lundi 14 octobre 2024

Ardèche et Gard : la famille de La Gorce.

 De l’Ardèche au Gard : la famille de La Gorce 

Antoine Schülé.

Avec ce sujet, nous ferons un voyage de l’Ardèche au Gard avec les communes suivantes : La Gorce, Vallon-Pont-d’Arc, Salavas et La Roque-sur-Cèze, Bagnols-sur-Cèze ainsi que Boussargues (Verfeuil). 

Pour l’auteur d’un blog, il est toujours agréable d’avoir un retour sur les articles publiés. Ayant mis en ligne  un résumé historique et chronologique de La Roque-sur-Cèze, j’ai reçu une demande d’informations complémentaires de M. Alexandre Diard, boulanger et propriétaire d’une maison 9 rue Crémieux. Intéressé par le passé de sa demeure et de son commerce, il a appris qu’un bas-relief portant les armes de la famille de La Gorce se trouvait chez lui. Plusieurs générations de cette famille, et, par la suite, de leur descendance par les femmes, ont été seigneurs de La Roque.

La façade de cette ancienne demeure bagnolaise, en fait la rue de la Poulagière selon son ancienne dénomination, a été restaurée par son propriétaire, M. Alexandre Diard. Tout en satisfaisant aux exigences d’une devanture commerciale, il a mis en valeur les fenêtres à meneaux du XIVe s. et a reproduit une enseigne qui y figurait autrefois, au-dessus de la porte d’entrée très probablement. La pièce d’origine est déposée au Musée archéologique  de Bagnols-sur-Cèze. 

  

Musée archéologique de Bagnols-sur-Cèze

Léon Alègre dans son livre “Bagnols en 1787” en propose un dessin esquissé par Léopold Truphemus, en précisant qu’il s’agit des armes de la famille de La Gorce dont il est fait mention à plusieurs reprises dans son ouvrage. Ce bas-relief avait été donné à la ville de Bagnols par Mlle Georges.

La qualité technique de la photographie et le dessin sommaire ne permettaient pas d’établir avec certitude la devise qui accompagne ce blason, facilement identifiable. Celle-ci était endommagée partiellement et a éveillé ma curiosité : le passé a encore tant à nous dire ! De plus, il a fallu rechercher ce qui peut se savoir plus précisément sur les personnes ayant habité cette maison. Il y aurait d’autres pistes à explorer et, si un chercheur le souhaite, j’en discuterais volontiers avec lui ou elle. 


De gueule à trois rocs d'échiquier d'or 2 et 1.

In : Recherches de noblesse, armoriaux, preuves, histoires généalogiques. Armorial général de France, dressé, en vertu de l'édit de 1696, par Charles D'HOZIER (1697-1709). XXIX Provence, I. page 418.

La famille de La Gorce

Guillaume de La Gorce, seigneur de Vallon est devenu baron de la Roque par son mariage en 1550 avec Catherine de Blisson. Sa famille est attestée depuis le XIe siècle (Raymond, fils de Pierre de la Gorce, 1096). Dans la Chronologie de la Roque-sur-Cèze d’Adrien et d’Antoine Schülé, figure la liste de tous les seigneurs de La Gorce, barons de La Roque, de 1550-1950, soit issus en ligne directe, soit par alliance et soit encore par héritage. 

La Gorce est une commune de l’Ardèche, au nord de Vallon-Pont-d’Arc, traversée par la rivière Ibie. Gorce est un nom issu du gaulois gorcia ou gortia, désignant un lieu buissonneux ou un fourré inextricable d’épineux.


Beffroi à La Gorce construit en 1240.

Un Dalmas de la Gorce était seigneur de La Gorce en 1208. A ma connaissance, le plus ancien témoignage écrit et mentionnant un seigneur de La Gorce date du 14 des calendes de 1257 : hommage du baron de Chalancon, Giraud seigneur de La Gorce, au comte de Valentinois.  Le 18 janvier 1398, par son mariage avec Mingone Villate, un Giraud de La Gorce devient seigneur de Vallon, selon un hommage rendu au seigneur de Joyeuse. Cette famille a eu la charge de trois communes : Lagorce, Vallon et Salavas. Elle est alliée aux anciennes et nobles familles du Vivarais et du Gévaudan, essentiellement par les barons d’Apchier, dès 1408 en raison du mariage d’Anne de La Gorce. En 1636, Marguerite d’Apchier épousa François de Crussol, duc d’Uzès. 


Le château de La Gorce, Fortification rasée le 5 juin 1629, 

à la demande du duc de Rohan, Louis XIII étant roi.

Mathieu Merle de La Gorce

Il faut dissocier la famille de La Gorce et de La Roque de la lignée de Mathieu Merle de La Gorce, capitaine protestant, qui reçut, en compensation  de l’évacuation de Mende qu’il avait assiégée en 1578,  les baronnies de La Gorce et de Salavas, selon un traité de paix de 1580 et par une cession du baron d’Apchier. Le fils de Mathieu, Hérail de Merle, se convertit plus tard au catholicisme, suscitant ainsi la colère des protestants. 

Sa généalogie, qui ne concerne pas les de La Gorce et de La Roque, se trouve dans : Collection du Languedoc, t. 106, p. 230 à 318.  Dans le Dictionnaire des devises historiques et héraldiques de A. Chassant et de H. Tausin, nous avons sa devise : “Or sus fiert”.  

De Guillaume à Louis de La Gorce

Léon Alègre précise que  “ Les La Gorce [...] étaient, en effet, seigneurs de La Roque, en 1567; époque à laquelle Guillaume, maître des comptes à Montpellier, Lieutenant du sénéchal de Nîmes, commandant deux compagnies de gendarmerie pour le service du roi, épousa Catherine Blisson. Or ce M. de Blisson était, lui aussi un haut personnage, puisqu’à l’époque où remontent ces armoiries, il est cité comme un des seigneurs de la ville de Bagnols.” Par la suite, il nous apprend que : “... un des petits fils de Guillaume, Louis de La Gorce (fils de Jean, seigneur de Boussargues) était prieur de Bagnols du temps de la peste en 1629. Sa mère se nommait Marie de La Baume.”  

En une note, il nous signale aussi qu’à la rue de la République, au numéro 33, la maison de M. Charavin, marchand drapier, était la maison Blisson et que, dans la cour du sieur Jean Combe, il y a deux écussons en marbre, accostés, portant les armes des de La Gorce et de Blisson, coseigneurs de Bagnols. Il s’agirait d’identifier cette maison Jean Combe pour savoir si ce double blason existe encore. Merci de me le signaler si vous le savez !

Détermination de la devise ecclésiastique

Pour ma part, il s’agissait de déterminer la devise qui n’était pas aussi courte qu’il est d’usage pour la noblesse portant les armes. Les photographies du bas-relief par Alexandre Diard ont permis de la reconstituer avec certitude par divers agrandissements. Les caractères entre crochets sont les probables lettres manquantes. Un losange sépare les mots.

 

 Photo 1 Partie gauche de la devise : à lire de bas en haut  : 

 ° E[T] ° DIREXIT ° GRESSUS °[SANCTUS °] DOMINUS XP °


 Photo 2 Agrandissement du chrisme XP, le P est inclus dans les deux barres supérieures du X. 

Ce qui est une originalité épigraphique à Bagnols.


 Photo 3 ° [STATUIT] ° PEDES MEOS °

Au final, la devise latine est donc :

[Sanctus] dominus xp [statuit] pedes meos e[t] direxit gressus

Soit  : “Sanctus dominus Jesus Christus statuit pedes meos et direxit gressus (meos). “ 

En latin, le “meos” n’avait pas à être répété, d’où ma mise en parenthèse.

Compléments d’informations : 

Le XP : il s’agit d’un acronyme. Les deux lettres grecques (khi et rho) sont ici représentées entrelacées et stylisées. Ce chrisme forme alors un ensemble qui est devenu l'un des symboles très répandu dans l'art chrétien antique. La barre du P fait alors double usage de I et de P, et le symbole grec signifie alors  Ἰησοῦς Χριστὸ.

I (I, Iota) : Ἰησοῦς / Iêsoûs (« Jésus »), le messie, soit le Sauveur.  

        Χ (KH, Khi) : Χριστὸς / Khristòs (« Christ »), en grec : l’oint.

Cette devise a été construite sur le Psaume 39.3 (ou 40.3 dans la version actuelle) : 

Et statuit super petram pedes meos et direxit gressus meos.“ 

Traduction : “Il m’a remis debout, les pieds sur le rocher, il a assuré mes pas.

Traduction littérale de la devise du prieur Louis de La Gorce, chanoine d’Uzès et prieur de Bagnols-sur-Cèze, seigneur de Carmignan : 

Saint Seigneur Jésus-Christ m’a mis sur pied et a dirigé mes pas.“ 

Variante plus littéraire : “Le Saint Seigneur Jésus Christ m’ a relevé et guidé mes pas.“ 

La copie de ce bas-relief qui figure sur la façade actuelle ne comporte pas le chrisme d’origine, mais les deux lettres XP.

Reproduction actuelle en façade

Photographie 2024 : Constance Colle (Midi Libre).

Artisan : Arte Pierre (Tresques).

Plaque de 120 kg.

Saint Etienne du Grès

De ce psaume 39 (40), s’est inspirée la devise communale de Saint-Etienne du Grès, en raison d’une erreur étymologique. Il s’agit d’une commune, à l’est de Tarascon, dans le département des Bouches -du-Rhône.

En effet, Grès ne provient pas du latin gressus, mais d’une racine préceltique crettiu (le cr étant issu d’un car), pour désigner un terrain caillouteux ou un champ pierreux, en occitan. Formes diverses pour noms de lieu ou de famille : Crès, Cresse, Grès, Grèze.


Les religieux connus de la famille de La Gorce :

1151, Pierre Guillaume de La Gorce, prêtre;

1287, Pierre de la Gorce, chanoine et prévôt du chapitre de Viviers;

1305, Raymond de La Gorce, chanoine de Viviers;

1307, Louis de La Gorce, archidiacre de Vivarais;

1620, Marie de La Gorce, religieuse au Couvent de Valsauve;

1620, Simon de La Gorce, prieur de Saint-Laurent. 

1623, Louis de la Gorce, chanoine d’Uzès et prieur de l’église Saint Jean Baptiste à Bagnols;

Guillaume, Louis et Melchior de La Gorce

Guillaume est le fils d’Antoine et petit-fils de Hélie de La Gorce. Il a épousé en 1549, Catherine de Blisson, fille de Jean de Blisson et d’Isabeau de Monteils. Il a exercé plusieurs fonctions : garde des archives du Roi à Nîmes, maître des comptes de Montpellier (1561), lieutenant général de la sénéchaussée de Nîmes et Beaucaire, commandant de deux compagnies de gens d’armes (1568), capitaine du château de Nîmes. Dans les fossés de la ville de Nîmes, en 1569, il fut tué au service du Roi, lors de la prise de la ville par les Huguenots. Son fils demanda en 1571 le transfert de son corps, de ce fossé au caveau familial (à Bagnols ou à Saint-Laurent de Carnols). 

Il naquit de cette union six enfants : Jean, Isabeau, Delphine, Françoise, Catherine et Paul. 

Jean de La Gorce épousa Marie de la Baume, le 6 janvier 1584 et celle-ci se retrouva veuve, en 1623. De cette union est né Louis de la Gorce, prieur de Bagnols-sur-Cèze. Lors de la peste de 1630, malgré les risques de contagion, il assura la nourriture aux vingt-cinq pestiférés, réunis dans un jardin de la ville. Il est mort le 29 septembre 1632.

Melchior de La Gorce, un des deux fils de Pierre de la Gorce et de Claude  de Pelloux, a été maître de camp d’un régiment infanterie au service du roi et commandant dans la Marine du Levant. 

Ils ont habité cette demeure bagnolaise du 9, rue Crémieux : Ah! Si seulement les murs pouvaient nous parler ! 

Jeu d’échecs

Il est curieux d’observer trois pièces d’échiquier, identiques sur ce blason. Le jeu d’échecs a ses origines aux Indes, pour arriver ensuit en Iran. Après la conquête iranienne par les Musulmans, en 651, se jeu se diffuse dans le monde arabe. Comment parvient-il en Europe ?

Vers le milieu du 10e s., ce jeu arrive en Espagne, en Sicile (par les Musulmans) et en Italie du Sud, en Sicile tout spécialement. Au début du 11e s., les Scandinaves, en raison de leurs échanges commerciaux avec l’Empire byzantin, le découvrent : il se  pratiquait sur les bords de la mer Noire et plus particulièrement en Ukraine pour se diffuser dans le Nord de l’Europe, cette fois-ci.

De nombreuses légendes médiévales affirment que ce jeu a été conçu par les Grecs, par Palamède notamment, le rival d’Ulysse à qui on attribue plus d’une invention : l’alphabet, le calendrier, le calcul des éclipses et, même, le jeu de dames.

L’Eglise tente d’interdire cette pratique du 11e s. au 12e s., car le déplacement des pièces se tirait aux dés, un jeu de hasard. Saint Louis lui était très hostile, car, en plus, un jeu d’argent : des dettes de jeu ont ruiné des familles, parfois très aisées. En France, tout spécialement, il est considéré comme un rite initiatique dès le début du 13e s. : les deux tours sont Eve et saint Michel. Les récits arthuriens  donnent un sens nouveau aux différentes pièces. L’empereur Frédéric II était un joueur averti et réputé. 

Trois rocs

Cet article n’a pas pour but de traiter de la symbolique de toutes les pièces. Pour cela, je vous renvoie au livre de Michel Pastoureau : Une histoire symbolique du Moyen Age occidental, éd. Seuil, Paris, 2004, 448 p. (lire pp. 269-292).

La pièce, nommée “tour” de nos jours, était chez les Perses et les Musulmans, un char, puis un chameau. Elle s’appelait en latin “rochus”, construit sur la mot arabe “rukh” signifiant “char”. En italien, le mot “rocca” signifie “forteresse”, d’où le nom “roc” dans le jeu français et qui est resté en termes de blason. 

Antoine Schülé

Contact : antoine.schule@free.fr 


mercredi 9 octobre 2024

Propos d'infanterie en quelques citations

 Propos d’infanterie

par Antoine Schülé

Lt Antoine Schülé (Armée suisse)

Mots-clefs : armée du peuple (milice suisse); chef; constantes, feu; formation; guerre; infanterie; ordres; principes; prospective; règlements.

Le métier militaire est une passion, mise au service de la défenses des siens. En tant qu’ancien officier suisse d’infanterie, j’ai aimé recueillir les expériences accumulées par des hommes de terrain, d’où ce petit florilège pouvant être utile à celui qui aura la dure tâche de conduire des hommes au feu et à affronter ou à infliger la mort ou les blessures, pour assurer la vie, en vue de la paix de tous. Quelques citations sélectionnées permettent de méditer sur des bases solides de l’action militaire, fruits de l’histoire militaire. 

Le Prince de Ligne (né en 1735, mort en 1815) a écrit, dans ses "Mélanges militaires, littéraires et sentimentaires", un texte où il est possible de remplacer le qualificatif "militaire" par celui de "fantassin" : 

Histoire militaire

"Aimer le métier militaire au-dessus des autres, à la passion, oui, passion est le mot. Si vous ne rêvez pas militaire, si vous ne dévorez pas les livres et les plans de guerre, si vous ne baisez point les pas des vieux soldats, si vous ne pleurez pas au récit de leurs combats, quittez vite un  habit que vous déshonorez. Si l'exercice même d'un seul bataillon ne vous transporte pas, si vous y êtes distrait, si vous ne tremblez pas que la pluie empêche votre régiment de manœuvrer, donnez-y votre place à un  jeune homme tel que je le veux : c'est celui qui sera fou de l'art de Maurice  de Saxe et qui sera persuadé qu'il faut faire trois fois plus que son devoir pour le faire passablement. Malheur aux gens tièdes! Qu'ils rentrent au sein de leur famille !". 

Armée du peuple

"La grande force de notre armée réside avant tout dans notre système de milices. L'armée, a dit Mao Zedong, doit être dans le peuple comme un poisson dans l'eau. Seule cette milice peut assurer valablement cette présence."

Olivier Pittet : Défense de la Suisse, Ed. 24 heures, 1980, 28 p., p.13.

"Le degré d'instruction d'une troupe de milices n'atteindra jamais celui d'une armée de métier. Chez nous, cet inconvénient est en partie compensé par le niveau intellectuel et technique du militaire."

Olivier Pittet : Défense de la Suisse, Ed. 24 heures, 1980, 28 p. 

"L'art de la guerre ne présente point de problème plus difficile que le choix d'un système convenable à la défense de l'Helvétie."

Jomini (III, 328), cité par Daniel Reichel in La guerre et la montagne, Neuchâtel, 1988. 

Chef

"L'étalon utilisé par l'armée pour promouvoir ses chefs de tout grade fait bonne figure à côté de celui utilisé pour les têtes politiques que le peuple se donne lui-même."

Général Wille, cité par Olivier Pittet, : Défense de la Suisse, Ed. 24 heures, 1980, 28 p., p. 15

"Des manœuvres toujours nouvelles rendent un général redoutable à l'ennemi; une conduite trop uniforme le fait mépriser."

Végèce, livre 3, chap. 25

"A la guerre comme à la chasse, de ne pas achever ce qui était commencé, c'est n'avoir rien fait !"

L'empereur Léon : Institutions militaires, Institution 14

"Etudiez-vous à connaître le degré de courage et de talents de vos officiers et de vos soldats, pour les employer où ils peuvent rendre le plus de service."

L'empereur Léon : Institutions militaires, Institution 20

"Les capitaines d'un courage médiocre ne conservent jamais leur jugement dans le danger."

Folard, Stratagèmes

Le chef de demain

"Une bataille sera désormais non plus gagnée par un général, mais plutôt par les cadres, supérieurs ou subalternes, par une équipe. […]

A l'évènement succédera l'action immédiate et brutale de tous les chefs qui conformeront leur attitude aux intentions du commandement supérieur, lesquelles devront être parfaitement connues.

Les intentions d'un chef seront, dès lors, plus liantes que ses ordres. Pour demeurer dans la ligne des intentions de ses supérieurs, un subordonné devra décider, cas échéant plus que par le passé, de son obéissance ou de sa désobéissance aux ordres. 

Ce qui exigera du supérieur qu'il commande moins en donnant des missions qu'en exposant son idée de manœuvre et en faisant confiance à ses sous-ordres !" 

Du choix du chef

"Peu importe la méthode employée pour détecter les hommes de caractère. Ce qui convient d'établir, c'est, par contre, l'absolue nécessité de disposer de telles personnalités pour commander demain. 

Et ce, plus que ce ne fut jamais le cas à ce jour. Les bons subordonnés obéissants – ceux dont on a pu dire au jour où ils furent choisis: "Il fera un bon officier subalterne." n'ont plus place dans l'armée de demain.

Car il faut du caractère pour se décider seul.

Car il faut du caractère pour agir seul.

Car il faut du caractère pour maîtriser les paniques.

Car il faut du caractère pour se charger du commandement de son chef.

Car il faut du caractère aussi pour faire confiance à ses subordonnés et pour endosser leurs décisions.

Et ces hommes-là ne sont pas l'apanage d'une classe sociale. On les trouve dans toutes les couches de la population. Le caractère est marque de naissance – rarement de formation ou d'éducation."

Cap M.H. Montfort, Libre propos sur le commandement, RMS, 1964, p. 386 

Constantes 

"Herzog, Wille, Guisan, trois époques différentes, trois hommes différents: cependant, tous trois, dans leurs rapports, signalent les mêmes erreurs, discipline trop lâche, matériels en partie périmés ou inexistants, difficultés avec le pouvoir politique. "

Olivier Pittet : Défense de la Suisse, Ed. 24 heures, 1980, 28 p.,

"L'une des constantes de l'art de la guerre n'est-elle pas l'oubli chronique dans lequel tombent certaines expériences – pourtant acquises au plus haut prix."

Daniel Reichel in La guerre et la montagne, Neuchâtel, 1988, p. 168

"Plus on pratique l'œuvre historique de Jomini, mieux on peut se rendre compte que s'il existe des principes généraux en matière de tactique et de stratégie, chaque combat doit être considéré comme ayant une individualité propre. D'où la nécessité, pour l'expert militaire, de compléter sans cesse ses études théoriques par celles de nombreuses actions, toujours différentes des unes des autres."

Daniel Reichel in La guerre et la montagne, Neuchâtel, 1988, p. 184

Feu

"[En 1501,] en avance sur son temps, Schiner a compris l'importance croissante prise par le facteur du feu sur le champ de bataille: il encourage chez ses hommes leur entraînement au tir."

Daniel Reichel in Attice e Memorie della Società Savonese di Storia Patria. Nuova Serie. Vol XXV. Savonna. 1989. "Mathieu Schiner (v 1456 – 1522), cardinal et homme de guerre."

"Il est de règle incontestable que, pour l'offensive, il faut un mode qui réunisse mobilité, solidité et impulsion, tandis que pour la défensive, il faut la solidité réunie au plus de feux possibles."

Antoine Henri Jomini : Précis de l'art de la guerre, éd. Ivrea, Paris, 1994, 392 p., p. 311

"[…] un des points les plus essentiels pour conduire l'infanterie au combat, c'est de mettre ses troupes à l'abri du feu d'artillerie de l'ennemi autant que faire se peut, non en les retirant mal à propos, mais en profitant des plis de terrain ou d'autres accidents qui se trouvent devant elles, afin de les défiler des batteries. Quand on est venu sous le feu de la mousqueterie, alors il n'y a pas à calculer sur des abris; si l'on est en mesure d'assaillir, il faut le faire; les abris ne peuvent convenir dans ce cas qu'aux tirailleurs et aux troupes défensives."

Antoine Henri Jomini : Précis de l'art de la guerre, éd. Ivrea, Paris, 1994, 392 p., p. 316

Efficacité du feu

Le grand maître sur le champ de bataille, c'est le feu; le feu, qui désorganise le commandement (par la mise hors de combat des chefs et des agents de liaison), qui diminue le pouvoir d'action de la masse (blessés, tués, armes et matériel hors d'usage) et qui tend à isoler les exécutants. Le tir de guerre d'une arme quelconque n'a, de toute évidence, qu'une seule raison d'être : c'est son efficacité sur l'ennemi. Pouvoir apprécier d'avance l'efficacité approximative d'un feu, estimer la dotation en munitions nécessaire pour obtenir un certain résultat, donnent aux décisions tactiques des bases plus solides. Car la solution d'une mission de combat dépend en grande partie du rendement possible des armes dont le chef dispose. Celui-ci ne doit pas prendre de décision sans être parfaitement au clair sur les possibilités de rendement de ses armes. Le succès tactique dépend avant tout de l'utilisation rationnelle des armes dont on dispose.  

Cap Pierre-Eugéne Denéréaz, La tactique du feu (RMS, no 10, oct. 48, p. 494)

Et une seule chose compte comme effet produit par le feu, c'est son efficacité réelle, matérielle et morale, plus ou moins raide ou plus ou moins grande, sur chacun des deux adversaires. Une grenade bien placée réduit une résistance que cinquante obus tombés ailleurs avaient laissée intacte. Douze coups de mousqueton froidement ajustés, partis on ne sait d'où, anéantissent un groupe à découvert dont le fusil-mitrailleur écrasait un buisson vide. Un obus de 47 arrivant à point nommé, démolit une mitrailleuse et supprime sur le champ sa gerbe infranchissable.

Cap Dénéréaz, La tactique du feu (RMS, no 10, oct. 48, p. 496)

Conduite du feu

Dans la force offensive ou défensive, le projectile est facteur commun. L'exploitation totale du potentiel du feu exige des conditions précises se rapportant à la fois au tir (condition technique) et au feu (condition tactique).

Le tir est l'art d'envoyer le projectile au but. Le feu est l'art d'employer le tir en vue d'un résultat précis de combat.

La conduite du feu est spécifiquement fonction des chefs subalternes. Elle implique décision de  chef. Les éléments de cette décision sont, les uns généraux et fixes, les autres variables suivant le cas particulier.

a) Eléments fixes :

- propriétés balistiques propres à chaque arme : portée, trajectoires, dispersion, pouvoir destructeur,

- propriétés tactiques de chaque arme : poids, maniabilité, vulnérabilité;

- répartition organique des armes et munitions

- certaines lois fondamentales d'emploi du feu : prédominance absolue du tir à vue et du tir direct;

- la surprise multiplie l'efficacité;

- le feu n'est jamais trop puissant (concentrations!).

b) Eléments variables :

- aptitude de la troupe à utiliser ses armes au moment considéré;

- armes et munitions encore disponibles au moment considéré;

- nature de la force ennemie;

- conditions du terrain.

Pour chaque organe de feu, la mission se traduit toujours par une ou plusieurs missions de tir très précises dénommées suivant l'effet recherché sur l'objectif à battre :

- Destruction ou anéantissement s'il s'agit de mettre définitivement hors de combat un organe ennemi donné (personnel ou matériel).

- Neutralisation s'il s'agit de paralyser momentanément un ennemi posté, en l'empêchant d'utiliser convenablement ses moyens de feu ou d'observation.

- Arrêt s'il s'agit de participer à une mission de barrage.

- Harcèlement si l'on ne vise qu'à restreindre l'activité de l'ennemi dans une zone plus ou moins étendue.

Cap Pierre-E. Denéréaz, La tactique du feu (RMS, no 10, oct. 48, p. 507-8)

"La conduite du feu a pour but essentiel de déclencher seulement des tirs qui soient à la fois opportuns et efficaces."

Le lance-mines est destiné  fournir les obus que l'artillerie donnerait trop tard. Il ne remplace pas l'artillerie. Sa très bonne précision et la rapidité de son tir lui permettent de donner une densité de feu écrasante sur un objectif de peu d'étendue entre 50 et 1500 mètres. Ses autres propriétés essentielles sont a courbure de sa trajectoire et la puissance de ses projectiles. Sa puissance de feu est strictement limitée en durée. Le lance-mines est là pour prendre part à une action décisive, immédiate, rapide et non pour un tir de longue préparation. A chacun son métier.

Cap Pierre-E. Denéréaz, La tactique du feu (RMS, no 10, oct. 48, p. 548-9) 

Formation

"Nous découvrons […] que ce sont les échecs, surtout, qui offrent pour l'étude de l'histoire militaire l'intérêt le plus considérable, car ils font apparaître avec beaucoup de netteté toutes les difficultés inhérentes à la conduite de la guerre – et cela aux échelons où le commandement doit prendre des décisions très rapides, dans un climat d'incertitude souvent considérable."

Daniel Reichel in La guerre et la montagne, Neuchâtel, 1988, p. 184

"Chemin faisant avec Jomini, on peut acquérir une connaissance des hommes et des choses que l'on trouverait difficilement ailleurs."

Daniel Reichel in La guerre et la montagne, Neuchâtel, 1988, p. 184

"Si l'expérience m'a prouvé depuis longtemps, que l'un des problèmes les plus difficiles de la tactique de guerre était le meilleur mode de former les troupes pour aller au combat, j'ai reconnu aussi que de vouloir résoudre ce grand problème d'une manière absolue et par un  système exclusif est chose impossible."

Antoine Henri Jomini : Précis de l'art de la guerre, éd. Ivrea, Paris, 1994, 392 p., p. 313

"En tout genre de combat, c'est de l'art et de l'expérience, bien plus que du grand nombre et d'une valeur mal conduite, qu'il faut attendre la victoire."

Végèce, livre 1, chap. 1

"On ne craint point de pratiquer ce qu'on a bien appris; c'est ce qui fait qu'une petite troupe aguerrie et disciplinée l'emporte toujours sur une plus nombreuse, mais moins disciplinée ou moins aguerrie : deux défauts qui exposent des combattants à la défaite la plus meurtrière." 

Végèce, livre 1, chap. 1

Guerre

"C'est que la paix n'est qu'un système de conventions, un équilibre de symboles, un édifice essentiellement fiduciaire. La menace y tient lieu de l'acte, la paix y tient lieu de l'or, l'or y tient lieu de tout. Le crédit, les probabilités, les habitudes, les souvenirs et les paroles sont alors les éléments immédiats du jeu politique, car toute politique est spéculation, opération plus ou moins réelle sur des valeurs fictives. Toute politique se réduit à faire de l'escompte ou du report de puissance. La guerre liquide enfin ses positions, exige la présence et le versement des forces vraies, éprouve les cœurs, ouvre les coffres, oppose le fait à l'idée, les résultats aux renommées, l'accident aux prévisions, la mort aux phrases. Elle tend à faire dépendre le sort ultérieur des choses de la réalité toute brute de l'instant."

Paul Valéry : Regards sur le monde actuel, Paris, 1931, pp. 165-166

"La guerre n'est pas seulement, comme dit Cicéron, un débat qui se vide par la force mais encore par la ruse et le stratagème."

Folard, Stratagèmes.

Infanterie

L’étymologie réserve bien des surprises, les mots “infanterie” et “fantassin” viennent de l’italien et de l’espagnol pour signifier “enfant”, mot d’origine latine  construit sur “in” (privatif) et “fari” (parler) : “infans” est donc celui qui ne parle pas. Dans le monde romain, il s’agissait de l’enfant jusqu’à l’âge de 7 ans. Toutefois, il a aussi désigné l’enfant par rapport à ses parents. Quels sont les parents du fantassin ? Sa mère est la patrie, son père, l’honneur.  Il se doit de défendre l’une et l’autre.

Antoine Schülé

"L'infanterie est sans contredit l'arme la plus importante, puisqu'elle forme les quatre cinquièmes d'une armée, que c'est elle qui enlève les positions ou qui les défend. Mais si l'on doit reconnaître qu'après le talent du général, elle est le premier instrument de victoire, il faut avouer aussi qu'elle trouve un puissant appui dans la cavalerie et l'artillerie, et que sans leur secours elle se verrait souvent fort compromise, et ne pourrait emporter que des demi-succès."

Antoine Henri Jomini : Précis de l'art de la guerre, éd. Ivrea, Paris, 1994, 392 p., p. 306

Ce qu'il y a de spécial dans l'infanterie, c'est qu'elle renaît toujours de ses cendres. Alors que, pour d'autres armes, le vieillissement de leur moyen de combat principal correspond à un arrêt de mort, l'infanterie, elle s'adapte, change d'équipement et d'armement et connaît ainsi une nouvelle jeunesse. On pourrait presque dire, sans chauvinisme, que dans les armes spéciales, l'homme est serviteur du matériel, alors dans l'infanterie, c'est le matériel qui se trouve être au service de l'homme.

Lt-col Olivier Pittet, L'infanterie, RMS, no 12, déc. 64, p. 551

"L'infanterie a dans notre pays des racines très profondes. Hier elle fit notre force; elle le fera encore demain, pour autant qu'elle ait foi en son destin et la volonté incessante de s'adapter sans cesse aux situations nouvelles."

Lt-col Olivier Pittet, L'infanterie, RMS, no 12, déc. 64, p. 554

Il faut être animé par la flamme de la passion pour concevoir, instruire et employer l'infanterie cette arme humaine par excellence qui a vécu, vit et vivra en de multiples transformations qui se concrétisent partiellement par la modernisation de son matériel et se caractérisent par son sens de l'adaptation.

L'infanterie est par nature l'arme du combat rapproché à mener et mené à pied jusqu'au corps à corps.

L'infanterie doit maîtriser la force soit pour ne pas devoir l'utiliser (dissuasion rapprochée), soit pour défendre, soit pour attaquer.

La fin du combat appartient toujours à l'infanterie.

L'infanterie cultive et l'interarmes (génie, artillerie, les chars, sauvetage, garde-frontière, etc.) et la collaboration avec les civils (police, secouriste, pompiers, etc.). 

L'infanterie doit garder la plus grande autonomie tactique : garder des feux lance-mines, assurer une puissance de feu par les armes collectives, assurer sa plus grande mobilité, conserver la précisons de son feu, cultiver une forte défense antichars, créer une cohésion interne capable de résister à toutes les épreuves.  

Lt-col Olivier Pittet, L'infanterie, RMS, no 12, déc. 64

Ordres

Commander, c'est imposé sa volonté aux autres. C'est aussi les entraîner. On s'impose en ordonnant. Ou, autrement exprimé, on s'impose par l'ordre."

"L'ordre présuppose la décision. Autrement dit le choix. Autrement dit, le courage moral."

"L'ordre ne doit pas constituer une entrave que le supérieur impose à la liberté d'action du subordonné."

"Des ordres qui ne brident pas, mais qui créent la liberté. N'est-ce pas à quoi rêvait Patton, lorsqu'il recommandait à ses divisionnaires de ne jamais dire à leur subordonnés comment faire les choses, mais seulement ce qu'ils avaient à faire? Il ajoutait : "Ils vous surprendront alors par leur ingéniosité".

Créer l'indépendance de ses propres sous-ordres. Tâche difficile, qui prendra dans l'avenir toujours plus d'importance.".

"L'ordre – même sous sa forme idéale – qui ne sera pas donné à temps, sera sans valeur.

Or, commander tôt, c'est risquer. C'est risquer, car cela suppose souvent que le chef devra se décider alors qu'il se trouve encore dans l'incertitude. C'est risquer, car le chef doit établir sa décision sur des probabilités et que, selon le mot de Moltke, "la probabilité la plus invraisemblable est que, de toutes les mesures, l'ennemi prendra la plus juste.".

Disons-le, la chance constitue le 50% du génie militaire. Le chef est un joueur. Certes, on perd quelque fois quand on engage des paris, mais on perd toujours quand on hésite à le faire. Au seuil de toute grave décision, cette morale devrait constituer le nerf moteur du chef. C'est la morale de l'audace.

Ce qui exige autre chose aussi : qu'il assume ses pleines responsabilités ! Car elles sont grandes; dès lors plus grandes que s'il prévoyait tout, commandait tout, organisait tout. Elles s'augmentent de tout ce que les subordonnés entreprendront dans la vaste marge de liberté qu'il leur a délibérément consentie. Elles s'augmentent aussi de la part de risques qu'il a acceptée en commandant tôt. L'ironique définition est connue : "Un ordre bien rédigé n'engage que celui qui le reçoit." L'ordre du chef véritable est exactement le contraire : il engage la totale responsabilité de celui qui le donne, et, intrinsèquement, couvre à l'avance tous les exécutants.

Rien de plus écœurant à cet égard que la pléthore de mémoires et souvenirs que nous apportée le second conflit mondial et dont une bonne part ne vise à rien d'autre qu'à dégager les responsabilités que purent assumer leurs auteurs. "

Cap M.H. Montfort, Libre propos sur le commandement, RMS, 1964, p. 326-7

"Le véritable chef s'impose donc par ses ordres, tout d'abord.

En croyant ingénument à leur bien-fondé.

En ayant le sens du possible et de l'impossible.

En ordonnant uniquement ce que ses subordonnés doivent savoir pour atteindre un but donné, mais rien que cela.

En faisant preuve de courage moral, en osant risquer pour commander à temps.

En assumant toutes ses responsabilités et en couvrant ses subordonnés."

Cap M.H. Montfort, Libre propos sur le commandement, RMS, 1964, p. 327

"Figure unique aux yeux de ses subordonnés, le chef deviendra l'exemple dont on ne se contentera pas d'exécuter les ordres, mais qu'on sera prêt à suivre au travers de toutes les tourmentes.

Car le chef véritable, le chef idéal, c'est l'entraîneur; ce n'est pas seulement celui qui ne sait que se faire obéir, c'est surtout celui que ses subordonnés veulent suivre.".

Cap M.H. Montfort, Libre propos sur le commandement, RMS, 1964, p. 335

Principes

"Il n'y a point de meilleurs projets que ceux dont on dérobe la connaissance à l'ennemi jusqu'au moment de l'exécution."

Végèce, livre 3, chap. 25

"Celui qui juge sainement de ses forces et de celles de l'ennemi est rarement battu.

Végèce, livre 3, chap. 25

"La valeur l'emporte sur le nombre; mais une position avantageuse l'emporte souvent sur la valeur."

Végèce, livre 3, chap. 25

"La nature produit peu d'hommes courageux par eux-mêmes, l'art en forme un plus grand nombre."

Végèce, livre 3, chap. 25

"Qui laisse disperser ses troupes à la poursuite des fuyards, cherche à perdre la victoire qu'il avait gagnée !" 

Végèce, livre 3, chap. 25

"Mettez en usage tout ce que vous pourrez imaginer pour abattre le courage des ennemis; mais ne les réduisez pas dans une situation où le désespoir leur donne plus de force et de valeur qu'ils n'en ont naturellement."

L'empereur Léon : Institutions militaires, Conclusion

Prospective

"On ne saurait avoir le sens de l'histoire si l'on n'a pas celui de l'avenir."

Karl Jaspers, Origine et sens de l'histoire, p.174

"Demain se cache dans hier et dans aujourd'hui. Nous l'y voyons, nous l'y trouvons par l'imagination; en fait nous nous sentons toujours portés par le sentiment de l'avenir."

Karl Jaspers, Origine et sens de l'histoire 

"Ce qui importe, c'est de distinguer, dans la lutte quotidienne, ces combats plus secrets où se joue le destin de l'humanité."

Karl Jaspers, Origine et sens de l'histoire

"L'instant présent semble déterminé autant par nos vues sur l'avenir que par nos regards sur le passé."

Karl Jaspers, Origine et sens de l'histoire

"Nous ignorons complètement l'âme d'un homme d'il y a vingt mille ans; mais nous savons qu'au cours de notre histoire – cette brève période-, l'homme en général n'a guère changé, pour le biologiste ou le psychophysicien, et que ses pulsions élémentaires sont restées à peu près les mêmes."

Karl Jaspers, Origine et sens de l'histoire, p. 42

Règlements:

"Etant donné l'allure à laquelle se transforment les moyens matériels mis en œuvre sur les champs de bataille à notre époque, un règlement est déjà sinon périmé du moins sur le point de l'être lorsqu'il tombe dans le domaine public; les cadres dignes de ce nom n'y peuvent trouver que la consécration de conceptions qui leur sont déjà plus ou moins familières depuis un certain temps déjà : dès lors qu'elles sont devenues officielles, c'est que désormais on peut les prendre comme bases de départ pour échafauder de nouvelles plus "à la page"; un règlement tactique n'est pas un poteau d'arrivée mais un tremplin.”

Un bon usage des règlements !

Conclusion

La richesse de ces citations suffit pour tout homme en capacité de réfléchir : là, c'est une question de volonté personnelle ! 

Antoine Schülé

Contact : antoine.schule@free.fr 




mercredi 2 octobre 2024

Maurice Zundel : culture, littérature et foi.

 Maurice Zundel : culture, littérature et foi

par Antoine Schülé, le 26 mai 2024.

Le propre de l’homme est la culture où naît cette pensée créatrice qui lui donne la volonté d’être soi et d’agir pour tous. La culture conduit à une transformation selon les capacités de chacun : agricole, manuelle, physique, intellectuelle, culturelle, spirituelle ou encore scientifique. Intéressons-nous au cheminement  particulier de Maurice Zundel qui nous élève à la mystique : ceci consiste tout simplement à suivre ce chemin qui conduit aux mystères de la création et du Créateur. La question fondamentale est de savoir ce qui concrétise la dignité de l’homme dans l’univers. 

Son approche se pratique selon plusieurs étapes que je vous propose ici en une petite synthèse, alors que ce sujet mériterait des développements plus amples : 

l’apport de la culture pour s’ouvrir au Créateur de toute chose;  sa relation avec les livres; sa réflexion sur l’origine du mal; la Bible pour comprendre l’âme humaine; trois écrivains (Camus, Shakespeare et Wilde) pour réfléchir sur la condition humaine; les limites matérialistes de la pensée de Marx; homme animal, selon certains biologistes, et l’homme nouveau, cet homme en devenir; l’homme nouveau avec saint Augustin; une raison de révolte selon Camus;  du bon emploi de la conscience, ce champ de liberté;  être soi en toute vérité, véritable dignité de l’homme;  rencontrer la dignité réelle ou potentielle de l’autre; se libérer en donnant, selon les dons reçus. 

Vous disposez d’une brève biographie de Maurice Zundel, pour ceux qui ne le connaissent pas, et d’une conclusion résumée, en deux annexes de cet écrit.

Quelle est la dignité de l’homme ? 

Cette question se pose à chacun d’entre nous, aussi bien face à soi-même que face à ceux qui nous entourent et surtout lorsque sa vie est engagée dans l’action. Nous observons des êtres merveilleux par leur rayonnement, des personnes sans lumière intérieure vivante et des individus qui ne suscitent qu’un seul regret : celui, malheureusement,  de les avoir connus !  

Les réponses varient. Le bon sens populaire, dans la mesure où il n’est pas faussé par de pseudo-maîtres à penser, la définit vite : loyauté, fidélité, respect des autres, conscience familiale et professionnelle. Les écrivains peignent des héros, des vies ordinaires (parfois belles, parfois ternes), des égocentristes, des timorés, des lâches, des traîtres, des criminels de sang ou en col blanc, autant de figures qui aiguisent le regard du lecteur attentif et qui aident à mieux comprendre les grâces ou les tourments de l’autre. Les philosophes raisonnent, certains clairement, d’autres de façon tortueuse, sur les qualités et les défauts de choix humains, avec ou sans Dieu. Les théologiens chrétiens, à la lecture du Nouveau Testament, au gré de leurs interprétations, signalent les valeurs qui révèlent la dignité de l’homme. 

A plusieurs d’entre vous, il peut paraître curieux d’associer le théologien qu’est Maurice Zundel à une réflexion sur la culture et, plus spécialement, la littérature pour répondre à cette question. Et pourtant, il m’a beaucoup appris pour considérer ces deux moyens de connaissance qui se complètent dans la mesure où tous deux nous parlent de l’homme. 

Très souvent, dans ses prises de parole, il se réfère à des écrivains et même à des écrivains dit maudits ou dit ennemis de l’Eglise : ce qui a choqué bien des Tartuffe ou des pharisiens, je vous laisse le choix du terme ! Pour les rares lecteurs de la Bible en entier, donc aussi bien de l’Ancien que du Nouveau testament, il est évident qu’il y a aussi des pages scandaleuses dans l’Ancien Testament que corrige heureusement le Nouveau Testament !

Cette conférence s’adresse aux croyants comme aux non-croyants, car la culture n’est pas une question de foi : la culture, normalement le fruit d’un effort personnel, n’est pas la simple adoption aveugle d’opinions d’autrui sur tel ou tel sujet. Cette citation de Jean Guéhenno formule bien mon intention et l’approche de Zundel : “La culture vraie n’est qu’une accession aux plus grands problèmes que pose la vie des hommes et un effort pour les résoudre.”

Maurice Zundel

Ses écrits témoignent de ses  connaissances étendues des arts, de la science, de la philosophie comme de la théologie. Sa capacité à rendre, dans un langage adapté à son public, aussi bien son érudition que son expérience spirituelle, était et reste admirable. 

Pour transmettre sa richesse intérieure, Zundel n’avait pas besoin de parler de foi, il la vivait dans ses actes, ses paroles et ses écrits : sa façon toute particulière de nous partager sa lumière intérieure. Il est encore bien  présent à travers ses livres publiés de son vivant et de toutes les transcriptions de ses conférences et prises de parole par des auditeurs attentifs. Marc Donzé, avec une équipe dévouée, a entrepris de publier les œuvres complètes de Maurice Zundel, édition “Parole et Silence”. 

Jeune prêtre donnant le catéchisme, il est confronté à un problème de choix face à des adolescents et adolescentes, issus du milieu ouvrier (Paroisse St Joseph à Genève) : soit leur donner un enseignement théorique qui conduit trop souvent à cette fausse image d’un Dieu lointain et autosuffisant, soit les ouvrir à une rencontre personnelle avec Dieu, à travers la Beauté de l’œuvre divine et des œuvres humaines. Tout peut se construire sur ce simple désir, enraciné en tout homme désireux de vérité : rechercher la beauté.

Là où il y a la Beauté dans la vie, dans la création, il y a Dieu : tel est son enseignement fondamental. Il ouvre les jeunes esprits non seulement à la lecture d’extraits des Pères de l’Eglise et tout spécialement de saint François de Sales (Introduction à la vie dévote) et de saint Augustin, mais encore des écrivains classiques qui lui permettent d’offrir des exemples qui élèvent les âmes. 

A ses débuts, il cite Virgile, Pierre Corneille, Jean Racine, Léon Daudet, Charles Maurras, Charles Péguy, Victor Hugo, Gonzague de Reynold, Georges Valois, Ferdinand  Ramuz, Gottfried Keller, Paul Claudel et Henri Ghéon. Plus tard, il initie ses réflexions avec Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Karl Marx, Oscar Wilde, Jean Guéhenno, Arthur Rimbaud, John-Henry Newman, Gottfried Keller, Angélus Silesius, Novalis, Léon Bloy, William Shakespeare et bien d’autres ! 

Le lecteur

Maurice Zundel était un lecteur assidu : d’une certaine façon, il nous apprend à lire. Il pouvait résumer en dix ou quinze minutes un livre, avec cette capacité d’en révéler l’essentiel. Sa qualité est d’en délivrer une synthèse aussi précise que fidèle et avec cette cette prise de distance que tout lecteur devrait avoir. Sa méthode est d’adopter un sens critique constructif qui ne crée pas une dépendance intellectuelle au cours d’une lecture, mais suscite une libération intérieure pour nourrir la réflexion, à partir de laquelle un choix libre se décide. 

Il s’intéresse à tous les sujets, du passé comme de son temps. Oui, l’histoire, faite de cette pâte humaine, le passionne dans la mesure où elle enseigne. Son érudition surprenait ses interlocuteurs universitaires. Il savait parler avec les mots justes aussi bien à des enfants, qu’à une femme au foyer ou qu’à un professeur d’université.

Dans sa biographie rédigée par Bernard de Boissière et par France-Marie Chauvelot, nous avons le témoignage de Charles Farwagi :

“    - Quelles sont les lectures qui vous procurent le plus de plaisir?

- Un livre qui a une création, qui apporte une création de l’auteur, voilà ce qui me touche.

- Eh bien, qu’est-ce que vous aimeriez lire ?

- Des contes : c’est la lecture la plus passionnante et la plus instructive. Quand je parle aux enfants, je parle toujours avec des récits et je me sens très proche d’eux, et je les sens très proches de moi.”

Autres témoignage : “C’était un conteur extraordinaire. Des histoires, avec quelquefois des points d’interrogation. Quand il parlait aux enfants, c’était toujours des récits, des images.” Lorsqu’il donnait le catéchisme à des enfants de 10 à 12 ans, je m’en souviens, il aimait commencer par un bref récit ou un conte pour ouvrir nos esprits, nos yeux, et donc nos cœurs à une harmonie de nature christique : une forme de poésie de la vie. 

Les livres

Pour connaître sa relation avec les livres, le mieux est de donner la parole à Maurice Zundel :

“Ce n’est pas que je retienne grand-chose de tous les livres que j’ai lus. Il ne m’en reste guère, la plupart du temps, que l’invitation à mettre en doute presque tout ce qui m’a été enseigné. Ils m’apprennent surtout à “désapprendre”, selon le mot savoureux de Péguy, et à suspendre mon jugement sur un nombre incalculable d’affirmations énoncées comme allant de soi. Ce qui m’oblige sans cesse à recourir aux sources, pour autant qu’elles me sont accessibles. Ce n’est pas sans profit et cela donne lieu parfois à d’heureuses surprises.

Mais le vrai motif de mon culte pour les livres est qu’ils constituent presque ma seule conversation...” 

Confronter les idées d’un auteur avec les siennes crée ce débat intérieur qui alimente une saine réflexion, pouvant devenir une méditation. Se remettre en question est un travail de conscience, dans la mesure où la quête de vérité est possible à l’homme. Il ne s’agit pas de lire uniquement ce qui conforte nos choix initiaux dictés par notre famille, notre société, notre entourage, nos media ou le courant politique dominant. Il est salutaire de confronter nos idées à celles que nous rejetons partiellement ou complètement. “Discerner” n’est pas un vain mot ! Au final, deux résultats positifs : mieux se comprendre et mieux comprendre l’autre. Etre en désaccord avec certaines opinions ne signifie pas être en haine envers la personne qui les exprime. Par contre des idées peuvent être haïssables : certaines idéologies sont inacceptables.

Zundel nous éclaire sur la nature que trop véridique et fréquente de nos discussions entre amis ou entre spécialistes :

“... chacun d’entre nous affronte le dialogue avec autrui aimanté par un choix, souvent inconscient, qui détermine à la fois l’ampleur de son champ visuel et la direction de son regard. Ce choix précède tout autre choix et il engage - tant qu’il dure - toute la vie, comme la manière, comme le niveau, qui conditionnent la volonté de l’assumer, le consentement que l’on est prêt à lui accorder.

Ce choix fondamental a un caractère affectif indubitable qui ressort du fait qu’il n’admet pas d’être contesté, qu’il provoque, autrement dit, des réactions d’amour-propre dès qu’autrui s’avise de le mettre en question, comme s’il s’agissait d’une interdiction d’exister selon que l’on est.

Il en résulte, immédiatement, que renoncer à ce choix antérieur à tout choix, à cette option fondamentale, c’est, en quelque manière, changer d’être. Il est donc naturel, aussi longtemps que l’on tient à demeurer ce que l’on est, que l’on défende “avec le bec et les ongles” le seul mode d’être avec lequel on est capable d’exister. D’où le dialogue de sourds qui s’institue, inévitablement, entre partenaires dont les options fondamentales s’excluent  mutuellement.”  

Et à propos de discussions stériles qu’il convient de fuir, il en donne des raisons à garder à l’esprit :

“De fait, lorsque l’on est témoin d’une discussion où l’on se borne à écouter, on constate, presque toujours, que chacun demeure sur ses positions : non sans dommage, si le débat s’échauffe, pour la courtoisie et l’amitié. 

Mais le plus grave est le risque de “mauvaise foi” qui guette des options fondamentales en conflit. A bout d’arguments, on altère, subtilement, le sens des questions, on recourt à des références suspectes, on se prétend informé de ce que l’on sait, au fond, n’être point sûr ou l’on s’en tire par un feu d’artifice oratoire qui “noie le poisson dans la sauce”.

C’est ce risque de mauvaise foi, conjugué avec celui de blesser l’interlocuteur, qui m’a inspiré l’horreur de toute polémique et la résolution de ne m’engager jamais dans aucune discussion. Comme le caquetage des diseurs de banalités me rend muet, il ne pouvait combler ce besoin de conversation, indispensable à tout être humain, que je m’interdisais de satisfaire en refusant tout débat sur des questions controversées. 

Il ne me restait plus que les livres. Avec eux, aucune difficulté d’avouer mon ignorance, aucune nécessité d’aboutir à une conclusion, aucune mise en demeure de prendre parti pour une conviction avant qu’une conviction ait mûri spontanément, dans les “chambres secrètes” du cœur et de l’esprit. Avec eux, on peut, chaque matin, se remettre à l’école et faire un nouveau départ dans un monde tout neuf.”  

Une lecture conversation

Maurice Zundel apprécie l’utilité des livres qui enrichissent les connaissances, fournissent ces jalons qui nous conduisent sur le chemin de la vérité, sans ignorer les limites de nos capacités humaines, ce qui est une invitation à l’humilité intellectuelle :

“Ils nous rendent, en effet,  contemporains de tous les âges et de tous les génies, ils nous délivrent de notre insularité en nous initiant à d’ inusuelles problématiques qui complètent et relativisent la nôtre et en nous confrontant à d’autres mentalités, d’autres échelles de valeurs, nous invitent  à une salutaire autocritique. Ils ne forcent jamais notre attention, nous laissant libres de leur donner audience ou de leur donner congé : ils nous induisent au silence, qui est le maître des maîtres, puisqu’ils nous enseignent sans parler. 

Quel repos, quand on est submergé par le bruit des contacts “humains, trop humains”, de pouvoir s’entretenir avec les livres et de scruter, sous leur conduite et sans quitter sa chambre, la terre, le ciel ou la mer, les secrets de la biologie ou ceux du cœur humain, les arcanes de l’histoire ou de la psychologie si variée des langages ! 

On s’émerveille de la science toujours en mouvement de leurs auteurs, de leur patiente érudition, de leur probité dans la confession de leurs erreurs, de leur dépouillement devant l’objet en lequel ils s’effacent, de leur immortelle jeunesse dans l’ardeur avec laquelle ils poursuivent, chacun en sa manière, leur inépuisable itinéraire vers “le pays de la vérité”.”  

Pour Zundel, les sciences ne sont pas ennemies de la foi qu’il nous partage.  Il n’ignore pas qu’elles ont servi chez certains savants ou philosophes à nier l’existence de Dieu. Je pense à la correspondance échangée d’André-Marie Ampère à Maine de Biran : Ampère démontre qu’il y a un lien intime entre la science et la philosophie, entre la philosophie et la foi, étapes ascendantes d’un seul et même mouvement de l’esprit en quête d’une réalité substantielle, durable et permanente. Dans sa Correspondance, nous pouvons lire : “Il n’y a de bon esprit que celui qui vient de Dieu. L’esprit qui nous éloigne de Dieu, l’esprit qui nous détourne du vrai bien... ce n’est qu’un esprit d’illusion et d’égarement. L’esprit n’est fait que pour nous conduire à la vérité et au souverain bien. Heureux l’homme qui se dépouille pour être revêtu !” Ainsi est né l’homme nouveau, celui que, lui, Ampère avait à devenir, à la lumière de Dieu.

De même pour Zundel, les sciences permettent déjà de percevoir  ce que nos sens humains ne peuvent pas mesurer, quantifier, manipuler, mais aussi de ressentir la présence de Dieu dans la vie, dans la beauté : à ce stade, la méditation nourrie par les sciences devient un émerveillement qui nous libère.

“Le pays de vérité”, notre vraie patrie, c’est vers lui qu’ils aspirent, vers lui qu’ils nous conduisent par cette traction qui les entraîne, de la circonférence où leurs disciplines se segmentent, vers le Centre où éclate pour tous “la même joie de connaître”, dans la communion à cette Présence qui est la Vérité en Personne, que nul ne peut dire, mais que chacun reconnaît, dès qu’empli de sa lumière, il devient libre de soi.  

Les livres, je leur dois cette conversation qui ne lasse ni ne blesse jamais, ce besoin de silence qu’ils nourrissent, ce tranquille bonheur qui n’est pris à personne, ce stimulant indispensable qu’ils ne cessent d’offrir à ma pensée et, dans les heures tragiques, la présence de l’éternel, dont ils sont la quête et le signe. 

Je sais qu’il y a des livres qui ne valent pas d’être lus. Nul ne nous contraint à les lire et cela suffit pour échapper à leur impuissante intrusion dans un monde où le silence les rejette. 

Mais il y en a tant d’autres, capables de nous enrichir, que j’ai trouvé en eux, quand l’humanité devenait folle, la force d’espérer et de croire, malgré tout, en l’homme, à cause de ses meilleurs d’entre nous qui, au-delà d’un absurde carnage, ne cessaient d’orienter nos regards et nos efforts vers “le pays de vérité”. 

Signalons les poètes qui cultivent un art d’exprimer en peu de mots des vérités essentielles. Cette affirmation de J. Joubert  est une invitation au lecteur à les découvrir : “Les poètes ont cent fois plus de bon sens que les philosophes. En cherchant le beau, ils rencontrent plus de vérités que les philosophes n’en trouvent en cherchant le vrai.” Certes, tous n’arrivent pas à cet objectif soit dans leurs écrits, soit au cours de leurs vies. Paul Verlaine, à l’œuvre aussi contrastée que sa vie,  professait :

“ Le poète, l’amour du beau, voilà sa foi;

L’azur, son étendard, et l’Idéal, sa loi !

Ne lui demandez rien de plus, car ses prunelles,

Où le rayonnement des choses éternelles

A mis des visions qu’il suit avidement,

Ne sauraient s’abaisser une heure seulement

Sur le honteux conflit des besognes vulgaires

Et sur les vanités plates...  “

Les amoureux de littérature ont conscience que les écrivains ne cessent de s’intéresser au mal et au bien, selon des valeurs définies, acceptées ou refusées et qu’ils tentent de comprendre ou de décrire ces deux extrêmes, sans oublier cette zone grise où une personne peut pratiquer  tantôt le bien, tantôt le mal, partiellement ou totalement. Savoir ce qui constitue la dignité de l’homme est la question fondamentale qu’ils se posent et que nous nous posons. Jean Guéhenno porte un regard lucide sur la communauté humaine qui se révèle dans les œuvres littéraires : “Parmi les créatures, il en est de nobles et d’ignobles. Ce sont ces naïvetés que m’a apprises la vie. C’est là toute ma science après quarante ans... Bien des gens n’ont jamais que les idées de leurs intérêts. Ils trichent toujours avec eux-mêmes et les autres.”

Origine du mal selon Zundel

Scientifiques, philosophes, écrivains et tout homme ayant quelque peu vécu s’interrogent sur l’origine du mal. La Bible apporte ses réponses ainsi que diverses religions, poètes, biologistes, anthropologues, philosophes et bien des courants politiques. La souffrance et le mal scandalisent et révoltent avec raison tout être humain ayant du cœur. 

Zundel apporte une première réponse en établissant ce constat de base :

 “Reconnaissons-le tout de suite : une part énorme des maux qui nous accablent sont d’origine humaine et proviennent de la coexistence qui nous agglomère les uns aux autres dans une solidarité biologique qui suscite plus de rivalités nocives que de saines émulations : depuis la famille jusqu’aux grands blocs planétaires, à travers toutes les compétitions de la chair et de l’argent, des ethnies et des races, des régimes politiques et des religions. 

Quand toutes les bêtes féroces se seraient liguées pour nous anéantir, elles n’auraient jamais pu accumuler les ruines, inventer les tortures, susciter les désespoirs que la haine et le mépris de l’homme pour l’homme n’ont pas cessé de provoquer. Tous les dérèglements du sadisme, tous les raffinements de la cruauté, toutes les violences calculées des génocides, tous les avilissements de l’esclavage, tous les trafics et toutes les dégradations de la prostitution et de la drogue, toutes les ruses et toutes les trahisons de la parole le plus solennellement donnée, constituent une fresque démentielle qui ferait croire à un goût du mal, inoculé à notre espèce, pour qu’elle porte à l’infini la volupté de faire souffrir, de détruire et de bafouer. 

La situation n’est cependant pas tout à fait désespérée, puisque nous sommes capables de reconnaître comme mal tout le mal que nous sommes capables de faire. Un redressement est toujours possible dès lors qu’une prise de conscience réveille, sans équivoque, le sens de nos erreurs et de nos responsabilités.”   

Son constat est dur et reste d’actualité. Cependant, il s’agit de ne pas sombrer dans le pessimisme, aussi stérile qu’inutile. Chacun est né pour agir de façon responsable : un arbre se juge à ses fruits. Que nous disent les livres ?

La Bible

La Bible est une grande bibliothèque dont les récits sont autant de moyens de comprendre l’âme humaine dans des contextes très variés. Elle s’adresse aussi bien aux croyants qu’aux non-croyants : pour les premiers, il y a un chemin qui conduit l’homme à se dépasser pour incorporer Dieu dans sa vie; pour les seconds, tout en restant à la superficialité des récits, il y a moyen de récapituler les attitudes humaines face aux échecs ou aux succès qui ponctuent un parcours de vie ou les destinées d’un peuple.  

Prenons trois exemples ! L’homme a en lui un peu, pour certains voire beaucoup, du Caïn, mais aussi de l’Abel et du Moïse. Caïn est celui qui viole la loi, dans ce cas celle de Dieu. Abel adopte un comportement exemplaire, une pureté de vie : l’innocence violée, non par Dieu, mais par son frère aîné. Moïse  représente sa lutte contre le Caïn qui se trouve en lui. Caïn a tué Abel par jalousie, vanité et colère : il a suivi sa passion sauvage sans aucune  retenue; il ne s’intéresse qu’à lui; il préfigure l’individualiste matérialiste. Moïse a tué d’abord en raison d’une injustice et il a reconnu sa faute ; il est incompris en son peuple, mais il en deviendra le guide, malgré leur adoration du Veau d’or et leurs infidélités fréquentes. 

Une autre personne plus complexe : David n’a pas mené une vie toute exemplaire. Il y a eu  le temps du héros avec sa victoire sur Goliath; il y a eu ensuite le temps de celui où il envoie Urie le Hittite à une mort certaine, afin de pouvoir disposer de son épouse Bethsabée qui sera pourtant la mère de Salomon. Ce Salomon, réputé pour son amour de la richesse et de la volupté, deviendra le fils successeur de David, en lieu et place d’Absalon, le fils légitime qui s’est révolté contre son père ! Salomon n’hésite pas à tuer son frère, Adonija, qui avait pourtant accepté de reconnaitre sa royauté ! Ces cas de figures nous enseignent sur la nature humaine et, malheureusement, sur certaines vies familiales, que l’on soit croyant ou non-croyant.

Il est possible de relire l’Ancien testament avec ce regard critique (au sens positif du terme) pour en retirer une sagesse qui porte de nombreux fruits. Une utile technique de lecture, enseignée aux personnes pratiquant les retraites spirituelles de St. Ignace de Loyola, consiste à visualiser chacun des textes de la Bible en entier pour en saisir les révélations profondes : chaque relecture d’un même extrait complètera la  lecture précédente. A chaque fois, il y a un aspect qui nous touchera plus particulièrement.  C’est une façon d’incorporer la Parole.  

Les Caïn existent encore de nos jours. Ils ont des techniques plus discrètes : le sang n’est pas toujours versé. C’est plus subtil : ils provoquent la mort sociale avec des accusations trompeuses, des calomnies. Ils les habillent parfois d’un vernis juridique ou biblique qui ne devrait tromper personne : ni un avocat ayant une intelligence ne restant qu’au seul service des ses honoraires (là, bien peu honorables), ni une autorité supérieure ecclésiastique n’ayant plus une réelle conscience de sa fonction. Actuellement, le pire existe : des lois injustes sont proclamées comme justes, comme étant le Droit, sans que la bonne conscience de la majorité des peuples soit troublée, sans aucune réaction... Les mensonges politiques, diplomatiques économiques foisonnent dans nos actualités mondiales : des experts les cautionnent du haut d’un statut qu’il ne mérite pas dans ce cas de figure. Le service de la vérité ne les intéresse pas. Ils préfèrent se vendre pour satisfaire leurs ambitions (une décoration, par exemple, une nomination, un avantage pécunier, une autorisation indue...) ou soigner leur image (l’individualisme conduit à ce narcissisme outrancier). Ils vont jusqu’à sacrifier, quasi spontanément et sans aucune gêne, le réel ou la simple reconnaissance, due aux personnes qui les ont aidées. 

La vraie révolution spirituelle de l’Ancien Testament est de reconnaître que l’homme dépend directement de Dieu et non de corps célestes qui conditionneraient son existence : ceux-ci peuvent être tout au plus des signes donnés par Dieu, comme l’étoile de Bethléem. Tout chrétien, pouvant en fin de vie lire sereinement le Psaume 71 (70), vit dans la confiance en Dieu.

Paul Claudel rappelle avec raison et je le cite :

“Tout le monde est, je crois, d’accord pour attribuer à la Bible le titre du plus grand livre de l’humanité. C’est le livre par excellence où toute notre civilisation chrétienne a appris à lire, où, nous autres, gens de l’Occident, avons puisé toutes nos idées morales, artistiques, et littéraires et d’où s’est échappé, comme un fleuve puissant d’eaux fécondantes, un inépuisable trésor de sainteté et de génie, depuis les cathédrales romanes jusqu’au Messie de Haendel en passant par la chapelle Sixtine.” 

Claudel voit les conséquences positives. Cependant, la Bible a été aussi manipulée pour justifier de mauvaises causes. Sa richesse est de réunir différents genres littéraires : chroniques édifiantes, poèmes lyriques, sagesse, proverbes, apologies... Chrétiens et anticléricaux, pensez à un Pascal ou à un Voltaire, ont porté des regards différents sur les mythes, les héros, les valeurs se trouvant dans la Bible.

La littérature française s’est aussi abondamment nourrie de la Bible  et il est curieux que cet aspect soit fréquemment occulté de nos jours. L’ignorance religieuse d’élèves ou d’étudiants a pour conséquence qu’ils ne comprennent plus les écrits d’un Molière (Tartuffe), d’un Flaubert (Madame Bovary où les propos d’un Homais nécessitent un savoir religieux), d’un Baudelaire (ayant des références liturgiques), d’un Bernanos ou même d’un Aragon, de Proust (Sodome et Gomorrhe) ou encore d’un Gide (Si le grain ne meurt) ! La problématique chrétienne du Mal resurgit avec plus de force au XXe siècle avec Bernanos, Mauriac et Gide, par exemples. 

N’oublions pas, et l’actualité nous l’impose, les emplois détournés de la Bible, à des fins politiques et polémiques. Déjà aux cours des guerres de religion, Ronsard catholique et François d’Aubigné protestant ont ainsi justifié leurs luttes, en l’invoquant. Victor Hugo dans Les châtiments s’assimilait à Josué assiégeant Jéricho pour se dresser contre Napoléon III. Le principe habituel est d’appeler sur l’ennemi les feux de la colère divine : certains psaumes ont été rédigés en ce sens et sont d’une grande violence qui choquait, d’ailleurs, Maurice Zundel. 

Avec l’Ancien testament, alors que ce n’est pas son objectif premier, il est possible d’étudier l’art de le guerre et les tactiques militaires. Il me faudrait une heure pour vous le démontrer et surtout pour que vous puissiez en constater les applications concrètes au cours de la longue histoire de l’Occident et, notamment, les origines de l’esprit guerrier qui anime Israël depuis sa création. 

Tournons-nous maintenant vers les écrivains et les philosophes pour étudier comment ils nous conduisent à des réflexions sur ce qui fait la dignité de l’homme. 


Camus et le mal : inexistence de Dieu.

La peste de Camus revient souvent comme point de départ dans la réflexion zundélienne sur l’origine du mal. 

En 1947, après les horreurs de la guerre, les “intellectuels” existentialistes remettent en cause aussi bien les religions que les Etats. Ils espèrent une communauté humaine autre, le plus souvent irréaliste ou onirique, reconnaissons-le. Au mieux, il s’agirait d’accepter la condition humaine, avec ses injustices, ses souffrances et la mort, tout en reconnaissant ces joies, petites ou grandes, qui aident à vivre. Leur point commun est de ne cultiver aucun espoir d’un au-delà d’une vie terrestre. 

Voyons par exemple ce que nous dit Camus dans La peste.

La ville d’Oran a fermé ses portes en raison d’une épidémie de peste.  Cette mort qui ravage la cité suscite diverses attitudes parmi les hommes mis en scène. Les uns continuent à travailler en acceptant la situation, d’autres discutent, d’autres veulent fuir, d’autres tirent des enseignements. La peste chez Camus offre des comparaisons sur les comportements humains face à cette circonstance si particulière qu’est la maladie qui, à l’instar de la guerre, peut être cause de mort. Notons que Camus privilégie ceux dont le réalisme ne tue pas la foi en l’homme : une espérance peut en naître lorsqu’un noyau d’hommes s’unit pour lutter contre la maladie. 

La question que pose Camus et que reprendra Maurice Zundel : est-ce que la mort d’un enfant justifie l’inexistence ou l’impuissance de Dieu ? Face à l’agonie d’un enfant, son personnage qu’est le docteur Rieux affirme qu’il vaut mieux nier l’existence de Dieu que le rendre responsable d’une si monstrueuse injustice. Or Zundel conclut que Dieu n’est pas à l’origine du mal, mais qu’Il souffre avec toutes les victimes du mal. 

Macbeth de Shakespeare 

Maurice Zundel mentionne souvent dans ses livres la figure de Lady Macbeth, non comme un exemple à suivre, mais comme le prototype de l’orgueil. A Alexandrie, en juin 1947, il en a fait une conférence intitulée : “Le complexe métaphysique de Lady Macbeth”. Il serait intéressant de comparer Lady Macbeth aux récits sur Jézabel, l’épouse d’Achab, dans les deux Livres du Roi (Ancien Testament). Racine reprendra le récit de l’assassinat de Jézabel (2 Rois 9,30-37) dans son Athalie (acte 2, scène 5, v. 129-132).

Sa folle ambition  de vouloir devenir reine l’a conduite à adopter tous les moyens les plus odieux, allant jusqu’aux mensonges et aux crimes. Elle manipule son mari pour satisfaire son narcissisme, son image. Devenue femme sans scrupule, aveuglée par son orgueil, elle grimpe les escaliers de l’horreur, quatre à quatre. La vérité finit par éclater malgré eux, par leurs comportements imprévus, car ils ne les maîtrisent plus. Au lieu d’une image positive qu’elle a voulu forger d’une façon aussi ignoble qu’indigne, elle suscite chez ses proches l’horreur, la peur et la terreur. Elle sombre dans la folie et se désespère de ne pouvoir laver ses mains, du sang indélébile de ses crimes. Pour paraître, elle a étouffé la voix de sa conscience : c’est cela qui intéresse Maurice Zundel, dans la seule fin de nous instruire. 

“Lady Macbeth, dans sa folie, lorsqu’elle s’aperçoit qu’elle lit dans les yeux des courtisans non pas de l’admiration dont elle avait besoin pour se confirmer dans l’existence, pour se croire quelqu’un, mais la haine, le mépris, le désir de revanche, parce que tout le monde sait maintenant qu’elle est parvenue au trône par assassinat... Lady Macbeth se dégonfle et ne peut plus croire à une grandeur à laquelle les autres ne croient plus. Mais où situer désormais cette grandeur ? Le dehors lui échappe, sur lequel elle a tout misé. Cette grandeur à laquelle elle est parvenue par le sang, elle voit maintenant que c’est une fausse grandeur, mais elle n’a pas de position de repli, car elle ignore totalement son intimité, elle n’a jamais vécu dans le secret de sa conscience, elle ne peut retrouver une nouvelle origine dans une contrition qui l’affranchirait d’elle-même. Le dedans lui est inconnu, elle est assise entre deux chaises, elle est suspendue dans un  abîme, elle devient folle et, dans sa folie, elle voit le sang, non pas entachant sa conscience, mais sa main. Elle se frotte les mains pour effacer la trace de ses crimes, mais c’est en vain, et finalement elle se tue.” 

Le syndrome de Lady Macbeth existe encore chez des chefs d’Etat qui, cependant, s’aiment trop pour attenter à leurs jours ! La lecture des journaux en donne de multiples exemples... Nul besoin d’être un historien !

Oscar Wilde

Pour Maurice Zundel, le mal ne se confond pas avec le malheur. Le malheur peut même guérir d’un mal. Oscar Wilde avait obéi sans aucun frein à ses pulsions sexuelles. Un procès projeta sur sa personne l’attention d’un large public, qui se détourna de lui, alors qu’il l’avait pourtant ovationné, voir idolâtré. Mépris et sarcasmes pleuvent sur son nom et il songe à se suicider pendant plusieurs mois. Dans sa prison, où il exécute des travaux manuels, il découvre un monde qui lui était inconnu : la majesté de la douleur et la joie de la souffrance. Comment cela peut-il se faire ? 

Il reconnaît sa faute, après l’angoisse et  il ressent le besoin de l’expier. De la douleur, il passe au repentir et il comprend que ses larmes sincères le lavent de toute souillure. Il a découvert le Christ, l’Homme des douleurs, avec qui la souffrance n’est plus un mystère, mais une révélation : il distingue et perçoit clairement ce qu’il n’avait jamais perçu auparavant, aveuglé qu’il était par ses sens et par son talent d’écrivain où les mots d’esprit avaient plus d’importance que la réflexion. 

Dans son De profundis, Oscar Wilde décrit comment la prison l’a délivré de soi. La souffrance aboutit souvent dans un premier temps à la révolte. Ensuite il est préférable de la comprendre et de la surmonter en lui donnant un sens ou en s’ouvrant à une voie qui était inconnue avant de la subir. Zundel cite volontiers cet ouvrage pour inviter son auditoire à reconnaître que “La manière d’accueillir le malheur peut donc changer le sens d’un évènement qui semble, à première vue, purement catastrophique.” 

La souffrance peut donc avilir ou élever l’homme, l’inviter à se surpasser ou malheureusement à se décomposer. Seule la lumière d’une révélation oriente dans le bon sens l’âme en peine. 

Le conte philosophique d’Oscar Wilde Le portrait de Dorian Gray est une source de réflexion sur le narcissisme : le paraître prédomine. Dorian Gray veut offrir un visage vivant et parfait pour cacher les atteintes du temps et de ses vices. Son portrait peint, par contre, subit les altérations de ses comportements indignes. Dorian voit en son portrait son vrai visage dégradé : la peinture devient miroir du réel. Il se donne alors la mort et ses domestiques ne le reconnaissent plus qu’à ses bijoux : son visage avait repris tout le hideux de son existence que son portrait lui avait révélé. Tous les individus qui cultivent leur image en méprisant les autres, en n’ayant aucun respect pour le travail d’autrui peuvent en conscience se reconnaître en Dorian Gray, avant qu’il ne soit trop tard !

Abordons notre sujet par un autre biais.

Marx, le singe, l’homme et Dieu : quelle dignité de l’homme ?

Qu’un prêtre lise les œuvres de Marx pouvait aussi surprendre ! Pourtant, c’est un exercice utile pour tenter de comprendre les défenseurs véhéments et souvent admirés de tout ce courant de pensée qui revendique le qualificatif de “marxiste”. A titre personnel, j’ai souvent remarqué que des marxistes auto-proclamés, avec qui j’ai discuté, n’avaient jamais lu “Le capital”.  

Pour Zundel, le fait de reconnaître la grandeur humaine est acceptable et désirable : oui, mais pas n’importe comment ! Secouer le joug de toute forme d’esclavage, oui, mais faut-il pour autant nier Dieu ? En une première étape, il nous synthétise la pensée de Marx, puis dans une deuxième étape, il la relativise avec des regards de biologiste, pour, au final, nous interpeller sur cette question essentielle.

Dieu, une création humaine ?

La réponse de Marx vous est connue, mais un bref rappel de Maurice Zundel s’impose :

“Toute ce que l’on peut savoir de l’existence terrestre est connu par une expérience humaine. Tout ce qui est dit est dit par des hommes; ce sont les hommes qui parlent de Dieu. Ce sont ces hommes aussi qui ont inventé et imaginé les dieux, par peur des forces inconnues qui les entourent, par ignorance et par impuissance.

On ne peut pas : on invoque les dieux; on ne sait pas : on fait appel aux dieux. Et les dieux apparaissent très souvent comme des bouche-trous de l’ignorance et de l’impuissance humaine, en même temps qu’ils doivent garantir l’homme contre cette peur qui le saisit en face des forces inconnues de l’univers.

La question peut donc se poser : sont-ce les hommes qui inventent et les dieux sont-ils nés simplement de la peur, de l’ignorance et de l’impuissance humaine ? C’est ce que Marx pensait, à la suite de tant d’autres historiens, en particulier des religions : c’est la peur, l’ignorance, l’impuissance qui ont inventé les dieux. 

Si donc l’homme veut atteindre à lui-même, il faut qu’il se débarrasse des dieux, car il s’est donné dans le ciel un maître imaginaire, comme il s’est donné des maîtres sur terre. Et puisque l’homme doit secouer le joug des maîtres terrestres, il doit secouer le joug de ce faux maître céleste, de ce maître imaginaire qu’il a inventé de toutes pièces. Il faut qu’il devienne son propre maître, créateur de lui-même, en atteignant à cette espèce d’existence qu’il ne tiendra que de lui-même. 

Et voilà comment Marx présente son évangile : un être quelconque n’est indépendant à ses propres yeux, que lorsqu’il se suffit à lui-même. Et il ne se suffit à lui-même que s’il ne doit son existence qu’à lui-même. Un homme qui vit par la grâce d’un autre homme se considère comme un être dépendant.”  

Sans être un docteur en philosophie, il est tout de même facile de réaliser la réalité de l’existence humaine, de sa naissance biologique jusqu’à l’âge adulte. Aucun être biologique est une autocréation ! D’où cette réflexion de Zundel qui est sa première réfutation :

“Mais je vis complètement par la grâce d’un autre, quand non seulement je lui dois la conservation de la vie, mais quand il a en outre créé ma vie, quand il en est la source. Ma vie a nécessairement une telle source en dehors de moi, si elle n’est pas ma création propre. C’est pourquoi il est difficile de chasser de la conscience populaire l’idée de création.”

Pour Marx et les socialistes de son temps, l’homme se procrée par le travail qui est la seule grandeur : en économiste, Marx regarde le travail comme une valeur marchande. Pour Zundel, la dignité de l’homme trouve ailleurs sa source. Le travail est une rencontre de l’homme avec la matière qu’il transforme : la matière du poète est les mots, du potier la terre... Tous deux utilisent l’intelligence et la main pour exercer un art, ce qui est le propre de l’homme. Il précise ainsi sa réflexion :

“Et nous comprenons très bien que tout le prestige du marxisme tienne précisément à ce qu’il se présente comme l’évangile de l’homme. Et si Dieu était vraiment ce qu’il pense, si Dieu était vraiment ce maître qui nous rend esclaves, si nous étions devant lui vraiment anéantis, si nous ne pouvions, à travers lui, atteindre à notre grandeur, nous rejoindrions immédiatement le marxisme qui pose évangile de de l’homme contre l’Evangile de Dieu.” 

“Oui, l’homme créateur de lui-même, mais à partir de quoi ? Car enfin , Marx ne s’est pas fait lui-même, il est né comme tout le monde de ses parents, à la suite d’une immense histoire dont nous ne connaissons pas l’origine temporelle. Il est né comme tout le monde, dans cet univers où chacun de nous dépend des forces de la nature. “

“Alors créateur de quoi ? L’homme s’éveille, il prend conscience de soi et il est déjà là. Il est déjà là et il n’a pas demandé d’exister. Il est déjà là et il n’a rien choisi : ni ses parents, ni son siècle, ni son sexe, ni son ascendance, ni son milieu, ni sa langue, ni la couleur de sa peau, ni même sa religion. Tout lui a été imposé et il est tout entier un être préfabriqué. Alors de quoi sera-t-il le créateur, puisqu’il est imposé à lui-même sans avoir rien choisi ? N’est-il pas tout simplement une pièce de l’univers, un morceau du cosmos, un morceau de l’histoire, enfin un atome insignifiant perdu dans l’infinité cosmique ?”  

L’extrait qui précède nous interroge aussi sur la vraie nature de notre liberté : ceci est un autre sujet. Tournons-nous vers les biologistes. 

L’homme descend du singe 

Faut-il trouver une réponse chez les biologistes pour identifier la grandeur de l’homme ? Plusieurs d’entre eux réduisent l’homme à un animal parmi d’autres :   

“ Les biologistes, ou du moins certains biologistes, s’acharnent d’ailleurs à rabattre l’orgueil de l’homme, avec beaucoup plus d’orgueil qu’ils ne pensent eux-mêmes, en insistant sur ce fait que l’homme est un animal comme les autres. Et dans le laboratoire, en effet l’homme est très souvent traité comme un cobaye, soumis aux mêmes mesures que les animaux, car, sous un aspect, il est en effet un animal. Toute la question est de savoir s’il n’est qu’un animal.” 

Avec humour, Zundel aime à rappeler cette anecdote de Karl Jaspers :

“Il nous faut donc, à notre tour, révéler l’homme en nous demandant s’il est un pur animal et nous ne pouvons mieux le faire qu’en répétant cette anecdote qui suppose un dialogue entre deux paysans bavarois. Et l’un dit à l’autre : “C’est embêtant tout de même, mais il paraît certain que l’homme descend du singe”. A quoi l’autre répond : “Oui, mais moi je voudrais bien voir le singe qui, le premier, s’est aperçu qu’il n’en était plus un.” 

Plus sérieusement, suivons le développement de la réflexion :

“Le singe, comme tout animal, est contenu tout entier sous le plafond de la biologie. Le singe ne se pose pas de problèmes, sinon tout à fait concrets; le singe n’est pas pour lui-même un problème, le singe ne fait pas de métaphysique, le singe ne crée pas de laboratoires, le singe ne peut rien inventer d’essentiellement nouveau. Le singe n’est pas responsable de lui-même, le singe est porté et guidé par sa biologie. S’il tue, il n’en a aucun remords, c’est dans la ligne de sa nature. 

Le drame, pour l’homme, c’est que, aussi singe qu’il soit, il y a une marge où il doit inscrire lui-même l’histoire de son choix. Si sa biologie l’entraîne dans certaines directions, s’il en reçoit, et avec quelle vigueur, les impulsions, elle ne le porte pas jusqu’au bout. Elle le lâche à un certain tournant où il est appelé à se choisir.”

“Il y a pour l’homme une autre existence possible, autre que celle fournie par sa biologie. Et toute la question est celle-là : y a-t-il en nous une autre existence possible que celle qui relève de la biologie, de nos glandes, de nos nerfs, de notre sang, de notre hérédité, du milieu physique dans lequel nous sommes enracinés ?”  

Comment conquérir et atteindre sa dignité d’homme ?

“Marx prétend que ce sont uniquement les conditions de la production, les rapports de la production économiques qui déterminent l’esclavage de l’homme, et que, lorsque ces rapports de production auront été modifiés au bénéfice des plus pauvres qui ne possèdent rien, qui n’ont rien d’autre que leur humanité, qui sont, par conséquent, ce qu’il y a de plus universel dans notre univers, quand les classes auront été abolies, que les prolétaires auront entre leurs mains les moyens de production, alors l’homme, spontanément, atteindra à lui-même. Il deviendra ce créateur, cet homme responsable et il pourra jouir d’une vie d’une merveilleuse fraternité où chacun consentira à la joie de tous, où chacun travaillera autant qu’il en est capable, selon ses capacités et recevra, avec le consentement de tous, selon ses besoins.” 

Lénine et Staline ont voulu et imposé cet homme selon Marx pour assurer un bonheur international. Misères pour une grande majorité des peuples, massacres, génocides et goulags en ont été les résultats, voilés par de nombreux mensonges portés par une dite “élite intellectuelle” en Occident. 

Pourquoi cet échec ? Et la réponse de Zundel à cette question est essentielle, car elle ouvre l’homme à sa liberté intérieure. 

“L’homme n’est pas seulement aliéné par les rapports de production, l’homme est aliéné intérieurement. Il n’est pas seulement victime des servitudes extérieures, il est victime encore plus des servitudes intérieures. Epictète, esclave, se sentait libre dans sa pensée. Il pouvait dominer sa captivité et pouvait s’y situer à un niveau bien supérieur à celui de son maître. Il se sentait libre dans cet univers de la pensée. Epictète savait que le pire esclavage, c’est celui dont on est complice, l’esclavage qui naît de l’appétit ou de l’esprit de possession, de l’esprit de domination, de l’envoûtement sexuel, et Dieu sait que l’humanité d’aujourd’hui subit toutes ces fascinations, qu’elle est travaillée à une échelle incommensurable par un esprit de possession, de domination et par l’envoûtement du sexe. 

Jamais le sexe ne s’est étalé avec plus d’impudeur, jamais l’homme ne s’est rattaché plus passionnément à ces plaisirs, jamais l’homme n’a donné la preuve la plus terrifiante qu’il était un singe. Et pourtant, il n’a pas cessé, dans le même temps, d’aspirer à sa grandeur, de vouloir sa liberté....” 

Zundel nous a décrit ici le Viel homme qui peut devenir l’Homme nouveau. La soif de domination cultivée par certains individus ou de certains empires (Britannique ou Américain, par exemples) est l’équivalent de la volonté du singe dominant au sein de son clan. Vous en trouvez parmi les militaires, le monde de la politique, les gens se piquant d’être des guides culturels et même dans le clergé. Ils cultivent leur image narcissique et détruisent tout ce qui peut paraître y porter soit une ombre, soit une diminution de leur croyance en leur seul prestige. Vous en connaissez tous et je m’abstiendrai d’en donner des exemples proches ou lointains. Si bien que je comprends toujours mieux ce constat trop souvent vérifié ainsi formulé :

“Alors, soyons prudents. N’accusons pas les athées, sans voir ce qu’ils mettent dans leur négations. Ne faisons pas trop de crédit aux croyants sans regarder ce qu’ils mettent sous leur prétendue foi, car on s’aperçoit que bien des croyants sont de vrais athées et que bien des athées sont de vrais croyants, selon justement, qu’ils décollent d’eux-mêmes ou non, selon que leur vie est générosité.”

Abordons quelques écrivains qui nous sont proposés par Maurice Zundel. Commençons par les Confessions de saint Augustin.

Saint Augustin, son témoignage de conversion

L’extrait, qu’il cite le plus souvent et qui suit, est connu sans aucun doute de tous les zundéliens, il provient de son livre “Les confessions”, livre 10, chapitre 27 :

“Trop tard je t’ai aimée, Beauté toujours ancienne et toujours nouvelle, 

trop tard je t’ai aimée. Et, pourtant, tu étais dedans, 

mais c’est moi qui étais dehors et, 

sans beauté, je me ruais sur ces beautés que tu as faites et 

qui, sans toi, ne seraient pas. 

Tu étais toujours avec moi qui n’étais pas avec toi.”

Goûtez son commentaire : 

“Ce qu’il y a d’essentiellement nouveau dans ce couplet augustinien, c’est la rencontre avec l’Hôte intérieur à lui-même, la rencontre avec cette Présence qui n’avait jamais cessé de l’attendre; et cette rencontre s’exprime identiquement comme une rencontre avec lui-même.

C’est justement en face de la Beauté toujours ancienne et toujours nouvelle, qui était dedans alors qu’il était dehors, qu’il prend conscience que jusqu’alors il a été étranger à lui-même. Il errait à travers les éléments du monde, il était esclave de ses passions, il était envoûté par le sexe, il ne connaissait pas sa propre intimité. Il n’avait jamais eu accès à lui-même, car on n’entre pas dans son âme comme dans un moulin.” 

“... ce qu’il y a d’admirable et d’inépuisable dans son témoignage, c’est que précisément Dieu apparaît en lui comme le seul chemin vers lui-même. Au fond, c’est un même moment pour lui de découvrir Dieu et de se découvrir lui-même, un même moment dans la même lumière, dans la même joie, dans la même libération. Enfin, il respire, enfin il est dedans, il passe du dehors au dedans et c’est là, justement le miracle de la conversion : il cesse d’être un élément dominé par les forces obscures qui sont à l’œuvre dans l’univers, il devient autonome, il devient source, origine et créateur.  

Il est essentiel de le souligner, dans cette expérience qui est source de tant de lumière pour toute l’humanité, qu’Augustin ne rencontre pas Dieu comme son maître, comme un pharaon qui le dominerait : il le rencontre comme le secret de sa propre intimité, comme celui qui le libère de tout, comme celui qui l’intériorise à lui-même et le ceint de sa dignité. Il le rencontre enfin dans l’échange nuptial, dans cette réciprocité d’amour, à laquelle l’apôtre saint Paul fait allusion dans la seconde lettre aux Corinthiens: “Je vous ai fiancés à un époux unique pour vous présenter au Christ comme une vierge pure.” 

Dieu est donc pour lui la respiration de la liberté, Dieu est l’espace de la grandeur, Dieu est le sceau de la dignité. Dieu est enfin, si l’on peut dire, son véritable moi, selon l’admirable rituel hindou qui faisait dire au fiancé  à sa fiancée : “Tu es moi”.

Car c’est vraiment en Dieu qu’Augustin devient lui-même. Et il peut dire à Dieu : “Tu es moi”, comme Rimbaud , dans une intuition mystérieuse, pouvait écrire “Je est un autre.” C’est dans cet autre intérieur à lui-même, au plus intime de lui-même, dans cet autre qui est sa vie, comme dit encore admirablement Augustin, c’est dans cet autre qu’il atteint à lui-même.” 

La lecture de ce commentaire ne me lasse pas : il est à être lu et relu ! Il illumine le cœur pour la plus grande joie de l’esprit.

Les écrivains 

Georges Valois est un homme politique et économiste qui a évolué de la gauche à la droite politique. Or Zundel ne ne s’intéresse pas à l’évolution  de son engagement politique. Il retient ses prises de position contre la tyrannie de l’argent, thème souvent traité dans les écrits zundéliens qui sont, à ce sujet, dans l’esprit de l’Epître de saint Jacques. Notons que Zundel n’est pas contre la propriété, cet espace de liberté nécessaire pour se construire ou construire un foyer et pour devenir un espace de générosité. Il réagit vivement contre cette soif d’argent qui domine trop de vies. Lorsqu’il recevait des dons financiers, il s’empressait de les donner aux pauvres,  sans même regarder le montant reçu. Il se faisait parfois agresser par ceux-ci, lorsqu’il n’avait plus rien à distribuer... 

Camus : L’homme révolté

L’auteur nous livre son expérience et sa recherche dans ce monde où des puissances s’imposent : Etats-Unis et URSS. Il dénonce ce totalitarisme, né du mauvais usage de la révolte. L’homme a de bonnes raisons de se révolter contre le monde. Encore faut-il en considérer les causes et en mesurer les conséquences pour éviter des révoltes au mieux stériles et au pire mortifères. Le nihilisme, issu d’une lecture de Nietzsche, a préparé par exemple l’asservissement marxiste, concrétisé dans un totalitarisme scandaleux en URSS. Il parle de la révolte poétique d’un Lautréamont, d’un Rimbaud et de surréalistes. Il souligne qu’il existe un totalitarisme individuel (culte du héros, chez Malraux par exemple) et d’Etat (les dictatures).  Il distingue le “révolté” qui lutte contre tous les totalitarismes, du “révolutionnaire” qui impose un nouveau totalitarisme, au nom de ses valeurs. La révolte des artistes-peintres contre le réel a donné naissance à d’étranges, même parfois hideuses, toiles qui heurtent souvent l’harmonie et la beauté.  

Quel équilibre trouver ? Pour Camus, il s’agit d’admettre que le réel n’est pas entièrement rationnel et que le rationnel n’est pas tout à fait réel ! Ecoutons ce que nous dit Maurice Zundel :

“... dans L’homme révolté : “L’homme est la seule créature qui refuse d’être ce qu’elle est.” 

L’homme est, en effet, capable de refuser le jeu, de refuser d’être un objet, et il le fait naturellement dès qu’il a pris assez vivement conscience qu’il subit l’univers et soi-même. 

L’esclave, quand il prend conscience de son esclavage ne peut que recourir à la révolte, et l’homme, quand il prend conscience de son esclavage originel, ne peut logiquement lui aussi, que recourir à la révolte. Révolte contre ses déterminismes irrationnels, révolte contre son asservissement à cet univers passionnel qu’il porte au fond de lui-même et qui ne cesse de se manifester comme un prolongement de cette histoire infantile qui nous accompagne tout au long de notre vie, en nous imprégnant de ses inconscientes déviations. 

Il est normal dès que l’on se rend compte de cette situation, dès qu’on prend conscience qu’on subit l’univers et soi-même, il est normal qu’on refuse de marcher. 

Prendre conscience de cette situation, c’est déjà en quelque manière, voir s’ouvrir une issue libératrice.”

Tout naturellement, nous arrivons à cette faculté de porter des jugements de valeur et avec honnêteté sur ses propres actes dans son milieu de vie.  

Prise de conscience

Il appartient à chacun de découvrir en soi cette zone inviolable où personne ne peut pénétrer sans notre consentement : notre conscience. Un enfant s’aperçoit très tôt qu’il y a un domaine en lui qui ne peut pas être forcé, tout au plus influencé, mais où il effectue un choix. Pour illustrer ce fait, Zundel soumet à la réflexion de son public un exemple extrait de la littérature suisse :

“Je répète, pour mémoire, cet instructif épisode d’un roman de Gottfried Keller, où un petit garçon de neuf ans - fils unique d’une femme devenue veuve, qui concentre sur lui toute sa tendresse, qui l’élève du mieux qu’elle peut, qui lui a enseigné à faire sa prière le matin et le soir et avant de se mettre à table - s’assoit un jour devant son dîner sans faire sa prière. Sa mère l’y rend attentif. Il fait la sourde oreille. Elle insiste, il n’entend pas davantage. Elle menace : “Tu ne veux pas faire ta prière? -Non -Eh bien , va te coucher sans dîner.”

Bravement le petit garçon relève le défi et va se coucher sans dîner. Sa mère, prise de remords, se ravise et lui apporte son dîner dans son lit. Trop tard : depuis ce jour le petit garçon cessa de prier.

C’est qu’il a découvert en lui-même, précisément, une zone inviolable où sa mère elle-même ne peut pénétrer sans son aveu, et toute sa vie, sans doute, cette expérience ne fera que s’approfondir.

S’il est fidèle tout au moins au premier départ, il découvrira toujours mieux, au-dedans de lui-même, à condition qu’il la conquière et la respecte, cette zone inviolable où personne ne peut pénétrer malgré lui.“ 

C’est d’ailleurs dans cette zone inviolable qu’est la conscience où nous recevons des appels à agir de telle ou telle façon, à choisir de donner un sens à sa vie. Il s’agit d’un domaine où il est normalement impossible de tricher avec soi-même. Fort justement, Zundel remarque : “On peut feindre à l’égard des autres, on ne peut pas feindre consciemment à l’égard de soi-même.” Bien entendu, le narcissisme ou un suivisme imbécile de certains étouffent toute sincérité ou toute volonté d’analyse objective : la conscience anesthésiée existe, je l’ai vue. 

C’est aussi dans notre conscience que réside notre capacité à s’émerveiller. Zundel aime à illustrer cet aspect avec Jean Rostand, scientifique réputé. 

“Personne ne sait s’émerveiller plus que Jean Rostand. Personne ne montre une passion de la vérité plus entière, plus exigeante que lui, personne n’a mieux chanté la vérité qui est la grande passion du savant. Il en parle comme un mystique parle de Dieu. Et on sent bien, en effet, que cet amour de la vérité le meut tout entier, qu’il lui voue, comme il dit, une dévotion sans égale et qu’il est prêt à tout lui sacrifier pourvu qu’elle puisse s’affirmer en lui.

L’émerveillement, c’est précisément le moment où émerge en nous une nouvelle dimension, c’est le moment privilégié où nous sommes soudain guéris pour un instant de nous-mêmes et jetés dans une Présence que nous n’avons pas besoin de nommer, qui nous comble en même temps qu’elle nous délivre de nous-mêmes.

Un tel émerveillement, nous le savons, peut s’éprouver dans tous les secteurs : émerveillement devant la nature, émerveillement devant l’amour, devant l’enfant qui naît ou qui dort, devant une découverte scientifique ou devant une création artistique. Il n’y a pas de domaine où l’émerveillement ne nous ouvre des horizons infinis, pas de domaine où nous ne puissions éprouver, à certains moments, ce sentiment d’une rencontre libératrice : d’une rencontre avec toujours la même Présence, précisément parce qu’elle accomplit toujours en nous le même effet, parce que la rencontrer, c’est cesser d’être esclave de nous-mêmes et entrer dans un domaine où la liberté s’actualise en libération de nous-mêmes.”  

Sans renier ce que nous devons à notre biologie dont nous ne sommes pas les esclaves, et à nos déterminismes à identifier, sommes-nous  plus que ces acquis indépendants de notre volonté ? 

Je ne suis pas, mais je peux être

“L’enfant qui arrive à faire cette découverte qui s’exprime en un mot : j’existe, pourrait ajouter aussitôt : mais je n’y suis pour rien. Le pronom personnel auquel il recourt, le “je” qui précède le verbe exister, n’est cautionné par aucun initiative qui lui soit propre. Il ne tient rien de soi, en effet, il est entièrement préfabriqué et il ne subsiste que par la vertu des énergies fournies par l’univers qui le porte.

Selon le cours ordinaire des choses, il en restera là. Il continuera à dire “je” et “moi” sur un être qu’il subit et avec lequel il s’identifie par une complicité inconsciente, dont les racines sont affectives et passionnelles. Il deviendra homme au sens zoologique d’appartenance à l’espèce humaine, en s’attachant âprement à soi, comme font tous les vivants à quelque espèce qu’ils appartiennent. Sa complexité physique et psychique ne suffira pas à le faire émerger d’un monde instinctif et à lui assurer une situation transcendante. 

Et cependant, si l’on tente de l’asservir, si l’on prétend le réduire à un rôle de pur instrument, s’il est soumis à un régime concentrationnaire, s’il est condamné à subir tous les raffinements d’un lavage de cerveau, il prendra conscience de sa dignité comme de son bien le plus précieux, à travers l’indignité même des traitements dont il est l’objet. 

C’est là que commencera à se faire jour en lui sa dimension proprement humaine et sa vocation d’en réaliser toute l’exigence.

Une dignité inviolable, c’est bien ce qui fonde les droits de l’homme. Mais cette dignité n’est pas donnée avec sa naissance charnelle : il s’agit  pour lui de la conquérir dans un continuel dépassement de ses préfabrications. L’homme authentique est toujours en avant de lui-même, dans ce sens qu’il n’atteint réellement à soi qu’en actualisant les possibilités d’une grandeur qui doit être son œuvre. 

Dans cette perspective, on peut résumer la condition humaine dans cette formule, qui est pour moi la suprême évidence : “je ne suis pas”, mais “je puis être”.” 

Il convient de se faire homme, car la naissance biologique, nécessaire comme le chante si bien le Psaume 139 (138), ne suffit pas. Toute personne est corps, âme et esprit. L’esprit éclaire l’âme pour irradier le corps : le chemin est parfois long pour en prendre conscience.  L’homme a pour seule liberté de se créer par la maîtrise de ses passions et par la recherche de la vérité : des luttes intérieures s’imposent. 

Toute connaissance humaine, quête de vérité, est cependant, limitée : c’est pourquoi l’homme reste humble devant la Création et surtout le Créateur. Chaque découverte soit ouvre  d’autres questions, soit conduit à un autre mystère ! 

“ Croire en l’homme, en la grandeur de l’homme, c’est justement percevoir en chacun cette existence possible, car l’homme ne naît pas tout fait, il ne naît pas préfabriqué.

Devant sa personnalité, l’enfant qui naît est une possibilité d’homme, il n’est pas encore un homme, il a à se faire homme, comme d’ailleurs toute créature intelligente [...] puisqu’il a reçu l’existence sans l’avoir choisie. Se faire homme, pour que cette existence soit de lui, pour qu’elle jaillisse en lui comme de source, qu’elle soit vraiment une vie libératrice et créatrice.” 

Tout chrétien peut examiner son parcours de vie, pour le corriger ou pour l’orienter à la lumière de la Parole, avec cette réflexion zundélienne :

“ Un Père de l’Eglise qui s’appelle Théophile d’Antioche, dans un livre apologétique, dit à son lecteur : “ Et maintenant tu me diras : montre -moi ton Dieu et moi je te dirai : montre-moi d’abord ce que tu es et je te montrerai mon Dieu. Montre-moi si les oreilles de ton cœur sont ouvertes, montre-moi si les yeux de ton âme sont purifiés, montre-moi si tu es capable d’atteindre au jaillissement de la source et d’y boire avec toute la pureté d’un amour transparent  et je te montrerai mon Dieu. Montre-moi l’homme que tu es et je te montrerai mon Dieu. 

Il me semble que les athées d’aujourd’hui nous disent, mais dans un autre sens, la même chose : “Montre-moi d’abord l’homme que tu es et, peut-être, pourrai-je croire en ton Dieu.” 

Cette dernière phrase est lourde d’exigence et amène tout chrétien a examiner sa conduite de vie sans complaisance et sans lâcheté.

Rencontrer la dignité de l’autre

“Si Flaubert a pu écrire magnifiquement : “Pourquoi vouloir être quelque chose quand on peut être quelqu’un ? ”, il aurait pu ajouter: “Mais on ne peut être quelqu’un que pour quelqu’un.” Et sans doute nous sommes entourés d’humains que nous pouvons aimer et nous sommes suffisamment portés à le faire. Mais que pouvons-nous aimer dans les autres, que pouvons-nous respecter, à quoi pouvons-nous, en eux, nous consacrer, éventuellement nous sacrifier ? Ce n’est pas bien sûr, à leur “moi”, complice, biologique, animal, passionnel, qui fait d’eux les esclaves d’eux-mêmes, comme nous le sommes si souvent de nous-mêmes.

Ce que nous pouvons aimer dans les autres, c’est leur libération et leur grandeur possible, c’est leur dignité virtuelle, c’est leur vocation d’être source et origine, leur capacité de devenir une valeur, un bien universel, irremplaçable.” 

Le mot aimer est souvent utilisé et souvent galvaudé. Cet extrait de Zundel attire l’attention qu’aimer l’autre n’est pas cultiver l’image ou l’orgueil de l’autre, son narcissisme. Aimer l’autre, c’est aimer ce qui fait ou pourrait faire sa dignité (peut-être non encore advenue), son appel à s’élever en pratiquant le bien. 

Combien de fois avez-vous entendu : “Il faut aimer ses ennemis.” Il s’agit de ne pas les haïr, mais de les orienter vers un chemin de conversion, ne serait-ce qu’en leur disant la vérité, sans cette hypocrisie sucrée qui écœure les estomacs les plus solides. 

Ma stupéfaction est grande lorsque certains Chrétiens se mettent à aimer les ennemis du Christ et leurs pratiques, plus que ceux qui vivent dans la foi. Il y a les disciples du Christ et les disciple de Judas : il s’agit de ne pas se tromper. J’ai même rencontré un prêtre qui affirmait péremptoirement que le diable n’existe pas : au vu de l’état du monde actuel, l’absence de discernement de cet homme, pourtant aux mains ointes, éclate au grand jour ! J’ai connu deux prêtres (dont l’un défroqué) qui riaient que l’on puisse croire en la virginité de la Vierge. J’ai connu des prêtres ordonnés qui menaient double vie. Quelle crédibilité leur donner ? Quelle mise à l’épreuve de la foi en celui qui observe tout cela ! En trop grand nombre, vous trouvez des chrétiens qui veulent tenir d’une main, la main de Dieu et de l’autre, la queue du diable : ils se perdent dans cet “en même temps” qui leur interdit toute lutte contre les forces du mal.  Ceci est peut-être difficile à entendre, mais il est encore plus pénible de le subir ou de l’observer !

Comprenons ceci : dans l’ordure, il y a une part, infinitésimale peut-être et toutefois suffisante, d’or dur. Ainsi, tout individu a ce potentiel, aussi infime soit-il, de devenir ou redevenir une personne, c’est-à-dire un homme nouveau, cet homme qui était à devenir en lui et qui ne demande qu’à s’épanouir. Là, discerner est primordial ! Là, aider l’autre est un devoir qui nécessite en tout premier lieu la vérité qu’il faut avoir le courage de proclamer. Le personnage de Jean Valjean dans Les Misérables de Victor Hugo illustre cette renaissance en une vraie vie : Zundel aime à le mentionner dans ses écrits ou ses prises de parole. 

Le sens de la liberté intérieure : devenir don, un espace de générosité.

Saint Augustin l’explicite dans ses “Confessions” ainsi selon Zundel :

“il ne rencontre pas Dieu comme son maître, comme un pharaon qui le dominerait; il le rencontre comme le secret de sa propre intimité, comme celui qui le libère de tout, comme celui qui l’intériorise à lui-même et le ceint de sa dignité.

...

“Dieu est donc, pour lui, la respiration de la liberté, Dieu est l’espace de la grandeur, Dieu est le sceau de sa dignité. Dieu est enfin, si l’on peut dire, son véritable moi, selon l’admirable rituel hindou qui faisait dire au fiancé à sa fiancée : “Tu es moi.” “

...

“ Il ne s’agit pas de se défendre contre les forces hostiles que l’on n’arrive pas à apprivoiser. Il ne s’agit pas d’impuissance et d’ignorance, il s’agit de la plénitude de la vie, de la joie infinie, d’une liberté enfin reconnue, celle qui fait de notre puissance de choisir le pouvoir de nous donner, de tout donner en nous donnant. 

Combien de philosophes ont peiné pour définir la liberté, pour la concilier avec le déterminisme, et il n’y en a peut-être pas un qui ait compris que le sens de la liberté, c’était justement de faire tout de nous-même un don. Mais un don à qui ? Sinon à une générosité qui s’annonce comme telle au plus profond de nous. “ 

Il est temps de conclure. Je vous offre deux conclusions : celle qui suit plus développée et une autre, brève et après la notice biographique, en annexe 2.

Conclusion

Pour Maurice Zundel, le lecteur d’une œuvre littéraire se dépouille de soi, l’espace d’un instant, afin de découvrir l’imaginaire ou la réflexion  d’un auteur ou d’un penseur. Pour se mettre à l’écoute de cet autre que soi, il réduit au silence son “moi-possessif” qui le limite, afin de comprendre cet univers humain dans lequel nous vivons, avec tout ce qui peut l’élever à la beauté ou tout ce qui peut l’abaisser au point d’être moins qu’un groupe animal, répondant à ses seuls instincts reptiliens. 

Comprendre l’autre en est l’objectif : lire, c’est une façon de sortir de la bulle de son quotidien, de ses relations sociales ou professionnelles pour saisir les réalités d’existences autres que celles qui nous  sont familières. Il y a tant de récits fictions ou de romans qui sont des reflets du réel et prenons conscience que le réel surpasse parfois la fiction.

La compréhension d’un échec de choix de vie, voire d’une déchéance permet de trouver un moyen d’accompagner un individu réduit aux ombres de son nombril, afin qu’il redevienne une personne qui rayonne par son altruisme, selon ses dons qui ne demandent qu’à se révéler (musique, écriture, danse, travail de la terre, recherche historique ou scientifique, travaux manuels ou artistiques... toute compétence particulière). Cela est l’amour de son prochain bien compris.

La connaissance de vies données aux autres, à la science, à la médecine, la psychologie, à l’enseignement et à la recherche, par des témoignages écrits, contribue à une meilleure perception de l’humanité dans ses évolutions et, par contraste, aussi dans ses régressions. 

La culture

Trop souvent, elle inquiète les imbéciles qui la considèrent comme “néfaste”. Oui, certains ont peur de savoir et encore plus peur de savoir la vérité, car elle est parfois bien difficile à accepter. Ils préfèrent s’enfermer dans leurs certitudes, même entièrement fausses, pour ne pas se confronter à la réalité, pour ne pas avoir à se décider et, finalement, pour ne pas agir, ainsi qu’il conviendrait. Cette douce et rassurante ignorance sous des airs béats les rend sereins et même fiers !

A l’inverse, l’excès de culture est aussi un travers dangereux et conduit à une gnose qui entend effacer tout mystère, en souhaitant tout expliquer, orgueil intellectuel qui oublie l’humilité. L’intelligence humaine est limitée, même lorsque elle recherche ce qu’est l’infiniment petit ou l’infiniment grand. La plupart des grands savants sont d’ailleurs modestes : détenir une part du savoir n’est pas détenir tout le savoir ! Plus on avance dans une recherche, plus on réalise qu’il y a encore des découvertes qui nous attendent. Pour illustrer cet aspect, Maurice Zundel cite volontiers Einstein ou Jean Rostand. 

Une citation de Jules Payot rappelle fort justement : “On n’est pas cultivé une fois pour toutes. Il faut se cultiver constamment par la méditation attentive et par l’intimité prolongée avec quelques grandes œuvres.” et gardons à l’esprit cette parole attribuée à Leibnitz : “Le vrai savant n’est pas celui qui a le plus appris, mais celui qui a le mieux compris.”

Dans “L’Homme et la Coquille”, Paul Valéry nous rend modeste : “Notre savoir consiste en grande partie à “croire savoir” , et à croire que d’autres savent”.

La littérature

Elle exprime le meilleur et le pire de ce dont l’homme est capable, soit en décrivant avec réalisme les faits, soit en recherchant les causes qui les ont produits. Un poète conduit son auditeur aussi bien aux enfers (le pluriel est nécessaire, car ils sont multiples) qu’au Paradis (là, le singulier n’est plus singulier). Un écrivain décrit un monde où les vices et les vertus tantôt s’affrontent, tantôt se mêlent ou tantôt s’annulent. 

La qualité d’une lecture dépend surtout du lecteur, car, au final, c’est lui qui s’enrichit ou s’appauvrit ou, reste encore, indifférent. Entre l’écrivain avec sa création  et le lecteur dont la lecture est une nouvelle création, il y a la rencontre de deux imaginaires qui, normalement, tous deux recherchent une vérité, aussi belle ou horrible soit-elle. Lire ne consiste pas uniquement à acquérir un savoir, c’est tout d’abord ouvrir l’intelligence à la réflexion pour goûter la vraie beauté. Identifier ce qu’est la laideur humaine révèle, par contraste, cette beauté qui peut illuminer notre être intérieur. 

La qualité d’un lecteur est de conserver un esprit critique positif : ne pas rejeter toute idée contraire à la sienne, sans la connaître le plus objectivement possible, ne pas tout accepter avec cette formule qui révèle un aveuglement volontaire : “Tel Professeur ou tel Maître ou encore M. Le Curé a dit que... donc c’est vrai ! ” : ceci n’est pas un argument, c’est tout au plus une piste qu’il convient de scruter pour en apprécier la valeur réelle qui est sa véracité ! Par contre, une fois qu’un bon guide intellectuel ou spirituel est discerné, il est bon de lui accorder sa confiance : le chemin vers la vérité n’est pas un chemin solitaire.

Une opinion personnelle n’est solide qu’après avoir passé par l’étape - qui ne doit rester qu’une étape - du doute critique : la forme d’imbécillité la plus courante est de croire tout ce qui se dit sans se donner la peine soit de vérifier selon ses aptitudes, soit de s’informer auprès de ceux qui ont quelque connaissance d’un sujet précis.

La Bible ainsi que la littérature, les sciences, la philosophie et  les poètes nous aident à connaître notre nature humaine dans ce qu’elle peut avoir de plus beau, de plus gris ou de plus ignoble. Zundel nous aide à reconnaître ce qu’est la foi chrétienne, issue des Evangiles et non un christianisme qui interprète la foi selon des idéologies, selon des modes de pensée, souvent éloignées de la foi ! 

Le mal n’est pas la fruit d’une volonté divine. Il a son origine humaine le plus souvent. L’homme ne se réduit pas à sa seule naissance biologique (ce commencement de vie à protéger), il a encore à se faire homme par ses choix et selon des valeurs qui respectent la beauté, l’harmonie et la vérité. La vraie conversion de l’homme est sa prise conscience à devenir un homme par ses choix, ainsi à se créer, à passer du statut de Vieil homme à celui d’Homme nouveau qu’il est d’ailleurs appelé à être par le baptême.

Le Psaume 8 proclame la véritable dignité de l’homme. Il nous est explicité par ce commentaire de Léon le Grand qui sera repris, plus tard, par Bernard de Clairvaux dans divers sermons :

“Réveille-toi, ô homme, et reconnais la dignité de ta nature ! Souviens-toi que tu as été créé à l’image de Dieu, image qui, bien que corrompue par Adam, a été restaurée dans le Christ ! Use comme il faut en user des créatures visibles, de même que tu uses de la terre, de la mer, du ciel, de l’air, des sources et des fleuves, et tout ce qui s’y trouve de beau et d’admirable, rapporte à la louange et à la gloire du Créateur. Ne va pas te vouer  à cet astre lumineux qui fait la joie des oiseaux et des serpents, des bêtes sauvages et des animaux domestiques, des mouches et des vers [...]. Si, en effet, nous sommes le temple de Dieu, et si l’esprit de Dieu habite en nous, ce que chaque fidèle porte en son âme a plus de valeur que ce qu’on l’admire au ciel”.

Toute bonne action, d’un Chrétien ou d’un non-chrétien, est un reflet d’un Dieu qui aime les hommes, qui veut sauver les hommes. L’Ancien testament a donné trop souvent une fausse image de Dieu : un Dieu égocentrique, contrôlant tout, envoyant ses foudres, tel un Jupiter, sur ceux qui contreviendraient à ses ordres. Or Dieu ne veut pas un homme esclave : il veut un homme libre qui accepte tout aussi librement de Le rencontrer. La Croix ne symbolise pas la souffrance, mais l’amour de Dieu jusqu’à la mort pour sauver l’homme, pour que l’homme soit un vivant même pour l’éternité. 

Dans l’action se reconnaît l’homme bon qui se distingue, aussi par l’action, de l’homme mauvais. La vérité exige ce discernement intérieur et non d’un suivisme aveugle. Toute action humaine dépend de choix établis selon des valeurs qui conduisent, si elles sont saines,  vers le vrai, le beau et le bien : ces choix sont libres. Un don de soi pour les autres est un signe de véritable amour, même s’il n’est pas toujours payé de retour en ce monde. 

La conséquence est simple. Travailler uniquement pour son image ou l’image d’un autre, le chef ou le gourou, pour des titres, pour le paraître, c’est cultiver le moi-possessif, une simple forme d’idolâtrie : j’en ai vu dans la vie associative, religieuse, militaire et professionnelle. 

Utilisons notre intelligence qui a un appétit naturel pour le vrai. Le vrai est le réel qu’il convient de discerner dans le flou de notre quotidien. Thomas d’Aquin souligne que le meilleur de l’homme est la recherche du vrai. La vitalité d’une intelligence est au service de la conscience. Elle se concrétise dans cette curiosité, à valeur positive, qui consiste à découvrir le vrai, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus profond et de plus transcendant dans le réel.

Antoine Schülé

Contact : antoine.schule@free.fr  

Annexe 1 : 

Notice biographique de Maurice Zundel.

Naissance à Neuchâtel en 1897, fils d’un fonctionnaire des postes, sa formation scolaire débute dans une ville protestante. Passionné de sciences dès son plus jeune âge, il est un admirateur de Jean Rostand : pour Zundel la science est plus que la science.

A 14 ans, il vit expérience spirituelle décisive dans l’église Notre Dame de l’Assomption à Neuchâtel, devant la statue de l’Immaculée Conception.

La lecture des Misérables de Victor Hugo l’a rendu attentif à secourir les pauvres et à vouloir leur faire sentir leur dignité d’homme. La justice sociale l’a toujours préoccupé. La lecture du Sermon sur la montagne, appelé aussi les Béatitudes, l’a ouvert à un approfondissement de sa foi, afin de la vivre en vérité.   

A 18 ans,pendant deux ans au collège de l’abbaye bénédictine d’Einsiedeln, il découvre la beauté de la liturgie qui lui inspirera un livre magnifique. 

Lors de ses études de théologie au grand séminaire de Fribourg, il supporte mal l’enseignement scolastique qui y est donné. Il prend conscience que Dieu ne se démontre pas, mais qu’Il se rencontre : pour chacun, il s’agit de vivre cette expérience de Le découvrir. En 1919, il est ordonné prêtre.

Son enseignement du catéchisme surprend son entourage à la paroisse St Joseph  de Genève : il préfère conduire les jeunes  à Dieu  par l’émerveillement devant la beauté des œuvres d’art, de la littérature, de musique ou de découvertes scientifiques. 

Son confrère devient son meilleur ennemi quand Zundel a eu connaissance du comportement inacceptable de celui-là avec un jeune catéchiste. Négativement informé, Mgr Besson, son Evêque, l’éloigne à Rome afin de parfaire sa formation théologique et ensuite l’envoie à Paris.

Aumônier chez les Bénédictines de la rue Monsieur, il y rencontre l’abbé Montini, le futur pape Paul VI, Charles du Bos, Louis Massignon et bien d’autres penseurs catholiques.

Grand admirateur de saint François d’Assise, il ne cessera de louer la Pauvreté qui consiste à effacer son “moi” possessif pour se donner aux autres, selon les dons reçus.

Il se rend ensuite à Londres où il apprend l’anglais en lisant Henry Newman. En 1937, il passe une année à l’Ecole biblique de Jérusalem. Son livre Recherche de la personne déplaît à son évêque, car il y parle de l’amour et du mariage. 

Inemployé en Suisse et mis à l’écart, il part en Egypte sur le conseil de Louis Massignon et de Mary Kahil. Cet exil, commencé en 1939, lui permet de rencontrer l’Islam. Il apprécie les mystiques musulmans, mais il ne reconnaît pas le Dieu de l’Islam qui ressemble trop à un despote inaccessible et surtout qui ne respecte pas la liberté de la personne. 

En 1946, il revient en Suisse, à la paroisse du Sacré-Cœur d’Ouchy, à Lausanne, en tant qu’auxiliaire. C’est là que je l’ai connu. A 8 ans, je souffrais de percevoir le mépris affiché qu’il subissant de la part de son supérieur hiérarchique : je le remarquais sans comprendre cette situation. 

Pendant trente ans, il est surtout un prédicateur itinérant à Paris, à Londres et au Liban. Il donne des retraites et récollections en de nombreux monastères. En 1972, il anime une retraite au Vatican et ce grand prédicateur meurt d’épuisement et complètement aphasique, le 10 août 1975.

Sa parole est chaleureuse et libératrice. Il donne une nourriture spirituelle inépuisable. Il l’alimente par une immense culture. 

Annexe 2 :

Résumé.

On ne naît pas homme, nous sommes appelés à le devenir.

La vraie liberté est intérieure, dans notre conscience et notre pensée.

La beauté est un chemin vers le Créateur.

Découvrir Dieu, c’est découvrir sa présence en notre cœur et ne plus être seul.

La seule vraie révolution est la conversion intérieure, le chemin d’une vie : son début, pour chacun d’entre nous, est possible à tout instant.

Savoir s’émerveiller est le propre de l’homme.

Pour que la vérité apparaisse, lutter contre toute forme du mal est nécessaire : c’est une question de justice qui passe avant le pardon. Nous pouvons pardonner le mal qui nous est fait à titre personnel, mais pas celui fait aux autres : seul Dieu est juge.

Dans l’action d’un croyant comme de celui qui se prétend athée, il est possible de montrer ou découvrir Dieu. Ouvrons les yeux du cœur pour n’être point aveugles.

D’autres articles sur Maurice Zundel 

sont disponibles sur le site :

 antoineschulehistoire.blogspot.com