La sagesse du rire de Rabelais
Eléments d’un
cheminement littéraire
Antoine Schülé de Villalba
« Rabelais,
ce sont les entrailles de la France,
les grandes orgues d’une cathédrale
pleine de grimaces du diable
et du sourire des anges. »
Jean Cocteau[1]
Introduction
L’intention de Rabelais se
résume entièrement dans son adresse aux lecteurs, figurant en tête du prologue
de Gargantua :
« Amis lecteurs, qui ce livre lisez,
Dépouillez-vous de toute affection ;
Et le lisant ne vous scandalisez !
Il ne contient ni mal ni infection.
Vrai est qu’ici peu de perfection
Vous apprendrez, si non en cas d’en rire.
Autre argument ne peut mon cœur élire.
Voyant le deuil qui vous mine et vous
consomme,
Mieux est le ris, que de larmes
écrire :
Pour que le rire est le propre de l’homme.[2] »
« Exciter le monde à rire[3] »
possède bien des vertus et Rabelais se réfère explicitement à Socrate « toujours riant, toujours buvant ».
La maïeutique de notre auteur, cet art d’accoucher les esprits, reste ainsi à
être redécouverte. Cela sera mon propos à travers ces quelques lignes qui ne
peuvent pas offrir une étude exhaustive du rire de Rabelais mais, au moins,
permettre quelques réflexions sur la méthode du rire guérisseur de ce médecin
des âmes et du corps et quelques pistes
de lecture qui inviteront peut-être, et j’en serais heureux, de relire ou de
découvrir Rabelais.
Son meilleur portrait se trouve dans cette description idéale
de l’Honnête homme selon Chamfort :
« L’honnête homme, détrompé
de toutes les illusions, est l’homme par excellence. Pour peu qu’il ait de
l’esprit, sa société est très aimable. Il ne saurait être pédant, ne mettant
d’importance à rien. Il est indulgent, parce qu’il se souvient qu’il a eu des
illusions, comme ceux qui en sont encore occupés. C’est un effet de son
insouciance d’être sûr dans le commerce, de se permettre ni redites, ni
tracasseries. Si on se les permet à son égard, il les oublie ou les dédaigne.
Il doit être plus gai qu’un autre, parce qu’il est constamment en état
d’épigramme contre son prochain. Il est dans le vrai, et rit des faux pas de
ceux qui marchent à tâtons dans le faux. C’est un homme qui, d’un endroit éclairé, voit dans
une chambre obscure les gestes ridicules de ceux qui s’y promènent au hasard.
Il brise en riant les faux poids et les fausses mesures qu’on applique aux
hommes et aux choses. »[4]
Et malgré ou, même osons le
dire, à cause des vicissitudes de la vie, il convient de garder à l’esprit
que :
« La
plus perdue de toutes les journées est celle où l’on n’a pas ri. »[5]
Rire, c’est sourire à la vie
et être bienveillant à son égard et à l’égard des autres : il n’y a pas
que le rire méprisant ou méchant. Rabelais offre sa vision sur tous les actes
humains dans ou avec la cité. C’est de cette façon qu’il fait de la politique
dans le vrai sens du mot. Son intention est de mettre en évidence les
motivations qui animent l’homme : c’est une mise à nu de la conscience
humaine, sans fausse pudeur. La tâche est si difficile. Il serait même
désespérant de l’accomplir avec sérieux. Il vaut mieux en rire que devoir en
pleurer. Il préconise un rire thérapeutique. Le rire de Rabelais n’est ni
destructeur, ni stérile mais constructif dans la mesure où il pousse à
réfléchir sur la condition humaine.
Flaubert a développé un
grotesque triste. Anouilh a cultivé le comique grinçant. Rabelais, quant à lui,
ne souhaite pas faire sombrer son lecteur, je dirai plutôt son auditeur – oui,
Rabelais s’écoute mieux encore qu’il se lit-, dans un sombre scepticisme. Il
veut mettre en évidence le dérisoire pour définir un nouveau type d’homme qui
obéit à l’intelligence plutôt qu’aux modes de pensée prédominants.
Le rire de Rabelais est une
véritable recherche du temps à retrouver : ses mises en contraste peuvent
créer le comique et la caricature qui élèvent et qui n’abaissent pas comme
pourrait le croire le lecteur qui se contenterait de lire Rabelais à travers
quelques extraits. Par le rire, il possède l’art de nous poser les questions
essentielles. Dans un premier temps, des scènes truculentes suscitent le rire :
c’est le comique de situation. Pour certains, cela suffit, c’est le rire gras,
épais qui empèse l’esprit au lieu de le libérer en passant au-delà du rire. Or
ce qu’il y a d’insensé est dévoilé : là est la quintessence. Non, cette
substance éthérée de la scolastique mais ce qu’il y a de plus fin, de plus
subtil dans une chose pour le plus grand profit du lecteur. Le premier rire
cesse alors pour se transformer en sourire : sur soi, sur les autres. La
pitié pourrait s’emparer de nous mais ce n’est pas l’effet attendu par
Rabelais. Il veut nous conduire à la réflexion sage. Avoir un esprit critique
est acide mais salutaire : cela décalcifie l’esprit de routine. Nous en
avons bien besoin à notre époque de la pensée unique, du conformisme ambiant de
nos sociétés où le « penser
autrement » deviendrait presque un crime alors qu’il est de bon ton de
parler de la liberté de pensée ! Sa mise en perspective de l’idéal affirmé
par rapport à la réalité vécue offre ce contraste qui détonne,
choque : l’étincelle d’où peut jaillir la lumière. C’est la sagesse du rire de Rabelais, son
rire socratique en somme.
Tradition littéraire
antique
Le voyage littéraire de
Rabelais veut parfois, en certaines parties, uniquement nous amuser, le pur
plaisir du verbe, et, dans d’autres, il communique ses idées en amusant le
lecteur pour le pousser à les reconsidérer sous un autre éclairage. Rabelais,
est-il innovant dans cette façon de faire ? Pour ma part, je ne le crois
pas. Dans le domaine de la pensée aussi, il n’y a pas de génération spontanée.
La pensée se développe dans un substrat qui nourrit ou qui tue : chez
Rabelais, ce témoin passionné de son époque, la production est prolifique,
accompagnée d’une surenchère verbale qui surprend actuellement, notre temps
préférant une aridité verbale où, avec 500 mots, toute discussion paraît
épuisée ! Comprendre le rire de Rabelais passe par un regard sur la
filiation de pensée : quelques jalons sont évidents et d’autres sont à
être reconnus. Victor Hugo écrivait déjà dans son William Shakespeare : « Homère,
Job, Eschyle, Isaïe, Ezéchiel, Lucrèce, saint Jean, saint Paul, Tacite, Dante,
Rabelais, Cervantès, Shakespeare. Ceci est l’avenue des immobiles géants de
l’esprit humain. »[6].
Il existe d’autres auteurs, connus ou anonymes, bien souvent oubliés, qui ont
préparé la venue de ces géants. Qui sont-ils pour notre auteur ?
Aristophane avait raillé les
sophistes de son siècle. Socrate cultivait le rire accoucheur[7] !
Les « Propos de table » de
Plutarque[8]
ont aussi inspiré Rabelais qui maîtrisait le grec à la perfection : ne
serait-il pas ainsi devenu un grec francisé avec la gauloiserie en sus ?
La fameuse Dive Bouteille de Rabelais doit tout à
la comédie de Cratinos : Pytinè
ou La Bouteille. Cratinos jette un
regard critique sur son penchant pour le vin. C’était une réponse aux critiques
d’Aristophane qui considérait que le poète avait été avili par son excès de
boisson. Cratinos lui répond comme dans l’œuvre de Rabelais que le vin
n’étouffe pas le génie mais au contraire le stimule. Cette autocritique sur le
mode railleur se retrouve dans l’art de vivre selon Gargantua.
Juvénal[9]
a déjà dans ses satires les accents d’un homme révolté par la corruption
romaine, l’avarice des riches, le dédain de la personne pauvre, les servitudes
mondaines : sa puissance déclamatoire se retrouve chez Rabelais.
L’exemple le plus typique est
la naissance de Pantagruel[10],
lorsque la femme de Gargantua Badebec meurt en accouchant : Gargantua rit
de la naissance et pleure de la mort. Nous retrouvons la Satire X de Juvénal[11] :
« N’approuvez-vos pas dès lors, ces deux sages, dont l’un riait chaque
fois qu’il mettait le pied hors de chez lui, tandis que l’autre docteur
pleurait au contraire ? Mais la censure sévère de l’éclat de rire est à la
portée de tout le monde ; on se demande par contre où les yeux d’Héraclite
trouvaient cette abondance de larmes. Un rire perpétuel secouait les poumons de
Démocrite. ». Rabelais souligne l’inutilité des pleurs et le bénéfice
du rire : la joie de la vie est plus forte que la tristesse de la mort
qui, pour lui, est un passage vers un monde meilleur. La mort ne pourrait-elle
pas être une naissance à autre chose ? Ainsi le rire de Rabelais conduit
le lecteur à explorer une question essentielle qui, un jour ou l’autre,
préoccupe toute personne consciente de la fragilité de la vie, de la sienne
comme de celle des autres…
Le rire médiéval
Le Moyen Age a cultivé cinq
traditions qui permettaient une liberté d’expression, limitée dans le temps
mais qui constituaient un formidable exutoire : la fête des enfants, la
fête des ânes, la Fête des fous et le Carnaval ainsi que les foires.
Contrairement à une image ascétique ou fanatique que des luttes politiques ont
imposé sur le Moyen Age et qui règne encore dans certains esprits de nos jours,
ce temps de l’histoire, si décrié,
cultive le goût de la farce et de l’outrecuidance. Le langage est aussi
cru que la spiritualité peut être grande. Ne faut-il pas passer au rire sacré
par un sacré rire ? Cela se retrouve même dans la peinture de Breughel[12]
qui pourrait illustrer plus d’une page de notre auteur : voyez ses
personnages truculents, hilares et simples en train de boire, de manger ou de
danser. Rabelais est quant à lui un peintre par les mots de l’humain. Il offre
une peinture des Trois Grâces du Mal : la Vanité, la Cruauté et la
Sottise. Turpitudes, tares, vilenies sont dénoncées avec force : œuvre
nécessaire et fréquente dès le XIIIe siècle, le siècle de la
révolution intellectuelle. Cela ne se sait plus alors qu’il est possible
d’affirmer une tradition purement médiévale. Quelques exemples illustreront mon
propos.
Dès le XIIIe siècle, une
littérature narrative, malicieuse et satirique est née: le pittoresque
côtoie le réalisme ; la morale et la grivoiserie vont de paire et il faut
accepter ce paradoxe ! En latin comme en vieux français, les textes
surabondent[13] :
ils sont bien souvent méconnus au XXIe. Toutefois, Rabelais en avait
connaissance. Il y a trouvé son goût pour la parodie littéraire, pour la
peinture malicieuse du monde humain qui devient une satire sociale. Ce terreau
donnera aussi naissance aux Fables de
La Fontaine
Le Roman de Renard est un modèle de satires : le coq Chanteclerc, le loup Ysengrin, le corbeau Tiécelin, le lièvre Couard ont vécu dans les esprits de tout homme cultivé jusqu’au
XVIIIe siècle. C’est l’œuvre de plusieurs auteurs et non d’un auteur
unique. Ce roman mêle traditions populaires et sources
littéraires anciennes : Rabelais, lui aussi, mêle son humanisme à son
récit débridé. Les fables de Phèdre et d’Esope ont été reprises par des auteurs
latins dont les noms sont oubliés mais que la tradition orale a fait vivre. La
forme du contenu a évolué ; par contre, la matière reste la même à travers
les siècles : l’homme, la nature humaine qui a si peu changé ! Ces textes ne vieillissent pas. La sagesse
n’est jamais acquise mais se conquiert sans jamais que son détenteur puisse pouvoir
être certain de la posséder véritablement car se serait soit de la folie,
soit de l’orgueil. Le plus important à retenir est que c’est un combat
individuel et non collectif.
Les fabliaux ou contes à rire[14]
prennent à parti les paysans et les bourgeois naïfs, les femmes trompeuses et
rouées, les prêtres paresseux et gourmands, les cupides. L’ironie est déjà sans
amertume. Sous une apparence joviale, il y a quelque dureté, celle que la vie
nous oblige à avoir pour ne pas trop souffrir ou pour éviter la colère ou pour
cautériser la plaie. Le voleur sympathique n’est pas un modèle à suivre :
il est un moyen de signaler d’autres turpitudes qui n’ont rien à lui
envier ! Le Vilain Mire, le
triomphe d’une femme rusée, inspirera même Molière avec son « Médecin malgré lui ».
Les Carmina Burana[15]
sont des poèmes qui ont été écrits du XIIe au XIIIe siècle, aussi bien en France, en Allemagne, en
Suisse qu’en Espagne[16].
Le recueil, artificiel puisqu’il est un assemblage de textes de diverses
provenances, est divisé en quatre sections : 1. Pièces d’inspiration
morale ou satirique ; 2. Chansons d’amour et de printemps ; 3.
Chansons à boire et scènes dans les tavernes ; 4. Jeux théâtraux et
religieux (jeu de Pâques, jeu de Noël).
Les sections 1 et 3 préfigurent des scènes de Rabelais, avec la même
crudité de langage, la même vivacité verbale et la même inspiration.
La satire dénonce le mensonge,
la perfidie, l’absence de probité, les parodies de justice, la toute-puissance
de l’argent. Il y a déjà un réquisitoire contre ces fléaux qui ravagent encore
le monde : les riches écrasent les pauvres ; les forts les faibles.
Prenez un instant pour penser à l’actualité de nos informations, je serais
surpris que vous n’ayez pas des exemples concrets illustrant cela ! Les
gens d’Eglise ne sont pas épargnés, alors que les auteurs des poèmes sont aussi
des gens d’Eglise : la cupidité de certains prélats, la corruption de
membres de la Curie romaine[17]
avaient suscité l’ire bien légitime de ceux qui avaient prononcé des vœux pour
être fidèles aux messages du Christ et non à certains de ses faux témoins qui
ne peuvent cependant pas occulter tous les vrais témoins[18] !
Ces écrits ne remettent pas en cause l’autorité de l’Eglise mais conteste
certains hommes qui l’exercent pour leur profit et non le profit de
l’Eglise : là est la limite qui n’est pas franchie.
Les chansons de taverne
témoignent de cette exubérance propre à la jeunesse à vouloir-vivre et à
vouloir-jouir. De l’atmosphère conviviale de la taverne à l’hilarité tapageuse,
les anaphores trinquent entre elles, les hymnes à Bacchus, au vin, au grand
guérisseur des soucis humains se succèdent avec cette force que la musique de
Carl Orff rend si bien. Rabelais amplifie cette littérature préexistante avec
une verve délirante qui me surprendra toujours.
Il y a dans ses livres des
traits de Walter von der Vogelweide[19],
de Philippe, le chancelier de Notre Dame de Paris, d’Abélard, de Gautier de
Châtillon, de Pierre de Blois, de Godefroy de Saint-Victor et de bien d’autres
qui ne peuvent pas être tous cités.
La satire médiévale stigmatise
les vices et leurs travers. Le Livre des
Manières de l’évêque de Rennes, Etienne de Fougères (vers 1170) en est un
exemple mais nous avons encore Les Etats
du Monde de Guyot de Provins.
Les sources du rire de
Rabelais
Lorsque Rabelais nous dit de
« rompre l’os et sucer la
substantifique moelle », il reprend un précepte de saint Jérôme qui traite
des mystères se cachant sous la lettre de la Bible : « interiorem medullam, sensum qui invenitur in littera »[20],
comme le signale avec pertinence Jean Plattard[21].
Ainsi, Maître Alcofribas Nasier nous dit de passer du rire profane, franc
massif et sans fard quant à la forme ou quant au langage, au rire sacré car en
faveur d’un homme, purgé de tout ce qui le détourne de sa valeur d’homme :
c’est l’humanisme chrétien de Rabelais qui manie l’humour et le rire.
L’humour était pratiqué en
chaire lors des sermons médiévaux : cela est un aspect complètement ignoré
de nos jours. Dans les Apophtegmes des
Pères[22],
il y avait déjà un débat sur le rire que le grand public a redécouvert dans
le livre de Umberto Ecco, Le Nom de la
Rose, un anonyme dit : « Quelqu’un
vit rire un jeune moine et lui dit : ‘’Ne ris pas, frère, car tu chasses
ainsi la crainte de Dieu.’’ ». Mais une autre sentence dit
aussi : « Abba Euloge a
dit : ‘’ Ne me parlez pas des moines qui ne rient jamais. Ils ne sont pas
sérieux.’’ »[23].
Le rire et l’humour font partie de la culture chrétienne médiévale : le
clergé y avait recours jusque dans la prédication comme en témoignent des
sermons qui sont parvenus à nos jours[24].
Il y avait des anecdotes divertissantes pour retenir l’attention du public.
L’expression de la gaieté possède de nombreuses nuances : de la joie
partagée et saine à la raillerie mordante et destructrice, forme de mépris ou
de dérision, l’Eglise a retenu la première.
Le premier rire dans l’Ancien
Testament est celui d’Abraham et de son épouse et leur fils Isaac dont le nom
signifie « rire » en témoigne. Saint Thomas d’Aquin a réhabilité le rire au Moyen
Age avec la notion d’eutrapelia, une
bonne disposition à la gaieté, dans sa Leçon X du Commentaire à l’éthique de Nicomaque. La médecine populaire
accordait au rire des vertus thérapeutiques, ce qui devrait se redécouvrir de
nos jours. Saint Augustin, lors d’un banquet d’ailleurs, utilise la
plaisanterie pour traiter « De la
vie heureuse »[25].
Platon devise autour d’une table et nous avons Le Banquet. Plutarque aime à ouvrir des discussions lors d’un
repas. Le Christ a fait plus : des noces de Cana où il a transformé l’eau
en vin jusqu’à la Sainte Cène, Il s’exprimait très souvent lors d’un repas ou
avant celui-ci. Saint François d’Assise et ses compagnons étaient appelés les joculatores Domini c’est-à-dire les
« rieurs du Seigneur ». Le
rire qui vient du bon cœur est un rire de bonté, fruit de la joie intérieure,
et non de méchanceté, fruit d’un cœur corrompu.
Le temps précis du carnaval qui
se répétait chaque année a marqué Rabelais[26].
Le monde à l’envers était autorisé. Bouleversement des rangs sociaux,
dépassement de toutes les autorités établies : l’homme du Moyen Age
trouverait bien triste notre sérieux démocratique qui n’autorise plus que des
pamphlets acidulés !
Ainsi lors de la Fêtes des
fous, au XIVe siècle, il y a une parodie du Notre Père qui dit :
Pater noster, tu n’ies pas foulz,
Quar tu t’ies mis en grant repos
Qui es montes haut in celis.[27]
Lors de la fête, éphémère mais
réelle et régulière, la norme veut la confusion du haut et du bas, du sublime
et du vulgaire, du corps et de l’âme. C’est l’envers qui révèle la vérité de
l’être alors que la réalité n’est que paraître. Ce qui choque les Juifs ou les
Musulmans est le fait que les Chrétiens croient en ce que Dieu s’est fait homme
dans le Christ et qu’Il s’est incarné : n’est-ce pas la plus belle
réhabilitation du corps de l’homme? Ce corps qui, en plus et selon la Genèse, a
été créé à l’image de son Créateur. Nier le corps, c’est nier l’esprit qui
a besoin du corps pour s’exprimer.
« Pour rire », des papes, des cardinaux, des archevêques, des
rois et autres haut dignitaires sont élus, le temps d’une fête pour se livrer à
des réjouissances tapageuses toujours, licencieuses pour une part assez
souvent. A cette occasion s’est développé le rire libre. Une libération
temporaire de tout système officiel, de ses prohibitions, de ses barrières
hiérarchiques et sociales était vécue pleinement. Dans certains pays
catholiques, les jours précédant le Mardi Gras offrent encore cette liberté
d’expression mais avec moins de relief, il faut le reconnaître. Il y avait
ainsi le privilège de dire des vérités sous la forme bouffonne que prise tant
Rabelais. Le lecteur de la Renaissance devait être moins surpris que le lecteur
du XXIe siècle. Mis à part de grands spirituels, peut-être encore
mal lus de nos jours, la séparation entre le corps et l’âme n’était pas si
radicale. Rabelais fait sans ménagement la part du corps et de l’esprit. Ceci
étant fait, il est possible que la pensée prédispose le corps à faire une
meilleure place à l’esprit. Il a été cherché très bas dans les tripes mêmes
pour aller plus haut dans le domaine de la pensée. Il suffit de ne pas interrompre
son chemin en s’arrêtant aux apparences.
Erasme
Avec son Eloge de la folie, il est possible de mieux comprendre la démarche
de Rabelais. Erasme s’appuie sur Horace, Ovide et Cicéron. Son œuvre fait suite
à la Nef des fous de l’humaniste
alsacien Sébastien Brant. En manipulant les paradoxes, comme des grenades de la
pensée, il utilise la folie pour mettre en évidence les absurdités d’une pensée
artificielle qui, s’habillant de mots, s’éloigne de tout réalisme. Il ne veut
pas nier la foi mais il cherche à faire tomber les fausses images de la foi
pour découvrir une foi plus intime, plus intérieure. C’est la recherche de
l’authentique en soulignant les mythologies contemporaines à son temps. Par
l’absurde, il s’adresse à nous pour que nous distinguions le réel des
apparences. Il y a un refus du prêt-à-penser intellectuel qu’il serait bon de
redécouvrir de nos jours !
Le rire de Rabelais
« Divine Comédie » de Dante[28]
et « Comédie humaine » de
Balzac : Rabelais se situe entre ces deux œuvres, ces deux langages, sans être
un Montaigne[29]
qui est sa suite logique, quant à la démarche intérieure mais avec un certain
pessimisme que Rabelais ne cultive pas. Les spécialistes se complaisent à
disséquer les différences, que cet art est desséchant, mais l’humaniste, au
sens originel du terme, conclut en une phrase : Que de points
communs entre eux trois ! L’humain est dans la coupelle et sous le
microscope de ces trois observateurs s’exprimant de façon différente sur
l’infiniment petit et l’infiniment grand de l’homme.
Bergson distingue l’humour du
rire de la façon suivante : l’humour intéresse l’intellect, il y a une
certaine morale, et le rire, le comique de situation, intéresse le corps.
Rabelais nous enrichit sur ces deux plans.
Rabelais cultive l’art de
jouer avec les mots pour nous faire considérer les maux de l’homme. Il nous
offre le voyage d’un vivant : un homme qui lutte, qui avance et qui se
surmonte. Notre auteur traite des
questions qui le tourmentent, l’irritent ou le charment. Emouvoir le lecteur
par le rire est son intention mais,
derrière le rire, il y a la réflexion du sage. Une étude sérieuse aurait fait
fuir le lecteur mais l’humour fait grimper le lecteur sur les chemins
difficiles de la pensée : elle a un nom précis dans son œuvre, la quête de
la vérité. Quelle vérité choisir ? Vérité révélée ; vérité par
intuition ; vérité fruit de réflexion ; vérité enseignée. Y-a-t-il une Vérité ou des vérités permettant
de préfigurer la Vérité ? A vous de
le découvrir à travers la lumière du rire de Rabelais. Sa passion de l’homme
lui a fait analyser ses préjugés, ses désirs, ses actes, ses intentions :
n’est-ce pas un premier pas vers la sagesse ? Se déjouer des malicieuses
apparences, en les outrant à dessein, conduit le lecteur à changer de regard.
Quelle leçon que de dénoncer les fantasmagories des orgueilleux par de plus
grandes fantasmagories !
Face aux contrariétés de son
temps, Rabelais aurait pu sombrer dans un pessimisme exprimant le Néant de l’homme.
Cela aurait été la victoire d’un aigri, d’un vaincu par la vie. Non, il veut de
la joie, malgré tout. Détruire par le rire les ennemis de l’âme, ne dit-on pas
que le diable ronge aussi ses victimes par la tristesse, en les conduisant au
désespoir qui nie toute espérance ?
Rabelais, comme Labiche ou
Molière et tant d’autres, sont des bienfaiteurs de l’humanité : ils savent
faire rire, sourire les mortels. Le rire est le plus beau triomphe de l’esprit
sur les entraves de la vie. Dans les orages politiques, religieux et sociaux de
son temps, Rabelais offre à sa façon un rayon de soleil. Tout n’est pas fini
tant qu’il y a l’espérance : il en
parle en paraboles et, dès que l’on comprend cela, il est possible de relire
Rabelais avec profit. Il devient une médecine salutaire contre les trembleurs,
les plaintifs, les grincheux qui nous offrent leurs ombres sinistres de
malheureux, de gens aussi bien mal dans leur conscience que dans tout leur être.
Rabelais les stigmatise en envenimant leurs questions, en empirant leurs
situations : tout bascule dans le rire qui invite à la réparation de
l’âme. Oui, il est le meilleur remède contre ces gens qui ne savent être ni
riches, ni pauvres, ni bien portants, ni malades, ni tristes, ni joyeux ;
ces gens qui se prennent pour d’éternelles victimes, pour des martyrs alors
qu’ils sont parfois leurs propres bourreaux avant que d’être au final des
morts-vivants. Regardez autour de vous combien ils sont trop nombreux ! Le
rire est le meilleur moyen de s’opposer à cette peur paralysante qui devient
une forme d’esclavage : celui qui a peur perd toute initiative, tout esprit
constructif, se replie sur lui-même.
Aussi privilégions cette
gaieté qui s’exprime à travers ce rire
sage. Cultivons cette bonne humeur qui sait être à l’aise partout et même
surtout face aux obstacles inhérents de la vie : accidents, préjugés, calomnies,
jalousies, haine… Le rire n’est pas un refus de voir l’obstacle mais la meilleure
expression d’une volonté à le surmonter. Les peines perdues ne l’arrêtent pas,
le rire sait recommencer, sans se fatiguer pour recommencer, pour se
communiquer aux autres en même temps que leur donner le courage d’avancer et de
lutter. Il est possible de méditer sur l’homme sans perdre la joie. Le rire est
le secret des cœurs vaillants. Le rire, ce don de Dieu fait à l’homme, est une
source de force. Le rire détend les nerfs, purge la bile, clarifie les idées,
effraye les envieux et ennoblit l’homme. Le rire n’est que le reflet de cette
joie intérieure qui illumine un cœur et peut irradier les autres.
Pour le mot de
la fin, je préfère laisser la parole à Victor Hugo dont la réflexion m’a permis
de comprendre le rire de Rabelais ainsi que je l’ai perçu dans ce texte bref et
qui peut ouvrir chez vous lecteur une autre lecture tout aussi juste, pourvu
qu’elle soit vôtre :
« L’art aussi rit volontiers. L’art, qui
est un temple, a son rire. D’où lui vient cette hilarité ? Tout à coup au
milieu des chefs-d’œuvre, faces sévères, se dresse et éclate un bouffon,
chef-d’œuvre aussi. Sancho Pança coudoie Agamemnon. Toutes les merveilles de la
pensée sont là, l’ironie vient les compliquer et les compléter. Enigme. Voici
que l’art, le grand art, est pris d’un accès de gaîté. Son problème, la
matière, l’amuse. Il la formait, il la déforme. Il la combinait pour la beauté,
il s’égaie à en extraire la laideur. Il semble qu’il oublie sa responsabilité. Il ne l’oublie pas pourtant, car subitement,
derrière la grimace, la philosophie apparaît. Une philosophie déridée, moins
sidérale, plus terrestre, tout aussi mystérieuse que la philosophie triste. L’inconnu
qui est dans l’homme et l’inconnu qui est dans les choses se confrontent ;
et il se trouve qu’en se rencontrant, ces deux augures, la Nature et le Destin,
ne gardent pas leur sérieux. La poésie, chargée d’anxiété, bafoue, qui ?
Elle-même. Une joie, qui n’est pas la sérénité, jaillit de l’incompréhensible.
On ne sait quelle raillerie haute et sinistre se met à faire des éclairs dans
l’ombre humaine. Les obscurités amoncelées autour de nous jouent avec notre
âme. Epanouissement redoutable de l’inconnu. Le mot pour rire sort de l’abîme.
Cet inquiétant rire de l’art s’appelle, dans l’Antiquité Aristophane, et dans les
temps modernes Rabelais. »[30].
Août 2010.
[1]
Cité dans Manuel de Dieguez : Rabelais
par lui-même. Le Seuil. Paris. 1962.
[2] Œuvres de Rabelais (avec notes de Louis
Barré). Ed. Garnier. Paris. s.d. Gargantua,
p. 1,
[3] Op.
cit., p.2
[4]
Chamfort : Maximes et pensées
caractères et anecdotes. Ed. Garnier-Flammarion. Paris. 1968. 444 p., n°
339, p. 127.
[5]
Op. cit., n° 80, p.66.
[6]
Victor Hugo : William Shakespeare.
Ed. Nelson. s.d. Paris. 384
p., p. 81.
[7]
Rabelais s’y réfère clairement dans son prologue de Gargantua.
[8]
Plutarque (trad. du grec par François Fuhrmann) : Œuvres morales, Propos de table. Livres I-III. Ed. Belles lettres.
Paris. 1972. 208 p. Consulter notamment le livre II qui traite des
plaisanteries qu’il est agréable – ou non – de faire à table.
[9]
Juvénal (traduction du latin de P. de Labriolle et François Villeneuve) : Satires. Les Belles lettres. Paris.
1950. 208 p.
[10] Op.
cit., chap. III, p.111.
[11] Op.
cit., p. 125-6
[12]
Salon international du livre et de la presse : L’œuvre gravé de Breughel. Ed. Palexpo-Genève. 27avril-26 mai 1991. 116
p. Voir ses séries allégoriques des vertus et des vices, ses thèmes populaires.
VB§oir p. 3, 38, 47, 57.
[13]
J. de Ghellinck : L’essor de la
littérature latine au XIIe siècle. 2 vol. Desclée de Brouwer.
Paris. 1946, T. II, 356 p., p. 222-243.
[14] Brunain, Estula, Le dit des perdrix, Le
vilain mire…
[15] Carmina Burana (éd. de Peter et Dorothee
Diemer) : Deutscher Klassiker Verlag. Band 13. Frankfurt am Main. 1987. 1420
p. C’est la meilleure édition disponible avec textes en latin et traduction
très fine en allemand. Pour les personnes ne maîtrisant ni le latin, ni
l’allemand, préférer : Carmina
Burana (éd. de A. Micha, F. Joukosky et P. Bühler). Ed. Honoré Champion.
Paris. 2002. 280 p. Il s’agit d’une sélection suffisante pour une première
approche.
[16]
Il y avait une Europe de la culture.
[17]
Et cela bien avant que Savonarole, entre autres, ou la Réforme se fassent
entendre.
[18] A
l’exemple d’un saint François d’Assise par exemple.
[19]
Auteur remarquable par son esprit de finesse.
[20]
« la moelle intérieure, l’esprit qui
est à être découvert derrière la lettre »
[21]
Un spécialiste de Rabelais : incontournable pour celle ou celui qui désire
approfondir son œuvre.
[22]
Traduction de Dom Lucien Regnault : Les
sentences des Pères du désert. Ed. Solesmes. Bellefontaine. 1985.368 p. N°
1054. Il s’agit d’un recueil de sentences des moines du Ve et VIe
siècle et que la tradition orthodoxe a conservé.
[23]
Piero Gribaudi : Bons mots et
facéties des Pères du désert. Paris. 1987. p. 84.
[24]
Jeanine Horowitz, Sophia Menache : L’humour
en chaire. Le rire dans l’Eglise médiévale. Labor et fides. Genève. 1994.
288 p.
[25]
Augustin : La vie heureuse.
Payot et Rivages poche. Paris. 2000. 108 p.
[26]
Mikhaïl Bakhtine : L’œuvre de
François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance.
Paris. 1970, PP. 93-97.
[27]
Eero Ilvonen : Parodies des thèmes
pieux dans la poésie française du Moyen Age. Helsingfors. 1914. Rééd. Genève 1975. Patenôtre de Lombardie, p.37.
[28]
Dante (traduction de l’italien d’Henri Longnon) : La Divine Comédie. Classiques Garnier. Paris. 1962. 720 p. Au chant
9, p.50, vous retrouvez la démarche de Rabelais qui a aussi étudié l’enfer
terrestre :
« Vous qui avez saine l’intelligence,
Sondez l’enseignement qui se dérobe ici
Sous le voile tissu de vers mystérieux ? »
[29]
Est-ce que Montaigne est le philosophe triste ou un philosophe désabusé par
rapport à Rabelais, le philosophe gai ? Cela serait un débat à ouvrir.
[30]
Victor Hugo : William Shakespeare.
Nelson. Paris. s.d. P. 143.
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