrivain), devant le canon « La Columbiad » (je vous rappelle que la navette spatiale américaine s’est appelée Columbia ») doit propulser la capsule vers la Lune. Ardan, dit au chapitre XXI :
« Au moins, dit-il, ce canon-là ne fera de mal à personne, ce qui est déjà assez étonnant de la part d’un canon. Mais quant à vos engins qui détruisent, qui incendient, qui tuent, ne m’en parlez pas, et surtout ne venez jamais me dire q’ils ont une âme, je ne vous croirai pas. » Il fait allusion à l’âme du canon qui est l’évidement intérieur d’une bouche à feux.

J.T. Maston (Not Sam) est un des membres les plus fous de ce Gun-club. Il est le constructeur de cet obus. Jules Verne souligne la démence qui peut s’emparer des cerveaux de nos hommes de science. Par exemple, ce Maston veut créer un canon plus énorme encore pour tenter de redresser l’axe de la terre pour exploiter plus commodément les richesses du pôle. Les catastrophes pour le reste du monde ne sont véritablement pour lui que des dommages « collatéraux », pour employer un terme devenu tragiquement banal à notre époque.
Le rôle du scientifique est aussi mis en évidence : L’homme de science sert quelle cause ? C’est toujours à propos d’un canon qu’un roman, moins connu, « Face au drapeau » est écrit. Un inventeur fou, Thomas Roch, invente un explosif nouveau. Il menace détruire les flottes du monde entier qui viennent le traquer. Il est passé au service d’un pirate qui entend devenir le maître du monde. Jules Verne a horreur des armes à feu mais il leur reconnaît une valeur utilitaire pour la quête de la subsistance, pour la défense d’une communauté.

Jules Verne est pour les recherches scientifiques en faveur du progrès utile à la société. D’un autre côté, il signale les dangers que les sociétés courent en perdant la maîtrise des découvertes scientifiques. Inutile de dire que ce débat est toujours d’une cruelle actualité. Notre écrivain a une caractéristique qui se perçoit au fur et à mesure de l’évolution de son œuvre : il se défie des entreprises de l’homme en société. Dans « L’éternel Adam », nous découvrons une nouvelle décourageante mais riche de sens sur la défaite du progrès, tentative qu’il convient de recommencer car la nature elle-même possède la force de l’abolir. Dans « Les naufragés de Jonathan », il écrit une tragédie : la défaite de toute démocratie. D’ailleurs, ces deux titres « Eternel Adam » et « Les naufragés du Jonathan » sont des romans peu publiés et délaissés par les maisons d’édition. Cela est déjà en soi un signe éloquent.

Cette volonté de l’homme à posséder la maîtrise de la terre est un thème vernien récurrent. Cette maîtrise s’acquiert par une parfaite connaissance de sa géographie. Les romans nous font sillonner le globe en tous sens. Ce rêve ne suffit pas. Il faut aller plus loin, jusqu’à la maîtrise du cosmos. :
·       De la Terre à la Lune
·       Autour de la Lune
·       Hector Servadac

Le héros vernien idéal est un créateur, un ingénieur, alliant science et technique, pouvant avoir des connaissances militaires (Cyrus Smith, capitaine Nemo, Mathias Sandorf). Toutefois, notre prophète ironise volontiers sur les théoriciens de la science. Le scientifique vernien se doit de ne pas être un savant perdu dans des spéculations abstraites.
Le savant idéal, dès « Cinq semaines en ballon », c’est le personnage de Ferguson : ignorant la crainte, habile dès son plus jeune âge, voyageur intrépide et même un peu aventurier, il est épris de liberté. Un exemple : il démissionne du corps des ingénieurs bengalais car :
« Se souciant peu de commander, il n’aimait pas à obéir. » Chap. 1
Il a réalisé des études sérieuses en hydrographie, en physique et en mécanique, avec des connaissances de botanique, de médecine et d’astronomie. Célèbre, il se tient « toujours éloigné des corps des savants ». Il préfère l’action au bavardage. Il considère que son temps est mieux employer à chercher plutôt qu’à discuter, à découvrir plutôt qu’à discourir. Cette préférence pourrait être la mienne.


Ce héros vernien est typique du XIXe siècle où il était encore possible à un « Honnête homme » d’avoir des notions essentielles sur tous les sujets de son temps ; il était encore possible d’être un omnipraticien. La spécialisation à outrance de notre temps n’existait pas. Les dommages provoqués par la spécialisation pourraient susciter de nouveaux romans dans le style de notre auteur. Des personnes demeurent ignorantes en de nombreuses matières à force de se concentrer sur un seul objet de recherche. Elles perdent toute notion de relativité. Jules Verne écrit à l’aube des grandes découvertes techniques. Des orientations sont perçues sur l’emploi décisif de la vapeur, de l’électricité, des machines volantes, de la chimie. Le développement des trains, le câble transatlantique, les sous-marins. Des projets similaires existaient déjà sous Léonard de Vinci. 

Jules Verne n’invente pas à chacun de ses récits. Il se contente de mettre en évidence les emplois possibles, les potentialités d’une découverte. Et là où il devient prodigieux, c’est quand il associe les potentialités de différentes découvertes Le « Nautilus » en l’exemple le plus achevé.

Fulton avait proposé au Directoire un sous-marin pour lutter contre le blocus anglais en 1796. Il s’agissait d’un engin inspiré des plans de Léonard e Vinci avec des mensurations modestes : 6.5m. sur 2 m. L’eau entrait par des caissons au moyen d’une pompe actionnée manuellement. Son usage consistait à larguer une charge d’explosif sous le bateau ennemi ; ce prototype était d’ailleurs surnommé « Le Nautilus ». Plusieurs essais ont été tentés au havre, à Brest, en 1800, 1801. L’invention ne fut cependant pas retenue. La raison mérite notre attention et celle des pacifistes : les miliaires jugèrent ce procédé déloyal. Ceci me rappelle que Louis XVI avait assisté à une démonstration de l’ancêtre de la mitrailleuse. Il y a renoncé ainsi que d’autres armes destructrices : la monarchie absolue préférait renoncer à des armes dangereuses que les démocraties n’ont pas hésité à employer !

Militairement, Jules Verne attire régulièrement notre attention sur la l’importance de la maîtrise des mers. Lors de la guerre de Sécession déjà. Le sous-marin est en préparation intellectuelle soutenue dès ce moment-là. Les navires d’Ericson avaient été conçus pour remonter les fleuves et naviguer le long des côtes, par petit fond. Ces navires étaient appelés « monitors ». Ce nom est donné à un des engins de Nemo.
En 1867, les Marseillais ont admiré le « Miantonomon » quia avait réalisé une longue croisière dans l’Atlantique, la mer du Nord, la Méditerranée. Ce monitor était plus gros que celui des américains mais il ne plongeait pas. Ce n’était pas encore un véritable sous-marin.
Notre auteur avait pu assister à des essais de vrais sous-marins dans la baie de la Somme. Ces essais se terminèrent mal. L’ingénieur responsable s’appelait « Conseil ». C’est un des noms de personnage d’un roman vernien.
Pour clore cette question de sous-marin, ce qui n’est pas ma spécialité, il faut préciser cependant que le sous-marin de Nordenfelt a été mis au point aux alentours de 1884-5. Il s’agissait d’un engin à vapeur d’une longueur de 19.5 m. Son ingénieur s’appelait Goubet. Ce sous-marin était prévu pour le lancement de torpilles. La Russie portait une grande attention à cette invention (il suffit de consulter une carte de ce temps pour en connaître la raison). Elle avait passé une commande de 300 exemplaires dès 1883.

Quant au fameux sous-marin de Nemo, il ne verra le jour dans les faits qu’en 1958 alors le roman « Vingt mille lieues sous les mers » est publié en 1869.

Perceptions de la guerre

Jules Verne se fait connaître pour la première fois par un récit militaire : Les premiers navires de la marine mexicaine. Il s’agit d’une nouvelle, historique et romancée, à base d’histoire militaire. Il répondait ainsi à une mode littéraire de son temps où il était de bon ton d’utiliser un contexte comme la guerre du Mexique pour camper ses récits.

A travers quelques éléments de lecture, il est possible de brosser des portraits de militaires : des résistants, des savants usant de la force avec sagesse ou avec folie, des fous de guerre, des guerriers primitifs ou des guerriers avec des armes d’une puissance encore inconnue. L’éventail est large. Jules Verne établit une véritable prosopographie et sa galerie de portraits mérite notre intérêt.

En ces quelques minutes qui me restent, je tenterai de vous partager quelques idées que m’ont suggérées mes lectures de Jules Verne et plus particulièrement sur ses perceptions de la guerre.
Je n’aurais pas le temps de développer les armements qu’il a décrits avec une anticipation toute scientifique. Certaines armes n’ont pas été réalisées et d’autres ont été largement dépassées. Rappelons tout de même pour mémoire :
·       le sous-marin, le Nautilus ;
·       un fusil avec une munition électrique dont chaque coup est mortel ;
·       la torpille aérienne, dans « L’étonnante aventure de la mission Barsac » préfigure nos actuels missiles sol-sol ;
·       le bombardement d’anéantissement qu’il envisage dans les « Les 500 millions de la Bégum ».

D’une façon plus particulière, je m’attacherai à un aspect qui, à mon avis, n’a pas été assez souligné dans son œuvre alors que cet aspect est un élément majeur. C’est la figure du résistant chez Jules Verne, que l’on a trop souvent confondu avec celui du rebelle, voire de l’anarchiste. Vous avez non pas une seule et même résistance mais plusieurs.

Au commencement, il y a la résistance la plus élémentaire, j’allais dire la résistance la plus primitive, en donnant à ce qualificatif un sens qui n’est pas péjoratif : celle des naufragés. Les naufragés sont nombreux dans son œuvre : ceux perdus sur la mer ou ceux perdus dans des lieux inconnus dans certains continents. Ils doivent lutter pour survivre, pour renaître dans un contexte nouveau et user de leur esprit créatif aussi bien que de la Création, c’est-à-dire la nature et toutes les richesses qu’elle renferme.

Vous avez le savant en avance sur les connaissances de son temps : Robur le Conquérant, dans le roman du même nom en est le type le plus achevé avec son engin, volant plus lourd que l’air, « L’Albatros ». Le combat scientifique n’est pas négligé.

James Burbank est celui qui lutte au nom de la cause de l’abolition de l’esclavage contre ceux qui la refusent, dont les frères jumeaux Texar. C’est le récit de « Nord contre Sud ».

La lutte pour l’indépendance d’un peuple, celui de la Hongrie en l’occurrence, est symbolisée par Mathias Sandorf qui donne son nom à l’ouvrage qui nous révèle non seulement l’esprit de résistance qui anime un homme mais aussi le système de défense qu’idéalise Jules Verne : l’armée de milice d’Antékirtta.

Avec Michel Strogoff, nous avons l’officier qui lutte pour mener à bien sa mission mais la figure de Michel Strogoff est opposée à celle d’un autre résistant, le fameux Ogareff. Deux parcours que le lecteur est amené à confronter. Il est à signaler que les films qui retracent les aventures de Michel Strogoff sont très partagés quant à la figure d’Ogareff qui oscille entre celui du traître et celui qui est prêt à tout sacrifier au nom de sa cause.

Il ne faut pas moins de deux romans, sans doute les plus célèbres de Jules Verne, pour nous faire découvrir le résistant par excellence qu’est le capitaine Nemo. Ces deux romans. Vous les connaissez bien : Vingt mille lieues sous les mers et L’île mystérieuse. Je reviendrai sur le sujet.

D’autres personnages mènent une résistance pour revenir en arrière, pour s’accrocher à un passé et par un refus d’une situation nouvelle. Le plus emblématique est sans aucun doute Silfax, le vieux pénitent de la houillère que nous découvrons dans « Les Indes noires ». Il était chargé de porter une mèche pour éliminer les poches naissantes de grisou et il a voulu conserver en secret une nouvelle mine de charbon. 

Et vous pourrez vous-mêmes, selon vos goûts, compléter cette liste qui ne peut pas être exhaustive par manque de temps.

Pour étudier la perception de la guerre de Jules Verne, il y a encore de nombreux personnages qui ne sont pas au premier plan mais qui sont indispensables au récit. Il y a les deux agents de renseignement, sous la couverture de « journalistes » : Alcide Jolivet, le français, l’œil et Harry Blount, le britannique, l’oreille, dans Michel Strogoff. Il y a le correspondant de guerre comme Gédéon Spilett de « L’île mystérieuse », les différents soldats ou marins, les différents commandants, le guerrier primitif ou d’avenir. Jules Verne insiste souvent sur la force morale en faveur de l’engagement.

Pour clore cet exposé, je vous propose deux voyages dans deux romans : Mathias Sandorf et L’Ile mystérieuse.

Mathias Sandorf

Jules Verne

Portrait de Mathias Sandorf

p. 21[2]
Un pays, une personnalité

A l’époque où commence ce récit,
·       il y avait un Magyar de haute naissance, dont la vie entière se résumait en ces deux sentiments : la haine de tout ce qui était germain, l’espoir de rendre à son pays son autonomie d’autrefois.
·       Jeune encore, il avait connu Kossuth[3], et bien que sa naissance[4] et son éducation[5] dussent le séparer de lui sur (22) d’importantes questions politiques, il n’avait pu qu’admirer le grand cœur de ce patriote.
·       Le comte Mathias Sandorf habitait dans l’un des comitats de la Transylvanie du district de Fagaras, un vieux château d’origine féodale. Bâti sur des contreforts septentrionaux des Carpates orientales, qui séparent la Transylvanie de la Valachie, ce château se dressait sur cette chaîne abrupte dans toute sa fierté sauvage, comme. Un de ces suprêmes refuges où des conjurés peuvent tenir jusqu’à la dernière heure.

Contexte historico économique

·       Des mines voisines, riches en minerai de fer et de cuivre, soigneusement exploitées, constituaient au propriétaire du château d’Artenak une fortune très considérable.
·       Ce domaine comprenait une partie du district de Fagaras, dont la population ne s’élève pas à moins de soixante-douze mille habitants. Ceux-ci, citadins et campagnards, ne se cachaient pas d’avoir pour le comte Sandorf un dévouement à toute épreuve, une reconnaissance sans borne, en souvenir du bien qu’il faisait dans le pays.
·       Aussi, ce château était-il l’objet d’une surveillance particulière, organisée par la chancellerie de Hongrie à Vienne, qui est entièrement indépendante des autres ministères de l’Empire. On connaissait en haut lieu les idées du maître d’Artenak, et l’on s’en inquiétait, si l’on n’inquiétait pas sa personne.



Physique, traduction des valeurs morales

·       Mathias Sandorf avait alors trente-cinq ans.
·       C’était un homme dont la taille, qui dépassait un peu la moyenne, accusait une grande force musculaire. Sur de larges épaules reposait sa tête d’allure noble et fière. Sa figure, au teint chaud, un peu carrée, reproduisait le type magyar dans toute sa pureté.
·       La vivacité de ses mouvements, la netteté de sa parole, le regard de son œil ferme et calme, l’active circulation de son sang, qui communiquait à ses narines, aux plis de sa bouche, un frémissement léger, le sourire habituel de ses lèvres, signe indéniable de bonté, un certain enjouement de propos et de gestes – tout cela indiquait une nature franche et généreuse. On a remarqué qu’il existe de grandes analogies entre le caractère français et le caractère magyar. Le comte Sandorf en était la preuve vivante. 

Devoirs de l’amitié

·       A noter un des traits les plus saillants de ce caractère : le comte Sandorf, assez insoucieux de ce qui ne regardait que lui-même, capable de faire, à l’occasion, bon marché des torts qui n’atteignaient que lui, n’avait jamais pardonné, ne pardonnerait jamais une offense, dont ses amis auraient été victimes.
·       Il avait au plus haut degré l’esprit de justice, la haine de tout ce qui est perfidie. De là, une sorte d’implacabilité impersonnelle. Ils n’étaient point de ceux qui laissent à Dieu seul le soin de punir en ce monde.

Connaissances scientifiques

·       Il convient de dire ici que Mathias Sandorf avait reçu une instruction très sérieuse. Au lieu de se confiner dans les loisirs que lui assurait sa fortune, il avait suivi ses goûts, qui le portaient vers les sciences physiques et les études médicales.
·       Il eût été un médecin de grand talent, si les nécessités de la vie l’eussent obligé à soigner des malades. Il se contenta d’être un chimiste très apprécié des savants. L’université de Pesth, l’Académie des sciences de Presbourg, l’école royale des Mines de Schemnitz, l’école normale de Temeswar, l’avaient compté tour à tour parmi les plus assidus élèves. Elle en fit un homme, dans la grande acceptation de ce mot. Aussi fut-il tenu pour tel par tous ceux qui le connurent, et plus particulièrement par ses professeurs, restés ses amis, dans les diverses écoles et universités du royaume.

La chasse, son épouse, sa fille

·       Autrefois, en ce château d’Artenak, il y avait gaieté, bruit, mouvement. Sur cette âpre croupe des Carpates, les chasseurs transylvaniens se donnaient volontiers rendez-vous. Il se faisait de grandes et périlleuses battues, dans lesquelles le comte Sandorf cherchait un dérivatif à ses instincts de lutte qu’il ne pouvait exercer sur el champ de la politique.
·       Il se tenait à l’écart, observant de très près le cours des choses. Il ne semblait occupé que de vivre, partagé entre ses études et cette grande existence que lui (23) permettait sa fortune.

·       A cette époque, la comtesse Réna Sandorf existait encore. Elle était l’âme de ces réunions au château d’Artenak. Quinze mois avant le début de cette histoire, la mort l’avait frappée, en pleine jeunesse, en pleine beauté, et il ne restait plus d’elle qu’une petite fille, qui était maintenant âgée de deux ans.
·       Pendant les premiers mois de son veuvage, Mathias Sandorf ne quitta pas le château d’Artenak. Il se recueillit et vécut dans les souvenirs du passé. Puis, l’idée de sa patrie, replacée dans un état d’infériorité en Europe, reprit le dessus.

Nouveau contexte international pour la Hongrie

·       En effet, la guerre franco-italienne de 1859 avait porté un coup terrible à la puissance autrichienne.
·       Ce coup venait d’être suivi, sept ans après, en 1866, d’un coup plus terrible encore, celui de Sadowa. Ce n’était plus seulement à l’Autriche, privée de ses possessions italiennes, c’était à l’Autriche, vaincue des deux côtés, subordonnée à l’Allemagne, que la Hongrie se sentait rivée. Les Hongrois – c’est un sentiment qui ne se raisonne pas, puisqu’il est dans le sang -, furent humiliés en leur orgueil. Pour eux, les victoires de Custozza et de Lissa n’avaient pu compenser la défaite de Sadowa.

Décision d’agir

·       Le moment d’agir était donc venu. Le 3 mai de cette année - 1867 – après avoir embrassé sa petite fille qu’il laissait aux bons soins de Rosena Lendeck, le comte (25) Sandorf quittait le château d’Artenak, partait pour Pesth, où il se mettait en rapport avec ses amis et partisans, prenait quelques dispositions préliminaires ; puis, quelques jours plus tard, il venait attendre les événements à Trieste.
·       Là devait être le centre principal de la conspiration. De là allaient rayonner tous les fils, réunis dans la main du comte Sandorf. En cette ville, les chefs de la conspiration, moins suspectés peut-être, pourraient agir avec plus de sécurité, surtout avec plus de liberté pour mener à bonne fin cette œuvre de patriotisme.

Trois prisonniers par trahison de Sarcany (allié du banquier Silas Toronthal)
Acceptation de leur sort
p. 73

« Mes amis, dit le comte Sandorf, c’est moi qui aurai causé votre mort ! Mais je n’ai pont à vous en demander pardon ! Il s’agissait de l’indépendance de la Hongrie ! Notre cause était juste ! C’était un devoir de la défendre ! Ce sera un honneur de mourir pour elle !
-        Mathias nous te remercions, répondit Etienne Bathory, au contraire, de nous avoir associés à cette œuvre patriotique, qui aura été l’œuvre de toute ta vie…
-        Comme nous serons associés dans la mort ! » ajouta froidement le comte Zathmar. 

Journée d’exécution

p. 77
·       Les premières heures de cette journée s’écoulèrent ainsi. Parfois Mathias Sandorf et ses deux amis causaient ensemble. Parfois, aussi, pendant un long silence, ils s’absorbaient en eux-mêmes. En ces moments-là, toute la vie repasse dans la mémoire avec une intensité d’impression surnaturelle. Ce n’est pas vers le passé que l’on remonte. Tout ce que le souvenir rappelle revêt la forme du présent. Est-ce donc comme une prescience de cette éternité qui va s’ouvrir, de cet incompréhensible et incommensurable état de choses qui s’appelle l’infini ?

·       Cependant, si Etienne Bathory, si Ladislas Zathmar s’abandonnaient sans réserve à leurs souvenirs, Mathias Sandorf était invinciblement dominé par une pensée qui s’obstinait en lui. Il ne doutait pas que dans cette mystérieuse affaire il n’y eut trahison. Or, pour un homme de son caractère, mourir sans avoir fait justice du traître, quel qu’il fût, sans même savoir qui l’avait trahi, c’était deux fois mourir. Ce billet auquel la police devait sa découverte de la conspiration et l’arrestation des conspirateurs, qui l’avait surpris, qui s’était procuré les moyens de le lire, qui l’avait livré, vendu peut-être ?... En face de cet insoluble problème, le cerveau surexcité du comte Sandorf était en proie à une sorte de fièvre.

P. 78, deux voix trahissent la trahison

Résolution

p. 79
·       « Sarcany !... Silas Toronthal ! s’écria le comte Sandorf. Eux !... Ce sont eux ! »
Il regardait ses eux amis, tout pâle. Son cœur avait cessé un instant de battre sous l’étreint d’un spasme. Ses pupilles effroyablement dilatées, son cou raide, sa tête comme retirée entre les épaules, tout indiquait en cette énergique nature une colère effroyable, poussée aux dernières limites.
« Eux !... les misérables !... eux ! » répétait-il avec une sorte de rugissement.
·       Enfin, il se redressa, il regarda autour de lui, il parcourut à grands pas la cellule.
« Fuir !... Fuir !... cirait-il. Il faut fuir ! »
Et cet homme, qui allait marcher courageusement à la mort, quelques plus tard, cet homme, qui n’avait même pas songé à disputer sa vie, cet homme n’eut plus (80) qu’une pensée maintenant : vivre et vivre pour punir ces deux traîtres, Tonthal et Sarcany !
« Oui ! Se venger ! s’écrièrent Etienne Bathory et Ladislas Zathmar.
- Se venger ? Non !... Faire justice ! »
Tout le comte Sandorf était dans ces mots.

A propos d’un prisonnier et de son goût pour l’évasion

p. 27, t. 2
-        Mais, […], la surveillance des condamnés doit souvent vous causer quelque souci !
-        Et pourquoi mon cher docteur ?
-        Parce qu’ils doivent chercher à s’évader. Or, comme tout prisonnier pense plus à prendre la fuite que ses gardiens ne pensent à l’empêcher, il s’ensuit qu l’avantage est au prisonnier, et je ne serai pas surpris qu’il en manquât quelque fois à l’appel du soir ?
-        Jamais, répondit le gouverneur, jamais ! Où iraient-ils, ces fugitifs ? par mer, l’évasion est impossible Par terre, au milieu de ces populations sauvages du Maroc, elle serait dangereuse !

T. II, p. 155

« Dieu a voulu nous épargner l’horreur de l’exécution ! »

Fin d’extrait

Le roman « Mathias Sandorf » décrit le système idéal de défense selon Jules Verne. Il préconise une armée de milice, des défenses passives : renforcements de terrain et plan de minages.

Mathias Sandorf

Jules Verne

Système de défense d’Antékirtta


Renseignements

p. 72 (t. 2)
·       Des avis secrets lui étaient récemment arrivés des provinces de la Cyrénaïque. Ses agents recommandaient de surveiller plus sévèrement les parages du golfe de la Sidre. D’après eux, la redoutable association des Senoûsistes semblait réunir ses forces sur la frontière de la tripolitaine (73). Un mouvement général les portait peu à peu vers le littoral syrtique.
·       Il se faisait un échange de messages par les rapides courriers du grand-maître entre les diverses zaouïas de l’Afrique septentrionale. Des armes, expédiées de l’étranger, avaient été livrées et reçues pour le compte de la Confrérie. Enfin ! une concentration s’opérait visiblement dans le vilayet de Ben-Ghâzi, et, par conséquent, à proximité d’Antékirtta.

Mesures de défense

îlot Kencraf miné défensivement

p. 74
·       Mais, en somme, l’îlot Kencraf n’était pas fortifié, et, au cas où une flottille ennemie fut venue attaquer Antékritta, rien que par sa position il constituait un véritable danger. En effet, il suffisait d’y débarquer pour faire de cet îlot une solide base d’opérations. Avec toute facilité d’y établir une batterie, il pouvait offrir à des assaillants un très sérieux point d’appui, et mieux eût valu qu’il n’existât pas, puisque le temps manquait pour le mettre en état de défense.
·       La situation de l’îlot Kencraf, les avantages qu’un ennemi en pouvait tirer contre Antékirtta, ne laissaient d’inquiéter le docteur. Aussi, tout bien pesé, résolut-il de le détruire, mais, en même temps, de faire servir sa destruction à l’anéantissement complet des quelques centaines de pirates qui se seraient risqués à en prendre possession.
·       Ce projet fut immédiatement mis à exécution. A la suite de travaux pratiqués dans son sol, l’îlot Kencraf se trouva bientôt converti en un immense fourneau de mine, qui fut relié à l’île Antékirrta par un fils sous-marin. Il suffirait d’un courant électrique, lancé au moyen de ce fil, pur qu’il ne restât même plus trace de l’îlot à la surface de la mer.

Un nouvel explosif : la panclastite

p. 74
·       En effet, ce n’était ni à la poudre ordinaire, ni au fulmi-coton, ni même à la dynamite, que le docteur avait demandés ce formidable effet de destruction. Il connaissait la composition d’un agent explosif, récemment découvert, dont la puissance brisante est si considérable qu’on a pu dire qu’il est la dynamite ce que la dynamite est à la poudre (75) ordinaire.
·       Plus maniable que la nitroglycérine, plus transportable, puisqu’il exige l’emploi que de deux liquides isolés dont le mélange ne se fait qu’au moment de s’en servir, réfractaire à la congélation jusqu’à vingt degrés au-dessous de zéro, alors que la dynamite gèle à cinq ou six, ne pouvant éclater que sous un choc violent, tel que l’explosion d’une capsule de fulminate, cet agent est d’un emploi aussi terrible que facile.
·       Comment s’obtient-il ? Tout simplement par l’action du protoxyde d’azote, pur et anhydride, à l’état liquide, sur divers corps carburés, huiles minérales, végétales, animales ou autres dérivés des corps gras. De ces deux liquides, inoffensifs, séparément, solubles l’un dans l’autre, on en fait un seul dans la proportion voulue, comme on ferait un mélange d’eau et de vin, sans aucun danger de manipulation. Telle est la panclastite, mot signifiant « brisant tout » et elle brise tout, en effet.

Piège

Mine

Nouveaux renseignements
P .138

Fin d’extrait

Avec « L’île mystérieuse », nous découvrons plusieurs personnages verniens et en voici quelques-uns :


Ile mystérieuse
Jules Verne
p. 10
Portrait de Cyrus Smith

Portait Physique, moral du savant idéal.

« Cyrus Smith,
·       originaire de Massachusetts,
·       était un ingénieur, un savant de premier ordre, auquel le gouvernement de l’Union avait confié, pendant la guerre, la direction des chemins de fer, dont le rôle stratégique fut si considérable.
·       Véritable Américain du Nord, maigre, osseux, efflanqué, âgé de quarante-cinq ans environ, il grisonnait déjà par ses cheveux ras et par sa barbe, dont il ne conservait qu’une épaisse moustache. Il avait une de ces belles têtes « numismatiques », qui semblent faites pour être frappées en médailles, les yeux ardents, la bouche sérieuse, la physionomie d’un savant de l’école militante.
·       C’était un de ces ingénieurs qui ont voulu commencer par manier le marteau et le pic, comme ces généraux qui ont voulu débuter simples soldats. Aussi, en même temps que l’ingéniosité de l’esprit, possédait-il la suprême habileté de main. Ses muscles présentaient de remarquables symptômes de tonicité.
·        Véritablement homme d’action en même temps qu’homme de pensée, il agissait sans effort, sous l’influence d’une large expansion vitale, ayant cette persistance vivace qui défie toute mauvaise chance. Très instruit, très pratique, « très débrouillard », pour employer un mot de la langue miliaire française, c’était un tempérament superbe, car, tout en restant maître de lui, quelles que fussent les circonstances, il remplissait au plus haut degré ces trois conditions dont l’ensemble détermine l’énergie humaine : activité d’esprit et de corps, impétuosité des désirs, puissance de la volonté. Et sa devise aurait pu être celle de Guillaume d’Orange au XVII e siècle : « Je n’ai pas besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. »
·       En même temps, Cyrus Smith était le courage personnifié. Il avait été de toutes les batailles pendant cette guerre de Sécession. Après avoir commencé sous Ulysse Grant dans les volontaires de l’Illinois, il s’était battu à Paducah, à Belmont, à Pittsburg-Landing, au siège de Corinth, à Port-Gibson, à la Rivière Noire, à Chattanooga, à Wilder Ness, sur le Potomac, partout et vaillamment, en soldat (p.11) digne du général qui répondait : « Je ne compte jamais mes morts ! ». Et, cent fois, Cyrus Smith aurait dû être au nombre de ceux-là que ne comptait pas le terrible Grant, mais dans ces combats, où il ne s’épargnait guère, la chance le favorisa toujours, jusqu’au moment où il fut blessé et pris sur le champ de bataille de Richmond. »

Il tombait au pouvoir des sudistes.
Prisonnier, il s’évade sur l’idée du marin Pencrof.
Fin d’extrait

Cyrus Smith sait tout faire :
·       Fabrication du feu
·       Construction d’un bateau
·       Poterie
·       Fabrication d’explosif mais dans un emploi pacifique (il faut le souligner)


Ile mystérieuse
Jules Verne
Gédéon Spilett
p. 11

Correspondant de guerre

« … Gédéon Spilett,
·       « reporter » du New York Herald, qui avait été chargé de suivre les péripéties de la guerre au milieu des armées du Nord.
·       Gédéon Spilett était de la race de ces étonnants chroniqueurs anglais ou américains, des Stanley et autres, qui ne reculent devant rien pour obtenir une information exacte et pour la transmettre à leur journal dans les plus brefs délais.
·       Les journaux de l’Union, tels le New York Herald, forment de véritables puissances, et leurs délégués sont des représentants avec lesquels on compte. Gédéon Spilett marquait au premier rang de ces délégués.
·       Homme de grand mérite, énergique, prompt et prêt à tout, plein d’idées, ayant couru le monde entier, soldat et artiste, bouillant dans le conseil, résolu dans l’action, ne comptant ni peines, ni fatigues, ni dangers, quand il s’agissait de tout savoir, pour lui d’abord, et pour son journal ensuite véritable héros de la curiosité, de l’information, de l’inédit de l’inconnu, de l’impossible, c’était un des ces intrépides observateurs qui écrivent sous les balles, « chroniquent » sous les boulets, et pour lesquels tous les périls sont de bonnes fortunes.
·       Lui aussi avait été de toutes les batailles, au premier rang, revolver d’une main, carnet de l’autre, et la mitraille ne faisait pas trembler son crayon. Il ne fatiguait pas les fils de télégrammes incessants, comme ceux qui parlent alors qu’ils n’ont rien à dire, mais chacune de ses notes, courtes, nettes, claires, portait la lumière sur un point important. D’ailleurs, « l’humour » ne lui manquait pas. (p. 12) Ce fut lui qui, après l’affaire de la Rivière Noire, voulant à tout prix conserver sa place au guichet du bureau télégraphique, afin d’annoncer à son journal le résultat de la bataille, télégraphia pendant deux heures les premiers chapitres de la bible. Il en coûta deux mille dollars au New York Herald, mais le new York Herald fut le premier informé.
·       Gédéon Spilett était de haute taille. Il avait quarante ans au plus. Des favoris blonds tirant sur le rouge encadraient sa figure. Son œil était calme, vif, rapide dans ses déplacements. C’était l’œil d’un homme qui a l’habitude de percevoir tous les détails d’un horizon. Solidement bâti, il s’était trempé dans tous les climats comme une barre d’acier dans l’eau froide.
·       Depuis dix ans, Gédéon Spilett était le reporter attitré du New York Herald, qu’il enrichissait de ses chroniques et de ses dessins, car il maniait aussi bien le crayon que la plume. Lorsqu’il fut pris, il était en train de faire la description et le croquis de la bataille. Les derniers mots relevés sur son carnet furent ceux-ci : « Un sudiste me couche en joue et… » Et Gédéon Spilett fut manqué, car, suivant son invariable habitude, il se tira de cette affaire sans une égratignure. »

Fin d’extrait

« Ile mystérieuse »
Jules Verne

Capitaine Nemo
p. 271, T.II

Texte essentiel

Les motifs d’une lutte

Naissance et formation, portrait d’un homme :

·       « Le capitaine Nemo était un Indien, le prince Dakkar, fils d’un rajah du territoire alors indépendant du Bundelkund et neveu du héros de l’Inde, Tippo-Saïb[6].
·       Son père, dès l’âge de dix ans, l’envoya en Europe afin qu’il y reçût une éducation complète et dans la secrète intention qu’il pût lutter un jour, à armes égales, avec ceux qu’il considérait comme les oppresseurs de son pays
·       De six ans à trente ans, le prince Dakkar, supérieurement doué, grand de cœur et d’esprit, s’instruisit en toutes choses, et dans les sciences, dans les lettres, dans les arts il poussa ses études haut et loin.
·       Le prince Dakkar voyagea dans toute l’Europe. Sa naissance et sa fortune le faisaient rechercher, mais les séductions du monde ne l’attirèrent jamais. Jeune et beau, il demeura sérieux, sombre, dévoré de la soif d’apprendre, ayant un implacable ressentiment rivé au coeur.
·       Le prince Dakkar haïssait. Il haïssait le seul pays où il n’avait jamais voulu mettre le pied, la seule nation dont il refusa constamment les avances : il haïssait l’Angleterre et d’autant plus que sur plus d’un point il l’admirait.
·       C’est que cet Indien résumait en lui toutes les haines farouches du vaincu contre le vainqueur. L’envahisseur n’avait pu trouver grâce chez l’envahi. Le fils de l’un de (p. 272) ces souverains dont le Royaume-Uni n’a pu que nominalement assurer la servitude, ce prince, de la famille de Tippo-Saïb, élevé dans les idées de revendication et de vengeance, ayant l’inéluctable amour de son poétique pays chargé des chaînes anglaises, ne voulut jamais poser le pied sur cette terre par lui maudite, à laquelle l’Inde devait son asservissement.
·       Le prince Dakkar devint un artiste que les merveilles de l’art impressionnaient noblement, un savant auquel rien des hautes sciences n’était étranger, un homme d’état qui se forma au milieu des cours européennes. Aux yeux de ceux qui l’observaient incomplètement, il passait peut-être pour un de ces cosmopolites, curieux de savoir, mais dédaigneux d’agir, pour un des ces opulents voyageurs, esprits fiers et platoniques, qui courent incessamment le monde et ne sont d’aucun pays.
·       Il n’en était rien. Cet artiste, ce savant, cet homme était resté Indien par le cœur, Indien par le désir de la vengeance, Indien par l’espoir qu’il nourrissait de pouvoir revendiquer un jour les droits de son pays, d’en chasser l’étranger, de lui rendre son indépendance. »

Les faits (p. 272, t. II) :

·       « Aussi, le prince Dakkar revint-il au Bundelkund dans l’année 1849. Il se maria avec une noble Indienne dont le cœur saignait comme le sien aux malheurs de sa patrie. Il en eut deux enfants qu’il chérissait. Mais le bonheur domestique ne pouvait lui faire oublier l’asservissement de l’Inde. Il attendait une occasion. Elle se présenta.
·       Le joug anglais s’était trop pesamment peut-être alourdi sur les populations indiennes. Le prince Dakkar emprunta la voix des mécontents. Il fit passer dans leur esprit toute la haine qu’il éprouvait contre l’étranger[7]. Il parcourut non seulement les contrées encore indépendantes de la péninsule indienne, mais aussi les régions directement soumises à l’administration anglaise. Il rappela les grands jours de Tippo-Saïb, mort héroïquement à Seringapatam pour la défense de sa patrie.
·       En 1857, la grande révolte des cipayes éclata. Le prince (p. 273) Dakkar en fut l’âme. Il organisa l’immense soulèvement. Il mit ses talents et ses richesses au service de cette cause. Il paya de sa personne ; il se battit au premier rang ; il risqua sa vie comme le plus humble de ces héros qui s’étaient levés pour affranchir leur pays ; il fut blessé dix fois en vingt rencontres et n’avait pu trouver la mort, quand les derniers soldats de l’indépendance tombèrent sous les balles anglaises.
·       Jamais la puissance britannique dans l’Inde ne courut un tel danger, et si, comme ils l’avaient espéré, les cipayes eussent trouvé secours au-dehors, c’en était fait peut-être en Asie de l’influence et de la domination du Royaume-Uni.
·       Le nom du prince Dakkar fut illustre alors. Le héros qui le portait ne se cacha pas et lutta ouvertement. Sa tête fut mise à prix, et, s’il ne rencontra pas un traître pour la livrer, son père, sa mère, sa femme, ses enfants payèrent pour lui avant même qu’il pût connaître les dangers qu’à cause de lui ils couraient…[8]
·       Le droit, cette fois encore, était tombé devant la force. Mais la civilisation ne recule jamais, et il semble qu’elle emprunte des droits à la nécessité.[9] Les cipayes furent vaincus, et le pays des anciens rajahs retomba sous la domination plus étroite de l’Angleterre.
·       Le prince Dakkar, qui n’avait pu mourir, revint dans les montagnes du Bundelkund.
·       Là, seul désormais, pris d’un immense dégoût contre tout ce qui portait le nom d’homme, ayant la haine et l’horreur du monde civilisé, voulant à jamais le fuir, il réalisa les débris de sa fortune, réunit une vingtaine de ses plus fidèles compagnons, et, un jour, tous disparurent. »





Nouvelle vie après la lutte infructueuse (p.273, t. II) :

·       « Où donc le prince Dakkar avait-il été cherché cette indépendance que lui refusait la terre habitée ? Sous les eaux, dans la profondeur des mers, où nul ne pouvait le suivre.
·       A l’homme de guerre se substitua le savant. Une île déserte du Pacifique lui servit à établir ses chantiers, et, là, un bateau sous-marin[10] fut construit sur ses plans. (p. 274) L’électricité, dont, par des moyens qui seront connu un jour, il avait su utiliser l’incommensurable force mécanique, et qu’il puisait à d’intarissables sources, fut employée à toutes les nécessités de son appareil flottant, comme force motrice, force éclairante, force calorifique. »

Il se pose des questions, se réconcilie avec les homes, au travers de naufragés qu’il a pu observer, entendre et aider sans se montrer, sauf à l’instant où il doit mourir.

 A la fin d’une vie de lutte (p.277) :
.

« Maintenant, monsieur, dit-il, maintenant que vous connaissez ma vie, jugez-la »

En référence au récit de « Vingt mille lieues sous les mers » il avait coulé une frégate anglaise dans le nord de l’Atlantique qui poursuivait le Nautilus. Il s’explique :

« C’était une frégate anglaise, monsieur, s’écria le capitaine Nemo, redevenu in instant le prince Dakkar, une frégate anglaise, vous entendez bien ! Elle m’attaquait ! (p. 278) J’étais resserré dans une baie étroite et peu profonde !... Il me fallait passer, et… j’ai passé ! »
Puis d’une voix plus calme :

« J’étais dans la justice et le droit, ajouta-t-il. J’ai fait partout le bien que j’ai pu, et aussi le mal que j’ai dû. Toute justice n’est pas dans le pardon. »[11]

Du jugement des hommes sur une vie de lutte (p. 278) :

Jules Verne s’en sort par un procédé à la Ponce Pilate : à la question « Que pensez-vous de moi messieurs ? »

« Cyrus Smith tendit la main au capitaine, et, à sa demande, il répondit d’une voix grave :

« Capitaine, votre tort est d’avoir cru qu’on pouvait ressusciter le passé, et vous avez lutté contre le progrès nécessaire. Ce fut une de ces erreurs que les uns admirent, que les autres blâment, dont Dieu seul est juge et que la raison humaine doit absoudre. Celui qui se trompe dans une intention qu’il croit bonne, on peut le combattre, on ne cesse pas de l’estimer. Votre erreur est de celles qui n’excluent pas l’admiration, et votre nom n’a rien à redouter des jugements de l’histoire. Elle aime les héroïques folies, tout en condamnant les résultats qu’elle s entraînent »
La poitrine du capitaine Nemo se souleva, et sa main se tendit vers le ciel.
« Ai-je eu tort, ai-je eu raison ? » murmura-t-il.
Cyrus Smith reprit :
« Toutes les grandes actions remontent à Dieu, car elles viennent de lui ! Capitaine Nemo, les honnêtes gens qui sont ici, eux que vous avez secourus, vous pleureront à jamais ! »

Devise du Nautilus :

Mobilis in mobili

Derniers propos :

p. 284 « Messieurs, leur dit le capitaine, vous êtes des hommes courageux, honnêtes et bons. Vous vous êtes tous dévoués sans réserve à l’œuvre commune. Je vous ai souvent observés. Je vous ai aimés, je vous aime !... Votre main, monsieur Smith ! »

p. 285 «- Vous pensez à votre pays, messieurs, répondit le capitaine. Vous travaillez pour sa prospérité, pour sa gloire. Vous avez raison. La patrie !... c’est là qu’il faut retourner ! C’est là que l’on doit mourir !... Et moi, je meurs loin de tout ce que j’ai aimé ! 
- Auriez-vous quelque dernière volonté à transmettre ? dit vivement l’ingénieur, quelque souvenir à donner aux amis que vous avez pu laisser dans ces montagnes de l’Inde ?
-Non, monsieur Smith. Je n’ai plus d’amis ! Je suis le dernier de ma race…et je suis mort depuis longtemps pour tous ceux que j’ai connus… Mais revenons à vous. La solitude, l’isolement sont choses tristes, au-dessus des forces humaines… Je meurs d’avoir cru que l’on pouvait vivre seul !... »  

Fin d’extrait

Conclusion

Ce voyage dans l’œuvre de Jules Verne pourrait continuer. Mon intention était de vous sensibiliser à une partie de son œuvre qui est peu étudiée et qui, je l’espère, aura pu agrémenter ces quelques minutes que nous venons de passer ensemble.


                                                                          Juin 2010, La Tourette.

Contact : antoine.schule@free.fr

[1] Car Jules verne ne fait pas tout reposer sur la seule connaissance naturelle : très souvent il parle du jugement de Dieu, de la Providence, ce qui ne saurait être accepté par un rationaliste.
[2] Mes renvois se rapportent à l’édition Jean de Bonnot : Les voyages extraordinaires de Jules Verne.
[3] 1802-1894, homme d’état hongrois, de la petite noblesse protestante, famille d’origine slovaque. Carrière d’avocat. Journal libéral. 1848, il crée une armée nationale. Refusé par l’Autriche et l’empereur François-Joseph. Printemps 1849, il proclame l’indépendance de la Hongrie et la déchéance de l’empereur. Août 1849, il cède devant la triple offensive des Autrichiens, des Russes et des Croates. Critiqué par les classes dirigeantes (clergé catholique, grands propriétaires fonciers). Exil en Turquie. Intransigeance. 1879, il perd la nationalité hongroise. Meurt en exil à Turin. Il a changé d’avis sur la question des nationalités, à la fin de sa vie ; il préconise la création d’une fédération danubienne. Il est enterré à Pesth.
[4] Noblesse
[5] Catholique et propriétaire foncier.
[6] Ecrire en fait : Tippou Sahib (1749-1799), sultan de Mysore (1782-1799),
Dernier souverain de Mysore, ou Maïssour (Maïsur), principal Etat du Sud de l’Inde au XVIIIe siècle, Tippou (ou Tipu) succède à son père Haider (ou encore Haidar) Ali, un officier mercenaire, fondateur de l’Etat, en pleine guerre contre les Britanniques. Ses alliés, les Français, malgré leurs victoires locales, abandonnent l’Inde par le traité de Versailles (1783).
Tippou signe alors avec les britanniques le traité de Mangalore (1784), par lequel chacun restitue à l’autre ses conquêtes. Les Britanniques reviennent à la charge à deux reprises. EN 1790-2, ils enlèvent au Mysore la moitié de ses territoires. En 1799, Tippou est définitivement battu et tué devant sa capitale, Seringapatam, qui est mis à sac. Le Mysore, considérablement réduit et entouré de territoires britanniques, n’est maintenu que pour être confié à une ancienne dynastie hindoue que les Britanniques ‘suspendront’ pour mauvaise administration de 1831 à 1881.
Tippou est certainement l’une des figures marquantes de l’Inde du XVIIIe siècle. Son alliance avec la France l’a rendu aussi célèbre sous le titre de Tippou Sahib ou Citoyen Tippou que sous celui de sultan Tippou, qui lui reste en Inde.
[7] En fait c’est un occupant oppresseur.
[8] Les Britanniques sont des gentlemen…
[9] Au nom de la civilisation que de crimes justifiés ! Le pire est que rien n’a changé de nos jours !
[10] Nautilus.
[11] C’est un des propos essentiels de Nemo. Ce thème avait été étudié dans le roman « Le comte de Monte-Cristo » d’Alexandre Dumas. Injustice personnelle (Monte-Cristo) et injustice collective (Dakkar alias Nemo). 

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